le Cte Th�obald Walsh
George Sand

A PARIS, / CHEZ HIVERT, LIBRAIRE EDITEUR, / QUAI DES AUGUSTINS, 55 / ET CHEZ LES PRINCIPAUX LIBRAIRES DE LA CAPITALE, / DE LA FRANCE ET DE L'ÉTRANGER. / 1837.

PREMIÈRE PARTIE
JACQUES. – LÉLIA.

LÉLIA.

« Ruit per vetitum nefas »
« . . . . . audax . . . . »
        HORACE.



{Hi [77]} I.



J'AI caract�ris� l'esprit et la tendance du roman de Jacques, � l'aide d'un fragment tir� de l'ouvrage; je d�finirai le personnage principal de L�lia, par ces vers de Milton, que George Sand aurait du prendre pour �pigraphe:


« ........ Round he throws his baleful eyes »
» That witness'd huge affliction and dismay, »
» Mix'd with obdurate pride and stedfast hate. » (*)

(*) Je joins ici le reste du passage, quelque connu qu'il {Hi 78} soit, par la raison qu'il n'est pas un mot qui n'offre une application frappante de v�rit�:

        « . . . . . . . . . . . . . . . he views »
        » The dismal situation waste and wild. »
        » . . . . . . . . . . . . from those flames»
        » No light, but rather darkness visible»
        » Serv'd only to discover sights of woe, »
        » Regions of sorrow, doleful shades where peace»
        » And rest can never dwell, hope never come,»
        » That comes to all! . . . . . . . . . . »

Il est assez difficile d'analyser le roman de L�lia, sans s'exposer � blesser les oreilles chastes; {Hi 78} mais comment parvenir � le faire conna�tre compl�tement sans cela? Cet ouvrage a des parties du plus r�voltant cynisme, et si, en parlant de celles-l�, je n'ai point � craindre de faire rougir les admirateurs de L�lia qui sont � l'�preuve, non plus que l'auteur qui semble s'�tre mis au-dessus d'une pareille faiblesse, je dois pourtant des m�nagemens � ceux de mes lecteurs qui ne sont pas encore aussi avanc�s. Je me bornerai donc simplement � dire, en masse, que le spectacle de l'infirmit� de L�lia, celui de ses essais rep�t�s et toujours infructueux, de son libertinage d'imagination impuissant, « to dream the rest (*); » que cette Pulch�rie, avec son code de morale � l'usage des filles publiques et des femmes qui veulent le devenir; Pulch�rie, « {Hi 79} lassata viris nond�m satiata, » que ce Stenio, po�te d�chu, homme abruti, arrivant, � vingt ans, au mat�rialisme et � l'impuissance, par l'exc�s de la d�bauche; que ces orgies, ces tableaux dans le go�t de l'Ar�tin, et je ne sais quelle odeur naus�abonde qui semble s'exhaler de ce livre (**); je dis que tout cela est fait pour soulever, d'un indicible d�go�t, l'ame de qui a conserv� encore quelque reste de ce respectable pr�jug� de la pudeur. J'ajouterai qu'en mettant en regard la sal�t� du fond avec la puret�, le fini, le brillant de la forme, on se rappelle involontairement « cette m�taphore soldatesque et d'un cynisme �nergique, » par laquelle Napol�on caract�risait un de ses courtisans, et que George Sand mentionne dans son morceau intitul� le Prince (***).

{Hi 78} (*) POPE, Eloisa to Abelard.
{Hi 79} (**) JUVÉNAL l'a encore compl�ter ma pais�e, par cet autre vers qui se rapporte au m�me sujet:

« Fœda lupanaris tulit ad pulvinar odorem. »

(***) Revue des deux mondes. C'est dans le m�me morceau que se trouve ce passage, dont j'abandonne la double application � la sagacit� du lecteur: « Ta parole fl�trit l'esp�rance et la candeur au front des hommes qui t'approchent. Combien as-tu effeuill� de frais boutons? combien as-tu foul� aux pieds de saintes croyances, probl�me vivant, �nigme � face humaine? combien de consciences as-tu {Hi 80} fauss�es ou an�anties? » Celui qui a �crit ces lignes semble avoir oubli� � quelles conditions le Sauveur a permis de jeter la premi�re pierre.

{Hi 80} Comment r�ussir � d�gager, du milieu de ces turpitudes, l'�lement moral, la chaste all�gorie que l'auteur affirme y avoir cach�e, ainsi que l'avare qui enfouit son tr�sor sous un tas d'immondices? George Sand se plaint de n'avoir pas �t� compris « du bon public; » mais si cela est, n'est-ce donc pas sa faute? Je ne saurais, en effet, admettre les moyens de d�fense qu'un exc�s de modestie lui sugg�re. « Les demi-talens, dit-il, sont toujours g�n�s, myst�rieux et vagues; le g�nie seul est limpide comme l'�ther ».

A cela, je r�ponds que je ne crois point au demi-talent de George Sand, et j'ajoute: oui, l'�ther est limpide, mais lorsqu'il est calme, et n'est pas voil� par des vapeurs impures et malfaisantes exhal�es de la terre; lorsqu'il n'est pas troubl� par les orages, et charg� de ces sombres nu�es qui portent avec elles l'�pouvante et la destruction; l'�ther est limpide, lorsqu'il n'est pas sillonn� par la foudre qui �clate indiff�remment sur l'humble �glise de campagne, et au sommet des fortes tours; lorsqu'il ne vomit pas, sur les champs et sur les habitations des hommes, {Hi 81} la gr�le qui ravage leurs moissons, et les torrens qui rompent leurs digues.

Si je juge bien de la situation d'esprit dans laquelle George Sand a d� se trouver, lorsqu'il a �crit L�lia, l'image serait juste, et rendrait raison de l'incoh�rence, des contradictions qui r�gnent dans cet ouvrage, de son obscurit� qui rend souvent insaisissable la pens�e de l'auteur, ainsi que de l'absence de parti-pris, de vue g�q�rale qu'on y a remarqu�e. Le style « qui est tout l'homme, » a-t-on dit, se ressent �galement de cette disposition morale de l'�crivain; il a, dans L�lia, du mouvement et de l'�nergie, mais c'est cette �nergie convulsive, que donne le transport au cerveau; il exhale une sorte de chaleur, mais cette chaleur n'a rien de p�n�trant ni de vital. Ce style est souple, brillant, color� comme la couleuvre qui se glisse aupr�s du voyageur endormi.

A une premi�re lecture, ce roman fait l'effet d'�tre un mauvais r�ve; on dirait le cauchemar d'un fi�vreux qui s'agite sur son lit de douleur, sans parvenir � y trouver le repos. De sa bouche s'�chappent des paroles incoh�rentes et contradictoires; sa pens�e se perd dans des r�vasseries confuses. Selon que l'acc�s s'�l�ve {Hi 82} ou baisse, il est en proie � un d�lire furieux, affaiss� pas une mortelle atonie, ou bien il go�te quelques instans de calme. Tant�t sa voix �clate en impr�cations, en affreux blasph�mes; tant�t ses l�vres murmurent des paroles de foi, de ferventes invocations. Dans sou cerveau surexcit�, passent et repassent des images importunes, d'impurs tableaux, des visions trompeuses. L'œil voil� se fatigue � poursuivre des formes fantastiques, de vagues apparitions; mais il a cess� de distinguer les objets r�els, il ne saisit plus leurs rapports, et n'aper�oit le monde ext�rieur qu'au travers de ses hallucinations d�cevantes. Le malade a perdu jusqu'� la conscience de lui-m�me; il ne sait plus bien ce qu'il est, o� il est; sa pens�e erre au sein d'un chaos d'illusions qui l'�garent. Le voil� qui r�ve qu'il est une pure intelligence, d�gag�e de l'enveloppe des sens et planant, �gale � Dieu, au-dessus des r�alit�s du monde mat�riel; puis il lui semble �tre transform� en un animal immonde, qui se roule dans la fange pour y �teindre le feu dont il est d�vor�. Parfois il se r�veille, reprend une lueur de connaissance et jette, autour de lui, et sur luim�me, un regard sombre et plein d'effroi. Mais d�j� l'aube blanchit; le jour ne tardera pas � {Hi 83} para�tre, et sa clart� bienfaisante fera �vanouir tous ces fant�mes.

C'est une t�che peu ais�e que de distinguer, dans L�lia, l'auteur d'avec les personnages qu'il met en sc�ne, et de s�parer la r�alit�, c'est-�-dire, ce qui est de lui, de ce qui appartient � la fiction, � l'all�gorie, et se trouve amen� l�, pour le d�veloppement de la pens�e artiste. L�lia forme comme une sorte de trinit� symbolique, dont les personnes se tiennent par des rapports myst�rieux. Il faut voir alternativement, dans ce caract�re, l'id�al, l'abstraction incarn�e, l'�tre de raison; puis la femme, l'�tre r�el qui se meut dans la sph�re d'action o� l'auteur l'a plac�; enfin George Sand lui-m�me, qui parle par l'organe de L�lia ou par celui de ses autres personnages indiff�remment.

C'est pour avoir, involontairement ou � dessein, confondu des choses si diverses, qu'on a donn� cours, au sujet de ce livre, � tant d'interpr�tations odieuses et fl�trissantes, sur l'exactitude desquelles je ne me crois ni appel� � me prononcer, ni en mesure de me former une opinion: je dirai simplement que je r�pugue � y ajouter foi. Mais, on ne peut le r�p�ter trop haut, {Hi 84} c'est surtout � lui-m�me que l'auteur doit s'en prendre d'un pareil r�sultat; il n'en pouvait gu�re arriver autrement, pour une œuvre con�ue et ex�cut�e sous de semblables auspices. George Sand a cruellement expi� le tort impardonnable d'avoir foul� aux pieds, avec un si rare cynisme, et la grande loi de la moralit�, et les convenances de position; pour avoir manqu� de cette probit� du talent, de cette sainte pudeur du g�nie, dont rien ne saurait tenir lieu. De quoi donc aurait-il droit de se plaindre? Le public lui a rendu, avec usure, ses outrages contre la soci�t�, et sold�, par de justes calomnies, le m�pris avec lequel il l'a trait�. Accoutum� � voir l'auteur se personnifier dans ses cr�ations, il l'a pris au mot cette fois-ci, et a souill� George Sand des odieuses couleurs dont il avait sali son tableau.

Si j'ai parl� de la probit� du talent, c'est que la publication d'un livre tel que celui de L�lia, est un attentat de l�se-humanit�, une action d�testable. La responsabilit�, qu'elle fait peser sur la t�te de l'�crivain, est plus accablante qu'il ne se l'�tait figur� d'abord, et malgr� sa force et son orgueil de Titan, George Sand, nous le voyons, a ploy� sous le faix. On lit, dans l'Hamlet de {Hi 85} Ducis, ce vers dont le sens vrai et profond m'a toujours frappe:


« Ah! qu'un sceptre est pesant quand on entre au tombeau! »

Avis aux hommes qui portent le sceptre de l'intelligence.

J'ai prononc� le mot d'all�gorie; il faut m'expliquer, et je sens � quel point il est difficile de rendre, avec quelque lucidit�, ce qu'on ne fait qu'entrevoir confus�ment. Car j'avoue, avec candeur, que je fais partie de ceux auxquels George Sand reproche de n'avoir pas compris L�lia. Si sa chaste all�gorie ne m'a pas �chapp� compl�tement, du moins ne m'est-elle apparue que bien envelopp�e de nuages. Dans le vague o� m'a laiss� une lecture attentive de l'ouvrage, j'en suis encore r�duit � de simples conjectures, que je ne hasarde ici qu'avec m�fiance.

L�lia serait-elle la personnification de l'id�al de l'imagination pure, de la po�sie en quelque sorte sur-humaine, qui s'efforce en vain de se compl�ter, en cherchant � s'unir intimement � la r�alit� par des rapports impossibles? Faut-il voir, en elle, la portion la plus �th�r�e de l'ame, l'�tincelle divine dont Dieu la dota, qui se souille et s'�teint dans son contact avec les choses du {Hi 86} monde mat�riel? Mais, dans cette supposition, la donn�e premi�re du roman de George Sand, serait une id�e fausse; que dis-je? moins que cela encore; ce serait un r�ve, une ombre vaine, et qui n'aurait pas d'objet pr�con�u, un non-sens en un mot.

En effet, il nous est impossible � nous hommes, � nous, « intelligences servies par des organes, » de comprendre l'am� autrement que rev�tue de son enveloppe mat�rielle, de la concevoir abstraction faite des sens. Du moment o� vous, artiste, vous essayez d'incarner la pure intelligence, que vous avez r�v�e � priori tant bien que mal, elle se modifie d�s-lors forc�ment; en prenant un corps, elle rentre, de toute n�cessit�, dans les conditions de notre nature complexe, et l'ame se fait homme. Votre caract�re de L�lia, serait d'apr�s cela, non-seulement invraisemblable, mais d'une impossibilit� absolue; il serait, ainsi que je l'ai dit, un non-sens incarn�, L�lia n'est point un pur esprit; car elle est agit�e des m�mes passions, abus�e par les m�mes illusions que le reste des hommes; elle d�sire, elle esp�re, elle hait surtout. D'un autre c�t�, elle est moins qu'une cr�ature humaine, moins qu'une femme, puisqu'� l'imagination, {Hi 87} � l'intelligence, � l'esprit d'analyse, facult�s qu'elle semble destin�e � personnifier, vous vous �tes abstenu d'adjoindre la raison et la sensibilit�. Votre L�lia n'a qu'un cerveau, o� elle travaille incessamment � faire le vide; d�pourvue de cœur, elle ne peut pas aimer; de l�, son irr�m�diable impuissance qui se reporte sur tout, et son d�faut total de sympathie pour la race humaine.

Et Stenio le po�te, Steni, trop attach� � la terre pour pouvoir s'�lever et se maintenir dans ces sublimes r�gions o� plane L�lia, trop sensuel pour ne pas d�sirer autre chose que ses caresses platoniques, les seules quelle puisse lui offrir; Stenio qui ne peut se contenter « d'une ame et auquel il faut une femme, » qu'est-il destin� � nous repr�senter? Est-ce l'homme, ou plut�t la mati�re, dont l'impur contact et les ignobles app�tits tendent sans cesse � d�grader l'ame? ou bien, serait-ce encore notre po�sie terrestre, impuissante � poss�der l'id�al, n'arrivant qu'� le profaner, sans pouvoir jamais s'y unir compl�tement, et se ruant, en d�sespoir de cause, sur ce que la r�alit� lui offre de plus grossi�rement positif, pour y trouver une compensation � ses illusions d��ues? Peut-�tre, par {Hi 88} cette s�rie de questions, appr�t�-je � rire aux lecteurs de L�lia, et � l'auteur lui-m�me; les premiers me qualifieront de r�veur qui s'en va cherchant une moralit� quelconque, une vue g�n�rale, une pens�e suivie, une conclusion enfin, dans un livre mal fait de George Sand. Lui me traitera ainsi qu'un commis-voyageur, et pis que cela encore, comme un patricien (*); il m'appellera bon public! c'est humiliant.

