le Cte Th�obald Walsh
George Sand

A PARIS, / CHEZ HIVERT, LIBRAIRE EDITEUR, / QUAI DES AUGUSTINS, 55 / ET CHEZ LES PRINCIPAUX LIBRAIRES DE LA CAPITALE, / DE LA FRANCE ET DE L'ÉTRANGER. / 1837.

PREMIÈRE PARTIE
JACQUES. – LÉLIA.

JACQUES.

« Ruit per vetitum nefas »
« . . . . . audax . . . . »
        HORACE.



{Hi [5]} I.



« UN gamin de mon esp�ce. . . . . . »

C'est par ce mot que commence la derni�re lettre de George Sand (*); mot profond, plein de port�e, qui r�v�le toute une vie, tout un caract�re. Jamais le pr�cepte du sage: « Cannais-toi! » ne re�ut un plus entier accomplissement. Cette qualification si vraie, si pittoresque, je ne l'ai point trouv�e, c'est George Sand qui me la fournit. Il l'a puis�e dans, la conscience de soi-m�me, et s'est peint d'un seul trait, non pas en buste, mais en pied, mais tel qu'il s'est audacieusement pos� devant la soci�t� indign�e. {Hi 6} Et ne croyez pas que ce soit l� un de ces mots l�ch�s � l'�tourdie; c'est bien le fond de la pens�e de Sand, l'expressiou exacte de l'opinion qu'il s'est form�e de lui-m�me. Il caresse cette id�e, il y revient avec complaisance. « Je suis, dit-il ailleurs, un vrai boh�mien, un polisson; le plus indisciplin� voyou qui ait fait, de la vie, une �cole buissonni�re (**) ». En effet, pour peu qu'on y r�fl�chisse, l'auteur de L�lia et de Jacques n'est autre chose que le gamin de g�nie, le gamin �lev� � sa plus haute puissance. Poursuivons le parall�le, il ne nous fera pas d�faut; partout l'analogie en ressort fondamentale, frappante, et jetant une clart� vengeresse sur George Sand, sur le caract�re et la tendance de son œuvre.

(*) Revue des deux Mondes du 15 Novembre 1836.
{Hi 6} (**) Lettre � Everard, Revue des deux Mondes du quinze Juin 1835.

Le gamin repr�sente les instincts mauvais de notre nature abandonn�e � elle-m�me; ses penchans destructeurs et d�sordonn�s, sa sauvage ind�pendance, sa haine contre toute autorit�, son m�pris cynique pour ce qu'ont respect� les hommes de tous les temps. Les notions du bien et du mal, du juste et de l'injuste, telles que les a sanctionn�es le consentement unanime des peuples, {Hi 7} sont pour lui sans valeur. Le gamin est, � lui-m�me, sa loi vivante; ses app�tits, ses passions, ses haines sont les seuls mobiles, la seule r�gle qu'il reconnaisse; il vit en dehors de la soci�t� � laquelle il a d�clar� la guerre, et, ne pouvant l'an�antir, il l'outrage. Il salit les murs d'impures images et y trace des inscriptions r�voltantes. Apr�s avoir assist� au d�part de la cha�ne, car le gamin est avide d'�motions, il s'�tend au soleil, et se laisse bercer aux fantaisies de son imagination indisciplin�e. Il est heureux; il se croit au bagne! non pour s'y r�g�n�rer, comme Trenmor (*), mais pour y retremper son cynisme, et s'y affermir dans ses habitudes de r�volte et de blasph�me, parmi ces hommes forts que la « tyrannie » de nos institutions a frapp�s.

(*) L'un des personnages du roman de L�lia.

Encore pr�occup� de ses r�ves, le gamin s'assied sur la pierre de l'�gout, tribunal digne d'un pareil juge. Dans son audace effront�e, il cite, � sa barre, la soci�t�, qui poursuit son chemin, en d�tournant la t�te, avec une expression de piti� m�l�e de d�go�t; il s'en venge en l'insultant en d�tail. Le pr�tre passe; il lui jette des paroles de blasph�me et d'outrage; car le pr�tre, {Hi 8} c est le repr�sentant d'une autorit� accept�e; et, � ce titre, il lui est odieux. Le gamin brave et injurie la force publique, sauve-garde de l'ordre et des lois; il crie: « � bas les ministres, » et siffle le chef de l'Etat, roi, pr�sident, directeur, peu lui importe; en lui, c'est l'homme-pouvoir qu'il veut avilir. Il r�unit, dans une m�me charge, le pauvre vieux patricien, avec sa d�marche cass�e et son costume d'une autre �poque, et le brave butor de l'empire, au maintien soldatesque, clopinant sur sa jambe mutil�e. Il glisse, � l'oreille de la jeune fille, un mot inf�me, qu'il explique par un geste lascif, et dont sa puret� restera � jamais d�flor�e: l'enfant, dans son trouble, se serre contre sa m�re qui l'entra�ne �perdue. Courtier d'adult�re, le gamin facilite, au suborneur, l'acc�s aupr�s de la nouvelle �pouse, � laquelle il montre le chemin du Lupanar. Cela fait, il s'accroupit dans le ruisseau, « et s'y lave les mains, devant Dieu, des impuret�s de la race humaine (*) ».

(*) Jacques. Les passages guillemet�s et les mots en italique sont tir�s des �crits de George Sand.

Un brillant �quipage vient � l'�clabousser en passant: il est rageur, le gamin; il grince des dents, vomit des impr�cations, lance des pierres {Hi 9} et de la boue contre la voiture qui s'�loigne. Ce riche qu'elle emporte, c'est son ennemi; que ne peut-il le mettre � pied! une fois � pied, ah! qu'il saurait bien le rouler � terre, car c'est ainsi que le gamin entend l'�galit�.

Il est, lui, l'ami du prol�taire; non de cet ouvrier laborieux qui nourrit sa famille, et porte, le Dimanche, � la caisse d'�pargnes, les �conomies de la semaine, celui-l�, il le traite d'�picier; mais de cet homme turbulent, plus assidu � l'estaminet qu'� l'atelier, qui s'enivre du produit de sa journ�e, rentre dans son bouge, bat sa concubine et ses enfans affam�s, et court se joindre � l'�meute qui hurle dans nos carrefours. Le gamin marche avec elle, la secondant de ses vœux, l'encourageant de la voix et du geste. Il brise les r�verb�res, dont la modeste lueur assure le repos de la cit�, et guide la patrouille sur les pas de celui qui le trouble; au gamin ce sont des torches qu'il lui faut. Il d�pave la voie publique, renverse les barri�res, insulte le magistrat sur sa chaise curule, profane le sanctuaire, assi�ge le palais de clameurs factieuses, casse les vitres des h�tels, et, pour n'avoir point � se reprocher d'avoir rien respect�, il envahit le domicile du citoyen obscur, {Hi l0} et trouble la paix de son humble foyer.

Tra�n� devant le juge pour quelque �norme scandale, le gamin est alt�r� par le cri r�probateur de la conscience publique. Pour la premi�re fois il se trouble, son audace l'abandonne, il balbutie une sorte de d�saveu: « Ce n'est pas cela que j'ai voulu dire. » Le juge le renvoie fl�tri, et ses amis d�concert�s vont r�p�tant, pour sa justification: « Il n'a pas �t� compris (*) ».

(*) Allusion � la publication dis L�lia et � l'effet qu'elle a produit. Je crois superflu d'ajouter que le juge, dont je parle, est l'opinion publique. Pour tout lecteur familiaris� avec les �crits de Sand, le parall�le que je viens de tracer n'a rien qui soit arbitraire; la suite de cet �crit le prouvera aux autres.

Cultivez cet heureux naturel, George Sand! il y a de l'�toffe dans ce gar�on l�; c'est un de ces sauvages que vous aimez, et que la soci�t� n'a pas encore g�t�. Enseignez-lui � lire dans L�lia, formez-le � votre �cole. S'il a du g�nie, il continuera votre œuvre; dans le cas contraire, vous en ferez au moins un Lacenaire, un Beno�t, qui sait? peut-�tre m�me un de Sade! Comme tel, il pourra encore �tre, pour vous, un auxiliaire utile, et, par l'action dissolvante de son exemple ou de ses �crits, contribuer � pr�parer le triomphe de l'individualisme sur le principe social.

{Hi 11} Mais ne serais-je point injuste envers le gamin? H�tons-nous d'invoquer, en sa faveur, sinon un fait � d�charge, du moins une circonstance att�nuante. Il n'a rien re�u, lui, de cette soci�t� qu'il maudit sans la conna�tre. Triste jouet du hasard, livr�, sans moyens de d�fense, aux tentations incessantes du vice et de la mis�re, il est rest� �tranger aux bienfaits de l'�ducation, � l'influence pr�servatrice de l'esprit de famille: Il ne lui a pas �t� donn� de savoir et de choisir. Le gamin n'a pas re�u, d'une bouche ch�rie et v�n�r�e, de celle de sa m�re, les premi�res traditions sociales; il n'a pas eu, sous les yeux, l'exemple journalier des vertus modestes et difficiles; il n'a pas appris � respecter, dans son p�re, le protecteur du foyer domestique, le chef de la famille, ce type primitif de toute autorit�. Il a eu pour m�re une fille publique, p�re inconnu. Pourquoi donc imputerions-nous, � cet infortun�, son immoralit�, r�sultat n�cessaire de l'abandon o� il a v�cu?

Il n'en est point ainsi pour George Sand; d'o� je conclus � la r�habilitation du gamin auquel mon parall�le a fait tort. Il a agi sans discernement, soyons indulgens pour lui; car, h�las! nous tenons tous du gamin, les uns plus, les {Hi 12} autres moins. Il n'est, apr�s tout, que le vieil homme dont parle saint Paul, et qu'il nous repr�sente comme si difficile � d�pouiller enti�rement. C'est, je le r�p�te, la partie mauvaise de notre nature livr�e, sans frein et sans, r�gle, � ses app�tits et � ses penchans vicieux. Mais, que penser de ces hommes qui, arm�s de l'autorit� du g�nie et de toutes les s�ductions du langage, s'acharnent � faire pr�valoir cette pire moiti� de la dualit� humaine sur celle qui, tendant, instinctivement aussi, � de plus hautes destin�es, est sans cesse en lutte avec elle? Et c'est l� pourtant la mission que George Sand s'est choisie, celle qu'il poursuit syst�matiquement avec une pers�v�rance et une puissance de talent dignes d'un but meilleur (*). Si la charit� nous ordonne d'�tre indulgens pour le mal commis, c'est un devoir non moins imp�rieux de fl�trir, d'un bl�me s�v�re, le mal formul� en principes, et de signaler, � la m�fiance publique, ces hommes pervers ou �gar�s qui pr�chent des paroles de mort.

(*) Dans mon opinion, George Sand vient, pour le style, imm�diatement apr�s les deux premiers �crivains de l'�poque, je veux dire l'auteur des Paroles d'un Croyant, et celui de l'Itin�raire.

{Hi l3} Le divin Platon ne se fut pas born� � bannir, de sa r�publique, George Sand, la t�te couronn�e de fleurs; non! il l'e�t fait attacher au pilori, son livre de L�lia pendu au cou, et ces mots: Empoisonneur public, inscrits au sommet du poteau inf�me!

Dans nos saturnales r�volutionnaires, George Sand e�t �t�, par acclamation, �lu grand-pr�tre de la raison; peut-�tre m�me l'e�t-on vu, d�guis� en femme, s'asseoir sur l'autel profan�.

