WLADIMIR KARENINE
GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
*
1804-1833
Deuxi�me �dition


Paris; Libr. Plon - Plon-Nourrit et Cie, Impr.-Ed.; 1899 - 2�me �dition, tome *

CHAPITRE III
(1804-1817)

Premi�res ann�es. — Les � contes entre quatre chaises �. — Napol�on. — Madrid et Murat. — Nohant. — L'a�eule et la m�re. — D�doublement moral; impressions artistiques. — Premiers essais litt�raires. — « Coramb�. » — Le Berry et la vie des champs. — La religion et le th��tre.



[{93}] Les trois premi�res ann�es de la vie d'Aurore Dupin s'�coul�rent dans le petit logis de ses jeunes parents (rue Grange-Bateli�re). Peu de temps apr�s la naissance de sa fille, Dupin fut oblig�, comme nous l'avons dit, de retourner � l'arm�e, et Sophie-Antoinette resta toute seule avec deux entants, la petite Aurore et son ain�e Caroline. La jeune femme menait alors la vie la plus recluse et la plus modeste, sans voir personne, � l'exception de sa sœur, mari�e � ce m�me Mar�chal, qui avait �t� son comp�re au bapt�me d'Aurore et demeurait � Chaillot*, et de quelques connaissances et amis, dont le plus intime �tait un certain Pierret, bon bourgeois, d�vou� comme un chien � Sophie et � son mari. Tous ses soins �taient consacr�s � ces deux petites filles. De temps � autre on organisait des excursions {94} dans les environs de Paris, ou l'on allait en bande passer une soir�e au th��tre. Mais le plus souvent, Sophie restait � la maison, cousant ou vaquant aux soins de son m�nage, pendant que les deux fillettes jouaient aupr�s d'elle ou descendaient dans la cour pour s'amuser avec de petits voisins qui faisaient des rondes en chantant des airs simples et populaires. Il y avait entre autres, un air bien connu, m�me des enfants russes, qu'Aurore ne pouvait entendre sans �motion:


Nous n'irons plus au bois
Les lauriers sont coupes... etc.

[{93}] * Dan� l'�t� de 1805, Sophie alla passer quelques mois chez son mari au camp de Montreuil. Aurore resta pendant ce temps chez sa tante � Chaillot. Dans son ouvrage peu connu, Voyage en Auvergne (fragment autobiographique �crit en 1827, o� nous trouvons le premier canevas de l'Histoire de ma Vie), George Sand dit qu'on l'avait « mise en sevrage � Chaillot », lorsque sa m�re partit pour l'Italie, et qu'elle y resta jusqu'� [{94}] trois ans �, mais il n'en est pas ainsi. Cependant les lignes o� elle nous raconte comme quoi la bonne femme � la garde de laquelle Aurore et sa cousine Clotildc avaient �t� confi�es, mettait les deux fillettes sur l'�ne portant � la ville les l�gumes et le lait, ces lignes sont identiques � ce qu'elle en dit dans l'Histoire. Il est �vident que ce passage fut �crit d'apr�s ses propres souvenirs et non d'apr�s ce qu'elle avait entendu raconter.

Elle en �prouvait une tristesse inexprimable; il lui semblait, en l'entendant, avoir perdu quelque chose de pr�cieux. Ce fut la premi�re manifestation vague du sentiment po�tique qui se fit remarquer chez le futur �crivain.

Caroline fut mise plus tard en pension, et la jeune m�re, dans la crainte de laisser seule dans la cour la plus petite de ses filles, et trop occup�e elle-m�me pour la surveiller personnellement, inventa un moyen ing�nieux pour l'emp�cher tout � la fois de se sauver et de la d�ranger dans les soins de son m�nage. Elle arrangeait, � cet effet, une esp�ce de petit enclos, � l'aide de quatre chaises, et mettait au milieu, en guise de tabouret, une chaufferette sans feu. La petite Aurore qui montra presque d�s ses premi�res ann�es une tendance extraordinaire � la songerie, {95} � la r�verie, les yeux grands ouverts, restait l� des heures enti�res, se d�bitant � elle-m�me des histoires interminables, ou en inventant de v�ritables �pop�es, dont elle interpr�tait, � elle seule, tous les personnages imaginaires et fantastiques. Jamais elle ne s'ennuyait entre ses quatre chaises, si longtemps que sa m�re l'y laiss�t. Elle se racontait des romans d'une longueur d�mesur�e, o� elle entrem�lait de la fa�on la plus fantaisiste tout ce que retenait sa m�moire: bribes de contes, de chansons, d'histoires mythologiques. Ce qu'il y a d'�tonnant, c'est que d�j�, � cette �poque, sa m�re et sa tante pouvaient constater qu'elle aimait les � longueurs � et que ses h�ros pronon�aient des monologues sans fin. Sa tante lui demandait souvent: � Eh bien, Aurore, est-ce que ton prince n'est pas encore sorti de la for�t? Ta princesse, aura-t-elle bient�t fini de mettre sa robe � queue et sa couronne d'or? � Le fond de ces histoires, si toutefois nous en croyons George Sand sur parole, n'est pas moins caract�ristique que leur forme, pour le futur grand �crivain. � Il y avait, dit-elle*, dans les petits romans que je forgeais alors, peu de m�chants �tres et jamais de grands malheurs. Tout s'arrangeait sous l'influence d'une pens�e riante et optimiste comme l'enfance... � Quand elle en avait assez de ses monologues. Aurore se taisait et se mettait � r�vasser, capable de rester des heures enti�res sur son tabouret-chaufferette, les yeux fix�s sur un seul point et plong�e dans une longue m�ditation. Quelquefois, les autres parents d'Aurore s'alarmaient en surprenant la fillette dans cet �tat d'engourdisement, mais la m�re les rassurait en disant: � Laissez-la tranquille, je ne peux travailler en {96} repos que quand elle commence ses romans entre ses quatre chaises**