(*) Voir la Revue des deux Mondes du 15 Novembre 1836.

Serai-je plus heureux dans mes conjectures sur EM;Trenmor, sur Pulch�rie, et sur le pr�tre Magnus?

Trenmor me semble devoir personnifier l'id�e de l'expiation, ou bien encore, la puissance de la volont�. En s'appuyant sur Dieu et sur le sentiment de sa dignit� d'homme, il a trouv� la force de se relever sous le faix de malheur et d'ignominie qui e�t �cras� une moins robuste nature, de redresser ses voies et de marcher, d'un pas ferme, vers le but �ternel. Il a accept� sa sentence et subi sa peine sans murmure; il s'est r�g�n�r� au bagne, et y a retrouv� Dieu, qu'il a cherch� dans l'humilit� et le brisement de son cœur. Il le comprend, lui, puisqu'il aime {Hi 89} ses fr�res, puisqu'il croit � la vertu et qu'il la pratique. Portant, comme un fardeau expiatoire, sa vie d�senchant�e dans l'espoir d'�tre encore utile � ses semblables, il ne d�clame pas contre la philanthropie, mot d�sormais us�, mais il accomplit, patiemment et sans enthousiasme, le pr�cepte de la charit�. « Cet homme-l�, dit L�lia, a l'am� noble et grande, et nulle amiti� ne m'a plus flatt�e que la sienne; » je le crois sans peine. Ce for�at, L�lia! vous a fait beaucoup d'honneur. S'il est entr� au bagne crimiuel et avili, il a su du moins en sortir homme de bien.

Quant au personnage de Pulch�rie la courtisane, il n'a rien d'ambigu. En elle, on voit se reproduire un type malheureusement trop commun; elle offre la personnification de l'instinct animal qui, se laissant aller � sa pente naturelle, ne voit le bonheur que dans le plaisir. D�pourvue d'ailes, incapable de s'�lever au-dessus de la pure sensation, cette brute � face humaine, rampe et fouille dans la fange, comme dans son �l�ment. Pulch�rie vit « d'une bonne grosse vie; » elle mange, boit, dort et rit, vend l'amour tout fait, et, � ce qu'il semble, en s�ret� de conscience, vou�e qu'elle est au culte exclusif {Hi 90} de la mati�re, hors d'�tat de comprendre que cela n'est pas toute la vie. Elle est, enfin, et comme la d�finit George Sand lui-m�me, « le vice effront�, calme, philosophique ». Notez ce dernier point � l'honneur de l'�cole sensualiste.

Quant � Magnus, le pr�tre Irlandais, je ne sais trop qu'en faire, ni quelle abstraction chercher dans son « vaste front » et sa non moins « vaste poitrine ». Est-il amen� l� pour nous repr�senter la lutte infructueuse de la foi et de la volont� contre les passions, l'�ternel combat de l'esprit et de la chair, l'impuissance de la religion pratique � dompter la fougue des sens, � contenir l'essor d'une imagination impatiente de tout frein, et � arr�ter l'esprit de doute dans ses investigations t�m�raires? George Sand, a-t-il voulu nous montrer, dans la d�mence de Magnus, le terme final et in�vitable de ce duel, selon lui, contre nature? C'est ce que je laisse � d�cider � de plus clairvoyans que moi.

Par une co�ncidence digne de remarque, et qui �tait peut-�tre dans l'intention de l'auteur, ses personnages principaux, L�lia, Stenio, Trenmor et Magnus sont tous, tous les quatre, aboutir au m�me terme, mais par des voies {Hi 91} diff�rentes: je veux dire � l'impuissance. Chez L�lia, elle est la suite d'un exc�s de forces non r�gl�es, d'ane ambition immense, d'un insatiatble besoin de bonheur qui s'est m�pris sur son objet, et que la r�alit� terrestre n'a point suffi � assouvir. Stenio y est arriv� par l'abus du plaisir, d�pouill� de ce prestige et de ces illusions, � l'aide desquelles la passion sait l'ennoblir. Quant � Trenmor, c'est l'�treinte glaciale du malheur qui a �teint, en lui, la facult� d'aimer, dans le sens restreint du mot. « Il a, dit �loquemment L�lia, �cras� sa sensibilit� sous la m�ditation, et tu� ses passions de sang-froid, pour vivre fier et tranquille sur leurs d�bris ». Enfin, c'est au moyen des aust�rit�s et de l'abstinence, que Magnus est venu � bout de dompter l'homme charnel. De tous les personnages de ce roman, il n y a que Pulch�rie et ses habitu�s, que George Sand nous pr�sente comme « pleins de puissance; » serait-ce l�, par hasard, la conclusion et la moralit� du livre?

L�lia souffre de ce m�me mal qui a fl�tri mis�rablement la jeunesse de Sylvia, de Jacques et ravag�, sans retour, leur existence; je veux dire, le d�senchantement dans le sens le plus {92} complet: c'est chez eux un mal de famille. Elle aussi s'est e'cri�e: « Et calix meus inebrians, qu�m præclarus! » Elle s'est abreuv�e, � longs traits, � la coupe enivrante du spiritualisme; satur�e de po�sie jusqu'au vertige, et repoussant du pied le monde des r�alit�s, elle a pris, vers le monde id�al, un ambitieux essor. Mais les ailes de son imagination ont �t� impuissantes � l'y soutenir; L�lia est retomb�e sur la terre, en vertu d'une loi de gravitation morale; elle s'y sent � l'�troit, elle y �touffe, « prise qu'elle est � la gorge, par l'ennui et la prose de la vie. » Femme, elle a cru n'avoir qu'une destin�e noble sur la terre, c'�tait d'aimer; elle a donc aim� vaillamment, dit-elle, « et subi tous les maux de la passion aux prises avec la vie sociale ». Mais, je le demande, dans une vie ainsi remplie, o� aurait-elle pu trouver place pour ce d�vouement en grand, cet enthousiasme f�cond, ces hautes et g�n�reuses pens�es, dont George Sand lui fait honneur, ainsi qu'aux �tres exceptionnels qu'il offre � notre admiration? Eux ne sont pas du moins complices de cette d�ception-l�, et nous avouent ing�nument « que c'est leur d�sir effr�n� de bonheur qu'ils poursuivent dans l'�tre qu'ils croient aimer ».

{Hi 93} L�lia est arriv�e « au d�senchantement, par la po�sie; au doute, par l'abus de l'analyse, et par l'amour impuissant, au scepticisme du cœur. » Elle a voulu tout sentir, tout approfondir, tout poss�der. Dans ses r�ves pr�somptueux, elle a aspir� � l'omniscience, � l'omnipotence de Dieu, auquel elle croit, bien qu'elle se soit efforc�e en vain de le comprendre; de Dieu, � qui elle impute am�rement les m�comptes de son incommensurable orgueil, de son d�vorant �go�sme « que rien n'e�t suffi � satisfaire. » Demandeuse insatiable, elle a assi�g� le ciel de ses exigeances impies; cr�ature arrogante, elle a pr�tendu, du fond de sa mis�re, traiter, avec le cr�ateur, d'�gale � �gal, et entrer en comptes avec lui. Elle a cru pouvoir en agir, � son �gard, comme le pa�en de la fable avec son idole; mais, au lieu d'un tr�sor, elle n'a trouv� que le d�sespoir au milieu des d�bris de ses croyaoces. Cette audace sacril�ge a re�u sa punition; Dieu a abandonn� L�lia au sentiment de son impuissance, sentiment cuisant, amer, accablant, contre lequel elle lutte en vain, et qu'elle ne peut parvenir � secouer. Le spectacle de ses combats, de ses angoisses, inspire ce genre de douloureux int�r�t qu'offre, � l'observateur, {Hi 94} la vue d'un ali�n� qui raisonne sa folie; ou bien quelquefois, c'est cette compassion saisissante et pleine d'horreur, dont vous p�n�tre l'aspect d'un �pileptique, terrass� par son mal, et qui se tord convulsivement, en mordant le sol d'une bouche ensanglant�e.

Si, dans le roman de Jacques, nous avons vu surtout � l'œuvre l'�go�sme de la passion, nous voyons, dans celui de L�lia, l'esprit de blasph�me et de r�volte se produire audaceusement au grand jour, et marcher la t�te haute: on dirait l'ange rebelle de Milton, relevant son front foudroy�. Depuis lors, jamais l'art ne r�alisa un type plus fortement caract�ris� de grandiose impi�t�, d'audace sacril�ge.

Et l'on se tromperait, toutefois, si l'on croyait que c'est de l'ath�isme; bien loin de l�: de m�me que la Pythie, L�lia se d�bat contre le Dieu dont la pr�sence l'oppresse; mais ses efforts sont vains, et sa bouche fr�missante laisse �chapper, en sons entrecoup�s, ses oracles accusateurs. On sent � quel point Dieu lui p�se; on voit qu'elle br�le, pour en finir � jamais avec lui, de pouvoir le nier � fond, le nier de conviction. Mais elle n'y parviendra pas, car c'est encore l� une des faces de sou universelle impuissance, {Hi 95} et son d�sespoir s'en accro�t, La notion instinctive de la divinit� est, en effet, la seule qu'elle n'ait pu r�ussir � effacer de son ame; mais elle s'en venge en la faussant, en la d�naturant. L�lia nous rajeunit, � grand renfort de sophismes, ce mannequin us� du Dieu d'Epicure, qui, renferm� dans son �ternelle impassibilit�, livre le monde et l'humanit� en jouet � l'aveugle destin. Elle s'attache � d�charger l'homme de toute responsabilit�, de tout devoir envers Dieu, envers lui-m�me, comme envers ses semblables. Elle va plus loin: le vase p�tri d'un vil limon, ose s'�lever contre l'�ternel Ouvrier qui le fit; L�lia prend audacieusement le cr�ateur � partie, et, « dans les acres r�voltes de son esprit, sa plus grande souffrance est de craindre l'absence d'un Dieu qu'elle puisse insulter. Je le cher chealors, dit-elle, sur la terre et dans les cieux et dans l'enfer, c'est-�-dire dans mon cœur je le cherche, parce que je voudrais l'�teindre, le maudire et le terrasser! »

C'est qu'elle ne sait voir, en lui, que le grand artisan de nos mis�res; voil� pourquoi elle ne le prie pas. « Que lui demanderai-je? dit-elle, qu'il change ma destin�e? Il se rirait de moi ». Et pourquoi donc, si elle l'invoquait avec une {Hi 96} foi humble, avec la vraie simplicit� du cœur? N'a-t-il donc pas ouvert � la lumi�re les yeux de l'aveugle-n�, et rendu � la vie le Lazare, d�j� en proie � la corruption et aux vers du s�pulcre? « Lui demanderai-je, continue L�lia, la force de lutter contre mes douleurs? Il l'a mise en moi; c'est � moi � m'en servir ». Le point important est moins, ce me semble, de lutter contre la douleur, que de s'y r�signer et de l'employer, ainsi qu'un marche-pied, pour s'�lever plus haut. L'admiration que L�lia professe pour la loi du Christ, « cette grande pens�e personnifi�e, ce type sublime de l'ame immat�rielle, » serait-elle purement sp�culative? Sur quoi donc se base sou admiration pour elle? Est-ce sur la simplicit� sublime de la forme, ou sur l'�ternelle v�rit� du fond? Dans ce dernier cas, il faudrait plaindre L�lia de ce qu'elle a si superficiellement compris l'�vangile. Sera-t-il n�cessaire de lui rappeler que J�sus-Christ, apr�s avoir appris aux hommes qu'ils ne pouvaient rien par leur propre force, a ajout�: « Demandez, et vous recevrez »? Il a fait plus, il nous a enseign� � prier, et c'est lui qui nous a ouvert, contre le d�sespoir, ce recours efficace, cette source f�conde de forces et de {Hi 97} consolations. Pourquoi L�lia a-t-elle d�daign� d'y puiser? Vous allez l'apprendre d'elle-m�me: « ne pas courber sa t�te sous un joug quel qu'il soit, ne pas accepter sa destin�e, c'est �tre grand entre toutes les cr�atures; » pour peu qu'avec cela une ame humaine ait « repouss� Dieu, et franchement ha� ce pouvoir inique qui lui a donn�, pour lot, la douleur et la solitude, » L�lia la proclame digne d'aller aux cieux! Le d�lire de l'impi�t� ne saurait �tre port� plus loin.

Tout ceci, au reste, n'est pas nouveau pour nous; c'est toujours ce m�me fond de faiblesse r�volt�e, d'id�es fausses, de notions perverties; c'est cette croyance au destin, croyance funeste et impie qui tend � avilir l'homme, en le d�pouillant de la moralit� de ses actes, en le livrant, sans r�sistance, � l'impulsion de ses app�tits et de ses penchans les moins nobles; � paralyser sa volont� pour le bien, � oblit�rer sa conscience, pour aboutir � en faire, en dernier r�sultat, un animal immonde et f�roce. C'est cette foi exclusive en soi, si souvent tromp�e, n'en persistant pas moins � ne s'appuyer que sur elle-m�me, et qui, abusant jusqu'au bout notre faible humanit�, la prom�ne de folie en {Hi 98} folie, d'erreur en erreur, de faute en faute, et la fait passer successivement par tous les degr�s de l'abjection.

« L'esprit du bien et l'esprit du mal, dit L�lia, c'est un m�me esprit, c'est Dieu. » Derni�re et absurde cons�quence de la doctrine panth�iste amen�e l�, sans doute, pour justifier cette abominable assertion: « le bien et le mal sont des distinctions que nous avons cr��es; Dieu ne les conna�t pas ». Il est difficile de trouver r�sum�es, dans aussi peu de lignes, des propositions plus blasph�matoires, plus pervertissantes, plus destructives de toute dignit� humaine, plus dissolvantes en un mot, et plus propres � servir de base � la th�orie d'isolement, au nouvel �vangile que George Sand pr�che � ses sauvages. C'est � l'aide de ces axiomes d�testables qu'il s'efforce de perdre les autres, apr�s s'�tre �gar� lui-m�me; ce sont l� les coins destructeurs, au moyen desquels il travaille � disjoindre les arcs-boutans de l'�difice social, et � �branler la clef de la vo�te.