Et ce n'est point ici une supposition gratuite: l'auteur de Jacques et de L�lia professe hautement le culte de la raison individuelle, disons mieux, de la sienne propre. C'est le seul dont, pour lui, les oracles ne soient pas imposteurs; le seul qui ne lui cache pas un pi�ge. Car il est difficile de prendre au s�rieux le nom du Dieu vivant, qu'il semble le plus souvent invoquer pour la forme, et comme pour l'acquit de sa conscience d'artiste; croyance vague, st�rile apr�s tout, et qui se r�sout dans un panth�isme insaisissable. George Sand proclame audacieusement les oracles de l'idole qu'il s'est cr��e; il pose en regard l'homme et l'humanit�, l'individu et les masses, l'exceptiou et la r�gle; de sa pleine et certaine science, il subordonne, par {Hi l4} une d�cision infaillible et sans appel, l'humanit� � l'homme, les masses � l'individu, la r�gle � l'exception. Il se constitue en r�volte contre la soci�t�, ou, pour parler plus exactement, il la d�clare en �tat de r�bellion contre lui, et la met hors la loi. Puis, se chargeant de l'ex�cution de la sentence, il sape ses bases, fl�trit ses institutions, brave ses lois, casse ses arr�ts, d�truit ses sauvegardes, et s'efforce de d�molir, pi�ce � pi�ce, l'�difice qu'il ne peut faire sauter tout � la fois. A un si �trange spectacle, on ne sait si l'on doit s'indigner ou sourire. George Sand a-t-il donc oubli� ce mot d'un sens si vrai? « Il y a quelqu'un qui a plus d'esprit, plus de g�nie que qui que ce soit, c'est tout le monde. » N'entend -il pas la voix des g�n�rations qui s'�l�ve contre lui, unanime, imposante, pour le condamner sans recours? il peut bien la maudire, cette voix, mais il ne lui est pas donn� de mettre � n�ant ses d�cisions. Quand je vous contemple, George Sand! seul en pr�sence de cette puissance colossale de l'humanit�, aussit�t vos rares talens, votre haute sup�riorit� intellectuelle s'effacent et disparaissent; il me semble n'avoir plus, sous les yeux, qu'un pygm�e, roidissant ses petits bras dans un risible {Hi 15} effort, et s'imaginant pouvoir se servir de sa plume, comme d'un levier, pour �branler, sur leurs vieux fondemens, les soci�t�s que Dieu seul dirige et modifie � son gr�, selon ses imp�n�trables desseins.

Cette t�che insens�e et criminelle, George Sand s'acharne � la poursuivre, avec une verve de col�re et une �nergie de volont� propres � effrayer quiconque n'aurait pas foi en d'�ternelles promesses. La haine et l'orgueil, ses deux mauvais g�nies, le pr�c�dent dans sa course forcen�e. Ils secouent leurs torches devant lui, et, � cette lueur infernale, lui montrent, en passant, Dieu et l'homme, les rapports qui les unissent, la soci�t� et l'ordre providentiel du monde moral. Le malheureux maudit et blasph�me; il appelle � lui toutes les passions mauvaises, tous les instincts anti-sociaux, dont il proclame l'affranchissement. Il se retourne, croyant que derri�re lui il y a foule, et se voit presque seul! Le sentiment de son isolement, de son impuissance, l'�claireront-ils enfin? Comprendra-t-il que l'individualisme est inhabile � rien fonder, si ce n'est l'anarchie en grand, et que l'unit�, la coh�sion sont au fond de tout ce qui est stable? — O� donc courez-vous? {Hi l6} lui crient quelques individus �pars, que la curiosit� a attir�s sur ses pas. — Au n�ant par la n�gation. — Que cherchez-vous? — Je l'ignore; je ne veux rien de tout ce qui existe. Mais, en attendant que mon but soit d�termin�, mon choix fait, j'ai besoin d'exercer cette puissance de destruction qui m'a �t� donn�e; je veux me sentir vivre. Malheur donc � ce qui me fait obstacle! malheur � tout ce qui g�ne le d�veloppement illimit� du moi y dont les inspirations sont ma loi unique, du moi dont j'ai fait mon Dieu; ce n'est que sur des ruines que je lui sacrifie!

C'est surtout dans Jacques et dans L�lia, que George Sand a formul� ses doctrines anti-sociales y et d�pos� le tr�sor de ses col�res et de ses vengeances. Nulle part il ne se montre plus haineux, plus m�prisant et plus amer. Le sentiment que lui inspire la race humaine, � lui et � ses h�ros, est plus que de la misanthropie; c'est, pour me servir d'un mot que je fabrique expr�s, de l'antropophobie, je veux dire une rage furieuse et implacable. Aupr�s de Jacques, de Sylvia et de L�lia, Timon n'e�t �t� qu'un Philinte; et, pour trouver quelque chose d'analogue, il faut remonter jusqu'� ce fou couronn�, {Hi 17} qui regrettait que le peuple Romain n'e�t pas une seule t�te, pour en finir avec lui d'un seul coup. Je retrouv�, dans une lettr� que m'adressaitt Sylvio Pellico, cet homme au caract�re adorable, � la vertu en quelque sorte surhumaine, le passage suivant, qui semble avoir �t� �crit expr�s pour George Sand: « Le grand mal de n�tre �poque agit�e, c'est la haine. Les cœurs se dess�chent; tous cherchent � l'envi � se surpasser en prudente m�fiance, en conjectures avilissantes, en ironies cruelles: Ah! ces gens-l� n'aiment pas! c'est qu'ils ne sont pas Chr�tiens. »

En effet, l'amo�r, dans le sens restreint, dans la commune acception du mot, l'amour tel que le professent George Sand et ses personnages, la chose sans laquelle, selon eux, tout le reste n'est rien, la seule qu ils se vantent d'avoir �tudi�e, de conna�tre � fond, et pour laquelle ils se disant appel�s � vivre exclusivement; cet amour-l� n'est, en d�finitive, autre chose que l'individualisme pouss� jusqu'au d�lir�, jusqu'� la f�rocit�. C'est l� concentration de toute l'�nergie vitale, de toutes les facult�s de l'homme sur ce point unique: l'assouvissement de sa passion �go�ste. Car il s'aime lui-m�me, il n'aime {Hi 18} que lui dans cette idole qu il s'est faite; il se recherche lui seul, dans l'objet qu'il croit aimer, et auquel il s'imagine follement qu'il se sacrifie; comme si le sacrifice pouvait exister sans l'abn�gation, sans l'entier d�tachement de soi? Dans cet �tat permanent de fi�vre chaude, l'œil de l'intelligence s'obscurcit, le cœur se resserre et se corrode, le sens moral se d�prave, les saines notions se faussent, la raison et la volont� paralys�es ploient sous le joug de l'imagination d�lirante, tous les devoirs sont m�connus, foul�s aux pieds; en un mot, l'homme social dispara�t pour faire place � l'individu, qui, monomane furieux, se d�bat et brise les entraves qui g�nent l'�lan de sa passion indomptable; pour la satisfaire il bouleverserait le monde. Il ne faut donc pas s'�tonner de voir de tels �tres passer � l'�tat sauvage. Nous leur avons surpris leur secret, arrach� leur masque, et nous savons d�sormais pourquoi « ils d�testent si cordialement la soci�t�, ses droits, ses usages, ses pr�jug�s, et r�voquent en doute les �ternelles lois de l'ordre et de la civilisation, » en attendant que, mieux inform�s, ils les fl�trissent de leurs m�pris. George Sand ne trouvera donc pas mauvais que nous le r�cusions, en invoquant ses {Hi 19} propres paroles: « La haine et le d�sespoir font trembler la main qui tient la balance, et la vengeance se m�le de juger. »

S'il m'arrive quelquefois de confondre l'auteur et les caract�res qu'il met en sc�ne, ce n'est point � dessein, mais parce qu'il est difficile de les s�parer. L'homme de g�nie se r�fl�chit dans son œuvre; elle fait, pour mieux dire, partie de lui-m�me. C'est la robe de Nessus sur les �paules d'Hercule, et l'on n'en peut arracher un lambeau sans que les chairs saignantes ne viennent avec. A lexemplc de Byron, George Sand s'est complu � se personnifier, plus ou moins, dans ses cr�ations, et la plupart de ses personnages n'ont gu�re d'autre r�alit� que celle-l�. Ce sont, le plus souvent, des abstractions incarn�es, qui rappellent ce monstre de la porte St.-Martin, produit bizarre des �lucubrations de l'alchimiste, bip�de ind�finissable, n�, par une nuit d'orage, de l'union d'un alambic et d'une cornue. Je me propose de prendre � partie ces h�ros de romans, ces Virago cuirass�es du triple airain. Si, les atteignant au d�faut de l'armure, mon fer p�n�tre dans un sein palpitant de vie, et fait saigner des blessures mal cicatris�es, si, veux-je dire, George Sand se trouve, par aventure, derri�re {Hi 20} ses personnages, j'en aurai regret; mais je ne sais qu'y faire, si ce n'est de plaider, par avance, l'excuse de non-pr�m�ditation.



{Hi 21} II.



SI je commence mon travail d'examen par le roman de Jacques, c'est que, de tous les ouvrages de George Sand, il est, selon moi, le plus mauvais et le plus dangereux, en ce qu'il en est le mieux fait et le plus clair. Nul autre ne me para�t de nature � exercer une action plus dissolvante, et � r�pandre plus d'id�esf ausses et anti-sociales. Le mal qu'il contient est un mal tout pratique, et mis � la port�e de chacun. Quiconque sera enclin � s'�garer dans de mauvaises voies, ou � s'y affermir, � s'y enfoncer de plus en plus, trouvera, dans ce livre, des sophismes � son usage, sophismes au moins sp�cieux, et d�bit�s avec un aplomb d'effronterie, on ne peut plus propre � faire impression surles esprits faibles et sur les convictions chancelantes.

Le roman de Jacques a pr�par� et provoqu� la chute de plus d'une femme, et, pour un grand nombre, il l'a rendue irr�vocable peut-�tre. Cette assertion est bas�e sur des faits.

{Hi 22} L'id�e-m�re, la donn�e principale de ce roman, donn�e qui se r�v�le plus ou moins clairement, dans tous les livres de George Sand, se trouve formul�e sans ambiguit� dans le passage suivant, auquel l'ouvrage est destin� � servir de commentaire: « Je ne me suis pas r�concili� avec la soci�t�; le mariage est toujours, selon moi, une de ses plus odieuses institutions. Je ne doute pas qu il ne soit aboli, si l'esp�ce humaine fait quelques progr�s vers la justice et la raison. Un lien plus humain et non moins sacr� remplacera celui-l�, et saura assurer l'existence des enfans qui na�tront d'un homme et d'une femme, sans encha�ner � jamais la libert� de l'un et de l'autre. Mais les hommes sont trop grossiers, et les femmes trop l�ches pour demander une loi plus noble que la loi de fer qui les r�git. A des �tres sans conscience et sans vertu, il faut de lourdes cha�nes. Les am�liorations, que r�vent quelques esprits g�n�reus, sont impossibles � r�aliser dans ce si�cle-ci. Ces esprits-l� oublient qu'ils sont de cent ans en avant de leurs contemporains, et qu'avant de changer la loi, il faut changer l'homme (Jacques, p.79, vol. I.) »