[{95}] * Histoire de ma Vie. t. II, p. 167.

[{96}] ** Histoire, t. II, p. 166-168.

Sophie-Antoinette contribua beaucoup � d�velopper l'imagination et l'instinct artistique de sa fille. Elle-m�me �tait une �me simple, mais po�tique et expansive. Tant�t elle chantait de sa petite voix sonore, tant�t elle racontait des contes � Aurore, m�lant sans scrupule les l�gendes pieuses � la mythologie et aux contes de f�e. Fond�e ou non, son id�e �tait que l'�l�ment fantastique est indispensable aux enfants, que le monde des r�ves enchant�s est beaucoup plus que la rigide et prosa�que r�alit� compr�hensible et familier � leur entendement. Sophie-Antoinette avait aussi en elle le sentiment inn� du beau et ce fut elle qui, la premi�re, d�posa dans l'�me de la future George Sand, le germe de l'amour de la nature. Dans les promenades qu'elle faisait, d'abord � pied, avec la petite, et plus tard en voiture, lorsqu'elle traversait avec elle les pays inconnus, elle ne cessait d'attirer l'attention de l'enfant, tant�t sur les contours capricieux des nuages roses du soir, tant�t sur la fra�cheur et la couleur d'une simple fleurette des champs, tant�t encore sur les cr�tes mena�antes des rochers qui bordaient la route. La petite Aurore, dont l'�me �tait grande ouverte (comme toutes les �mes enfantines), � toutes les impressions de la vie, �tait surtout avide d'impressions artistiques. La premi�re fois qu'elle entendit les sons de la fl�te d'un modeste m�lomane qui s'exer�ait � l'�tage sup�rieur de celui qu'elles habitaient, l'enfant fut comme plong�e dans une sorte d'extase. Chaque parole nouvelle ou insolite � son esprit, chaque image neuve agissait sur elle avec une violence extraordinaire. {97} Comme elle le dit elle-m�me, elle r�vait des heures enti�res � ce myst�rieux � œuf d'argent �, dont il est question dans la chanson bien connue que sa m�re lui chantait en la ber�ant. Dans son imagination enfantine, cet œuf �tait le comble du beau et du d�sirable.

Telle fut la vie de la petite Aurore dans le modeste appartement de sa m�re.

Mais lorsque le jeune aide de camp de Murat arrivait en cong�, sans qu'on l'attendit, le logement de la rue de la Grange-Bateli�re se remplissait bient�t de jeunes gens gais et bruyants. Les officiers chamarr�s d'or faisaient sonner leurs �perons, racontaient leurs victoires, les campagnes difficiles auxquelles ils avaient pris part, les traits de bravoure dont ils avaient �t� t�moins, l'h�ro�sme des soldats, et s'exaltaient surtout en parlant de lui, lui! l'unique, le Grand! La fillette �coutait avec ravissement ces �chos de la grande �pop�e, et, en un clin d'œil tous ces r�cits �taient appliqu�s � des jeux d'enfant. La petite r�veuse, en compagnie de sa demi-sœur Caroline, de sa cousine Clotilde et d'autres enfants, se mettait � improviser et � mettre en sc�ne tant�t une bataille, tant�t une retraite de nuit dans des lieux effrayants, tant�t une marche forc�e � travers des montagnes et des pr�cipices imaginaires. Tout �tait bon � ces enfants: chaises, armoires, tapis et canap�s; l'appartement s'encombrait de forteresses inexpugnables faites de bibles et de commodes, retentissait d'exclamations triomphantes; et les champs de bataille d'une toise carr�e se trouvaient jonch�s des cadavres de poup�es mises en pi�ces. Et c'�tait toujours Aurore elle-m�me qui repr�sentait Napol�on, le h�ros de l'�poque; son nom, son image flottait toujours devant elle. Un jour qu'elle se promenait avec sa m�re et Pierret, {98} Napol�on passa, et pour le lui faire voir, on �leva la fillette au-dessus de la foule. Napol�on se tourna un instant vers leur groupe, et Aurore aper�ut le regard vif, p�n�trant, inoubliable de deux yeux admirables. Sa m�re s'�cria avec enthousiasme: � Il t'a regard�e! � Elle croyait fermement que ce regard portait bonheur. Une autre fois — George Sand se le rappela parfaitement, — comme les enfants jouaient dans le petit jardin de Chaillot, on entendit derri�re la haute cl�ture des acclamations, des pi�tinements de chevaux, et, quoique invisible, un brillant cort�ge passa bruyamment. La petite fille qui, du matin au soir, entendait parler du grand homme, devina aussit�t quel �tait celui que la foule acclamait de l'autre c�t� de la cl�ture, car il n'y avait que lui que l'on p�t acclamer ainsi! Ne serait-ce pas dans ces jeux enfantins, parodiant la grandiose �pop�e, surnomm�e l'�pop�e napol�onienne, et dans l'enthousiasme avec lequel tout le monde autour d'Aurore accueillait toute apparition du grand homme et gardait le souvenir de chacun de ses regards et de ces gestes, n'est-ce pas dans cette atmosph�re d'adoration pour le petit Corse, qu'il faudrait chercher la source de ces sympathies indubitablement a bonapartistes qui, durant toute sa vie, et en d�pit des convictions r�publicaines qu'elle �labora plus tard, couv�rent � son insu dans l'�me de George Sand et se manifest�rent maintes fois � l'�gard de diff�rents membres de la famille de Napol�on le Grand? Comme elle se plaisait � le r�p�ter, George Sand appartenait au peuple par un des c�t�s de sa nature, et dans beaucoup de ses souvenirs et de ses r�cits d'alors, on retrouve les �chos de cette m�me l�gende napol�onienne, toute populaire, que Balzac nous a si chaleureusement et si incomparablement racont�e par la bouche du vieux soldat, dans le � Napol�on {99} des champs �, de son M�decin de campagne. Ces m�mes impressions, conscientes et inconscientes, du milieu militaire o� elle avait v�cu, permirent plus tard � George Sand de cr�er les types extraordinairement vivants de militaires que l'on trouve dans ses romans.