Pour ne point fatiguer le lecteur, je renonce � combattre, pied � pied et en d�tail, d'aussi funestes doctrines, sur lesquelles d'ailleurs j'aurai plus tard l'occasion de revenir; et puis {Hi 99} L�lia, au besoin, m'en �pargnera la peine, en nous en fournissant elle-m�me la r�futation. L'esprit de d�sordre et d'incoh�rence semble, en effet, avoir pris possession de ce cerveau malade, o� les r�veries les plus contradictoires se succ�dent et se neutralisent, o� le pour et le contre se combattent � avantage �gal. C'est comme un chaos intellectuel, au sein duquel parfois la lumi�re se fait et jaillit �blouissante; comme une grande d�route de principes, d'id�es, de notions qui s'�parpillent � la d�bandade, et dont quelques-unes font ferme instinctwernent, pour rallier et sauver le corps d'arm�e.

L�lia toutefois n'est pas si compl�tement id�ale, que nous ne retrouvions, dans sa bouche, quelques-unes des id�es de Jacques. Elle nous assure, par exemple, que les hommes qui r�priment leurs passions dans l'int�r�t de leurs semblables, sont si rares qu'elle n'en a pas encore rencontr� un seul. C'est, je pense, parce qu'elle aura cherch� dans les nuages, et l'œil d�j� voil� peut-�tre. Les gens qui marchent terre � terre, en regardant droit devant eux, sont plus heureux dans leurs recherches. « J'ai vu, poursuit-elle, des h�ros d'ambition, d'amour, d'�go�sme, de vanit� surtout. » (Il {Hi 100} ne lui a pas fallu aller loin pour les trouver.) « La vanit� est au moins quelque chose de grand dans ses effets; les meilleurs des hommes sont les plus vains, et l'h�ro�sme est une chim�re ». On le voit, c'est ce fond d'id�es erron�es, de paradoxes sur lequel Jacques a v�cu et qui l'a tu�, dans le sens propre comme dans le sens figur�. Je ne m'y appesantirai pas davantage; ce qui suit est plus grave.

« Le Christianisme lui-m�me, ajoute L�lia, qui a produit ce qu'il y a de plus h�ro�que sur la terre, qu'a-t-il pour base? l'espoir des r�compenses, un tr�ne �lev� dans le ciel ».

Si une pareille assertion �manait de tout autre que de George Sand, j'affirmerais que c'est stupidement m�conna�tre le christianisme; mais comme elle vient de l'auteur de L�lia, je n'ai d'autre alternative que de dire que c'est ou le comprendre d'une mani�re bien incompl�te, ou le calomnier odieusement. Le christianisme a pour base la charit� envers Dieu et les hommes, c'est-�-dire, l'amour pris dans son acception la plus pure, la plus �lev�e; il a pour but la r�habilitation de l'homme d�chu, de l'homme appel� � se rapprocher, autant que le lui permet sa faiblesse, du type divin que nous a laiss� l'homme-Dieu. « Le {Hi 101} tr�ne �lev� dans le ciel » n'est que la r�compense promise � ses efforts. Et en quoi, d�s-lors, semblera�t-il donc si po�tique � L�lia, ce code de l'�vangile que, par la plus choquante contradiction, elle d�clare avoir �t� fait « sur les petitesses et les vanit�s du cœur de l'homme? » Renvoyons-la donc � la lecture plus r�fl�chie de ce code sublime, si toutefois, dans la disposition actuelle de son ame, il n'est pas momentan�ment pour elle un livre ferm� de sept sceaux.

Et pourtant « cette grande ame o� la po�sie ruisselle, o� l'enthousiasme d�borde, » au dire de George Sand; cette L�lia « dont le front lumineux et pur, dont la vaste et souple poitrine renferme toutes les grandes pens�es, tous les g�n�reux sentimens, » elle n'a compris ni Dieu, ni l'homme, ni la vie, puisqu'elle n'a point p�n�tr� l'esprit de l'�vangile! Elle n'a point la clef de la cr�ation, et cherchera en vain le mot de cette grande �nigme, car elle ne conna�t pas l'amour qui seul pouvait le lui r�v�ler. C'est pour cela qu'elle est un �tre incomplet, qu'elle est impuissante et que, « descendue de ses gloires, » comme dit Stenio, elle se trouve bien au-dessous de nous-m�mes. Inhabile � r�gler l'emploi de cette �nergie immense qu'elle {Hi 102} s'est plue � d�velopper en elle, on la voit s'y laisser mis�rablement emporter. Jamais elle n'a travaill� � se faire une violence salutaire, pour descendre de ces r�gions tempestueuses o� elle aimait se sentir ballott�e, afin de se r�fugier dans la r�alit� ainsi que dans un port. Jamais elle ne s'est efforc�e de se rapetisser, « pour entrer dans la prose de la vie ». Son orgueil, son besoin incessant de fortes �motions l'en ont constamment d�tourn�e; elle s'est opini�tr�e � ne point vouloir apprendre � vivre de la vie de tous; et pourtant elle y e�t recueilli de graves et utiles enseignemens! Le premier chr�tien venu lui e�t dit: oui, « c'est par la douleur seule que l'homme est grand; » mais ce n'est pas lorsqu'il lutte avec elle d'un effort d�sesp�r�, ou qu'il s'en laisse terrasser; ce n'est pas lorsqu'il se tra�ne, le blasph�me � la bouche, sous le fardeau qu'il doit porter sans murmures.

Pour L�lia comme pour Jacques, l'�go�sme est au fond de tout. L'amour et le jeu �tant les deux passions dans lesquelles il se d�veloppe avec le plus d'�nergie, les deux sources d'o� jaillissent les �motions les plus intenses, les plus enivrantes, L�lia les exalte, les d�ifie en quelque {Hi 103} sorte, et leur immole tout le reste. C'est pour l'amour et le jeu qu'elle r�serve le mot d'h�ro�sme, cons�quence naturelle d'une doctrine fond�e sur la double n�gation du devoir et de la vertu.

Eh bien, L�lia, je vous prends au mot! La vertu n'est qu'un nom; la distinction du bien et du mal est imaginaire; notre « boue humaine, » sous quelque forme qu'elle se produise, de quelque vernis brillant qu'elle se d�core, n'en est pas moins au fond toujours digne d'ex�cration et de m�pris..... Mais du m�pris de qui, s'il vous plait? du v�tre sans doute, car vous vous vantez de faire partie des �tres d'exception. Fort bien! maintenant, dites-moi de quel droit, au nom de quelle autorit� vous vous permettez d'ex�crer et de m�priser vos fr�res? Quelle est la loi suivant laquelle vous les jugez, la mesure d'apr�s laquelle vous leur mesurez votre bl�me et vos d�dains? De quelle base partez-vous enfin, vous qui n'en admettez qu'une seule, l'�go�sme? Forts de vos paroles, nous appelons de votre arr�t non motiv�; nous vous r�cusons. Juge pr�varicateur! votre �go�sme d'individu en guerre avec la soci�t� n'est pas comp�tent pour la fl�trir; elle ne reconna�t pas une {Hi 104} mission que vous ne tenez que de vos fureurs, et prenant en piti� votre monomanie, le bon sens social vous range parmi ces �tres infortun�s dont les aberrations, devenues inoffensives � force d'�tre absurdes et scandaleuses, ont fait des objets de compassion plut�t que de col�re.

Mais pour Dieu, L�lia! Faites-nous � l'avenir gr�ce de vos m�pris, et sachez une bonne fois qu'il n'est pas donn� � chacun de m�priser et de fl�trir; il faut �tre en position de le faire: le m�pris ne porte coup que de haut en bas.

Pourquoi donc L�lia se d�tourna-t-elle avec d�go�t du joueur Trenmor, dans les jours de ses plus brillans succ�s? Ob�issait-elle, � son insu, � un bon instinct non encore �touff�? je vois l�, de sa part, incons�quence manifeste, tribut pay� au pr�jug� social. Selon ses principes en effet Trenmor n'avait rien de m�prisable; si toutefois, ces principes-l� admis, on est en droit de dire que qui que ce soit, ou quoi que ce soit au monde, puisse �tre encore m�prisable. Mais Trenmor a manqu� a l'honneur, dit L�lia. — L'honneur! peut lui r�pondre Trenmor, que signifie ce mot? C'est un non-sens, une chose convenue, arbitraire et {Hi 105} d'institution purement humaine. Apr�s avoir ni� la conscience, la vertu, le devoir, de quel droit pr�tendez-vous, L�lia, vous individu comme moi, plier mon �go�sme au v�tre, m'imposer vos distinctions, vos aversions, vos pr�f�rences; me d�fendre de comprendre l'honneur � ma fa�on, de le voir dans le succ�s quel qu'il soit, et de chercher mes �motions l� o� il me plait?

Une fois les liens sociaux bris�s, les bases de l'ordre renvers�es, chacun d'entre nous devient roi, ma�tre absolu de lui-m�me et, qui plus est, des autres, s'il est le plus fort, le plus adroit ou le plus heureux; l'individu se constitue l'arbitre supr�me du bien et du mal, du juste et de l'injuste; son moi, affranchi de toute entrave, de tout ce qui « est de convention, » rentre en jouissance d'une libert� sans bornes, et son droit d'user et d'abuser ne s'arr�te plus....

Je me trompe; il s'arr�te � la potence que ses voisins, en vertu d'un droit �gal au sien, sont convenus d'�lever, pour tenir en respect les Lacenaire et autres logiciens de cette force qui se chargent, eux, de tirer, des principes de L�lia, leurs derni�res cons�quences, et de r�duire en pratique la th�orie qu'elle a formul�e.

{Hi 106} Si Trenmor, le for�at honn�te homme, a accept� sa sentence comme �quitable, L�lia se charge, en revanche, d'ergoter et de sophistiquer pour lui. La distinction qu'elle s'attache � �tablir entre les emprunts faits par le joueur � la bourse de ses amis, et l'escroquerie, le faux qu'il a commis au d�triment d'un « mauvais riche, » me semble inadmissible. Il en est surtout ainsi de la cons�quence qu'elle en tire, dans le but de fl�trir la loi �crite, et d'infirmer moralement la juste condamnation qui a frapp� Trenmor. En ruinant ses amis par des emprunts qu'il se savait hors d'�tat de pouvoir jamais rembourser, le joueur n'�tait encore justiciable que de l'opinion, comme ayant forfait aux lois de l'honneur et de la moralit�; tandis que « l'imperceptible aum�ne d�rob�e au mauvais riche (*), » constituait un crime d�fini, une atteinte directe port�e au droit de propri�t�. Or, � dater des temps primitifs, jusqu'aux Saint-Simoniens et � George Sand exclusivement, la propri�t� a �t� consid�r�e comme un des boulevards de la soci�t� qui n'a fait qu'user, envers Trenmor, du droit de l�gitime d�fense.

(*) La juxta-position des deux mots soulign�s est curieuse.

Eu scrutant d'un peu pr�s les d�clamations {Hi 107} de L�lia, on est frapp� des contradictions qui fourmillent dans ces pages d'ailleurs �tincelantes de style et de couleur. Cette fi�re ennemie de Dieu et des hommes a beau faire; elle ne peut r�ussir � s'abstraire compl�tement de la soci�t� qu'elle maudit, ni � se d�gager tout-�-fait de ses ant�c�dens. Comme l'oiseau �chapp� au filet, et qui entra�ne encore quelque lambeau apr�s lui, L�lia est sans cesse entrav�e, dans sa marche vagabonde, par des restes d'id�es sociales. On la voit accepter et rejeter, tour � tour, suivant la convenance du moment, ou le caprice de sa passion frondeuse, nos notions g�n�rales sur l'honneur, sur la vertu et le devoir; tant�t elle nie, tant�t elle exalte l'enthousiasme, le d�vouement pour tous, les sentimens g�n�reux; elle oppose l'estime de soi-m�me � l'estime et � la r�probation du vulgaire, comme si cela n'impliquait pas l'importance qu'elle attache au jugement de ce qui n'est pas le vulgaire, et ne pr�supposait pas, en outre, une r�gle fixe, une base pour le d�finir! L�lia reconnait que Trenmor a fait le mal, en jouant son existence et celle de ses amis; donc L�lia admet, instinctivement du moins, la distinction du bien et du mal; d'o� je conclus que ces {Hi l08} notions fondamentales ont �lc plac�es, par une providence amie de l'homme, hors des atteintes de l'invidualisme.

Il me semble aussi que L�lia traite, avec une s�v�rit� bien incons�quente, les habitans du bagne. Elle oublie que c'est l� que se recrutent ses plus actifs alli�s, je veux dire les plus implacables ennemis de l'ordre social qu'elle attaque, ces hommes forts au caract�re indomptable, aux passions puissantes, que la soci�t� a frapp�s dans l'exercice de leurs droits, et qui ressentent si �nergiqueraent, pour le genre humain « cette haine profonde v cuisante, inextinguible, » que L�lia tient � honneur de partager.

Je ne vois pas trop comment se pourrait justifier la pr�tention que George Sand lui attribue, de r�sumer en elle toutes les douleurs « sem�es sur la face de la terre ». Comment donc en serait-il ainsi pour un �tre tout d'exception, qui d�clare n'avo�r aucune sympathie pour la race humaine? Il n'y a, en effet, que celui qui dit: « homo sum, » qui puisse ajouter: « et humani nihil � me alienum puto; » c'est que celui-l� souffrira comme nous, souffrira avec nous et pourra nous comprendre nous ses semblables, nous « ses fr�res et ses compagnons sur la terre {Hi l09} d'exil et de servitude; » mais, pour L�lia, il n'en saurait �tre ainsi. A ce Sphynx sous les traits d'une femme, nous sommes en droit de demander: qu'y a-t-il de commun entre vous et nous? Je con�ois qu'en fait de souffrances, vous r�sumiez toutes celles qui d�rivent de l'orgueil abaiss�, de l'ambition d�sabus�e, de la haine impuissante, de l'�go�sme non assouvi, des folles illusions d��ues. Mais ces autres douleurs qui d�coulent d'une source et plus noble et plus pure, le mal de la mis�ricorde, par exemple, le remords r�sultant de l'emploi dangereux, st�rile et tout personnel que vous avez fait de vos hautes facult�s; dites-moi, L�lia, celles-l� les connaissez-vous? Croyez-vous donc nous int�resser en �talant, � nos yeux, avec une complaisance que je ne sais comment caract�riser, le spectacle de votre honteuse et ridicule infirmit�, de votre impuissance morale non moins d�plorable; de votre ennui, de votre d�sabusement, r�sultat n�cessaire du d�vergondage d'imagination pouss� � l'exc�s? Pensez-vous que nous puissions sympathiser avec votre d�sespoir furieux, vos haineuses mal�dictions, vos r�voltes et vos blasph�mes? Cachez-vous, L�lia, pour expier en silence; ou bien, si vous {Hi 110} persistez � vouloir « vivre en vain » pour vous-m�me, ne faites pas du moins de votre vie de bravades, une occasion de scandale et de chute pour plusieurs, et �pargnez-nous la honte d'avoir � rougir pour vous de vos confessions fl�trissantes.