Les r�flexions se pressent en foule, � la {Hi 23} lecture de cet �trange manifeste; en le r�digeant, l'auteur semble avoir �t� frapp� de vertige, et ce pr�ambule seul: « Je ne suis pas r�concili� avec la soci�t�, � est de nature � faire na�tre une juste m�fiance, quant � la valeur morale de ce qui suit. Jacques parait avoi� oubli�-, si toutefois il les a jamais connues, et la nature de l'homme et les conditions de son existence. Il ne s'est pas aper�u qu'en formulant sa condamnation du mariage, qu'en pr�disant son abolition pour l'ann�e 1937, il avait, par le fait et d'un trait de plume, chang� l'homme, dans l'impatience o� il �tait de changer la loi. L'existence de la famille ne d�rive-t-elle donc pas de ce qu'il y a de plus intime dans notre nature, savoir, de l'amour des enfans, sentiment non moins instinctif, non moins vivace, plus fort peut-�tre, et � coup s�r plus durable que l'attrait qui porte les sexes l'un vers l'autre? Or, la famille est-elle possible sans le mariage d�clar� indissoluble, sauf certains cas urgens de s�paration, certaines exceptions rares, qui peuvent �tre d�termin�es par la loi? L'exp�rience de tous les temps et de presque tous les peuples a pleinement confirm� le contraire. Je ne veux point ici trancher du publiciste, en reproduisant les argumens all�gu�s contre le {Hi 24} divorce: je me bornerai simplement � dire, que le sentiment paternel, relui de la maternit� surtout, que leur action �minemment moralisatrice, valent bien la peine d'�tre pris en consid�ration, et qu'il semble au moins �trange de voir Jacques, les sacrifier de gait� de cœur, � un instinct moins noble, moins conservateur surtout, instint qui, d�velopp� dans des proportions d�mesur�es, par des imaginations en d�lire, devient la plus aveugle, la plus isolante, la plus destructive des passions anti-sociales. C'est George Sand lui-m�me qui l'a dit: « l'amour est �go�ste; il s'assied triomphant sur les ruines de l'univers, il se p�me de plaisir sur des ossemens dess�ch�s, comme sur des fleurs. »

S'imaginer qu'on peut en finir aussi lestement avec une institution que l'on hait, c'est faire preuve d'une singpli�re pr�occupation d'esprit. On a ses raisons pour n'envisager le mariage que d'une mani�re �troite, je veux dire, sous le point die vue purement individuel, et l'on se h�te de le proscrire, sans �tre en position de le comprendre, ni, � plus forte raison, de le juger. Sur quoi donc basera-t'on le lien plus humain que l'on pr�tend lui substituer? (Je prendsr ici le mot humain dans sa plus haute acception.) {Hi 25} Comment surtout parviendra-t'on a le rendre sacr�? — Mais l'amour.... — Je vous comprends, Jacques; votre th�orie sur le sentiment, sur l'amour, « dout on aurait d� faire le Dieu de l'univers, » ceotte th�orie, selon vous, suffit � tout. Mais, dites-moi, je vous prie, o� s'arr�tera, pour vos couples d'amans, la facult� du provisoire?. A quelle limite finira pour eux, le droit d'user de cette libert� que vous vous garderez « d'encha�ner � jamais? » Jusqu'� quel point leur sera-t-il loisible de changer, d'essayer, de se fixer de nouveau, pour �tre d�sabus� une fois de plus, et avoir l'occasion d'essayer une fois encore? Votre principe admis, vous ne vous arr�terez plus, et vous glisserez, par une pente irr�sistible, jusqu'� la fameuse th�orie du p�re Enfantin, sur les �tres � affections profondes et les �tres � affections vives, ainsi que sur la n�cessit� rationnelle de les appareiller; doctrine monstrueuse, qui, dans la pratique, m�nerait droit � la promiscuit�, et qui attira, au P�re, cette terrassante apostrophe d'un St.-Simonien, homme de bien: « Vous r�glementez l'adult�re! »

Au reste, le vœu que vous �mettez � jadis �t� r�alis�: l'antiquit� a �lev� des temples � votre Dieu de l'univers. Eros et Venus genitritix ont eu {Hi 26} leurs autels, et nous avons vu o� la d�ification des instincts brutaux de notre nature a men� l'humanit�. Il demeure encore douteux si les hommes en seront moins grossiers, et les femmes plus respect�es, lorsqu'au joug du devoir, qui vous p�se tant, vous aurez substitu� le lien libre, l'engagement facultatif que vous annoncez; ces mots hurlent de se trouver ensemble!

Quant au moyen d' « d'assurer l'existence des enfans qui na�tront de......... d'un homme et d'une femme » (pourquoi cette pruderie, Jacques? prononcez hardiment ce mot d'une cynique �nergie, le seul qui rende votre pens�e, Rousseau vous en a donn� l'exemple (*). Ce moyen, dis-je, est tout trouv�; on agrandira les hospices. La soci�t� nouvelle se chargera de prendre soin des orphelins d�laiss�s par leurs p�res et m�res qui, chacun de leur c�t�, continueront � en accro�tre le nombre, au gr� de la mobilit� de leurs affections vives, La famille sera dissoute comme un abus; la propri�t�, devenue viag�re, ne tiendra plus qu'� un fil. Mais, comme l'id�e du mien, si ce n'est celle du tien, est enracin�e au fond de la nature humaine, le fort, � d�faut du droit, voudra au moins s'assurer la {Hi 27} jouissance, et le monde r�g�n�r� de M. Jacques, apr�s avoir commence par �tre un immense Lupanar, devienidra un coupe-gorge, « et c'est l� ce qu'on appellera le triomphe de la raison » individuelle.

(*) Premier livre des Confessions.

Jacques et Sylvia me semblent �tre deux de ces types dans lesquels, George Sand, pour me servir d'une locution famili�re, se mire avec complaisance. Ils font, l'un et l'autre, partie de « ces �tres au caract�re indompt�, insaisissable » qu'il aime � mettre aux prises avec la soci�t�, laquelle, comme vous pouvez croire, a toujours le dessous dans les romans de George Sand. A ces « �tres d'exception, » il leur faut pouvoir vivre quinze ou vingt vies ordinaires, dans le cours d'une seule vie. Pour eux, l'existence n'est point une voie droite, trac�e par le devoir, qui a le perfectionnement pour but et l'�ternit� pour r�compense. C'est une course furieuse, vagabonde, une grande chasse aux �motions. Pour les atteindre, ils foulent aux pieds la conscience, la vertu, les plus nobles instincts du cœur de l'homme; ils passent sur le ventre � l'humanit� tout enti�re, constitu�e en soci�t�, selon les vues de la providence. Car ces cinq ou six cr�atures � face humaine « qui apparaissent, dans {Hi 28} tout un si�cle, pour aimer la v�rit�, et mourir sans avoir pu la faire aimer aux autres, » se rient de la foi sociale et se vantent de la d�tester. Mais, gr�ce � Dieu, ces Sauvages (c'est ainsi qu ils se qualifient), ne sont qu'une anomalie monstrueuse; « ils n'ont point leurs semblables parmi les hommes, » et leur penchant d�prav� les pousse au fond des for�ts, ponr y mener une vie « de solitude et de haine, » parmi les brutes, au niveau desquelles ils se ravalent; brutes trois fois heureuses, puisqu'elles ne connaissent ni le mariage, ni la propri�t�, ni les devoirs sociaux! « L'homme qui pense; a �crit Rousseau, est un animal d�prav�. » Le mot e�t �t� plus juste, s'il l'e�t appliqu� � l'homme qui s'isole. C'est de ces m�mes �tres, qu'une bouche �loquente a dit: « quelques rares individus, esp�ce de race sauvage, errante dans les d�serts du monde intellectuel, qui ha�ssent la v�rit� comme v�rit�, et le bien comme bien (*) ».

(*) M. DE LAMENNAIS. Affaires de Rome.

« Quand on se sent moins brute et moins f�roce que la soci�t� o� l'on est condamn� � vivre et � mourir, il faut, �crit Jacques, ou lutter corps � corps avec elle, {Hi 29} ou s'en retirer tout-�-fait. » Mais, en attendant, ces insatiables d�vorateurs de vies, qui consentent encore � habiter parmi les hommes, font aussi bon marche de l'existence d'autrui que de la leur, disposent de ce qui ne leur appartient pas, et vivent sans scrupule aux d�pens de l'ennemi. Etudions un peu Jacques, l'homme-mod�le, ainsi que son amie Sylvia; ne les en croyons pas sur parole, quant � l'apoth�ose qu'ils se d�cernent mutuellement; mais recueillons leurs aveux, p�n�trons leurs motifs, et surtout, voyons-les � l'œuvre.

Jacques a passe sa vie, co�un� tant d'autres, � sabrer Allemands et Russes qui n'en pouvaient mais, s'indignant bien, par fois, de cet odieux m�tier, et continuant pourtant � sabrer, par distraction sans doute, comme aussi pour �chapper � l'ennui et ob�ir au respect humain, qu'il n'en m�prise pas moins in petto. Ajoutons que, tout ce qu'il a pu �ter � son service, il l'a donn� � l'amour, dont il a �tudi� � fond la th�orie et la pratique. Sterne nous assure quelque part qu'il en valait mieux quand il �tait amoureux; cela ne me para�t pas avoir �t� le cas de Jacques. Quoi qu'il en soit, le voil� qui, � trente-cinq ans, se sent vieux; il est us�, fl�tri, dess�ch�; il est {Hi 30} sceptique, ne croit plus � rien de bon (il croit en lui ). Il a le cœur dur, « la reconnaissance l'ennuie, il n'y a pas foi, et semble prendre en aversion les gens qui ont re�u de lui quelque chose; » bref, il est d�senchant� de tout, except� pourtant de l'amour, dont il veut encore essayer.

Dans ces belles dispositions, il n'en va pas moins �pouser, � premi�re vue, Fernande, une enfant de dix-sept ans, toute jeune, toute na�ve, toute remplie d'illusions et �lev�e dans des id�es, dans des habitudes qui diff�rent totalement des siennes. Jacques, l'homme fort, l'homme sage, l'homme p�n�trant par excellence (demandez plut�t � Sylvia), s'obstine � consommer ce coup de t�te, en d�pit des judicieux conseils, des pr�visions trop bien fond�es de son amie. Les r�ponses qu'il y fait sont empreintes de l'�go�sme et de l'impr�voyance les plus vulgaires; il est amoureux! « J'�pouse cette jeune fille, avoue-t il, parce qu'il n'y a pas d'autre moyen de la poss�der. » D�cid�ment, Jacques baisse; il a des scrupules et renie ses principes; autrefois il eut s�duit, puis enlev� Fernande, pour vivre librement avec elle. « Ne dis pas, ajoute-t-il, que j'expose le bonheur d'un autre avec le mien; {Hi 31} d'abord cet �tre, l� o� je le prends, ne serait qu'infortun� en d'autres mains que les miennes (qu'en sait-il? ), et puis ce qu'il est destin� � souffrir avec moi est peu d� chose, au prix de ce que je suis r�sign� � souffrir avec lui; les tourmens qui m'attendent, je les connais, et je sais quelles sont les douleurs des autres, au prix des miennes. Comment veux-tu que j'aie de la compassion pour quelqu'un?.... Fernande souffrira donc avec moi. » Voil� qui est tout simplement d'un homme inf�me, et je souscris de grand cœur � l'arr�t de Sylvia qui d�clare Jacques « au-dessous du r�le de protecteur et de chef de famille » qu'il se dispose � prendre.

Quant � le supposer « au-dessus » de ce r�le �lev�, c'est une illusion de son amiti�. Je me suis demand� si la chose �tait admissible pour qui que ce fut. Elle n'est vraie que pour le pr�tre, lorsqu'il est � la hauteur de sa mission sainte, et que l'Esprit divin est descendu sur lui, avec la pl�nitude de ses dons.

Maintenant nous en savons assez sur Jacques, et nous avons sa mesure; passons donc � Sylvia: La transition est facile. Ces deux caract�res jumeaux se compl�tent mutuellement, et leur {Hi 32} air de famille d�c�le leur commune origine.