Mais, quand le cong� du jeune aide de camp arrivait � sa fin, lorsqu'il devait regagner son poste, les jours se remettaient � couler paisiblement dans le logis de la rue Grange-Bateli�re, entrecoup�s seulement, de temps � autre, par des excursions � Chaillot o� l'on envoyait souvent Aurore sous la garde d'une laiti�re amie qui conduisait et ramenait la fillette. Comme nous le savons d�j�, elle installait Aurore et sa cousine Clotilde dans les immenses paniers attach�s sur le dos de l'�ne qui portait le lait � Paris. À Chaillot, les enfants prenaient leurs �bats dans le jardin et jouaient � la guerre, repr�sentant, comme en ville, les exploits des arm�es napol�oniennes, gravissant de hautes montagnes, franchissant des marais bourbeux et des rivi�res au cours rapide.

Mais bient�t Aurore dut affronter, sinon les batailles elles-m�mes, au moins les difficult�s de la vie de campagne. Dupin eut � accompagner Murat dans la guerre d'Espagne. Sophie-Antoinette qui s'ennuyait d'�tre seule, et de plus �tait jalouse de son mari qui, semble-t-il, lui en fournissait souvent l'occasion par sa conduite, au fond irr�prochable, mais en apparence fort l�g�re, prit la r�solution de le suivre � Madrid. Elle �tait alors enceinte, et il �tait de sa part peu raisonnable de risquer en cet �tat sa sant� et celle de son enfant. Malgr� tout, accompagn�e d'Aurore et d'une dame de sa connaissace qui allait aussi rejoindre son mari en Espagne, elle quitta Paris en cal�che, et apr�s un p�nible voyage qui ne s'accomplit pas sans quelques dangers, elle arriva � Madrid ext�nu�e et couverte de {100} poussi�re, et s'installa dans le palais abandonn� de Godoy, prince de la Paix (Godoy, principe de la Paz). Ce palais avait �t� r�serv� � Murat et � son �tat-major. Inutile de souligner ici les profondes impressions que rapporta de ce voyage la nature impressionnable de la petite r�veuse de quatre ans, qui avait d�j� trouv�, entre quatre chaises, mati�re � des r�veries fantastiques. Un peu plus tard, un autre enfant presque du m�me �ge, un autre grand po�te de la France, faisait avec sa m�re le m�me voyage de Paris � Madrid pour rejoindre son p�re qui occupait le palais Masserano abandonn� aussi par les Espagnols. Les impressions que produisit l'Espagne sur le petit Victor Hugo furent si fortes, que bien des ann�es apr�s, elles se refl�t�rent dans ses po�sies et drames espagnols, en leur pr�tant un �clat tout particulier, ce cachet de grandeur, de force, de passion, d'aust�rit�, dont tout est empreint en Espagne: nature, hommes et sentiments. Quelquefois m�me, les impressions qui lui �taient rest�es d'Espagne, lui servirent de mod�le dans les meilleures sc�nes qu'il nous a donn�es. Il est hors de doute que la galerie des vieux portraits du palais Masserano* qui avait si fortement frapp� l'imagination de Victor Hugo enfant, ressuscita bien des ann�es apr�s dans l'admirable sc�ne des portraits de son Hernani. George Sand n'a �crit aucune œuvre purement espagnole; elle �tait en outre plus jeune que Hugo � l'�poque o� elle traversa les sombres gorges des Pyr�n�es, l'aride Castille br�l�e par le soleil, couverte d'agaves, de cactus, d�vast�e par la guerre, et, lorsqu'elle errait dans les salles grandioses et vides d'un palais autrefois splendide, mais alors abandonn�. Les pas de l'enfant �veillaient des {101} �chos dans le silence de mort des sombres appartements, et sa propre image, refl�t�e dans les glaces immenses de ce vide et triste palais, effrayait la fillette. Confi�e aux soins de l'ordonnance de son p�re, Weber, un brave Allemand qui avait le petit d�faut de � si mal sentir � que la petite tombait en d�faillance � son approche, l'enfant pr�f�rait rester seule pendant des heures enti�res, contente de le savoir loin d'elle, et elle se promenait en libert� dans toutes les chambres du palais. Parfois, elle allait sur le balcon qui surplombait une place d�serte, inond�e de soleil, et y demeurait longuement, respirant l'air embras�, comprenant vaguement les motifs du vide qui l'environnait, pensant � ceux qui l'avaient jadis habit�, aux petits princes dont les jouets abandonn�s �taient devenus les siens. Il lui semblait qu'elle vivait au milieu d'un conte devenu r�alit�, qu'elle �tait tomb�e dans un palais enchant� et que le beau prince des contes de f�e s'y trouvait avec elle. Son prince imaginaire, c'�tait Murat, �l�gant, �tincelant d'or et de diamants. Il enchanta compl�tement la petite r�veuse qui lui donna un surnom fantastique, celui de Fanfarinet, sans se douter, certainement, que ce surnom contenait une �pigramme fort m�chante. Murat se divertissait de sa petite adoratrice, qu'il nommait en plaisantant son aide de camp. Le petit aide de camp re�ut en cadeau un costume masculin: culotte � la hussard, bonnet � poil, petites bottes � �perons et m�me un petit sabre. Les d�tracteurs de George Sand qui se montr�rent plus tard si scandalis�s de son costume d'homme, pourront peut-�tre envisager comme pr�c�dent dangereux cette habitude qu'elle en prit toute jeune, et en d�duiront m�me l'explication du fait qu'elle recourut si facilement � ce travestissement � d'autres �poques de sa vie. (On peut en compter quatre ou cinq). {102} Cependant, en 1807, Aurore Dupin �tait moins frapp�e du cot� commode de son costume masculin que de son �clat, de sa beaut� et de la ressemblance qu'il lui donnait avec son p�re ador� et avec Murat qui la ravissait. Ce costume lui parut bient�t trop lourd, vu la grande chaleur qui r�gnait � Madrid, et elle l'�changea volontiers pour la robe noire espagnole qui composait sa toilette ordinaire et celle que portait sa m�re � cette �poque.

[{100}] * Voir: Victor Hugo par un t�moin de sa vie.

Cette belle vie ne dura pas longtemps; le moment de la c�l�bre retraite d'Espagne �tait venu pour les troupes fran�aises. Mme Dupin et ses enfants (elle avait accouch� � Madrid d'un enfant aveugie et malingre) eurent � �prouver les incommodit�s de l'insucc�s de l'arm�e. La retraite ressemblait � une fuite. Épuis�es par la chaleur, les troupes rentr�rent en France atteintes de la gale, d�guenill�es et affam�es. Non moins triste �tait la position des voyageurs qui les accompagnaient; ils se voyaient forc�s de ne jamais demeurer d'un seul pas en arri�re dans un pays dont la population en r�volte et guerri�re suivait de pr�s l'ennemi en retraite. Les braves troupiers partageaient tout ce qu'ils avaient avec la pauvre et faible femme qu'ils voyaient inqui�te du sort de ses enfants, mais leurs efforts ne pouvaient emp�cher la petite famille de souffrir de la chaleur, de la faim, de la soif et de la maladie. Ils offraient cordialement leur soupe aux enfants, mais ils leur passaient aussi le mal dont ils souffraient eux-m�mes. Les enfants furent atteints de la gale, et les Dupin ext�nu�s, grelottant la fi�vre, se tra�n�rent ainsi jusqu'� Nohant, la propri�t� berrichonne de la vieille Mme Dupin, qui les re�ut � bras ouverts. La vieille dame accapara imm�diatement Aurore, lui fit faire connaissance avec son fr�re naturel Hippolyte, l'installa dans son propre lit � baldaquin, immense, frais et moelleux, et se mit {103} � soigner la fillette avec une tendresse toute maternelle, la m�re ayant besoin de repos. Les revers, les voyages, les contes avaient pris fin, et dans le calme du vieux Nohant, une paisible vie nouvelle commen�ait, promettant d'�tre heureuse.

Mais des malheurs ne tard�rent pas � fondre sur la petite famille, et l'on s'aper�ut bient�t que la vie � Nohant ne serait ni paisible ni heureuse. D'abord le petit fr�re aveugle d'Aurore mourut, probablement de faiblesse et par suite de l'exc�s de fatigue du voyage. Peu de temps apr�s, Maurice Dupin, apr�s une petite sc�ne de famille, parti � cheval pour la Ch�tre o� il allait d�ner chez de bons amis, fut, la nuit m�me, d�sar�onn� � son retour par son cheval ombrageux, pr�cipit� sur un tas de pierres et tu� dans sa chute.