Mais ce n'est point de la sorte que L�lia a compris l'existence. « Je vous d�finirai la vie, dit-elle au jeune po�te, mais plus tard. Craignez-vous de ne pas arriver assez t�t � ce but maudit o� nous �chouons tous? . . . . . . . . . . Prenez votre temps; faites l'�cole buissonni�re ». C'est l� l'id�e fixe de George Sand; c'est encore cette monomanie funeste qui s'obstine � �luder la vie, � ne jamais l'envisager sous son c�t� s�rieux, sous son aspect r�el et vrai, � ne la pas voir telle qu'elle est, et qu'elle doit �tre, savoir: comme un temps d'�preuve, comme une voie pour arriver � la patrie, comme un p�lerinage enfin dont le but n'est pas sur la terre. Pour L�lia, au contraire, cette vie serait � elle-m�me son propre but, en-del� et en-dehors duquel il n'y aurait plus rien. L'unique fin de l'homme serait, selon elle, d'y poursuivre ici-bas le bonheur que Dieu n'y a pas mis. L�lia n'a trouv�, au bout de sa {Hi 111} poursuite, que m�comptes et souffrances sans compensations; ne nous �tonnons donc pas si elle porte aussi impatiemment l'existence, et si elle signale avec effroi, � la confiante inexp�rience de Stenio, « ce but maudit, » le seul qu'elle ait su discerner. Nous la voyons en vain se roidir contre cette r�alit� abhorr�e que l'homme, cr�ature interm�diaire entre la pure intelligence et la brute, est condamn� � subir, par le fait de son organisation complexe.

Dans le roman de L�lia, non plus que dans celui de Jacques, ne se r�v�le nulle part cette grande pens�e du devoir, pens�e f�conde et r�gulatrice qui domine le monde des intelligences, et qui seule suffit � nous l'expliquer. C'est elle qui en coordonne l'ensemble, en r�gle les d�tails, en harmonise les diverses parties qu'elle fait converger vers un m�me centre, vers ce but unique: le progr�s constant des soci�t�s, r�sultant du perfectionnement gradu� de l'individu, qui ne saurait travailler efficacement � sa propre am�lioration, sans concourir par l� � l'utilit� commune. « Le devoir, a dit notre plus grand �crivain (*), le s�v�re devoir s'assied pr�s du berceau de l'homme, se l�ve {Hi 112} avec lui, et raccompagne jusqu'� la tombe ».

{Hi 111} (*) M. DE LAMENNAIS.

L'individualisme est incompatible avec cette loi �ternelle; il est dans son essence de la m�conna�tre. Navigateur audacieux, il brise boussole et gouvernail, et se lance seul sur une mer inconnue, non pour y faire route, mais pour y errer � l'aventure. Il se laisse bercer au balancement des flots; puis bient�t, dans son activit� inqui�te, dans sa soif d'�motions, il appelle la temp�te et d�fie ses fureurs. La temp�te �clate; la vague l'engloutit pour le rejeter pantelant et bris� contre l'�cueil. Mais lui s'y cramponne et, ne s'appuyant que sur lui-m�me, il dresse contre le ciel un poing mena�ant et s'�crie: « j'en �chapperai malgr� les Dieux! »



L�lia, pr�s de succomber � une attaque de chol�ra, fait venir un m�decin et un pr�tre. Le premier est un fat et un p�dant qu'elle persifle avec amertume; le pr�tre, c'est Magnus qui, se croyant appel� � assister � une mort chr�tienne pour prier et b�nir, se trouve en face de la femme qui nagu�res a boulevers� son ame et �branl� sa foi, dont elle va s'acharner � d�truire les restes. Dans cette sc�ne {Hi 113} r�voltante, George Sand a d�ploy� toutes les fureurs d'une rage d�icide. Milton a mis dans la bouche de Satan des paroles d'une haine moins �pre, d'une r�bellion moins hautaine, d'une moins am�re ironie. C'est bien l� vraiment la po�sie du blasph�me, l'impi�t� pouss�e au sublime! En ce moment solennel, L�lia peut � bon droit se vanter de ne plus appartenir � la race humaine, « qui rampe et qui prie ». Sa physionomie semble rev�tir je ne sais quoi d'infernal; on assiste � la mort d'un reprouv�! De sa voix mourante elle insulte, elle raille ce pr�tre, impuissant, dit-elle, � lui ouvrir le ciel, ce pr�tre qui n'est pas venu l� pour d�lier quand m�me, mais pour recevoir l'humble aveu du p�cheur, et qui n'a mission que pouc absoudre le repentir. L�lia le somme insolemment de lui enseigner � prier, comme s'il �tait donn� � aucun homme de faire jaillir, par ordre, la source d'eau vive des flancs arides du rocher! Par ses sarcasmes, par ses sophismes sacril�ges, elle d�concerte et avilit le ministre du Seigneur qui reste sans r�ponse. Il renie sa foi, le malheureux! Il renie Dieu!.......... Rassurons-nous pourtant; ce pr�tre de sa fa�on, George Sand ne l'a fait venir � autres fins. Il a {Hi 114} mis en pr�sence un charlatan et un apostat, puis s'est �cri� d'un air de triomphe: « le savant nie et le pr�tre doute! »

Chose �trange! L�lia, pr�s d'expirer et d�j� en proie au d�lire avant-coureur de la mort, a des perceptions plus lumineuses, des pressentimens plus certains que lorsqu'elle jouissait de la pl�nitude de ces forces fatales qui n'ont servi qu'� l'�garer. Ecoutez plut�t: « H�las! s'�crie-t-elle, j'ai besoin du ciel; » d�s-lors le ciel ne saurait �tre un r�ve: il existe. L� o� l'ame aspire, on peut l'affirmer sans crainte, l� est infailliblement son but, le terme de sa course, Non! le ciel ne saurait �tre uniquement dans le cœur de l'homme, comme dit L�lia; car ce que nous d�sirons est, de toute n�cessit�, en dehors de nous, et le cœur ne saurait �tre � lui-m�me sa propre fin. L�lia est d�j� bien pr�s de la v�rit�, lorsqu'elle s'�crie: « ah! l'amour c'est le ciel! » si toutefois elle l'entend dans le sens qu'y attachait le disciple bien-aim�, alors qu'il �crivait: « Dieu c'est l'amour ». Ce n'est point un leurre que la croyance inn�e � cette autre vie que L�lia n'a point pass� un jour sans d�sirer, bien qu'elle ne p�t la comprendre, « Quel est, se demande-t-elle, ce d�sir inconnu {Hi 115} et brulant qui n'a pas d'objet con�u, et qui d�vore le cœur comme une passion »? C'est un instinct tut�laire qui nous a �t� donn� pour moteur et pour guide; L�lia l'apprendra plus tard.

Magnus, devenu fou apr�s la sc�ne dont je viens de parler, dit � Stenio: « Je sentais le regard des hommes qui �tait sur moi tout entier; connaissez-vous la pesanteur de ce regard? Vous est-il jamais arriv� d'essayer de le soulever? Oh! cela p�se plus que la montagne que voici ». Le pauvre ali�n� est dans un de ses momens lucides, et �nonce l� une grande v�rit�. J'y vois du moins la preuve consolante que toute sympathie n'est pas �teinte � jamais, entre l'�tre qui parle ici par la bouche de Magnus, et la race humaine. Il y tient encore, cet �tre, par des liens qu'il n'est pas en son pouvoir de rompre sans retour. Cette puissance du regard, devant laquelle il s'incline, n'est autre chose en effet que l'attraction magn�tique, l'action irr�sistible de l'homme sur l'homme. L�lia, Jacques, Sylvia ont beau renier ces rapports myst�rieux; ils ont beau les maudire, ils n'y peuvent �chapper; car, quoi qu'ils en dirent, ils sont faits « de chair humaine, » et {Hi 116} forc�s, quelques efforts qu'ils fassent, de subir la cons�quence de leur organisation. Ils ne parviendraient � s'y soustraire, qu'en se r�fugiant dans la d�mence, dans une d�mence plus r�elle que celle de Magnus.

Lisez, dans le premier volume de L�lia, un chapitre intitul�: Le D�sert. Je ne pense pas qu'il existe une plus magnifique amplification sur ce th�me, d�sormais un peu banal: que le monde touche � sa fin, que nous assistons � sa dissolution; qu'arriv�e � son agonie, l'humanit� r�le et s'agite dans ses convulsions derni�res; que les soci�t�s, les croyances, les dieux, la terre elle-m�me, que tout s'en va. A ces �loquentes phrases de L�lia, que r�pondre? si ce n'est que l'univers lui parait us�, parce qu'elle ne le per�oit plus qu'� l'aide d'une ame us�e, et au travers du lugubre cr�pe qu'�tend, sur tout, son amer d�senchantement, de m�me que les objets apparaissent confus et d�color�s, lorsqu'ils se r�fl�chissent dans une glace ternie. En cherchant en elle-m�me, l'explication des ph�nom�nes du monde moral, L�lia demande, « � la mort, le secret de la vie ». Dans cette controverse entre elle et Stenio, voyez comme celui-ci est grand, comme il est fort! c'est parce que lui « croit � {Hi 117} la vie ». Ne nous �tonnons pas si le po�te a ici, sur le sceptique, tout l'avantage; car la po�sie, qu'est-elle, sinon la splendeur du vrai? A c�t� de cette L�lia frapp�e d'un d�couragement morne et st�rile, Stenio nous appara�t plein de s�ve, de jeunesse et d'espoir; il personnifie la race humaine toujours jeune, toujours en progr�s, et s'avan�ant, d'un pas ferme et confiant, vers ses destin�es nouvelles, parce qu'elle a foi en Dieu, foi en elle-m�me et dans son avenir. C'est en vain que L�lia a recours � tous les prestiges de son imagination fascinante, aux derniers exp�diens de son esprit rompu au sophisme; fauss�es, d�natur�es par l'abus qu'elle en a fait, ses facult�s puissantes viennent �chouer devant la droiture de cœur et la candide simplicit� d'un enfant.

Ce lieu commun magnifique peut se r�sumer en peu de mots: d�clamations creuses et sonores, hyperboles outr�es, sp�cieuses arguties. Le manteau trou� de Z�non, dans lequel L�lia se drape, ne dissimule qu'aux yeux peu clairvoyans la vaniteuse indigence d'une ame qui s'est appauvrie par l'emploi d�plorable des dons les plus splendides.

Georges Sand fait dire si souvent � ses {Hi 118} personnages qu'ils n'ont �tudi� que l'amour; et eux le prouvent si bien, qu'on serait quelquefois tente de faire remonter cet aveu jusqu'� l'auteur lui-m�me, et de supposer qu'il a d� parler en son propre nom. Observons toutefois que sa modestie l'aurait emp�ch� d'ajouter que, de plus, il a �tudi� l'art du style qu'il poss�de en grand ma�tre; on sait que George Sand, selon la belle expression de Mme de Sta�l, « porte la gloire comme si ce n'�tait rien ». Mais en dehors de la connaissance du cœur, de la peinture des passions et de leurs effets, o� il excelle, l'auteur de Jacques et de L�lia ne me para�t pas �tre un �crivain complet, un de ces hommes carr�s, comme les d�signait Napol�on. Certains organes manqueraient-ils dans ce cerveau puissant, ou plut�t leur action, serait-elle, pour un temps, paralys�e? Quoi qu'il en soit, George Sand me fait l'effet d'�tre, ce que les Allemands appellent, einseitig; il n'a qu'un c�t�, ou, pour parler plus vrai, il en a deux: le sentiment et l'imagination, qui souvent se confondent. On voit qu'il a plus senti, plus r�v�, qu'il n'a m�dit�; pour m�diter avec fruit il faut du calme, et le calme lui a manqu�. L'abus de l'analyse a d� contribuer encore � l'�garer {Hi 119} davantage: on perd, par l'habitude de l'observation microscopique, cette pr�cieuse facult� de vo�r en grand, d'embrasser, d'un coup d'œil, tout un ensemble de faits, tout un ordre d'id�es. Et puis, il est une foule d'instincts pr�cieux, de v�rit�s de sentiment, de perceptions myst�rieuses qui p�rissent dans ce travail de l'analyse, de m�me que certaines parties �th�r�es des corps se volatilisent pendant l'exp�rience du chimiste, qui, au lieu d'une substance inconnue, d'un nouveau corps simple, ne trouve plus, au fond de son creuset, qu'un peu de cendres et quelques parcelles de charbon, � la place de l'or et du diamant qu'il y avait mis.

La lecture r�fl�chie de L�lia et de Jacques m'a montr� George Sand comme sup�rieurement ignorant en ce qui touche l'homme, l'histoire de l'humanit�, de son d�veloppement graduel, du but vers lequel doivent tendre, � la fois, et les soci�t�s et l'individu. J'en dirai la raison: d�s qu'on s'�loigne du point de vue social, on cesse de comprendre l'ensemble, dont l'ordonnance et l'harmonie vous �chappent. Il est comme le centre du cercle, auquel viennent aboutir tous les rayons de la circonf�rence, et d'o� l'œil l'embrasse tout enti�re. {Hi 120} Pour peu que vous vous en �cartiez, vous ne sauriez plus voir que partiellement. George Sand s'est toujours plac� au point de vue individuel, et c'est pour cela que son regard d'aigle n'a rien su discerner compl�tement, ni rien pu saisir de la corr�lation qui existe entre les ph�nom�nes du monde des intelligences. Il s'est trouv� dans la position d'un homme auquel on voudrait faire admirer un magnifique tableau de Claude Lorrain, plac� � l'envers: encore, dans ce cas-ci, le sens intime et la r�flexion rectifieraient, jusqu'� un certain point, l'erreur r�sultant des conditions d�favorables dans lesquelle se trouverait l'observateur; mais si l'œil interne a cess� d'�tre simple et lucide, quel rem�de?

L'individualisme aura beau faire, jamais il ne nous convaincra que l'�tat de soci�t� ne soit pas d'institution divine. Tout nous prouve le contraire; l'instinct social d�parti � l'homme, la facult� de se mettre en rapports intimes avec ses semblables, la sympathie qui le porte irr�sistiblement vers eux, et, plus que tout le reste enfin, le grand fait, le fait d�cisif de l'�tablissement des soci�t�s. Pour r�ussir � les dissoudre, � les fractionner en des millions d'individus isol�s, � la mani�re des h�ros de George Sand, {Hi 121} il faudrait refaire l'homme � neuf. Mais en serait-il meilleur, plus grand et surtout plus heureux? Si nous �tudions ces �tres-l�, si nous en croyons leurs r�v�lations, trop caract�ris�es pour �tre purement fictives, et surtout ces cris d'angoisse si poignans, qui souvent se font jour au milieu de leurs fureurs, l'affirmative ne nous para�t pas soutenable. Apr�s avoir an�anti la soci�t� actuellement existante, Il serait de toute impossibilit� � ces malheureux de la reconstituer sous une forme quelconque. Ils manquent de base, et n'ont pas une seule id�e sociale. Ainsi donc, l'œuvre de destruction une fois consomm�e, on verrait toutes ces individualit�s �parses, abandonn�es sans r�gle aux instincts f�roces de leur �go�sme, errant au hasard, pour assouvir leur insatiable besoin de jouissance, se ruant les unes sur les autres, et s'entre-d�chirant ainsi que des chiens qui se battent sur la proie, que du moins ils ont chass�e en commun.