La douce et na�ve Fernande, l'affectueux Octave se demandent: « cette Sylvia, avec son ame de bronze, avec son humeur �nergique et m�me un peu f�roce, est-ce l� une femme? » J'avoue que je partage leur incertitude. Permi � Jacques d'admirer en elle « cette force, cet orgueil, ce caract�re r�solu qui la font si grande, » de lui assurer que les �tres qui sont autour d'elle « ne lui viennent pas � la cheville, et qu'elle se fatigue, en vain, � chercher � terre un cœur qui vaille la peine d'�tre ramass�. » Les attributs, dont il fait honneur � Sylvia, ne sont point ceux que nous recherchons dans son sexe, et, d�s-lors, elle perd, comme femme, ses droits � nos sympathies, sans en acqu�rir, comme homme, � notre estime et � nos respects. Ainsi que tous les �tres d�class�s, et plac�s en dehors des conditions de leur existence, elle ne peut plus pr�tendre, qu'� �tre pour nous, un objet de curiosit�, une anomalie plus ou moins int�ressante offerte, comme les fr�res Siamois, aux �tudes du psychologue.

Ces « habitans d'un monde imaginaire, » qui condescendent, � poser devant nous, ont beau d�cliner notre comp�tence, et d�clarer qu'ils {Hi 33} sortent du droit commun, il ne leur en faudra pas moins produire leurs titres, et trouver bon qu'on examine leur vie; or, dans un pareil examen, on ne voit rien qui justifie leurs pr�tentions exorbitantes. Ces gens-l� sont faibles, mobiles, imparfaits comme nous, hommes de tous les jours; seulement ils s'imaginent d�guiser leur petitesse sous les proportions gigantesques de leur �go�sme et de leur vanit�, « Orgueilleux jusqu'� la folie, » ces modernes Titans, non contens d'envahir la terre, veulent encore escalader le Ciel. Leurs r�ves les emportent sans cesse au-del� de l'horizon du vrai, des limites du possible; ils font fausse route, d�sorient�s qu'ils sont, dans ce monde qui leur semble indigne d'eux. Incapables de vivre hors du paroxysme d'une �motion quelconque, c'est � l'amour, � la haine et � l'orgueil qu'ils demandent l'aliment, le pain quotidien de leur existence fi�vreuse et toute factice. « Je me sens, dans l'ame, dit Sylvia, une soif ardente d'adorer � genoux, quelque �tre sublime, et je ne rencontre que des �tres ordinaires. Je voudrais faire un Dieu de mon amant, et je ne trouve que des hommes. » Portez vos adorations plus haut, Sylvia, et cessez de vous acharner contre l'homme, {Hi 34} dont vous avez voulu faire follement votre idole, tandis qu'il n'est que votre fr�re; il ne doit pas payer pour vos illusions perdues.

Maintenant, sublime insens�e! je commence � vous comprendre. Votre amour d�sordonn�, votre culte impie pour la cr�ature a d�senchant� et ravag� votre vie; il n'a pu remplir votre ame qui aspire � l'infini. Vous lavez us�e dans des efforts impuissans, dans d'infructueux essais. Egar�e � la poursuite de l'id�al, cette ame, plus �nergique que vraiment forte, a m�connu sa fin, et s'est bris�e dans une lutte in�gale contre l'inexorable r�alit�. Pour me servir d'une comparaison vulgaire, mais qui rend exactement ma pens�e, vous avez, dans votre confiance aveugle, mis en viager votre tr�sor d'affections et d'esp�rances; vous avez tout plac� sur cette terre, tout plac� sur l'homme qui n'�tait pas solvable; l'homme a manqu�, et vous voil� ruin�e, vous qui �tiez si riche! Ah oui! « Il y avait, dans votre ame, le germe d'une vertu peu commune; » mais aussi « celui du d�sespoir �tait cach�, pour vous, dans le bouton, � peine entr'ouvert, » d'une esp�rance toute terrestre. Vous ne l'avez que trop bien d�velopp� ce germe fatal! Abus�e par vos r�ves ambitieux, vous avez demand�, � {Hi 35} cette vie, autre chose et plus qu'elle ne pouvait vous donner; elle a �t� insuffisante � satisfaire d'aussi insatiables exigeances. De l�, cet amer d�pit, ce d�couragement profond, ce d�sespoir furieux qui s'en prend � Dieu et aux hommes. C'est le juste ch�timent du d�dain superbe, que vous nourrissiez contre tout ce qui sort de ce monde imaginaire, o� vous vous renfermez. Le po�te l'a dit:


« Du nectar id�al sit�t qu'elle a go�t�, »
« La nature r�pugne � la r�alit�. »

Mais il faut qu'elle l'accepte pourtant, et qu'elle s'y r�signe; c'est pour elle plus qu'une n�cessit�, car c'est un devoir. La prose d�borde de cette vie, il est vrai, mais c'est pour ceux qui ne la voient que sous un aspect, et � l'aide de l'imagination seule; sa po�sie cach�e ne se r�v�le qu'au cœur droit et � l'œil simple. Si le premier est perverti par l'habitude des sentimens �go�stes et haineux, si la fureur trouble le second, l'homme cesse de voir et de comprendre la magnifique ordonnance du monde intellectuel.

« Tu as raison, Jacques, dit Sylvia, de ne rien pardonner � cette boue humaine. » On peut l'affirmer hardiment! une pareille disposition {Hi 36} est, dans l'ame qui la subit, le signe certain d'une infirmit� irr�m�diable, ou d'une profonde d�gradation. Ce m�pris d�lirant, cette haine fr�n�tique, vou�e � l'humanit� en masse, est un arr�t fl�trissant pour l'�tre qui ose s'en faire gloire. Socrate, Platon, Marc-Aur�le, Epict�te (sans parler de l'homme-Dieu ), ont protest� �loquemment contre ces audacieux contempteurs de la dignit� humaine; tous les grands caract�res des temps pass�s, comme des temps modernes, se l�vent pour leur porter un �clatant d�menti. Les malheureux! ils parodient criminellement l'œuvre du Cr�ateur, et, pour avilir l'homme plus s�rement, ils le font � leur image!

« Ce qui m'est odieux, dit Sylvia, c'est la d�pendance. Si je me sentais condamn�e � vivre d'une telle mani�re et dans un tel lieu, je prendrais cette vie et ce lieu en horreur, quelque conformes qu'ils fussent d'ailleurs � mes penchans; » ceci ne nous rappelle-t-il pas une figure de connaissance, celle de notre fr�re le gamin? Ne retrouvons-nous pas ici sa nature de sauvage, et son horreur de toute r�gle? « Ma position ind�pendante, continue-t-elle, mon isol�ment de toute consid�ration {Hi 37} sociale sont cause que je me suis livr�e � mon cœur, d�s qu'il a parl�. Si j'ai de la force, ce n'est pas � me combattre que je l'ai acquise. » C'est pourtant de la sorte qu'on l'acquiert, et surtout qu'on la met � l'�preuve; dans tous les temps, on a regard� comme le plus beau, comme le plus difficile des triomphes celui que l'homme remporte sur lui-m�me. Mais l'�cole moderne a chang� tout cela.

« Rien n'est si sec, si dur, si froid, si resserr� que le cœur qui s'aime seul en toutes choses, » a dit F�n�lon. L'exp�rience de Sylvia et de Jacques, qui n'ont fait autre chose de leur vie, vient � l'appui de ces paroles. Ils ont �prouv�, l'un et l'autre, « combien l'ame perd de sa grandeur et de sa saintet�, quand elle accepte une idole souill�e, » c'est-�-dire, lorsqu'elle se prend elle-m�me pour l'objet de son culte. Quant � la s�cheresse et � la duret� de cœur qui r�sultent de ce mode d'existence anormal, Sylvia nous en offre la preuve: « son pardon est froid et inexorable comme la mort, » si toutefois elle peut pardonner, elle qui d�clare ne rien conna�tre de plus affreux que le « mal de mis�ricorde. » Il en est de m�me pour Jacques: « ne pouvoir tol�rer la faiblesse {Hi 38} d'autrui, lui dit Sylvia, voil� ta faiblesse; voil� la grave infirmit� par laquelle Dieu a compens� sa magnificence envers toi: c'est le c�t� sacrifie de ton grand caract�re. » Sylvia se flatte ici dans la personne de son alter-ego; il n'est de grands caract�res que ceux qui s'oublient et se d�vouent pour leurs semblables, de m�me qu'il n'est d'intelligences vastes et lucides que celles qui voient les choses de haut, et les embrassent dans leur ensemble; telle n'est pas, � coup s�r, l'intelligence de Jacques.

« Les soci�t�s, dit-il, ne peuvent exister qu'au moyen de lois arbitraires, bonnes pour les masses, horribles et stupides pour les individus. » Toujours les individus! c'est, pour Jacques, comme une id�e fixe. Mais ces lois, d�s lors qu'il les reconna�t bonnes pour les masses, ne sauraient, par cela m�me, �tre arbitraires. Si elles sont bonnes, c'est qu'elles d�rivent n�cessairement de quelque fait humain, de quelque besoin social (ce qui, pour moi, est la m�me chose); c'est qu'elles �manent des profondeurs myst�rieuses de notre nature � tous. De quel droit donc, vous individu, vous exception, venez-vous demander que l'humanit�, que la r�gle �ternelle fl�chissent devant vous? Vos {Hi 39} exigeances, vos froids d�dains ne m'en imposent pas: je vous comprends et tous juge. Vous voulez, je le vois, vous assurer vos coud�es franches, vos mouvemens libres; vous travaillez � d�blayer le terrain, et � vous ouvrir un champ illimit� pour votre chasse aux �motions, pour l'envahissante activit� et l'�lan effr�n� de votre moi; car ce n'est pas vous qui saurez refr�ner son �go�sme d�vastateur, dans l'int�r�t de vos semblables. Apr�s avoir demand� ironiquement s'il est possible de cr�er un code de vertu pour l'homme, vous d�clarez y renoncer, pour vous-m�me, de guerre lasse. Jacques! le Dieu qui cr�a l'homme le lui a formul�, ce code que vous cherchez, et, si vous n'aviez pas tu� votre conscience, vous le retrouveriez �crit dans votre ame. Peut-�tre en est-il temps encore, descendez en vous-m�me; recueillez-vous dans le silence des passions; soyez humble et simple de cœur soyez aimant et mis�ricordieux envers vos fr�res; devenez enfin tout ce que vous n'avez pas �t� jusqu'ici, et vous verrez que vous ne serez plus forc� de changer de code dix fois dans votre vie. Vous reconna�trez qu'il est aussi impossible, � un homme, de se constituer le l�gislateur de l'humanit�, que d'�tre vertueux {Hi 40} par sa seule force. Renon�ant � trouver votre appui en vous-m�me, vous quitterez le terrain mouvant, et vous affermirez votre pied sur le roc; d�s lors vous ne serez plus �branl�.