La petite Aurore ne pouvait comprendre l'effroyable malheur qui s'�tait abattu sur elle, mais plus que personne elle eut � subir les cons�quences du coup qui venait de frapper si inopin�ment sa famille. Impossible de d�peindre l'�pouvante, l'angoisse et le d�sespoir des Dupin. Marie-Aurore faillit en perdre la raison. Elle ne put jamais se remettre enti�rement de cette secousse, et tout le reste de sa vie fut consacr� au souvenir de son fils ador�. Sophie-Antoinette se reprochait am�rement toutes ses jalousies envers son mari. Le vieux Deschartres qui, sous un masque de cuistre cachait le cœur le plus tendre et qui adorait son ancien �l�ve, fut tellement frapp� de cette mort que, — comme il l'avoua plus tard � Aurore, — d'ath�e, il devint croyant. La pens�e que Maurice �tait � jamais perdu pour lui, qu'il ne le reverrait plus, frappait tellement son cœur aimant qu'il commen�a � croire � l'immortalit� de l'�me.

La petite Aurore risquait de s'�tioler entre ces trois �tres {104} qui pleuraient du matin au soir, plong�s dans un sombre d�sespoir. Mais la grand-m�re, toute d�sol�e qu'elle �tait, ne perdait pas de vue sa petite fille. Elle trouva avec raison, qu'il �tait malsain pour un eufant de vivre dans cette atmosph�re de douleur et de larmes. — Elle donna ordre de faire venir du village la ni�ce de sa cam�riste Julie, la petite paysanne Ursule, pour servir de compagne de jeu � Aurore. Quelques jours plus tard, Ursule, install�e � Nohant, devint bien vite l'amie de la petite Dupin et lui resta d�vou�e toute sa vie.

Aurore passait des journ�es enti�res dans le jardin et dans les champs en compagnie d'Ursule et d'Hippolyte. — Celui-ci �tait un petit gar�on de neuf ans, robuste et p�tulant, ayant toujours en t�te les entreprises et les espi�gleries les plus risqu�es. Ursule �tait une fillette d�lur�e, loquace, d'un caract�re tr�s ind�pendant; elle se posa tout de suite sur un pied d'�galit� avec Aurore. Leur soci�t� fut tr�s salutaire � cette derni�re, et les premi�res ann�ees de sa vie � Nohant firent � sa sant� un bien extraordinaire. Apr�s toutes les impressions si peu enfantines des ann�es pr�c�dentes, Aurore put se reposer dans cette calme existence villageoise, passant son temps au milieu de choses � son niveau, d'espi�gleries et de jeux enfantins. Les Dupin pass�rent deux ans � Nohant sans en sortir, et ces deux ann�es s'�coul�rent heureusement et paisiblement pour la petite fille, surtout si l'on compare ce temps � l'avenir qui l'attendait.