Oui, la soci�t� est d'institution divine, et j'ajoute que le progr�s est une des conditions de son existence. Aussi l'humanit� marche-telle en d�pit, et de ces hommes aveugl�s qui se roidissent pour lui barrer le passage, et de ceux {Hi 122} non moins insens�s, qui s'obstinent � nier le mouvement. Quelque fortes que soient les pr�occupations de George Sand, ce ne sera pas lui qui viendra nous soutenir que l'�tablissement du christianisme, � ne le consid�rer que comme fait historique, n'ait pas pouss� l'humanit� dans une �re de r�g�n�ration et de renouvellement; que la destruction de cette vieille soci�t� romaine, gangren�e jusqu'� la moelle, destruction consomm�e par des races neuves et pleines de s�ve, n'ait pas rajeuni le genre humain, d�blay� le sol et pr�par� les voies � de nouveaux progr�s; que l'action de l'�glise de Rome, du clerg� et des couvens, ait �t� sans r�sultats heureux; que la naissance du tiers-�tat, que l'�mancipation de l'intelligence, appel�e � lutter in�galement d'abord, puis victorieusement, contre la force brutale, n'ait pas, apr�s maints t�tonnemens infructueux ou d�plorables, amen� la soci�t� au point relativement heureux o� nous la voyons aujourd'hui. La grande id�e, l'id�e chr�tienne de l'�galit� devant la loi, a pass� irr�vocablement � l'�tat de fait; la dignit� de l'homme comme homme, sa libert�, ses droits comme citoyen, ont �t� reconnus et garantis; la pens�e affranchie de ses entraves ne {Hi 123} s'arr�te que devant la limite que la soci�t� a pos�e dans un instinct de conservation. L'humanit� a grandi et s'avance vers ses conqu�tes nouvelles, assez forte pour m�priser cette poign�e d'individus qui, d�sesp�rant de pouvoir la pr�cipiter en avant, au gr� de leurs passions ou de leur fougueuse impatience, la maudissent et l'outragent.

Jadis, au sortir d'une orgie, Alexandre a pu, entra�nant sur ses pas ses compagnons de d�bauche, porter la torche aux quatre coins de Pers�polis; on a vu N�ron, pour compl�ter sa sensation, faire incendier tout un quartier de la Capitale du monde. Les hordes des farouches et sanguinaires Hussites, les fanatiques disciples de Jean de Leyde, la Jacquerie, la guerre des paysans, ont pu momentan�ment menacer l'existence des soci�t�s Europ�ennes, et compromettre l'avenir de la civilisation; mais, gr�ce � Dieu, de nos jours la chose n'est plus possible. Le principe social s'est graduellement d�velopp�, en d�pit de tous les obstacles; il est d�sormais en mesure de n'avoir plus � craindre la tyrannie d'en haut, non plus que celle d'en bas, la plus redoutable de toutes, et la plus avilissante peut-�tre.

{Hi 124} La voix du g�nie elle-m�me est d�sormais impuissante � �garer les masses; certains exemples r�eens ont prouv� qu'on s'�tait trop h�t� de proclamer que le dogme organisateur, que le principe tut�laire de l'autorit� avait fait son temps, et quelques d�fections �clatantes n'ont servi qu'� mieux constater combien il lui restait encore de vitalit� et d'avenir. On voit les peuples qui semblaient, pour un moment, s'en �tre �loign�s, s'y rallier instinctivement, comme � l'une des plus fortes garanties d'ordre et de progr�s durable.



{Hi 125} II.



J'EN �tais l� de mon travail: je venais de relire cette conversation entre L�lia et sa sœur Pulch�rie, la fille publique, conversation d'un cynisme si cru (*); lorsque, me prenant � refl�chir, une illumination soudaine me vint. Il me sembla enfin avoir d�couvert et saisi la pens�e de George Sand, la chaste all�gorie qui, jusqu'ici, m'avait �chapp�. Je frappai dans mes mains en m'�criant: je l'ai trouv�e! L�lia est un bon livre, un livre excellent, dans lequel George Sand, �clair� sur ses erreurs, a voulu nous montrer les �carts de la raison individuelle, et prouver, par un effrayant exemple, les cons�quences fumestes de l'esprit d'examen et d'analyse, {Hi 126} alors que, livr� sans frein � ses t�m�raires investigations, il ose franchir ces limites redoutables que Dieu a assign�es � l'esprit de l'homme, ces colonnes d'Hercule pos�es par lui aux confins des r�gions de l'intelligence. Dans l'orgueil de sa raison, L�lia a pr�tendu sonder d'imp�n�trables myst�res; elle a voulu tout scruter, tout soulever, et se constituer audacieusement l'arbitre des desseins du Dieu jaloux. Sa manie de tout analyser l'a men�e droit au doute et du doute au d�sespoir, en passant par la d�gradation. Les souffrances de L�lia, ses folies et ses fautes d�coulent de cette source empoisonn�e. C'est pour avoir r�v� jusqu'� l'abus, qu'elle a pris ainsi en horreur la r�alit�, que toute cr�ature humaine est condamn�e � subir; c'est pour avoir raisonn� sans fin, qu'elle a perverti en elle le sens interne, et fauss� ces notions pr�cieuses, ces instincts tut�laires que Dieu nous a donn�s pour guides; c'est pour avoir tout diss�qu� d'un scalpel infatigable qu'elle s'est d�senchant�e sur tout; c'est enfin pour ne s'�tre occup�e principalement que d'elle-m�me, de ses illusions, de ses douleurs, de ses �motions, pour avoir tout rapport� � ce centre unique, qu'elle s'est dess�ch�e {Hi 127} comme une momie, et que nous la voyons errer, ainsi qu'un cadavre galvanis�, au milieu des vivans, pour lesquels elle ne ressent plus aucune sympathie.

{Hi 125} (*) Volume I.er, page 328.

George Sand nous a rajeuni l'antique all�gorre de Prom�th�e. L�lia est encha�n�e � son roc, la r�alit�; son vautour, � elle, c'est le doute, c'est l'ennui qui rongent sans rel�che ce cœur devenu universellement impuissant « par trop de puissance peut-�tre ». Elle ne croit plus, ne d�sire plus, n'esp�re plus; elle est tomb�e au dernier degr� de l'infortune et de l'abjection; il ne lui reste plus rien d'humain que l'enveloppe ext�rieure: au dedans le vautour a tout d�vor�.

Pour notre instruction, George Sand a imit� le proc�d� des Spartiates qui enivraient un malheureux afin de donner, � leurs enfaus, le salutaire spectacle d'un homme d�grad� par la d�bauche. George Sand, le grand artiste, a, dans un but de haute moralit�, enivr� L�lia de spiritualisme et d'orgueil; puis il la l�ch�e � la poursuite de l'id�al. Elle a eu soif de tout conna�tre, de tout approfondir, de tout poss�der. Cr�ature born�e, �tre fini, elle a br�l� de se compl�ter: c'est � l'infini qu'elle aspire. Haletante, elle {Hi 128} croit, dans son illusion, toucher enfin au but qu'elle a r�v�; elle va s'�crier: je sens que je deviens Dieu! Mais la pauvre, la faible, l'insens�e cr�ature tombe, et se brise les ailes; apr�s avoir plan�, elle rampe!...

George Sand se gardera bien de jeter un voile sur ce triste spectacle; il veut au contraire que la le�on soit compl�te: elle en sera plus terrible et plus efficace. Il nous montre Dieu vengeant ses droits outrag�s, punissant L�lia « pour avoir convoit� sa majest� et sa puissance, et, lui infligeant l'isolement ». Il va nous faire voir l'orgueilleuse spiritualiste avilie � ses propres yeux, se souillant volontairement au contact de la mati�re, et venant essayer du « cloaque » de nos vices, dans l'espoir de compl�ter sa sensation. C'est que son imagination, �puis�e, � bout de voie, n'a plus d'illusions et est devenue impuissante � l'abuser plus longtemps.

L�lia est pure et chaste, dit Stenio; bon jeune homme, comme il s'abuse! L�lia n'est ni chaste ni pure; elle l'est aussi peu d'intention que de fait, et la nature de ses rapports avec le jeune po�te n'a rien dont elle doive s'enorgueillir. S'ils restent platoniques, il ne faut pas lui en savoir {Hi 129} gr�. « J�m mæchata est eum in corde suo ».

O� donc courez-vous, L�lia? — A la recherche de mon sixi�me sens; il me le faut! — Malheureuse! Pour le trouver, c'est vainement que vous vous �tes prostitu�e � un homme, « aux app�tits fauves et voraces » qui vous faisaient horreur. Livr�e passivement � ses brutales caresses, vous reconnaissez vous �tre avilie sans r�sultat, et c'est en vain que vous vous �tes abandonn�e « � cette fureur sauvage qui s'emparait de votre cerveau, et s'y concentrait exclusivement ». Vous dites bien! De souffrances pareilles aux v�tres « on ne sort pas sans taches et sans souillures..., » et vous vous �tes avilie en pure perte. — Eh bien donc, je chercherai ailleurs! — L�lia, prenez garde! Cette fois-ci, vous vous adressez � un homme qui est pur et doit rester pur. Vous violez les privil�ges de l'autel; vous arrachez le pr�tre au sanctuaire, pour en faire l'objet, que dis-je? la victime de vos s�ductions provocatrices, de votre libertinage d'imagination; vous allez le livrer au remords, au doute, pour le pousser plus tard � la d�mence. Vous perdez son ame; et vous lui enlevez Dieu.... Et ne vous abusez pas! Vous avez descendu un �chelon de plus vers la d�gradation; car, si votre corps {Hi l30} est demeure chaste, au milieu de ces raffinemens d'un d�pravant platonisme, votre ame s'y est souill�e de plus en plus, sans que votre sensation en ait �t� plus compl�te. — Elle le sera enfin! J'aimerai Stenio le po�te, l'adolescent � l'ame jeune et neuve, aux �lans passionn�s; c'est � lui qu'il est donn� de me rendre ma jeunesse perdue, de me faire conna�tre l'amour. — H�las, L�lia! vous vous flattez encore; vous ne r�ussirez qu'� d�florer cette ame virginale, qu'� fl�trir sans retour ses fra�ches illusions. Vous foudroirez Stenio de cette mal�diction qui tomba sur votre t�te, et qui rayonne autour de vous, ainsi qu'un m�t�ore destructeur. — Eh! que m'importe? « L'�go�sme humain est f�roce ». Malheur au po�te, si son amour est insuffisant � me r�v�ler enfin cette vie � deux, cette vie du cœur, dont jusqu'ici j'ai vainement voulu vivre. Je suis r�solue � trouver ce qui me manque, duss�-je l'aller chercher jusqu'au dixi�me cercle de l'enfer du Dante! — Soit! Descendez donc plus bas encore, L�lia; l�, dans l'ignominie: voici votre sœur, la fille publique, qui va vous initier � ses secrets; elle vous trouvera pr�par�e � recevoir ses le�ons, et docile � les suivre.

« .... J'ai tout �puis�, dit L�lia avec abattement. {Hi l3l} — Tout sauf le plaisir, dit Pulch�rie, en riant d'un rire de bacchante qui la changea tout-�-coup de la t�te aux pieds. »

» L�lia tressaillit et recula involontairement; puis, se rapprochant avec vivacit�, elle prit le bras de sa sœur. — Et vous, ma sœur, vous l'avez donc go�t� le plaisir? Vous �tes donc toujours femme et vivante? Allons! Donnez-moi votre secret; donnez-moi votre bonheur, puisque vous en avez (*) ».

(*) L�lia, volume I, page 332.

Certes, George Sand! La le�on que vous nous donnez l�, il ne lui manque rien pour �tre efficace. Nous voyons L�lia, l'ambitieuse spiritualiste, la contemptrice hautaine de l'humanit�, la faiseuse de vertus � son usage, l'alti�re ennemie de Dieu, l'investigatrice t�m�raire des myst�res les plus redoutables, nous la voyons passer du scepticisme au d�sespoir, et terrass�e par celui-ci aux pieds d'une courtisane, � laquelle elle vient, d'une voix suppliante, demander de la faire vivre, de lui donner son secret pour trouver, sinon le bonheur, du moins l'�tourdissement; de l'initier enfin « � sa religion du plaisir. » Elle vient abjurer, entre ses {Hi 132} mains impures, les restes de sa dignit� de femme, de ses croyances, de ses esp�rances instinctives; elle vend son ame, comme le mendiant moribond qui vend le haillon qui lui reste, pour s'enivrer d'un verre d'eau-de-vie, et sentir encore l'existence.

Le but utile que l'auteur s'est propos� ne serait atteint qu'imparfaitement, s'il ne nous apprenait aussi de quelle mani�re on en vient l�. Le r�cit de sa vie, que L�lia fait � sa sœur, ne nous laisse, sur ce point, rien � d�sirer. Ce r�cit, dont la courtisane Pulch�rie, prend acte pour se relever, pour faire sentir le poids humiliant de sa sup�riorit� � cette sœur, qui jadis la m�prisait, et qu'elle �crase aujourd'hui de sa compassion fl�trissante; ce r�cit est au nombre des parties les plus saillantes et les plus instructives de l'ouvrage (*). C'est l'itin�raire qui m�ne � un abyme; il offre l'int�r�t de ces cartes marines qui, sur la vaste �tendue des oc�ans, ne signalent que les courans et les �cueils cach�s � fleur d'eau, contre lesquels le navigateur doit se tenir en garde.

(*) Volume II, pages 1.-87.

George Sand nous montre L�lia, dans les {Hi 133} premi�res ann�es de sa jeunesse, stimulant, par tous les excitatifs possibles, une imagination d�j� trop ardente; l'affranchissant, de plus en plus, du contr�le d'une raison s�v�re, d'une ferme volont�; exag�rant artificiellement toutes ses �motions; d�veloppant outre mesure des facult�s d�j� trop pr�dominantes; se laissant emporter � cette verve, � cet �lan d'enthousiasme, que le positif de l'existence va bient�t glacer et refouler dans son sein. « J'agrandissais, de jour en jour, ma puissance, dit-elle; j'exaltais sans mesure ma sensibilit�; je jetais toute ma pens�e et toute ma force dans le vide de cet univers insaisissable, qui me renvoyait toutes mes sensations �mouss�es ». Plus loin, L�lia ajoute qu'elle est entr�e dans la vie active, « ayant devant elle tous les faits � apprendre, et aucune �motion nouvelle � ressentir ».