D�cid� � �pouser Fernande, Jacques lui adresse une lettre qui n'est pas la moins curieuse de l'ouvrage, en ce qu'il y expose ses id�es sur l'acte important qu'il va consommer. Il demande uniquement � Fernande de vouloir bien l'accepter, lui, « le vieux Jacques, pour son appui, son d�fenseur et son meilleur ami. » Il a trop d'exp�rience du cœur, en effet, pour exiger d'elle qu'elle l'aimera toujours, et pour prendre, de son c�t�, un pareil engagement. Mais comment, avec cette grande exp�rience, a-t-il pu se flatter que sa jeune �pouse conna�tra, avec lui et par lui, l'amour « le seul bien, sans lequel tout le reste n'est rien? » En vertu de quel droit lui interdira-t-il de se pourvoir ailleurs, dans le d�nuement o� elle va se trouver? Comment donc est-il assez aveugle, disons mieux, assez personnel pour compromettre, par une union si disproportionn�e, le bonheur, l'honneur de Fernande, et j'ajouterai, son repos? Car, est-il bien s�r de la fa�onner � ses id�es assez compl�tement pour la rendre inaccessible au remords, si, comme {Hi 41} la chose est probable, elle vient un jour � manquer � ses devoirs envers lui? Que dis-je, ses devoirs? Jacques n'en admet pas dans le mariage, non plus qu'ailleurs. Le serment de lui �tre fid�le, que Fernande va prononcer est, lui dit-il, « une absurdit� que la soci�t� lui impose et qui ne l'engage � rien. Nul ne peut r�pondre de son cœur, et ce n'est point une faiblesse que de s'abandonner � son impulsion. » En revanche, lui Jacques, ne se croira tenu qu'� une seule chose envers Fernande: je veux dire � respecter religieusement la libert� illimit�e qu'il reconna�t � sa femme, � ne g�ner en rien les mouvemens de son cœur, ce qui implique, en quelque sorte, le devoir de lui faciliter, si elle le donne � un autre, les moyens de go�ter en paix les joies d'un amour adult�re, selon le monde, mais parfaitement innocent, d'apr�s Jacques, d�s lors qu'il sera sinc�re.

Que ce nouvel amour de Jacques vienne maintenant � s'�teindre comme les autres, se plierat-il, alors, � l'absurdit� d'�tre fid�le � sa femme? impossible! surtout s'il lui germe au cœur, ou plut�t dans la t�te, quelque derni�re passion tout aussi indomptable que les pr�c�dentes, et qu'il se fera �galement scrupule de chercher � {Hi 42} vaincre. Le voil� donc d�laissant son foyer domestique, pour aller fonder ailleurs une seconde, une troisi�me famille peut-�tre; car, qui sait, o� s'arr�tera sa facult� d'aimer? Que deviendra alors « le protecteur, l'appui, le meilleur ami » de la pauvre Fernande? Quelle compensation lui restera-t-il, avec les principes que Jacques lui aura donn�s, si ce n'est de chercher aussi, de son c�te, quelque autre protecteur?

Il est superflu d'insister sur l'odieux d'une morale pareille, et sur les cons�quences qui en d�coulent, cons�quences � la fois d�gradantes pour l'humanit�, et funestes pour le bonheur, comme pour le repos des individus, auxquels Jacques a vou� un int�r�t si exclusif. Qui ne comprend, au premier coup-d'œil, que la g�n�ralisation, que l'application en grand de ses ex�crables principes aurait pour infaillible r�sultat le rel�chement de tous les liens sociaux, et la dissolution de la soci�t� elle-m�me attaqu�e ici indirectement dans la famille? Voil� pour le point de vue g�n�ral; quant � leur effet sur les individus, il ne nous appara�t ni moins fatal ni moins �vident, La puissante garantie de l'�ducation domestique une fois enlev�e, l'immoralit� {Hi 43} d�bordera de toutes parts, les causes de perturbation iront se multipliant � l'infini; l'ordre de choses constitu�, quel qu'il soit, ne voudra pas rester d�sarm� en pr�sence de ces dangers, et le besoin de sa d�fense lui fera multiplier les moyens de coercition et de r�pression. Tous les instincts, tous les int�r�ts conservateurs lui viendront en aide, pour refouler l'irruption des sauvages. « A des �tres sans conscience et sans vertu, a dit George Sand, il faut de lourdes cha�nes. » On verra donc les prisons se remplir de plus en plus, sous l'empire d'une l�gislation Draconnienne a. Les passions, sur-excit�es jusqu'au d�lire, peupleront les hospices d'ali�n�s, qu'il faudra agrandir, et la liste des suicides, d�j� si remplie, s'augmentera dans une proportion effrayante.

Les principes et l'impr�voyance coupable de Jacques ne tardent pas � porter leurs fruits, et les nouveaux �poux expient bient�t, par la perte de leurs illusions, l'imprudence d'une union aussi mal assortie. Jacques reconna�t trop tard que, s'il est naturel qu'il ait de l'amour pour Fernande, il est impossible qu'elle en ressente pour lui, qui pourrait �tre son p�re. Il le sait, � cette ame jeune et expansive, il faut, {Hi 44} de toute n�ccssit�, l'amour qui, « lui seul, est quelque chose. » Dans sa conduite avec elle, Jacques est absurde et maladroit; il n'a point la main assez l�g�re, pour relever cette pauvre fleur qui se penche sur sa tige; il ne comprend point Fernande, ne sait pas s'en faire comprendre, et traite cette enfant ainsi qu'il traiterait Sylvia qui a, comme lui, le triste privil�ge de n'�tre point « faite de chair humaine. »

Il aggrave le mal, en appelant, pr�s de sa jeune �pouse, cette Sylvia qui sera, pour elle, la pire des soci�t�s possibles. Elle ne peut manquer, en effet, de lui inculquer ses principes, les principes de Jacques; et l'on sait � quel point ils sont �lastiques. Sylvia ne dira point � Fernande d'aimer son mari, de n'en pas aimer d'autre, car « nulle cr�ature humaine ne peut commander � l'amour, et nul n'est coupable pour le ressentir ou pour le perdre. » Si Fernande se laisse entra�ner � disposer de son cœur, elle ne lui en fera pas un reproche, elle qui pense que « ce n'est pas une faiblesse que de s'abandonner � son impulsion. » Et puis, le cœur une fois donn�, Sylvia se gardera bien de conseiller, � sa jeune amie, de s'en tenir l�; car elle sait que « ce qui avilit une femme, c'est le {Hi 45} mensonge; que ce qui constitue l'adult�re, ce n'est pas l'heure qu'elle accorde � son amant, c'est la nuit quelle va passer ensuite dans les bras de son mari. » D�sormais, le s�ducteur peut arriver quand il voudra, le chemin est fray�.

Voici venir, tout � point, Octave, amant cong�di� de Sylvia, qui s'en est s�par�e parce qu'elle ne le trouvait pas � sa hauteur, et qu'elle se sentait « lasse de jouer, dans cette union, le r�le de l'homme. » Cet Octave r�de autour du ch�teau de Jacques, afin d'essayer de toucher le cœur de Sylvia qui s'est ferm� pour lui. Il se sert, � cet effet, de la simple et confiante Fernande, pour laquelle il ne tarde pas � concevoir une passion, que bient�t elle partage. De la piti�, elle a pass� � l'amour, et, � son insu, son cœur se d�tache du « vieux Jacques, » pour se donner � un homme jeune comme elle, comme elle plein d'illusions, et qui peut �tre, lui, « l'amant, le camarade » de Fernande.

Cette jeune femme fait honneur aux le�ons de ses ma�tres; sa morale est large, et elle est d�j� habile � trouver des sophismes pour se duper elle-m�me: on en jugera par l'id�e qu'elle se forme de ses devoirs d'�pouse et de m�re. {Hi 46} « Que Jacques n'a-t-il envers moi, dit-elle, quelque tort qui m'autoris�t � disposer de mon honneur et de mon repos, comme je l'entendrais. » Pu�rile et folle cr�ature, qui s'imagine pouvoir disposer de ces deux choses, ainsi qu'elle ferait de ses bracelets! Elle ne sait pas, car Jacques n'a pu lui enseigner ce qu'il ne soup�onne pas lui-m�me, qu'elle ne s'appartient plus d�sormais; que son honneur fait partie de la l�gitime de ses enfans, et est la portion la plus inali�nable de l'h�ritage qu'elle leur laissera. Est-elle donc assur�e qu'ils seront, un jour, assez « hommes d'exception, » pour n'en pas faire plus de cas qu'elle n'en fait elle-m�me? Et puis elle parle de repos; mais il n'en est point, pour elle, tant qu'elle n'aura pas accompli, jusqu'au bout, la t�che que la maternit� lui impose, t�che qui ne se borne pas � « allaiter, � laver ses enfans; » mais qui comprend, en outre, l'obligation de les pr�parer � la vie r�elle, de leur enseigner le respect d'eux-m�mes et d'autrui, de les diriger, par la voie du perfectionnement, vers le seul bonheur de cette vie, qui n'est point l'�tourdissement et le vertige de la passion, mais le sentiment d'avoir bien fait, et la paix d'une conscience pure; de leur apprendre enfin � ne {Hi 47} pas « vivre en vain », et pour eux et pour leurs semblables.

Mais c'est l� ce dont Fernande ne se doute pas. D�j� pervertie par les sophismes de Jacques, elle se montre si ing�nieuse � tranquilliser son reste de conscience, qu'il est ais� de pr�voir qu'elle se fera, plus tard, aussi peu de scrupule de quitter Octave pour un autre amour, qu'elle n'en �prouve aujourd'hui � fouler aux pieds ses devoirs envers son mari et ses enfans. Que voulez-vous? Son cœur a parl�, et, dans cette �cole-l�, on regarde comme une duperie de lui r�sister. Et puis, Fernande, « si son destin l'e�t voulu », serait rest�e vertueuse. D'ailleurs, � quoi bon combattre? lui dirait Jacques, nous sommes les jouets de la fatalit�, et l'homme, que son orgueil ne soutient pas, doit in�vitablement succomber dans la lutte.

Je ne sache rien qui soit avilissant, rien qui tende efficacement � faire, de l'homme, une cr�ature abjecte et immonde, comme cette absurde croyance au dogme du fatalisme, que George Sand a emprunt�e � la race la moins progressive et la moins civilisable de l'univers, je veux dire aux Turcs. Etrange co�ncidence! Nous retrouvons rajeunie, sous la plume de l'un des �crivains {Hi 48} les plus brilians du 19.e si�cle, cette m�me doctrine brutale, que le cimeterre de Mahomet inculquait aux populations tremblantes qu'elle a p�trifi�es, apr�s les avoir fanatis�es, et � laquelle Omar offrait, en holocauste, les immenses tr�sors intellectuels de la biblioth�que d'Alexandrie. En y r�fl�chissant, on cesse de s'�tonner de ce fait; il s'explique: � l'exemple de ces deux fl�aux de l'humanit�, George Sand va, en vertu de ses principes, droit � la barbarie.

C'est par suite de ses id�es fatalistes quet Jacques, l'exp�riment� viveur, a h�berg� chez lui, pendant des mois entiers, le s�ducteur Octave, comme pour h�ter l'effet des affinit�s �lectives, et concourir � l'accomplissement de l'arr�t de cette justice d'en haut qui veut qu'il soit fait, � chacun, selon ce qu'il aura fait � autrui.

N'est-ce pas un ignoble coquin que cet Octave, en d�pit de ses grands airs et de ses phrases d�clamatoires? Comme c'est un type assez commun, il est bon d'en faire justice: « la vraie force, se demande-t-il, est-elle d'�touffer ses passions, ou de les satisfaire? Dieu nous les a-t-il donn�es pour les abjurer, et celui qui les �prouve assez vivement pour braver tous les devoirs, tous les remords, n'est-il pas {Hi 49} plus hardi et plus fort que celui dont la prudence et les efforts gouvernent et arr�tent tous les �lans?.... Je suis �go�ste, je le sais; mais je le suis sans peur et sans honte. » Cela n'emp�che pas l'h�ro�que Sylvia, de lui signer un brevet de vertu; il est vrai qu'elle le lui passe � bon march�, et au prix auquel Jacques le lui d�livre � elle-m�me. Dans son gros bon sens, Octave �crit: « Ce Jacques, qui m'abandonne au danger pendant un an, et qui, malgr� sa p�n�tration exquise, ne s'aper�oit pas que je deviens fou de sa femme sous ses yeux; cette Sylvia, qui redouble d'affection pour moi, � mesure que je me console de ses d�dains en aimant une autre femme, sont-ils sublimes ou imb�cilles? » (Je crains qu'ils ne soient pas sublimes.) Il poursuit: « Quand m�meSylvia serait assez g�n�reuse, pour d�sirer me voir heureux avec une autre, Fernande est pr�cis�ment la seule femme qu'elle ne puisse m'aider � obtenir. » La plume tombe des mains; Sylvia entremetteuse par d�vouement!