Aurore avait � peu pr�s cinq ans lorsque sa m�re lui apprit � �crire. À peine l'enfant se f�t-elle assimil� le proc�d� de la lecture et e�t-elle lu toute seule son premier conte, qu'elle se passionna pour les livres et d�vora tous ceux qu'on lui donnait: les contes de Perrault, Berquin, un {105} abr�g� de mythologie et m�me les romans de Mme de Genlis. Pour cette derni�re, du reste, c'�tait Sophie-Antoinette qui lui en faisait le plus souvent la lecture. La fillette �coutait, assise aupr�s de la chemin�e, aux pieds de sa m�re, les yeux fix�s sur un �cran vert sur lequel la lueur vacillante du foyer projetait des ombres capricieuses. Aurore regardait tour � tour l'�cran et le feu; il lui semblait voir des ch�teaux fantastiques, des roses d'or, des �tres bizarres, variant d'aspect � chaque �croulement des tisons, � chaque vacillement des ombres. En g�n�ral, l'imagination du futur �crivain se manifesta d'une fa�on �tonnante pendant les ann�es dont nous parlons. Tant�t il lui semblait que la nymphe et la bacchante des tentures s'animaient et se mettaient � courir sur la corniche jusqu'� son lit, pour l'effrayer et dispara�tre ensuite. D'autres fois, elle passait ses journ�es � r�ver au Prince Charmant, aux f�es, aux g�nies, � l'existence desquels elle croyait et dont elle attendait l'arriv�e. Sa grand'm�re, — admiratrice de Voltaire, — ne voyait pas avec plaisir ce d�veloppement de l'imagination chez l'enfant. Mais Sophie-Antoinette, comme nous l'avons dit, comprenait d'instinct que r�l�ment fantastique est le propre de l'�me enfantine; aussi, ne se bornait-elle pas � lire ou � raconter des contes aux enfants, elle s'associait encore aux petites entreprises d'Aurore, qui manifestait un amour �vident pour tout ce qui �tait myst�rieux. Un jour Sophie surprit sa fille occup�e avec Ursule, � construire on ne sait quel �difice f�erique � l'aide de cailloux et de coquillages. Sophie s'int�ressa aux vaines tentatives de la fillette pour cr�er quelque chose de beau qui ne ressembl�t en rien � la banale r�alit�; elle se mit � l'œuvre sans perdre de temps, disposa une petite grotte, l'orna de mousse, de lierres, de fleurs, de coquillages et de petits cailloux roses {106} et finit par y ajouter une petite cascade artificielle, le tout en cachette d'Aurore qui ne vit la grotte que lorsqu'elle �tait d�j� achev�e. Le charme fut complet! La grotte fut pour Aurore le comble du beau et du po�tique. Sophie-Antoinette avait devin� la confuse aspiration � la beaut� que recelait la jeune �me d'Aurore et cette soif qui se manifestait d�j� chez la future artiste de cr�er par elle-m�me quelque chose de beau. Aurore �tait profond�ment convaincue que la beaut� de la grotte ravissait tout le monde; elle fut bien pein�e lorsque sa grand'm�re, invit�e � venir l'admirer, ne laissa voir aucun ravissement. La grand'maman ne pouvait s'associer aux amusements pu�rils de Sophie avec les enfants. Mais la jeune femme, qui resta � moiti� enfant toute sa vie, avait su p�n�trer instinctivement le fin fond de l'�me d'Aurore. Sophie resta toujours en contact plus intime avec la fillette, que l'a�eule; l'enfant comprenait sa m�re et l'aimait passionn�ment. Jeune et s�millante, Sophie-Antoinette partageait les jeux des petits, b�chait leurs plates-bandes, leur construisait toutes sortes de choses, leur chantait des chansons, leur racontait des histoires, les embrassait avec ardeur; mais, lorsqu'il lui arrivait de se mettre en col�re, elle leur appliquait sans c�r�monie et au hasard, des claques sur les joues ou sur les mains. Elle ne se souciait pas de se mettre martel en t�te au sujet de l'�ducation de sa fille, elle se bornait � faire ce que faisaient toutes les femmes de sa classe. Elle lui f�t apprendre des fables par cœur, l'initia de bonne heure � la lecture, lui enseigna la couture et le crochet. Quant � lui donner une �ducation dans le sens large du mot, il n'en �tait pas m�me question. Par le degr� de son intelligence et par ce qui l'int�ressait, Sophie �tait aussi