Le mal que d'aussi dangereux pr�c�dens avaient commenc�, le d�sabusement de l'amour l'ach�ve. « Les r�ves de L�lia avaient �t� trop sublimes; elle ne pouvait plus redescendre � la r�alit�, » dont elle s'irritait, comme d'une d�ception et d'une injustice de la providence. D�vor�e d'une inextinguible soif d'�motions, {Hi l34} d'un besoin infatigable d'activit�, elle a tout essay�, tout us�; dans son d�nuement immense, elle a senti qu'il lui faudrait « l'univers, et qu'elle l'�puiserait le jour o� il lui serait donn� ». Sa folie d�lirante a aspir� au ciel qui lui est rest� ferm�, parce qu'il ne s'ouvre qu'aux cœurs humbles et droits. Ne trouvant point au-dehors d'aliment qui leur suff�t, ses passions sur-excit�es se sont retourn�es contre elle-m�me, pour vivre aux d�pens de cette ame, que bient�t elles ont d�vast�e. L'infortun�e se repr�sente ballot�e mis�rablement entre la foi et le doute, entre le d�sespoir et le besoin d'esp�rer. Dans la cellule de son clo�tre d�sert, elle se d�bat, avec une sorte de rage, contre ses r�ves, contre les fant�mes qu'�voque son exaltation fi�vreuse; tant�t se laissant abuser aux hallucinations d'un asc�tisme insens�, qui appaise momentan�ment ses angoisses; tant�t ressaisie par ses doutes, et descendant, descendant encore jusqu'� l'ath�isme, au sein duquel elle semble go�ter, pour quelques courts instans, une affreuse paix, et je ne sais quel calme brutal. Obs�d�e des funestes souvenirs du pass�, succombant � l'horreur du pr�sent, �pouvant�e des menaces de l'avenir, elle s'arrache de nouveau {Hi 135} � la solitude pour rentrer dans le « cloaque de la soci�t� » et y chercher l'�tourdissement et l'oubli. Faute d'avoir su se r�signer « � conna�tre et � pratiquer la patience de l'ennui, » L�lia a invoqu� « la r�solution du d�sespoir. » Cet �tat morbide, devenu pour elle une mani�re d'exister, a ravag� fatalement tout son �tre, d�natur� ou neutralis� ses facult�s les plus pr�cieuses, et justifi� cet arr�t de la plus rigoureuse justice qu'elle a port� contre elle-m�me: « l'�tre arriv� � la possession d'une force inutile, d'une puissance sans valeur et sans but, n'est qu'un fou vigoureux dont il faut se d�fier ».

Les sc�nes erotiques du pavillon d'Aphrodise, le guet-�-pens inf�me � l'aide duquel L�lia, dans son ing�nieux �go�sme, jette le confiant et encore pur Stenio aux bras de la courtisane, ne sont que les d�veloppemens n�cessaires de la belle et utile donn�e de George Sand. Ce luxe d'audacieux cynisme que l'auteur y d�ploie, trouverait, s'il en �tait besoin, son excuse dans la droiture de ses intentions et dans la moralit� de son but:


« Le latin, dans les mots, brave l'honn�tet�, »

Il n'en est pas ainsi du fran�ais, mais qu'importe? {Hi 136} C'est peu de faire monter le rouge au front du lecteur, lorsqu'on r�ussit, ainsi que George Sand, � inspirer, pour d'aussi �normes exc�s, un aussi profond d�go�t.

Comme il a su habilement rendre odieuse et r�voltante la sc�ne de l'orgie! Ces courtisanes et leurs habitu�s, comme il s'est plu � nous les repr�senter brutaux, f�roces et stupides! Avec quelle force et quelle �vidence il nous prouve que la d�bauche, c'est Circ� qui changeait ses vils amans en pourceaux! Car, ces brutes � face humaine, repues de viandes et de vin, n'ont ni la gait� ni l'entrain que donne le plaisir � des �tres intelligens; elles s'�tourdissent, se font du bruit et �clatent d'un gros rire, en s'effor�ant de faire de l'esprit, aux d�pens de Stenio mourant. Ces hommes manient l'ironie comme une pioche; leur plaisanterie est lourde sans �tre poignante; ce n'est point l'agile Taureador qui voltige autour de son ennemi, auquel il d�coche ses fl�ches l�g�res; c'est le pesant Entell�s qui, dans sa force, assomme le taureau d'un coup de poing. Quoi de plus l�chement atroce, que les provocations par lesquelles ces .viveurs se plaisent � avancer les derniers momens du po�te avili, et � les couronner dignement par le blasph�me, {Hi l37} qui le d�dommagera du moins de son impuissance.

Et cette femme, � laquelle il n'en reste plus que le nom, cette abjecte Pulch�rie qui, par l'abus du plaisir, a tu� en elle jusqu'� la compassion, ce pr�cieux apanage de son sexe; Pulch�rie qui a �touff� sou ame et son cœur dans cette boue, o� elle se vautre insouciante, quel salutaire enseignement ne nous offre-t-elle pas? Dans son indiff�rence bestiale, elle voit tomber � ses pieds la d�pouille inanim�e de Stenio, de cet enfant qu'elle a tu� corps et ame; elle voit emporter ce mourant, qui palpite encore d'un reste d'excitation convulsive, puis elle court froidement s'�tourdir au milieu de l'orgie.

Des doctrines qui tendraient, je ne dis pas � justifier ou � encourager de pareilles turpitudes, mais simplement � les pr�senter comme indiff�rentes, me sembleraient jug�es par ce seul fait.

Mais c'est ici qu'on est forc� d'admirer ce que peut un bon mouvement, un effort courageux. On sait tout ce que George Sand avait � r�tracter. Comment pouvait-il mieux discr�diter ses anciennes erreurs, qu'en faisant professer ces m�mes doctrines d�testables � une cr�ature aussi {Hi 138} profond�ment d�grad�e que l'est Pulch�rie? En les mettant dans cette bouche impure, il en a fait, h�tons-nous de le dire, pleine et �clatante justice, ainsi que de quelques autres propositions scandaleuses qu'on aurait pu tirer de ses pr�misses, et auxquelles il imprime, du m�me coup, une fl�trissure ineffa�able, pour en finir avec son pass�.

« L'union de l'homme et de la femme, dit Pulch�rie, devait �tre passag�re, dans les desseins de la providence; tout s'oppose � leur association, et le changement est une n�cessite de leur nature ».

Remarquez, sur ce point, l'accord qui existe entre le Pape St.-Simonien qui « r�glementait l'adult�re, » entre Jacques le r�formateur du mariage, et la fille publique Pulch�rie: il est d�cisif.

Et plus bas elle ajoute: « �tre amante, courtisane et m�re, trois conditions de la destin�e de la femme auxquelles nulle femme n'�chappe, soit qu'elle se vende par un march� de prostitution, ou par un contrat de mariage ».

Poursuivez, George Sand! Vous r�habilitez glorieusement la sainte institution que, dans vos {Hi 139} jours d'aveuglement, vous avez travaill� � avilir.

Quelle preuve plus convaincante pouvait-il nous offrir de l'abus du raisonner, et de la flexibilit� avec laquelle le sophisme s'adapte � l'erreur, que de nous montrer la prostitu�e raisonnant son infamie, parvenant � en faire une chose assez belle, assez sp�cieuse pour s'en parer et s'�lever, elle la courtisane, au-dessus de la m�re de famille? « Comparez-vous, dit-elle � L�lia, les travaux, les douleurs, les h�ro�smes d'une m�re de famille � ceux d'une prostitu�e? Quand toutes deux sont aux prises avec la vie, pensez-vous que celle-l� m�rite plus de gloire qui a eu le moins de peine?...... Mais quoi! mes paroles ne te font donc plus fr�mir comme autrefois? Tu ne te soul�ves plus aux h�r�sies de la d�bauche, aux impudences de la mati�re? Reveille-toi donc, L�lia! D�fends donc la vertu! » Le sombre silence, que garde L�lia, met le sceau � l'arr�t de d�gradation dont George Sand l'a fl�trie; il ne pouvait la faire descendre plus bas.

La vertu! Comment et de quel droit la d�fendrait-elle? L'a-t-elle jamais comprise, jamais pratiqu�e? Elle nous a r�v�l� sa vie; son silence devant cette sœur qui la raille insolemment, parce {Hi 140} qu'elle se sent plus qu'elle, n'a rien qui doive nous surprendre. Elle lui laisse poursuivre en paix son apologie du vice; ces mots: vice, vertu, conscience, sont pour L�lia vides de sens d�sormais; toutes se� notions ont �t� fauss�es, une � une, �branl�es, sap�es par la base: le scepticisme a tout remis en question. La pure, la sainte L�lia est d�grad�e, au point de ne rien trouver � r�pondre � la courtisane, « � la stupide et vile organisation, dont elle s'�tait jadis �loign� avec d�go�t; » elle s'est mise � sa suite!

Combien George Sand constate cruellement l'avilissement dans lequel il l'a jet�e, lorsqu'il lui fait dire de sa sœur: « qu'elle a su rev�tir le plaisir, dont elle a fait son Dieu, de po�sie et d'une chastet� cynique et courageuse ». L'entendement de L�lia s'est troubl�; elle en est au point d'avoir oubli� le sens des mots qu'elle emploie! Pulch�rie l'a, sinon initi�e � sa religion du plaisir, � laquelle elle est destin�e, en d�pit de ses efforts, � rester � jamais incr�dule, du moins convertie � ses principes. « Cette loi du mariage moral dans l'amour, dit L�lia, est aussi folle, aussi d�risoire devant Dieu, que celle du mariage social l'est maintenant aux yeux des hommes ».

{Hi 141} George Sand nous peint �galement avec la touche la plus sombre et la plus �nergique, avec une v�rit� qui fait fr�mir, les ravages que la d�bauche, et le mat�rialisme qui en est sorti ont produit sur l'infortun� Stenio. Son corps est us� jusqu'� la d�cr�pitude; son intelligence est d�vast�e, et son cœur fl�tri a conserv� � peine un reste de chaleur et de reconnaissance pour Trenmor, pour cet ami qui se d�voue � le sauver! Vous croyez encore surprendre en lui un bon sentiment, un dernier �lan g�n�reux. . . Il va vous d�tromper; n'en faites honneur qu'� son impuissance.

Il a fallu, certes, que George Sand e�t bien fortement la conscience de la puret� de son intention, de l'excellence de ses motifs, pour qu'en �crivant cette sc�ne de rendez-vous entre Stenio et la princesse Claudia, amen�e au pavillon d'Aphrodise par sa gouvernante, il n'ait pas craint de se voir faire la terrassante application des paroles de bl�me et de m�pris, que Stenio adresse � l'entremetteuse. Mais il a pu les �crire, ces lignes fl�trissantes, sans que la rougeur lui ont�t au front; ce n'est plus George Sand qui montrerait d�sormais, � la femme chaste et pure, le chemin de la prostitution!

{Hi 142} Pour r�futer d'avance, et d'une mani�re d�cisive, les doctrines d'ath�isme endurci et de mat�rialisme abject qu'il fait professer � Stenio, dans ses derniers momens, George Sand lui a donn� la conscience de sa propre d�gradation; il ne lui a laiss� que celle-l�. Le malheureux repousse toutes les consolations qu'on lui prodigue; il sent qu'il n'en est point qui puissent atteindre jusqu'au fond de l'abyme d'abjection o� il rampe. Il va mourir; mais il veut mourir en blasph�mant, en reniant Dieu apr�s s'�tre reni� lui-m�me; il le voyait, alors qu'il �tait pur; mais son œil s'est voil� � mesure que son cœur s'est corrompu, et, au sein de ces �paisses t�n�bres qui se sont faites autour de lui, il ne trouve plus que le d�sespoir morne et amer. Cette ame, sans grandeur et sans �nergie, �tait au-dessous de l'�preuve dans laquelle les froids d�dains de L�lia l'ont jet�e. L'impure d�bauche, recevant Stenio des bras du spiritualisme, l'a terrass� dans la fange et a bris� en lui tout ressort; il ne se rel�vera plus. Mais il emploiera ce qui lui reste de forces � essayer de faire tomber les autres, pour les ravaler � son niveau. Dans son irr�m�diable �puisement, il d�clame sur « l'homme fort; » impuissant � croire, il pr�che l'incr�dulit�; {Hi 143} impuissant � jouir, il d�ifie la jouissance insouciante; impuissant � esp�rer, il livre au vent les chances de son avenir, et subit, impassible, le malheur et l'opprobre du pr�sent. Plac� qu'il est au-dessous du m�pris des hommes, il le brave, comme il brave le sien propre. Pr�t � mourir martyr de sa foi en lui-m�me, il se soul�ve avec effort pour blasph�mer une derni�re fois, et jeter encore un peu de cette boue, o� il se roule, vers le Dieu qu'il voudrait an�antir avec lui. De pareilles divagations dans une telle bouche, et le suicide qui en est la digne conclusion, sont, pour les lecteurs, sans aucun danger; George Sand l'a senti. Il a d� penser que personne ne prendrait au s�rieux ces r�vasseries d�lirantes d'un maniaque moribond, et qu'en donnant, � son corps la mort dont le mat�rialisme a d�j� frapp� son ame, Stenio ne ferait exemple pour personne.

Eh bien! sans mon illumination soudaine, j'allais, aveugle que j'�tais, jeter l� avec d�go�t ce livre excellent, et le d�clarer digne de compl�ter la biblioth�que de la veuve Sainclair (*)!

(*) Voyez Clarisse Harlowe.

L�lia, dont les facult�s sont rest�es troubl�es depuis sa d�gradation, vient prononcer, sur la {Hi l44} froide d�pouille du po�te qu'elle aima, une sorte de pan�gyrique, d'hymne fun�bre empreint de je ne sais quel caract�re de religiosit� vague, qui se m�le aux plus �tranges aberrations. Elle c�l�bre cette ame « rest�e vierge dans un corps prostitu� � toutes les d�bauches, » et nous montre Stenio port�, des bras d'une courtisane, dans le sein de Dieu, apr�s avoir pass� par le suicide!!