Si Jacques ne rend pas le m�me service � sa femme, il s'en faut de peu en v�rit�. Il a l'air de ne rien voir; il lui aide indirectement � venir � bout de ses remords, et en cela, il se montre {Hi 50} cons�quent; pourquoi en aurait-elle? En invoquant les titres qu'il poss�de � sa confiance, il lui parle, avec orgueil, des « trente ans d'honneur qu'il a derri�re lui. » Je ne vois pas, moi, que Jacques entende l'honneur autrement que cette foule d'�tres qu'il accable de son froid m�pris, dont, en bonne justice, il devrait se faire l'application tout le premier. Ce n'est pas la peine de se classer superbement � part, lorsqu'on n'a fait soi-m�me que ce que l'on reproche, avec tant d'amertume, � « cette boue humaine. » Apr�s avoir v�cu comme il a v�cu, Jacques est-il donc recevable avenir nous d�biter des aphorismes dans le go�t de ceux-ci? « Pour quiconque veut n'�tre pas d�plac� dans la soci�t�, il faut avoir l'amour de la vie et la volont� d'�tre heureux, en d�pit de tout. . . . . . . . . . Ceux qui n'ont pas d'�go�sme sont inutiles � eux-m�mes et aux autres. . . . . . . . . . Ce qu'on appelle vertu, dans la soci�t�, c'est l'art de se satisfaire, sans heurter ouvertement les autres, et sans attirer sur soi des inimiti�s f�cheuses. »

Jacques se trompe; c'est l� ce que l'on qualifie {Hi 51} g�n�ralement d'�go�sme habile. Mais voyons si sa d�finition de la vertu est meilleure; ces hommes � part s'en font une singuli�re id�e. Pour eux, elle n'est pas l'habitude pers�v�rante dans le bien, la tendance progressive au perfectionnement, l'empire de la volont� sur les penchans mauvais, l'abn�gation de tous les jours; non! cela est au-dessous d'eux. Ce mot de vertu, ils le r�servent pour l'acte de d�vouement et de sacrifice qui r�sulte d'un �lan d'enthousiasme, acte isol� et non moins passager que la cause qui l'a produit. Or, il est � peu pr�s d�montr� qu'il n'existe pas de nature, si perverse, si d�grad�e qu'elle puisse �tre, qui ne soit encore susceptible, parfois, d'un de ces bons mouvemens: on pourrait presque dire que le lion de Florence lui-m�me s'est montr� vertueux de la sorte, une fois dans sa vie. Jacques et Sylvia s'avouent, au reste, avec une rare ing�nuit�, que, tout dispos�s qu'ils sont � s'immoler r�ciproquement leur amour dans les grandes occasions, ils se sentent incapables de s'en sacrifier la moindre parcelle, pour s'adoucir, � l'un et � l'autre, l'ennui et l'amertume de la vie ordinaire. Dans le train habituel des choses, ces amis d�vou�s reconnaissent qu'ils ne sont bons � rien; mais, {Hi 52} attendez les momens critiques, laissez venir l'enthousiasme, et vous verrez! A la v�rit�, Jacques est convaincu « que les hommes ne peuvent absolument rien les uns pour les autres, » conviction qui pourrait bien paralyser l'esprit de sacrifice qu'on rev�t aux bons jours; mais comme, d'un autre c�t�, il ne se pique pas d'�tre toujours cons�quent, il finira pourtant par faire quelque chose pour Fernande: il se tuera plus tard, afin de lui laisser la libert� de convoler.

On n'a point oubli� sa th�orie du mariage; il y conforme fid�lement sa conduite. D�s qu'il a d�couvert que sa femme a cess� de l'aimer, et qu'elle aime Octave, il ne se reconna�t plus aucun droit sur elle, aucun devoir envers elle, si ce n'est pourtant celui de ne point troubler les innocentes amours de deux �tres faits l'un pour l'autre. « Il n'y a pas de crime, dit-il, l� o� l'amour est sinc�re; ils ont de l'�go�sme et n'en valent peut-�tre que mieux. » C'est de leur c�t� qu'est le droit, selon ses principes; il trouve, d�s lors, tout naturel qu'ils fassent des vœux pour sa mort prochaine; bien mieux, il se regarde comme tenu, en conscience, � leur en donner la joie le plut�t possible. « Je suis triste et profond�ment las de moi, �crit-il � {Hi 53} Sylvia. J'avais un ami fid�le et d�vou� (c'est d'Octave qu'il parle; ou ne s'en douterait gu�re), il faut qu'il parte d�sesp�r�, parce que je suis au monde. Vous aviez une belle vie, intime, riante et pure, (!!) et voil� qu'elle est g�t�e, parce que je suis M. Jacques, le mari de Fernande..... Elle sera malheureuse par nos liens indissolubles.... J'esp�re si peu en moi et en mon avenir, que je voudrais mourir, et vous laisser tous heureux, plut�t que de conserver mon bonheur au prix de l'un de vous. »

Voil� qui est bien g�n�reux! Jacques pardonne � son infid�le qu'il n'a pas cess� d'aimer; il respecte, � son intention, la vie d'EM;Octave « dont il voudrait boire le sang, » mais il n'entend pas tout perdre. En cons�quence, il s'en va tuer, en duel, un mauvais plaisant, en balafre un autre, et veut en « massacrer » un troisi�me. Ce qu'il �crit, � cette occasion, est trop caract�ristique pour �tre pass� sous silence. « Est-ce un crime que j'ai commis? certainement. Mais, que m'importe? Je ne suis pas capable de savoir ce que c'est que le remords dans ce moment-ci; Dieu me le pardonnera. Je suis un malheureux qu'il n'a pas b�ni, et dont il ne s'occupe {Hi 54} pas. J'aurais pu �tre bon, si mon destin s'�tait pr�t� � mes sentimens, mais tout m'abandonne et l'homme physique reprend le dessus. Je suis devenu une esp�ce de brute vindicative et cruelle; j'aurais voulu tuer tous ceux qui �taient moins malheureux que moi. » Voil� les �tres qui se proclament forts et vertueux par-dessus tous les autres, qui se tressent des couronnes avant la victoire; qui appellent et d�fient l'�preuve, pour tomber l�chement aussit�t qu'elle est l�. Gladiateurs d�moralis�s, ils tendent la gorge avant que d'avoir combattu!

Jacques va nous donner l'explication de ces contradictions r�voltantes. L'orgueil est, selon lui, le seul appui dont l'homme puisse s'�tayer; eh bien! ce roseau fragile s'est bris� et lui a perc� la main. A ces insens�s, qui prennent l'�nergie de la passion pour de la force, les humbles vertus du cat�chisme, la foi, l'esp�rance, la charit� surtout ne sauraient suffire: il leur en faut d'un ordre plus �lev�. Ils se les cr�ent arbitrairement, sans se croire, au reste, li�s le moins du monde, par le code de vertu qu'ils se sont fait hier, qu'ils refondront demain, sauf � d�clarer, le jour d'apr�s, qu'il n'est pas au pouvoir de l'homme d'en r�diger un � son usage. {Hi 55} Tout, en effet, aboutit pour eux � une n�gation. « Un seul guide, dit Jacques, un seul ap* pui est accord� aux hommes; les uns l'appel lent conscience, les autres vertu; moi je l'ap pelle orgueil. » ainsi donc, Jacques, tous ne croyez pas � la vertu; d�s lors, vous �tes jug� pour moi. Mais, qu'on ne me parle plus de la v�tre! Je croirais plut�t � celle du dernier des hommes, si toutefois il en est de plus d�grad�, que vous.

Avant que de prendre le parti de se tuer, pour laisser, � Fernande et � Octave, ces deux �tres � affections vives, la libert� de s'unir (par un lien indissoluble, notez), Jacques, l'homme aux affections profondes, aux fastueuses incons�quences, exige d'Octave, « l'ami sans foi, » une r�ponse affirmative � ces questions: « Avez-vous, pour Fernande, une affection v�ritable? Vous chargeriez -vous d'elle, et r�pondriez-vous de lui consacrer votre vie, si son mari l'abandonnait? » Octave lui en signe la promesse, qui, soit dit en passant, rappelle un billet comiquement c�l�bre. La-dessus Jacques, devenu confiant tout � coup, croit � la vertu, au devoir, et se fie niaisement � l'homme qui l'a trahi, � l'homme dont Sylvia lui a dit: « Que {Hi 56} savons-nous d'Octave quand il ne sait rien de lui-m�me, et se pique de ne r�sister � aucun de ses caprices? Il se dit s�r d'aimer Fernande, c'est peut-�tre vrai, c'est peut-�tre faux. » Et c'est l� l'�tre entre les mains duquel Jacques r�signe son r�le de protecteur et d'ami de Fernande! Ce r�le est le dernier qu'Octave soit apte � remplir; n'importe! Jacques s'en ira se tuer en s�ret� de conscience. Son d�vouement aveugle, parce qu'il est passionn�, lui fera fouler aux pieds les obligations v�ritables qu'il a contract�es en �pousant cette enfant, � laquelle il a fray� le chemin du d�shonneur. Il oubliera ses devoirs r�els en face d'un devoir imaginaire, et se sacrifiera en insens�, apr�s s'�tre mari� en �go�ste. H�tons-nous d'ajouter, en �go�ste rempli de proc�d�s et de d�licatesse apr�s coup.

Il ressort, de l�, une v�rit� utile et trop souvent m�connue: c'est que lorsque, par orgueil, ou par suite d'une l�che transaction avec soi-m�me, on pr�tend s'affranchir de la r�gle commune, et se cr�er des vertus � son usage personnel, il n'est pas d'�carts, pas de folies ni d'absurdit�s o� l'on ne se trouve entra�n�. Il arrive rarement que les hommes qui se classent � part, ne soient pas aussi malheureux, {Hi 57} et ne deviennent pas plus coupables, que ceux qui suivent modestement la route fray�e. Du moins celle-ci m�ne quelque part, taudis qu'en courant � travers champs, l'�tre d'exception ne sait o� il va. Joignez � cela qu'il trouve �galement sous ses pas, et les fondri�res o� il se salit, et les ronces auxquelles il s'accroche et se d�chire.

« Quand la vie d'un homme est nuisible � quelques-uns, dit Jacques, � charge � lui m�me, inutile � tous, le suicide est un acte l�gitime »; mais, qu'entend-il par ces mots: acte l�gitime? Veut-il dire un acte conforme � ces �ternelles lois de l'ordre et de la civilisation qu'il r�voque en doute? ou bien plut�t un acte qu'approuve la raison individuelle? C'est probablement dans cette derni�re acception qu'il faut le prendre. Ainsi donc, dans le cas de suicide, ce sera l'individu qui restera juge de la question de droit, comme de la question de fait, et la soci�t� n'a rien � y voir, non plus qu'ailleurs, selon Jacques, Mais l'individu est-il ici plac� de mani�re � juger en parfaite connaissance de cause? Poss�de-t-il les �l�mens d'une conviction �clair�e, sinc�re, et surtout d�sint�ress�e? Dans les conditions o� il se trouve, l'investirait-on {Hi 58} du droit de donner un verdict sur la vie d'un de ses semblables? Il ne peut prononcer s�rement que sur ce seul point, savoir: que sa vie est � charge � lui-m�me; et soyez certain qu'une fois d�termin� pour l'affirmative sur ce point-l�, il fera bon march� des deux autres, et s'inqui�tera peu de s'assurer « si sa vie est nuisible � quelqu'un, et inutile � tous �. Le syst�me de Jacques se r�duit donc, en d�finitive, � cette proposition: Il est permis, � tout homme, de faire ce qui lui convient. Cela n'est certes pas neuf, et il ne valait pas la peine de faire une phrase, pour nous rajeunir ce lieu commun du bagne.