pr�s de l'enfance que le sont les bonnes, les femmes de chambre et les {107} cuisini�res avec qui les enfants des classes sup�rieures passent si volontiers leur temps. C'est ce qui arrive souvent, malgr� les d�fenses des parents, probablement parce que les enfants sentent qu'il y a moins de diff�rence intellectuelle entre eux et ces personnes simples qu'il n'y en a entre eux et � les grandes personnes � de leur classe. L'a�eule �tait pr�cis�ment, aux yeux d'Aurore, une de ces � grandes personnes �. La grand'mamnan adorait sa petite-fille � sa fa�on, mais elle trouvait d�plac� de lui t�moigner cet amour, comme de trop caresser les enfants et de se montrer trop famili�re avec eux*. Admiratrice de Rousseau, elle n'admettait pas non plus qu'on les punit et ne leur adressait des observations, autant par principe, que par habitude, que d'un ton r�serv� et froid qui leur inspirait plus de crainte et de respect que les cris les plus furieux de la m�re, qui ne connaissait aucun frein lorsqu'elle �tait d�cha�n�e contre ses enfants. Marie-Aurore aurait d�sir� �lever sa petite fille selon ses convictions, orner son esprit et le diriger avant tout dans la voie de la raison, c'est-�-dire l'habituer � r�fl�chir sur les ph�nom�nes de la vie, — trait distinctif de la philosophie et de la science du XVIIIe si�cle. L'a�eule e�t voulu exclure aussi de l'�ducation tout �l�ment fantastique, afin {108} de ne pas d�velopper l'imagination de l'enfant au d�triment de la raison et de n'encourager par l� aucune croyance absurde, aucune superstition. Elle aurait �galement d�sir� inculquer � la fillette de bonnes mani�res, d�velopper son go�t, lui enseigner les beaux-arts, en un mot, en faire une jeune fille vraiment instruite, pleine de cette r�serve et de ce tact qui sont le propre des personnes de leur classe. Dans son admiration pour l'Emile de Rousseau, la grand'm�re ne voulait pas qu'on entrav�t, d'aucune fa�on, les jeux des enfants ou leur libert� en g�n�ral, mais il lui d�plaisait de voir grandir la petite Aurore comme une esp�ce de sauvageon de village ou comme une petite bourgeoise de Paris, � l'instar de Sophie-Antoinette qui �tait � moiti� lettr�e et ne s'occupait que d'int�r�ts mesquins, de chiffons, qui �tait pleine de pr�jug�s, bourgeoisement vaniteuse et vantarde**. La grand'm�re trouvait aussi que les v�tements des enfants devaient �tre simples, larges et commodes; de ses anciennes douillettes elle confectionnait � sa petite fille d'amples petites robes et lui laissait flotter les cheveux sur les �paules. Sophie-Antoinette tenait � affubler sa fille conform�ment � la mode de l'Empire, la taille sous les aisselles, les jupes collantes, et n'�tait contente que lorsqu'elle avait coiff� Aurore � la {109} chinoise, selon la mode, voici ce que George Sand raconte sur cette coiffure: � C'�tait bien la plus affreuse coiffure que l'on p�t imaginer, elle a certainement �t� invent�e pour les figures qui n'ont pas de front. On vous rebroussait les cheveux en les peignant � contre-poil jusqu'� ce qu'ils eussent pris une direction perpendiculaire, et alors on en tortillait le fouet juste au sommet du cr�ne de mani�re � faire de la t�te une boule allong�e, surmont�e d'une autre petite boule de cheveux. On ressemblait ainsi � une brioche ou � une gourde de p�lerin. Ajoutez � cette laideur le supplice d'avoir les cheveux plant�s � contre-poil, il fallait huit jours d'atroces douleurs et d'insomnie avant qu'ils eussent pris le pli forc�, et on les serrait si bien avec un cordon pour les y contraindre qu'on avait la peau du front tir�e et le coin des yeux relev� comme les figures d'�ventails chinois. » (Histoire de ma Vie, t. II, p. 294-95.) La grand'm�re assistait avec d�go�t � ces affreuses exp�riences; quant � la fillette, cette coiffure lui faisait mal et la g�nait, mais elle adorait sa m�re et elle e�t support� pour elle toutes les incommodit�s et toutes les tortures. Sophie ne soup�onnait nullement combien �tait d�raisonnable son engouement pour la mode.