L�lia accuse la r�alit� d'avoir tu� « Stenio le po�te, l'homme tout d'imagination; » phrase de pan�gyrique et qui n'a rien de vrai. Stenio n'a connu encore qu'une des faces de la vie humaine, et c'est la pire de toutes; il n'a succomb� que sous l'avilissante r�alit� de la d�bauche; je me trompe, il a connu en outre, et pour son malheur, l'amour platonique, � lui impos� par l'infirmit� de L�lia. Des r�gions de l'empyr�e, o� il s'enivrait du nectar id�al, l'infortun� s'est vu, sans transition, pr�cipiter par elle aux bras d'une prostitu�e.

Signalons encore cette singuli�re th�orie de l'expiation profess�e ici par L�lia. Expiation qui, selon elle, r�g�n�rerait l'homme au milieu de ses d�sordres, sans sa coop�ration, sans qu'il en e�t m�me la conscience. D'apr�s L�lia, cette expiation n'en serait pas moins efficace {Hi 145} pour purifier le p�cheur et l'absoudre devant Dieu. A ses yeux, le d�sabusement de Stenio, et rabrutissement volontaire qui en a �t� la suite, suffiraient � l'�ternelle justice, d�gageraient sa responsabilit� envers Dieu, et seraient pour lui comme une seconde innocence. Parce que « sa l�vre s'est dess�ch�e, en go�tant le fruit impur » qu'il a cueilli sciemment; parce qu'une « lumi�re vengeresse » est venue dessiller ses yeux qu'il s'obstinait � fixer � terre, et qu'un « savoir douloureux et terrible » a succ�d� aux illusions qu'il se plaisait � nourrir, L�lia le d�clare « pur et saint, » et ne doute pas que Dieu ne le re�oive, avec elle, dans sa gloire et dans son repos!! On ne peut mieux caract�riser d'aussi tristes folies, qu'en disant que c'est du qui�tisme, moins l'amour de Dieu; l'on sait alors ce qu'il en reste.

La tendance morale, la donn�e utile du roman de L�lia, se r�sume et se r�v�le plus clairement encore, dans les derni�res pages de l'ouvrage. Il se termine par une pens�e consolante qui repose l'ame, et le lecteur reste, en fermant le livre, sur l'expresssion d'un sentiment chr�tien.

Apr�s avoir rendu les derniers devoirs � ses {Hi 146} deux amis, Trenmor, pr�t � s'en �loigner pour jamais, s'�crie tristement: « Que ferai-je sans vous dans la vie? A quoi serai-je utile, � qui m'int�resserai-je? A quoi me serviront ma sagesse et ma force? Ne vaudrait-il pas mieux avoir une tombe aupr�s de ces deux tombes silencieuses? — Mais, non, l'expiation n'est pas finie... .. Il y a partout des hommes qui luttent et qui souffrent; il y a partout des devoirs � remplir, une force � employer et une destin�e � r�aliser............ . . . . . . . . . Il regarda le soleil, ce phare �ternel qui lui montrait la terre d'exil, o� il faut agir et marcher, l'immensit� des cieux toujours accessibles � l'espoir de l'homme, et il se remit en route ».



{Hi 147} III.



IL est dur, pour un homme qui a approfondi un sujet et l'a trait� ex professo, d'avoir � revenir sur ce qu'il a dit, et � avouer une lourde b�vue. C'est l� ce qui m'arrive; je me vois forc� de reconna�tre que je me suis tromp�, dans mes conjectures sur le roman de L�lia, comme aussi en attribuant, � George Sand, une pens�e louable quelconque, au sujet de la composition et de la mise au jour de son œuvre. Il s'est au reste pleinement lav� de cette imputation, pour lui si nouvelle, qu'elle en semble en quelque {Hi 148} sorte injurieuse. Ses r�v�lations ne laissent plus de place au doute.

Dans une lettre de lui � Rollinat (*), nous lisons ce qui suit: « Tu me demandes si c'est une com�die que ce livre de L�lia, que tu as lu si s�rieusement — Je te r�pondrai que oui et que non selon les jours. Il y eut des nuits de recueillement, de douleur aust�re, de r�signation enthousiaste, o� j'�crivis de fort belles phrases de bonne foi. Il y eut des matin�es de fatigue, d'insomnie et de col�re, o� je me moquai de la veille, et o� je pensai tous les blasph�mes que j'�crivis. Il y eut �es apr�s-midi d'humeur ironique et fac�tieuse, o� je me plu a � faire Trenmor le philosophe, plus creux qu'une gourde, plus impossible que le bonheur........ C'�tait un type dont je me suis moqu� plus que tout le monde, et avant tout le monde; mais ils n'ont pas compris cela. Ils n'ont pas vu que, mettant diverses passions ou diverses opinions sous des traits humains, et �tant forc� par la logique de faire para�tre aussi la raison humaine, je l'avais �t� chercher au bagne. . . . : . . Ce livre, {Hi 149} si mauvais et si bon, si vrai et si faux, si s�rieux et si railleur, est bien certainesient le plus profondement, le plus douloureusement, le plus �crement senti, que cervelle en d�mence ait jamais produit. »

(*) Revue des deux Mondes, N.° du ler Juin 1836, page 534.

Ainsi donc, il n'est plus permis d'en douter: L�lia blasph�mant et maudissant, L�lia cuvant son ivresse de spiritualisme aux pieds de la courtisane; c'est George Sand.

Pulch�rie philosophant sur les h�ro�ques travaux de sa profession, et se faisant du vice une aur�ole; c'est Georges Saud.

Magnus reniant son Dieu en pr�sence du tentateur; c'est encore Georges Sand.

Stenio cherchant � �teindre son ame dans le mat�rialisme, et s'effor�ant, moribond d�sesp�r�, � �branler la foi d'autrui; c'est toujours Georges Sand.

Mais Trenmor qui croit et qui esp�re, Trenmor qui expie et fait le bien, qui a un but et y marche patiemment; ce n'est plus George Sand. Celui-ci nous avertit de voir, en lui, la raison humaine qu'il est all� chercher au bagne, pour en faire le plastron de ses fac�ties.

{Hi 150} Soit! mes suppositions n'auraient jamais os� se porter jusque-l�. Mais voici un aveu d'un abandon encore plus cynique:

« Je suis bien f�ch� d'avoir �crit ce mauvais livre qu'on appelle L�lia, non que je m'en repente, mais parce que je ne peux plus l'�crire, et que ce me serait aujourd'hui un grand soulagement de pouvoir le recommencer » (*).

(*) Lettre � Rollinat, Revue des deux Mondes du ler Juin 1836, page 533.

Gamin, Gamin! Vous voil� donc pris sur le fait, « salissant les murs d'impures images, y tra�ant des inscriptions r�voltantes » pour votre soulagement, dites-vous, et pour donner carri�re � vos fantaisies d�r�gl�es et � votre humeur fac�tieuse! Vous ne trouvez donc rien de mieux � faire, pour tuer le temps, que de tuer la morale publique? Et vous croyez qu'il ne se rencontrera pas enfin quelque honn�te passant, pour vous saisir, et vous marquer au front d'une bonne tache d'encre, qui fera crier � votre aspect:


« Hic niger est, hunc tu........ caveto! »

Je sais fort ien que vous invoquerez votre qualit� d'artiste pour d�cliner la comp�tence {Hi l5l} des « Vandales et des Sicambres », ainsi que tous les appelez. Mais ces vieux Chr�tiens-l� ne fl�chissaient le genou que devant ce qui �tait digne d'�tre ador�. Moi, Vandale du 19.e si�cle, je fais comme eux; je ne prends pas vos phrases pour des raisons, et toutes vos subtilit�s artistiques ne parviendront pas � me donner le change. Vous aurez beau crier: l'art pour l'art! L'artiste n'est responsable qu'envers lui-m�me de son but, de ses moyens, de ses fantaisies et de ses �carts! — Ce n'est pas vrai! Le monde moral ne lui a pas �t� livr� en toute propri�t�, pour s'y abattre comme un vautour sur sa proie, pour qu'il en use et en abuse � son bon plaisir, et puisse travailler � le bouleverser sans encourir de responsabilit� quelconque. Sera-t-il permis � Locuste, qui, elle aussi, se dira artiste, de venir �taler dans nos carrefours, et crier impun�ment sur le march� son ac�tate de morphine, sous pr�texte de vouloir faire au bon public un estomac � la Mithridate (*)? Et le premier venu ne sera-t-il donc pas en droit de renverser ses tr�teaux, et de jeter ses paquets au vent? Que si, pour sa d�fense, elle dit au juge {Hi l52} que ses poisons lui ont mont� � la t�te, le juge, tout en la plaignant, ne se croira-t-il pas moins tenu en conscience � la condamner? Et si elle ajoute: qu'il faut que tout le monde vive, ne pourra-t-il pas lui r�pondre par un mot connu, qui, adress� � un pauvre po�te, n'�tait que froidement cruel, mais qui deviendra �quitable et humain, appliqu� � l'empoisonneuse?

(*) « ....... J'ai corrig� ce personnage de L�lia, pour en faciliter la digestion au bon public. » Lettre � Rollinat.

Dieu me garde de m�dire de l'art! moi qui en ai v�cu intellectuellement, qui lui ai d� quelques-unes de mes plus douces, de mes plus pures jouissances, et de mes consolations les plus efficaces; mais je crois devoir, en son nom, repousser le fl�trissant privil�ge que l'on invoque imprudemment en sa faveur. Oui! l'art est responsable, tout pouvoir l'est aujourd'hui, et c'est lui faire injure que de le d�clarer inoffensif dans ses plus d�plorables exc�s, impuissant dans ses efforts les plus g�n�reux. L'art est en soi chose belle, utile et sainte; c'est pour cela m�me qu'on doit insister plus fortement pour qu'il ne soit pas profan�. Affranchi des �ternelles lois d'ordre et de moralit�, appliqu� � un but ignoble et criminel, il se d�grade entre des mains avilies. D�s qu'il perd de vue sa haute mission, il n'est plus qu'un vain hochet, un {Hi 153} objet de frivole amusement, dont on peut dire, comme ce juge des plaideurs a dit de la question:


« Bon! cela fait toujours passer une heure ou deux. »

Ainsi donc, plein d'un m�pris cynique pour ses lecteurs et pour lui-m�me, un �crivain, en attendant l'�poque de son parti-pris, viendra, pouss� par sa fantaisie d'artiste, initier le public aux tristes myst�res que rec�le son ame d�vast�e par les passions et l'orgueil; il l'associera au travail de d�molition qui se fait en lui, � ses investigations audacieuses et folles, � ses doutes d�pravans et d�sorganisateurs; il soul�vera les questions les plus vitales, les plus br�lantes, pour les laisser en suspens; il mettra � nu, et interrogera les entrailles palpitantes de la soci�t�, puis s'en ira sans recoudre la plaie; il �branlera toutes les v�rit�s fondamentales et conservatrices, l�chera la bride � l'esprit d'�garement et de d�sordre, aux instincts brutaux et pervers; faussant toutes les notions instinctives, frelatant le vrai, fardant le faux, il pourra, � l'aide de ses sophismes sp�cieux, de ses d�clamations vides, de ses hyperboles outr�es, contrister impun�ment les bons, �branler les faibles et endurcir les m�chans; pour venger son {Hi 154} orgueil froiss�, pour satisfaire ses haines, pour �pancher le fiel et la bile dont son cœur d�borde, et soulager des souffrances qui sont son ouvrage, le malheureux viendra s'en prendre � la soci�t�, et s'attachera, sans rel�che, � introduire la perturbation dans le monde des intelligences, dont la r�gle �ternelle lui p�se comme un remords; et il se flattera, l'artiste, de pouvoir invoquer une immunit� quelconque pour d'aussi criminels efforts? Non, non! Dieu et les hommes sont en droit de lui demander un compte rigoureux, et de tout le mal qu'il aura fait, et de tout le bien qu'il aurait pu faire!

Ces r�flexions ne s'appliquent pas uniquement � George Sand; sur les pas du lion, roi du d�sert, accourent des bandes de chacals qui vivent de ses restes et des cadavres qu'il a faits.

« Si j'avais la main pleine de v�rit�s, a dit Fontenelle, Je me garderais de l'ouvrir ». Ah, que sa r�pugnance eut �t� bien mieux fond�e s'il l'eut eue pleine de doutes! Le doute est un germe empoisonn� qui ne porte que des fruits de mort; malheur � qui le s�me en se jouant? Trois fois malheur � qui s'attache � le r�pandre � pleines mains, dans un but d�testable; � qui, de propos d�lib�r�, scandalise « un de ces petits » dont il {Hi l55} pr�pare la chute! Le doute affaiblit, quand il ne le brise pas, le seul appui offert � la faiblesse de l'homme; il rompt, dans sa main, le fil d'Ariane; il obscurcit ou �teint le point lumineux qui le guide au terme de sa carri�re d'�preuves et de douleurs. Ploy� sous son fardeau, l'infortun� se tra�ne avec effort jusqu'au moment o�, cessant de croire et d'esp�rer, il se laisse tomber l�chement � terre, pour y ramper dans un d�sespoir st�rile; ou bien, frapp� de vertige, il s'�lance et s'�gare haletant � la poursuite d'un fant�me vain; car il faut un but quelconque � l'activit� de l'homme, et le d�sespoir n'en est pas un. S'il ne tend au ciel, il faut qu'il se ravale � la terre, ne fut-ce que pour s'�tourdir et secouer, � force de d�gradation, l'importun souvenir de son origine et de sa fin. Le doute le seconde dans cette t�che funeste, et lui aide � descendre. Il l�che la bride � ses passions �go�stes et sauvages, �touffe les instincts plus nobles destin�s � leur servir de contre-poids, et tarit la source du d�vouement, des hautes pens�es, des sentimens g�n�reux; il rel�che et rompt les liens qui unissent les hommes en soci�t�; il y substitue la m�fiance qui �loigne, et la ha�ne qui repousse. En isolant l'homme, il le d�prave; il {Hi 156} travaille � d�truire l'œuvre de Dieu, et va contre les vues �ternelles de sa bont�. Le doute est pareil au simooun, � ce vent du d�sert, qui fl�trit, dess�che et corrode tout ce qu'il touche; il �nerve l'ame, quand il ne la tue pas: c'est que le doute est un vent de mort qui souffle des d�serts de l'intelligence.

Et quel livre, plus que celui de L�lia, amas incoh�rent de salet�s, de blasph�mes, de mal�dictions, de n�gations et de doutes, est de nature � produire des r�sultats aussi funestes? Quand a-t-on plus audacieusement attent� aux droits de Dieu, � ceux de l'humanit�, en cherchant � �branler la foi qu'elle a en d'�ternelles promesses, en la faisant douter d'elle-m�me, et de son but, et de sa route? Qui, plus ouvertement que George Sand, s'est acharn� � saper la sainte croyance � la vertu, � la dignit� de l'homme, � d�truire la notion tut�laire du devoir?