Quand pourrons-nous proclamer, enfin, comme un fait accompli, la d�ch�ance de la phrase? Des mille et une tyrannies qui nous restent � secouer, celle-l� n'est ni la moins f�cheuse, ni la moins tenace. Comme Jupiter enfant, nous avons �t� �lev�s au bruit des cymbales retentissantes, et nous nous y complaisons pu�rilement. Combien de gens, en effet, qui ne demandent qu'un sophisme bien tourn�, pour s'enfoncer consciencieusement dans le mal, ou s'y endormir calmes? Combien d'autres qui ne sont qu'� demi choqu�s des plus r�voltans axiomes, des qu'ils leur apparaissent rev�tus {Hi 59} d'une forme brillante et ing�nieuse? Le mal qu'a fait George Saud, tient principalement � cette disposition. Il n'est presque aucune de ses propositions les plus tranchantes, au fond de laquelle un œil attentif ne d�couvre, soit une intention perverse, soit une pens�e erron�e, soit une notion vraie, d�natur�e par exc�s d'exag�ration; eh bien! elle passent � la faveur de la forme. C'est une monnaie fausse qui circule et a cours, gr�ce � son �clat menteur. Ajoutons aussi gr�ce � l'effigie, car nous aimons � croire sur parole; cela dispense de r�fl�chir.

Et qui donc a dit � Jacques que sa vie �tait inutile � tous? poss�de-t-il le secret de l'avenir? Je crois avoir d�montr�, selon des probabilit�s qui, avec les id�es et l'exp�rience de Jacques, devraient �quivaloir, pour lui, � mne certitude, que Fernande, ne trouvant point dans EM;Octave le protecteur qu'il lui faut, aura un b jour besoin de son mari, pour la sauver de l'infamie et du d�sespoir. En admettant m�me que Jacques soit devenu tel que son existence soit r�ellement inutile � tous, � qui la faute, si ce n'est � lui-m�me? � cette vie du cœur et de l'imagination, dont il a voulu vivre exclusivement, et en dehors de laquelle il ne se sent plus bon � rien? De son {Hi 60} propre aveu, Jacques et ses pareils, « le cœur toujours plein de passion, consument leur vie � savourer leur bonheur, ou � cacher leur souffrance; � presser sur leur sein, en l'absence de la realit�, des fant�mes ador�s; comme aussi � maudire, parfois, et � d�tester ce qu'ils ont aim� dans d'autre temps » ce qui ne les emp�chait pas de vivre dans l'attente d'un autre amour; « car leur sein est riche, et ils peuvent mettre une idole de diamant � la place de l'idole d'or qui est tomb�e ». Mais lorsque cette derni�re idole a partag� le sort de toutes les autres, lorsque Jacques se sent le cœur vide, d�sol�, et qu'il �prouve le plus terrible des maux, qui n'est pas tant, dit-il, le manque d'espoir que le manque de d�sir, alors il reconna�t qu'il est un « homme fini; » il ne vit plus et n'a plus envie de vivre, « n'ayant plus � souffrir, n'ayant plus � aimer, il d�clare que son r�le est achev� parmi les hommes ». Vainement Sylvia, mieux inform�e enfin, lui crie: « Il doit y avoir, dans la vie, autre chose que l'amour; tu dis que non. Comment se fait-il qu'un homme comme toi n'ait jamais voulu vivre que par le cœur? »

Et c'est l� justement sa folie, disons mieux, c'est son crime. Dans cette organisation mal {Hi 61} r�gl�e, l'�quilibre a �t� rompu au profit des forces subversives, et c'est avec justesse que Jacques s'applique cette belle comparaison de la roue qui a perdu son balancier, et qui tourne follement, jusqu'� ce que la cha�ne trop tendue fasse �clater la machine. La vie de Jacques explique sa fin.

On a sujet de s'�tonner de ce qu'au lieu d'�pouser Fernande, notre h�ros n'ait pas plut�t song�, dans le temps, � s'unir � la « juste et sainte cr�ature qui, seule au monde, a compris le vieux Jacques »; je veux dire � Sylvia, pour laquelle il a nourri un penchant que, cette fois du moins, il a su combattre. Ces deux « �mes de bronze qui brisent tout ce qui les approche, et ne consentent � plier devant aucune des r�alit�s de la vie; ces �tres, qui n'ont rencontr� qu'eux de semblable � eux-m�mes », auraient bien d� se rapprocher d'une mani�re plus intime, afin de se compl�ter mutuellement. Pourquoi ne se sont-ils pas unis « � la face de Dieu, sans autre temple que le d�sert, sans autre pr�tre que l'amour, pour qu'il y e�t au moins, gr�ce � eux, un couple heureux et pur sur la face de la terre? » L'humanit� e�t fond� de grandes {Hi 62} esp�rances sur un hymen de ce genre. Jacques et Sylvia eussent r�g�n�r� la race � leur fa�on,


« .................... mox daturos »
« progeniem.......... »

Quelle horreur! va me r�pondre Jacques: ne savez-vous donc pas que je soup�onne que Sylvia pourrait bien �tre ma sœur? — Comment! Jacques, vous des pr�jug�s?-fi donc! Je ne pensais pas que vous vous arr�tassiez pour si peu. Celui qui vous retient est, certes, d'institution humaine; � quoi bon le respecter plus que les autres? Les fils et les filles du premier homme ne se sont-ils pas mari�s entre eux? L'exemple du juste Abel, peut bien, je le con�ois, n'�tre pas pour vous fort concluant; mais celui de Ca�n, « l'homme de solitude et de haine, » qu'en dites-vous?

A son heure supr�me, Jacques nous parle de son ame « pleine de bonnes intentions et de d�vouemens inutiles: » c'est se moquer de nous, et croire que nous avons oubli� sa vie. Quand donc a-t-il essay� d'une t�che quelconque? Par quels actes a-t-il manifest� ces intentions et ces d�vouemens dont il se targue? Quand s'est-il efforc� de vivre d'une autre vie que de celle de ses passions corrosives? Qu'a-t-il {Hi 65} tent� enfin « pour faire prosp�rer la masse « commune? » Il nous a r�p�t� jusqu'� sati�t� qu'il n'a �tudi� que l'amour; que tout le reste n'est rien pour lui. Comment donc ose-t-il se vanter d'infructueux et nobles efforts, qu'il n'a jamais faits, et vient-il se draper superbement, en h�ros de m�lodrame qui t�che de tomber avec dignit�? Il se reproche, il est vrai, mais, trop tard, pour qu'on puisse lui en savoir gr�, « d'avoir fait entrer Fernande dans sa destin�e, et de l'avoir expos�e � cette mal�diction qui foudroie tout ce qui l'approche; » puis par une �trange incons�quence, et oubliant les motifs qui l'y ont d�termin�, il ajoute: « si j'ai quelqu'autre vertu que mon amour, c'est une justice naturelle, une rectitude de jugement, sur laquelle aucune consid�r�tion personnelle n'a jamais de prise. » Cela ne l'emp�che pas de s'�crier plus loin, dans un acc�s de sinc�rit�: « Je suis un homme comme les autres; mes passions m'emportent comme le vent, me rongent comme le feu. »

« Non, dit-il ailleurs avec effusion: le g�nie, sans la bont�, sans l'amour, sans le d�vouement, ne m'a jamais tent�, » et les dupes de battre des mains � cette belle sentence, et de {Hi 64} me crier: vous calomniez ce pauvre Jacques! — Poursuivez, lecteur: « j'irais vivre aux pieds d'une femme, etc. » Voil� la mani�re dont Jacques, « l'ap�tre, le martyr, » entend la bont�, l'amour et le d�vouement.

N'est-il pas instructif de voir Sylvia, qui, gr�ce � son amour pour la justice, un peu aid� de son affection pour Jacques, se prend enfin � reprocher, aux deux amans heureux, d'avoir « une pens�e criminelle? » La voil� plaignant son ami « qui s'offre � Dieu comme une victime d'expiation pour leur forfait; » et s'�criant: « que deviendront donc, dans le cœur des hommes, l'amour de la justice et la foi � la providence, si les premiers d'entre eux s'immolent ainsi, pour laver les fautes des derniers? » Sylvia est d�cid�ment en voie de retour. Si elle reconna�t enfin, dans les hommes, l'amour de la justice et la foi � la providence, c'est que ces sentimens, qui dormaient au fond de son ame, son int�r�t pour Jacques est venu les r�veiller.

Nous apprenons, par l�, que « ces ames d'�lite, que ces intelligences pures et d�gag�es de tous les pr�jug�s, de toutes les consid�rations �troites et vulgaires, » sont, tout aussi {Hi 65} peu que nous, inaccessibles � l'influence des motifs personnels. Ces demi-Dieux qui chevauchaient insolemment sur leurs nuages, en nous toisant d'un regard d�daigneux, nous les avons mis � pied, et nous voyons qu'ils ne marchent ni plus droit ni plus ferme que nous.

Et toutefois les yeux de Sylvia ne sont encore ouverts qu'� demi. Dans son enthousiasme sacril�ge, elle ose souhaiter, � Jacques, une destin�e pareille � celle du Christ, et c'est de lui qu'elle parle dans les termes suivans, plus ridicules encore qu'ils ne sont scandaleux! « Quand, un homme comme Jacques na�t dans un si�cle o� il n'y a rien � faire pour lui; quand, avec son ame d'ap�tre et sa force de martyr, il faut qu'il marche inutile et souffrant, parmi ces hommes sans cœur et sans but, il �touffe, il se meurt dans cet air corrompu, dans cette foule stupide qui le presse et le froisse sans le voir. D�test� par les m�chans, raill� par les sots, craint des envieux, abandonn� des faibles, il faut qu'il c�de et qu'il retourne � Dieu, fatigu� d'avoir travaill� en vain (� quoi donc?) et triste de n'avoir rien accompli. Le monde reste vil et odieux, et c'est ce qu'on appelle le triomphe de la raison humaine ».

{Hi 66} Jacques raill� par les sots, dites-vous? je d�clare humblement me ranger � l'avis des sots. Pour ce qui est des m�chans, des envieux et des faibles, je ne lui vois aucune possibilit� de recours: il a �t� jug� par ses Pairs.

Apr�s avoir r�fl�chi sur l'ensemble de cette vie et sur son d�nouement, je me demande quelle est, en d�finitive, la chose que Jacques ait volontairement sacrifi�e; dans son d�vouement pr�tendu h�ro�que, qu'est-ce qu'il immole apr�s tout? sa vie? — Mais il n'y tient point pour elle-m�me, et elle n'est plus rien, � ses yeux, sans l'amour de Fernande, qu'il sait perdu sans retour. Sa soif de vengeance contre Octave? — l'amour qui lui reste pour son infid�le lui d�fend d'y songer, et puis il s'en est d�dommag� ailleurs, aux d�pens de ses principes. Serait-ce enfin son avenir, la chance d'un nouvel amour? Mais il ne s'abuse plus et reconna�t qu'il est « un homme fini. » Je ne saurais donc voir, en lui, ni un ap�tre, ni un martyr; pour moi, il n'est autre chose qu'un homme perdu d'orgueil, r�duit � rien par ses passions d�vorantes, comme ce chasseur de l'antiquit� qui fut mis en pi�ces par sa meute furieuse.