[{107}] * Inutile de dire qu'elle avait raison de s'opposer � l'habitude pl�b�ienne de Sophie de faire coucher la petite avec elle. George Sand fait ici preuve de partialit� envers sa m�re et de son d�sir d'�taler ses sentiments pour les classes inf�rieures (dont sa m�re est toujours la repr�sentante dans ses Souvenirs), et d'une absence compl�te de toute notion de l'hygi�ne, lorsqu'elle affirme � ce propos que � rien ne saurait �tre plus chaste et plus sain pour une petite fille de neuf ans que de partager le lit de sa m�re �. Nous doutons fort que nos m�decins ou nos p�dagogues modernes, soient de son avis, lors m�me qu'ils craindraient de passer pour � aristocrates � en prenant en pareil cas le parti de l'a�eule contre celui de la femme du peuple. Nous dirons m�me que tout ce que George Sand �crit au sujet des dissentiments qui existaient sur cette question entre sa grand'm�re et sa m�re, produit sur le lecteur une impression �trange et fort d�plaisante. V. Histoire de ma Vie, t. II. p. 407-409.

[{108}] ** Nous avons eu entre les mains deux lettres de Sophie � sa fille et � son gendre Dudevant. Dans une de ces lettres elle demande, apr�s s'�tre brouill�e un jour avec eux et les avoir brusquement quitt�s, qu'on lui adresse son courrier � tel endroit au nom de: � Madame de Nohan-Dupin � (sic). Elle pr�tend que ce titre n'appartient qu'� elle seule et que tout le monde sait qui elle est. Ces pr�tentions se rencontrent � chaque pas dans ses lettres. Mais dans l'Histoire de ma Vie, commenc�e en 1847, George Sand fait tous ses efforts pour repr�senter Sophie-Antoinette comme une femme du peuple n'ayant que des opinions d�mocratiques — ce qui n'est pas tout � fait conforme � la v�rit�. Cette petite grisette frivole, comme beaucoup de ses semblables, tenait souvent � passer pour une vraie dame de qualit�, mais cela ne lui r�ussissait gu�re.

Cette futilit� se montrait en toute chose chez Sophie, qui ne comprenait pas les exigences les plus naturelles d'une �ducation raisonnable. La vieille Mme Dupin, qui �tait beaucoup plus d�licate et plus r�fl�chie, pr�f�rait en ces moments-l�, ne pas discuter avec sa belle-fille qui n'aurait rien compris � ses objections et que, de son c�t�, elle ne comprenait pas du tout. C'�tait deux natures toutes diff�rentes. Ce fut alors que l'on put entrevoir la d�sastreuse influence que la mort pr�matur�e de son p�re allait avoir sur la vie d'Aurore.