Assassin de la soci�t�! Pourquoi cette visi�re qui vous cache? Au moment « d'�ventrer votre nourrice, » avez-vous craint, comme ce bourreau masqu� d'un Roi, que le fr�missement d'horreur, soulev� � votre aspect, ne fil trembler {Hi 157} votre main, et ne rendit vos coups moins s�rs?

On s'attrisle profond�ment, en songeant aux ravages qu'a d� produire la publication de L�lia, parmi cette foule d'�tres au caract�re mou et ind�cis, � l'imagination mobile, aux passions fougueuses; parmi ces enfans adultes qui vivent au jour le jour, incapables de s'arr�ter � aucun principe fixe, comme de s'�lever � aucune id�e g�n�rale; parmi ces hommes blas�s, long-temps ballot�s sur la mer du doute, impuissans � prendre pied, � gagner le bord, et qui, dans leur incurable d�couragement, appellent la derni�re vague qui va les balayer dans l'abyme; car c'est encore une �motion.

Eh! comment n'en serait-il pas ainsi, lorsque nous voyons l'esprit de vertige dont est frapp�e L�lia, gagner jusqu'aux intelligences �lev�es, et inspirer, � un grave professeur, des pages pareilles � celles-ci?

« Patience! Voici venir la vraie pr�tresse, la v�ritable proie de Dieu. Le sol a trembl� sous le pied imp�tueux de L�lia; elle parait, et d'nu bond, elle s'est mise � la t�te, non pas des femmes, mais des hommes. Bacchante {Hi 158} inspir�e, elle m�ne, dans le si�cle, le chœur des intelligences qui la suivent ardemment. Poursuis, L�lia, poursuis ta marche triomphalement douloureuse: tu t'es d�vou�e, ne fl�chis pas! Ob�is � ton Dieu. Il t'a envoy�e apr�s la protestante (Mme. de Sta�l), et la juive (Mme. de Varnhagen), pour �tre, � la clart� du jour, le po�te des id�es et de l'infini. Les voiles ne te conviennent pas, les timidit�s te vont mal. N'abdique pas la sublime effronterie de ton g�nie. Renouvelle les lois de l'amour et de l'hym�n�e. Chante! ne pleure pas, et, loin de te laisser consumer par le feu divin que rec�lent tes flancs, verse-le sur le monde (*)! »

(*) Au-del� du Rhin, par M. LHERMINIER.

Les œuvres de George Sand resteront comme un monument caract�ristique de cette licence, de cette anarchie morale qui suit les r�volutions subites et violentes. A ces �poques de fi�vre et de d�lire, les esprits impatiens de tout frein, aspirent � s'�lancer dans mille directions divergentes, � s'�garer dans l'espace � la poursuite de l'inconnu, � la recherche d'�motions nouvelles. Le rel�chement momentan� du lien social entra�ne, comme cons�quence n�cessaire, {Hi 159} l'�mancipat�on de ces individualit�s inqui�tes, incompatibles avec la r�gle. Avides de destructions, de r�novations et de mouvement, ces intelligences aventureuses se laissent emporter bien au-del� des bornes du possible. Perdues dans les espaces incommensurables du monde id�al, elles ne peuvent plus ni se diriger, ni s'arr�ter, et cherchent en vain un point stable o� poser le pied. Elles planent, s'�l�vent et planent encore; mais bient�t fatigu�e de ces inutiles efforts, leur aile s'engourdit, s'arr�te, et les infortun�s retombent meurtris sur cette terre des r�alit�s. C'est qu'il ne fut donn� qu'� l'ange d�chu que chanta Milton, de traverser le chaos d'un vol s�r et infatigable, et de reprendre son essor dans le vide.

Au reste, je trouve la condamnation de George Sand clairement formul�e par lui-m�me, dans une de ses lettres d'un voyageur. « Est-ce un crime de dire tout son chagrin, tout son ennui? Est-ce vertu de le cacher? — Peut �tre. — De se taire? — Oui (*)! »

(*) Revue des deux Mondes du 1.er Juin 1836, page 536.

Il n'est, certes, rien de plus explicite, et toutes les arguties que George Sand a entass�es {Hi l60} ailleurs, ne sauraient att�nuer l'effet d'une pareille d�claration. Dans cette m�me lettre � Rollinat, il se vante pourtant de la publication de L�lia, comme « de l'acte le plus courageux, le plus loyal! » qu'il ait fait de sa vie. Triste courage que celui qui court au-devant d'une r�probation m�rit�e! Etrange loyaut� que celle qui consiste � inoculer, � ses fr�res, le mal dont on se sent mourir!

Mais, George Sand a la conscience tranquille sur ce point. « Ses livres n'ayant jamais conclu, n'ont pu faire, selon lui, ni bien ni mal � personne ». Qu'a produit, demande-t-il quelque part, « cette force d'ame qui m'a fait repousser le joug de l'opinion et des lois humaines? A quoi les ai-je fait servir? Qui m'a �cout�, qui m'a cru? Qui a v�cu de ma pens�e? Qui, � ma parole, s'est lev�, pour marcher dans la voie droite et superbe, o� je voulais voir aller le monde? — Personne! » r�pond-il avec d�couragement.

George Sand se trompe; moi je vois de malheureuses femmes, que l'influence pernicieuse de ses �crits a pouss�es � l'oubli de leurs devoirs, ou affermies dans l'habitude du mal; je vois un grand nombre d'individus d�class�s, m�contens de tout parce qu'ils sont m�contens d'eux-m�mes,{Hi l6l} auxquels il acommuniqu� sa rage contre l'ordre social et la race humaine, qu'il a contribu� � �loigner, ou � tenir loin de Dieu; je vois plus d'un Stenio qu'il a abruti, en le jetant dans la d�bauche et le mat�rialisme; plus d'une Pulch�rie �hont�e, � laquelle il a fait relever la t�te; enfin, j'entends les habitu�s du bagne, « ces hommes pleins de puissance, » aux indomptables passions, s'�crier, d'un air de triomphe: Et nous aussi, nous avons notre moraliste!

L'auteur de Jacques et de L�lia s'�l�ve, avec force, contre un vice d�testable, l'hypocrisie. Tous les hommes de bien s'associeront � son indignation, mais ils seraient plus dispos�s � lui en savoir gr� peut-�tre, s'ils le voyaient frapper parfois, d'une r�probation s�v�re, un autre vice non moins odieux, et au fond, tout aussi digne de m�pris. Je veux dire l'audace effront�e et le cynisme impudent qui ne savent plus rougir, et vont bravant l'opinion, en tout �tat de cause. George Sand, et il est ais� de s'en convaincre, est, moins qu'un autre, � l'�preuve de cette s�duction qu'exerce, sur les �tres � imagination vive, tout ce qui porte une apparence quelconque, un faux-semblant de force et de grandeur. C'est ce dangereux travers d'esprit qui {Hi l62} fait les fanfarons de crimes et les fanfarons de vices.


Il semble �tonnant, au premier abord, que George Sand ne se soit pas associ�, dans le temps, aux disciples de Saint-Simon, dont il a dit: « qu'ils allaient d'embl�e au sublime et terrible but du partage des biens. (Dieu les prot�ge!) » Les id�es du P�re Enfantin sur le mariage, son abolition de la famille et de la propri�t� �taient de nature � le s�duire; mais il y avait encore l� quelque ombre de religion; du moins les fils de Saint-Simon proclamaient hautement l'intention de relier; George Sand, lui, n'a de penchans que pour d�lier, et les nœuds trop difficiles � d�brouiller, il les tranche r�solument du glaive de sa parole. Puis, les St.-Simoniens admettaient une autorit�, une hi�rarchie; ils imposaient une r�gle, un sacrifice permanent de la libert� de l'individu, et du moi. Ajoutons que leur association reposait sur une id�e toute chr�tienne: l'amour et le d�vouement pour tous. En outre, cette ruche de travailleurs devait para�tre bien mesquine, bien prosa�que � une ame aussi artiste que celle de George Sand; ouvrier excellent pour aller � la sape, {Hi 163} il ne valait rien pour un travail quelconque de reconstruction. Et enfin l'on s'occupait, � Menilmontant, � r�habililer l'art, en le dirigeant vers un but d'utilit� et de moralit� telle quelle. A mon sens, il n'y a donc plus lieu d'�tre surpris de ce que George Sand n'ait pas brigu� l'honneur de compl�ter la Papaut� Saint-Simonienne.

Bien mieux, je con�ois � merveille comment un de ses amis politiques, r�publicain aust�re et consciencieux, a pu le d�clarer digne de mort, en raison de l'action dissolvante de ses �crits et de son indisciplinable nature de voyou. Ce r�publicain-l�, dans son patriotisme � la Brutus, a prouv� du moins qu'il avait des id�es sociales, et je lui promets ma voix pour la pr�sidence, le cas �ch�ant. Il est curieux de voir, par quels faux-fuy ans de rouerie artistique, George Sand essaie de se soutraire � l'effet de cette condamnation morale, qui semble l'avoir d�sagr�ablement affect�. Il veut bien renier toute sympathie pour la race humaine, mais il trouve mauvais qu'on le prenne au mot, qu'on le juge � l'œuvre; il n'aime pas � se voir ainsi retranch�, comme un membre inutile ou dangereux, de la soci�t� future, de cette « jeune Sion » � laquelle il s'est ralli�, comme « � la {Hi 164} plus belle des causes dont il ne se soucie pas » (*).

(*) Voyez sa lettre � Everard.

Ceci m'am�ne � des consid�rations que je n'�noncerai qu'avec une extr�me r�serve.

Il est une chose qui me frappe dans les romans de George Sand: c'est une certaine s�cherresse, une sorte de froid contagieux qui me gagne, et m'en rend la lecture p�nible. Son style pur, poli, brillant, transparent comme un beau marbre, ne me semble pas rayonner de cette chaleur p�n�trante et expansive qui distingue si �minemment celui de Rousseau, de Bernardin de St.-Pierre, etc.; moyen puissant � l'aide duquel ces �crivains, que j'appellerai complets, savent �mouvoir l'ame de leurs lecteurs, et la fondent ainsi qu'une cire molle pr�te � recevoir leur empreinte. George Sand n'aurait-il, en derni�re analyse, que prodigieusement d'esprit et d'imagination? Toute sa chaleur, toute sa passion seraient-elles dans sa t�te? J'h�site � le dire, mais la vraie sensibilit� me parait chez lui bien rare, et l'absence en est mal d�guis�e par cette �motion f�brile dont palpite son style. Tout, sous la plume de George Sand, tourne {Hi l65} naturellement � la phrase, � la d�clamation; c'est la pente habituelle de son talent, et, � mes yeux, l'homme s'efface trop fr�quemment derri�re l'artiste. Je ne connais gu�res que le d�licieux roman d'Andr�, auquel cette observation ne soit pas applicable.

Apr�s avoir ferm� un livre de George Sand, il ne m'en reste ni une pens�e rafra�chissante dans l'esprit, ni une impression douce dans l'ame, et j'�prouve, � l'�gard de cet �crivain, quelque chose du malaise que Pygmalion �prouvait sans doute aupr�s de Galath�e. En d�pit de son enthousiasme, il devait toujours sentir qu'il avait affaire � du marbre, et s'apercevoir que l'objet de son culte d'artiste n'�tait pas « fait de chair humaine ». Peut-�tre cette impression m'est-elle toute personnelle; je le souhaite: car si elle �tait g�n�rale, l'auteur de Jacques et de L�lia ne serait plus que profond�ment � plaindre. Ne ressentant pour lui qu'une faible sympathie, nous serions amen�s � en conclure, que c'est parce qu'il n'en �prouve r�ellement aucune pour la race humaine. D�s-lors, son morne d�sespoir, son complet et irr�m�diable isolement, ce vide affreux qui s'est fait autour de lui et en lui, vide que rien ne suffit � combler, seraient {Hi 166} � la fois constat�s et expliques. Retranch� de la communion de ses semblables, mis au ban de l'humanit� comme atteint d'une sorte de l�pre morale, l'infortun� pourrait s'�crier avec Byron, dans l'amertume de son ame:


« This is to be alone! »
» Ah! c'est l� �tre seul! »

Fasse le ciel qu'il n'en soit pas ainsi!

Envisag� de haut, et abstraction faite des circonstances ext�rieures qui n'ont agi qu'indirectement sur lui, George Sand m'appara�t comme une grande victime, qu'il a immol�e lui-m�me sur l'autel de son orgueil. Ce n'est ni � Dieu, ni � la soci�t�, ni aux hommes qu'il est en droit de s'en prendre, dans sa longue et douloureuse agonie. Ce n'est point contre eux qu'il doit lancer ainsi, en maudissant et en blasph�mant, les gouttes de ce sang qui coule � flot des blessures qu'il s'est faites. Si George Sand fut coupable envers ses fr�res, combien n'est-il pas plus coupable encore envers lui-m�me! Ah! plaignons l'infortun�; ne lui rendons pas le mal pour le mal, et gardons-nous de le maudire! La main de Dieu s'est �tendue sur lui; d�j� l'expiation a commenc�. L'influence r�g�n�ratrice {Hi 167} du malheur qu'on accepte s'est d�j� fait sentir, et a port� ses fruits. George Sand a fr�mi d'�puuvante en promenant son regard sur les ruines dont il s'est environn�, et en le ramenant sur lui-m�me.

Qu'est-il, h�las! sinon une ruine vivante, un temple d�vast� que la sombre verdure du lierre pare encore d'une menteuse apparence de jeunesse et de fra�cheur? Les t�n�bres ont voil� le sanctuaire d'o� le Dieu s'est retir�; la temp�te s'engouffre sous ces arceaux � demi-rompus, sous ces vo�tes qui chancellent; parfois, l'�clair les sillonne de sinistres lueurs, qui permettent d'en apercevoir la noble et imposante structure. Leurs sombres profondeurs rec�lent des myst�res redoutables, des choses qui semblent ne pas appartenir � ce monde. De lugubres fant�mes, des formes radieuses, �voqu�es tour � tour, y apparaissent, s'y rencontrent et s'y poursuivent. On dirait que les esprits de t�n�bres et les anges du Seigneur s'y disputent la possession de quelque inestimable tr�sor; on croit assister � la lutte. On entend des impr�cations, d'affreux blasph�mes, entrem�l�s de cris d'angoisses, et de g�missemens tristes � glacer le sang daus le cœur. A ces bruits confus et {Hi l68} ineffables, succ�de, par interralles, un �pouvantable silence de mort.... Mais la lutte touche � son terme; du milieu de ces voix tumultueuses, s'�l�vent et dominent des paroles de foi et d'esp�rance, d'ardentes aspirations qui se confondent avecle chœur des esprits c�lestes, dont l'hymne de triomphe �clate, et, s'affaiblissant par degr�s, monte et se perd dans les cieux.


Variantes

  1. plus {Hi} (nous corrigeons)

Notes