Outre les personnages dont j'ai parl�, on voit {Hi 67} encore, dans ce roman, une mauvaise m�re qui y est amen�e uniquement pour �tre sacrifi�e, comme repr�sentant la soci�t�; il en est ainsi du p�re de Jacques, nomm� dans le livre pour m�moire. Je ferai remarquer, � ce sujet, que, dans aucun des ouvrages de George Sand, on ne voit reproduit le tableau de l'union de famille, des pures et douces joies du foyer domestique. Les rapports entre parens et enfans, ceux de fr�re � sœur n'y sont nulle part pr�sent�s sous un beau jour; la cause en est facile � concevoir. En effet, la famille lui est odieuse � plus d'un titre: comme cons�quence naturelle du mariage d'abord; puis comme fondement de toute sobri�t�, et enfin, comme tendant � perp�tuer l'esprit de propri�t�, trois abus � la ruine desquels George Sand a vou� son rare talent de d�molition, et bien en pure perte, je pense; car ces abius, qui se tiennent, ont la vie dure, comme tout ce qui est n�cessairement.

Quelque part, l'auteur a l'air de faire, en ricanant, allusion � la « sainte loi du pr�jug� filial ». Et pourquoi pas sainte? lui demanderai-je. Il applique fr�quemment cette �pith�te-l� d'une mani�re si �trange, qu'il semble en avoir oubli� la signification. Mais en vain, il chercherait � le {Hi 68}, nier! Cette premi�re id�e de Dieu, ces premi�res notions du devoir, du bien et du mal que l'enfant re�oit, sans examen, de la bouche et sur les genoux de sa m�re, n'ont-elles donc pas aussi leur saintet�? Soyez bon, mon enfant, lui dit-elle, si vous voulez que Dieu vous b�nisse; ob�issez � votre p�re et � votre m�re; aimez vos petits fr�res, supportez-les patiemment, soyez-leur utile, surtout ne leur faites pas de mal, car ils sont plus faibles que vous; ne frappez point, avec col�re, le meuble contre lequel vous vous �tes heurt� �tourdiment dans vos jeux. . . . Il me semble, apr�s tout, que George Sand et ses h�ros auraient plus gagn� que perdu � conserver ces pr�jug�s-l�, aussi saints, tout au moins, que leurs saints transports et leurs volupt�s saintes. On con�oit maintenant pourquoi ces malheureux se plaignent, � tout instant, de ce que Dieu les a maudits. S'ils s'�taient faits « semblables � l'un de ces petits, » ils n'auraient pas ainsi err� vainement dans la nuit et dans le vide; ils auraient vu Dieu, et connu, la voie, la v�rit� et la vie. »

Je finirai par une citation doublement int�ressante, d'abord en ce que le tableau qu'elle pr�sente n'a rien de fictif; ce n'est point un portrait {Hi 69} de fantaisie, et peut-�tre le mod�le n'en est-il pas bien loin de l'artiste; puis, il est utile de montrer � quelle condition se trouve amen� forc�ment l'�tre qui, plac� sous l'influence d�l�t�re des principes de George Sand, a vou� sa vie � l'�tude et � la pratique exclusive de l'amour-passion, et contract� l'habitude pervertissante des sentimens d'orgueil et de haine.

« J'ai v�cu en vain; je n'ai jamais trouv� d'accord et de similitude entre moi et tout ce qui existe. Est-ce ma faute? Suis-je un homme sec et d�pourvu de sensibilit�? Ne sais-je point aimer? Ai-je trop d'orgueil? Il me semble que personne n'aime avec plus de d�vouement et de passion, il me semble que mon orgueil se plie � tout, et que mon affection r�siste aux plus terribles preuves; si je regarde dans ma vie pass�e, je n'y vois qu'abn�gation et sacrifice. Pourquoi donc tant d'autels renvers�s, et un si �pouvantable silence de mort? Qu'ai-je fait pour rester ainsi, seul et debout, au milieu des d�bris de tout ce que j'ai cru poss�der? Mon souffle fait-il tomber en poussi�re tout ce qui l'approche? Je n'ai pourtant rien bris�, rien profan�; j'ai pass�, en silence, devant les oracles imposteurs; j'ai abandonn� le culte qui m'avait abus�, sans {Hi 76} �crire ma mal�diction sur les murs du temple; personne ne s'est retir� d'un pi�ge avec plus de r�signation et de calme. Mais la v�rit�, que je suivais, secouait son miroir et, devant elle, le mensonge et l'illusion tombaient, rompus et bris�s, comme l'idole de Dagon devant la face du vrai Dieu. Et j'ai pass�, en jetant derri�re moi un triste regard, et en disant: n'y a-t-il donc rien de vrai, rien de solide, dans la vie, que cette divinit� qui marche devant moi, en d�truisant tout sur son passage, et en ne s'arr�tant nulle part? »

Si Jacques se plaint d'avoir v�cu en vain, et de n'avoir jamais trouv� de similitude entre lui et tout ce qui existe, c'est, ou qu'il aura �t� cr�� incomplet, et, dans ce cas, son infirmit� ne lui donne droit qu'� ta compassion; ou bien, qu'il aura fauss� et fini par d�truire en lui le sens moral, en vivant exclusivement par l'imagination et par le cœur. C'est en vain qu'il entasse les sophismes et les d�clamations, qu'il s'efforce de se grandir, pour nous jeter ses m�pris de plus haut; un homme ne saurait avoir raison contre l'humanit� enti�re. L'orgueil d�mesur� de Jacques a achev� de le perdre; pr�somptueux jusqu'au d�lire, il a pr�tendu �lever sa raison {Hi 71} individuelle sur l'autel du vrai Dieu. Il s'est obstin� � chercher la v�rit� en lui-m�me et par lui seul. La droiture, la simplicit� du cœur lui ont manqu�, et, avec elles, la foi qui �claire, et la charit� qui pardonne. Homme faible et imparfait, il n'a pu supporter la faiblesse et les imperfections de ses fr�res, il les a m�pris�s, ha�s; il leur a dit: Raca! et s'est retir� du milieu d'eux. Non! il n'a point connu l'amour dans ce qu'il a de grand et de g�n�reux; car il s'est isol�, il s'est recherch� uniquement dans les �tres dont il a fait ses idoles. C'est � eux, ou plut�t � lui-m�me qu'il a offert ses sacrifices impies. Qu'il ne s'�tonne donc plus de voir les autels de Dagon, tombant devant la face du vrai Dieu, et de se trouver ainsi entour� des d�bris de ce qu'il a cru poss�der. Le souffle de l'�go�ste et du sceptique r�duit en poussi�re tout ce qui l'approche, et c'est dans le cœur aveugl� par la passion, qu'habitent l'illusion et le mensonge. Ce que Jacques prend follement pour la v�rit�, n'est autre chose que le prisme trompeur qu'interpose, entre son œil et l'univers, son imagination malade; car la v�rit� ne d�truit pas: elle fonde et conserve. En un mot, Jacques a m�connu et foul� aux pieds ses devoirs envers Dieu, envers {Hi 72} ses semblables, et envers lui-m�me; il en a port� la peine. C'est pour cela qu'il a �t� condamn� � rester « seul et debout au milieu de tant de ruines et de cet �pouvantable silence de mort. » Dieu l'a exil� au d�sert, « avec l'injonction d'y vivre; » cette injonction supr�me, il l'a �galement enfreinte; il a rompu son ban!

Et toutefois, il est deux choses dont il faut lui savoir gr�: la premi�re, c'est qu'il a attendu, pour terminer sa vie, que ses enfans fussent morts. Ceci indique du moins, un reste de bon instinct, d'o� je conclus que l'homme factice n'avait pas encore envahi tout son �tre, ni tout confisqu� au profit de la passion. Et puis, en se pr�cipitant dans la crevasse de son glacier, Jacques invoque la justice de Dieu, tandis qu'il e�t pu, sans d�roger � ses pr�c�dens, nous d�clamer, dans cet instant solennel, ce blasph�me de L�lia: « Il est un refuge contre Dieu, c'est le n�ant ».

Non-sens brutal! Si Dieu existe, o� est le refuge ailleurs qu'en sa mis�ricorde?

En d�pit des d�n�gations de l'auteur de Jacques et des prospectus de ses libraires, d�n�gations dont je prends acte au nom de la morale {Hi 73} publique, ce roman est dirig� principalement contre le mariage; c'est ce que je crois avoir d�montr�. Il est destin� � faire ressortir le vice de cette « institution odieuse, » ainsi que la n�cessit� d'un lien « plus humain, » auquel George Sand s'est flatt� de pouvoir pr�parer les esprits. Il s'en est flatt� en vain, et son plaidoyer ne me para�t pas devoir produire, sur la masse, l'effet qu'il en attendait. On y sent trop l'avocat gagn� � la d�testable cause qu'il d�fend; on s'aper�oit, d�s les premi�res pages du livre, qu'on n'a pas affaire � l'un de ces hommes qui se trompent de bonne foi, et cherchent, � bonne intention, � donner cours aux utopies qui les ont s�duits les premiers. Les passions perverses se font jour de partout; l'ouvrage est anti-social: il l'est par essence, et l'abolition du mariage n'est que le th�me auquel l'auteur l'attache tout ce qui fermente, dans son ame, de mauvais levains, d'id�es subversives, de sentimens haineux, de d�sirs de vengeance. « Facit ira nocentem ». La col�re est la muse de George Sand, ou, pour mieux dire, elle est la furie qui le pousse au mal. Mais ici, du moins, le pr�servatif se trouve plac� � c�t�; l'absence de conviction calme, raisonn�e et consciencieuse, de la part de {Hi 74} l'�crivain, lui ferme tout acc�s � la confiance de son lecteur. Il suffit de l'attention la plus l�g�re pour percer � jour ses sophismes, pour d�m�ler les cons�quences r�voltantes de ses principes, et r�duire � leur juste r�leur, je veux dire, � rien, ses d�clamations les plus sonores et ses hyperboles les plus outr�es. L'auteur discr�dite son œuvre, et sa personnalit� propre, trop peu dissimul�e, �te toute autorit� � ses paroles. Ceci n'est vrai, bien entendu, que pour les lecteurs qui r�fl�chissent et sont arriv�s � l'�ge de raison; (combien n'y arrivent jamais!) Pour les autres, je persiste � proclamer ce livre dangereux au plus haut degr�, si ce n'est mortel. Il n'est pas de bons penchans, de germes heureux et f�conds qu'il ne tende � fl�trir; pas d'instincts �go�stes, de passions envahissantes qu'il n'ait pour but d'encourager; point de notions du devoir qu'il n'�branle; de salutaires remords qu'il n'assoupisse, ni de vell�it� de retour qu'il ne puisse faire �vanouir irr�vocablement. J'ajoute que, pour comble de danger, Jacques est plus amusant, dans le sens ordinaire du mot, qu'aucun des romans du m�me auteur; « il se fait lire de tout le monde, » vous disent les loueuses de livres.

{Hi 75} Nous allons retrouver, dans L�lia, les m�mes principes, les m�mes tendances, les m�mes sentimens reproduits avec une �nergie croissante, et un nouveau degr� d'audace. Ce sera toujours George Sand, mais George Sand � une �poque de recrudescence de ce mal auquel il est en proie, et qu'il s'efforce criminellement de propager.


Variantes

  1. Draconniene {Hi} (nous corrigeons)
  2. u n {Hi} (nous corrigeons cette coquille)

Notes