{110} Maurice Dupin, que sa m�re et sa femme adoraient, avait �t� le cha�non qui les avait r�unies l'une � l'autre, le petit dieu du foyer dont le culte pouvait concilier et unir ces deux parfaits contrastes. Du vivant de Maurice, les deux femmes �taient jalouses l'une de l'autre, car chacune aurait voulu poss�der sans partage le cœur de Maurice. Apr�s sa mort, elle report�rent toutes deux sur sa fille cet amour passionn�, exigeant et jaloux, et voulurent �galement, l'une et l'autre, l'absorber sans partage. De l�, toute une s�rie de sc�nes domestiques et une lutte acharn�e qui agissaient de la fa�on la plus d�sastreuse sur l'�ducation, le caract�re et le pr�coce d�veloppement de la fillette. De l�, toute une suite d'ann�es p�nibles dans son existence, de d�ceptions pr�matur�es qui la faisaient se renfermer en elle-m�me et se m�fier des hommes; de l�, ces passages subits d'une songerie sombre et morne � une ga�t� sauvage et sans frein, qui s'emparait parfois d'elle, �volutions qui rest�rent, presque jusqu'� l'�ge m�r, le trait distinctif du caract�re de George Sand. La mort du p�re, pour le dire en un mot, et la vie qu'elle mena entre les deux natures si dissemblables de sa m�re et de son a�eule, exerc�rent sur sa destin�e une influence des plus graves. Leur commun malheur rapprocha pendant quelque temps les deux partis ennemis. Les deux femmes s'absorb�rent dans leur affreuse douleur, pendant que la petite Aurore, presque abandonn�e � elle-m�me, jouait sans souci avec Ursule et Hippolyte. Mais la m�re et l'a�eule ne pouvaient vivre longtemps en repos. Ni l'une ni l'autre ne pouvait se faire � l'id�e que l'�ducation de l'enfant ne lui f�t pas confi�e exclusivement. Au d�but, on se fit de part et d'autre des concessions pour vivre en paix et d'accord. Il y eut quelque condescendance de la part de la descendante d'une {111} race royale qui ne pouvait oublier l'origine et le pass� de sa belle-fille. Il y en eut aussi de la part de la fille des rues de Paris, qui ne nourrissait pour les aristocrates que haine et m�pris, et en qui grondait comme un �cho de la r�cente r�volution, jointe � l'hostilit� instinctive des gens du peuple � l'�gard des familles seigneuriales. La nature de ces deux femmes, leur �ducation, leurs int�r�ts �taient trop diff�rents pour qu'elles pussent s'entendre, et le seul point qui eut d� les rapprocher, leur amour pour la petite Aurore, fut justement la pierre d'achoppement, la cause du conflit qui s'�leva entre elles.

Lettr�e et instruite, toujours pr�occup�e de quelque question intellectuelle, avec ses calmes habitudes de grande dame casani�re du XVIIIe si�cle, ses mani�res et son parler serein et pos�, femme distingu�e, bien �lev�e, toujours ma�tresse d'elle-m�me, indulgente, attentive et affable envers tout le monde, mais r�serv�e dans la manifestation de ses sentiments, l'a�eule paraissait presque froide au premier abord. Au physique, elle �tait haute de taille, svelte, blonde, une vraie Anglo-Saxonne. Et, d'autre part, la m�re, nature sans frein, emport�e, illettr�e, d�nu�e de tact et de toute �ducation, une vraie Madame Sans-G�ne, �tait une petite femme, brune comme une espagnole, vive, passionn�e, apte � tout, principalement � tout travail plus ou moins artistique, toujours occup�e de son m�nage, jamais en place, toujours en mouvement, quittant sans cesse un ouvrage pour commencer autre chose, et passant d'un extr�me � l'autre dans ses sentiments comme dans leur manifestation. C'est ainsi qu'elle passait subitement de l'amour � la haine, de l'animosit� � l'adoration, des caresses aux injures et m�me aux coups; nature changeante, incapable de porter deux jours de suite le m�me {112} chapeau ou de d�ner au m�me restaurant, sans parler des repas � la maison qu'elle voulait toujours varier.

Un seul point commun existait entre ces deux femmes: — ni l'une ni l'autre n'�tait jamais oisive. Mais pendant que Marie-Aurore lisait, prenait des notes, faisait des r�sum�s de ses lectures ou s'occupait de musique, Sophie-Antoinette cousait, rafra�chissait quatre ou cinq fois ses chapeaux ou ses chiffons, confectionnait des merveilles avec des blondes et des rubans, fabriquait des cartonnages, savait recouvrir un meuble, cultiver un jardin, pr�parer un p�t�, enluminer une bo�te, en un mot, c'�tait une v�ritable f�e par rapport au travail des mains. L'a�eule et la m�re transmirent � Aurore cet amour de l'occupation et l'habitu�rent d�s son enfance � ne jamais rester oisive. L'a�eule lui inculqua l'habitude du travail intellectuel dont elle-m�me s'occupait assid�ment; la m�re lui communiqua son savoir-faire dans le domaine des soins du m�nage. C'est de sa m�re qu'elle tenait son aptitude � � tout faire �, � cuisiner, � recouvrir un meuble, � confectionner des robes de maison et des costumes fantastiques pour le th��tre, en un mot, cette �tonnante adresse des mains dont George Sand fit preuve � toutes les �poques de sa vie. Bien plus tard, en 1834, dans une lettre de Venise � son fr�re naturel Ch�tiron, George Sand exprime toute sa gratitude envers sa m�re et sa grand'm�re — envers cette derni�re surtout, — qui lui avaient fait contracter, d�s l'enfance, l'habitude du travail, habitude � laquelle elle attribuait son aptitude � travailler d'arrache-pied de sept � treize heures par jour. Qu'on se rappelle l'�tonnement que provoqua la lecture de L�lia chez les amis de La Ch�tre qui connaissaient Aurore Dudevant comme une couturi�re adroite, une m�nag�re �m�rite, sachant faire d'excellentes confitures, et qui ne se doutaient {113} nullement qu'il y e�t en elle un po�te amer et d�sabus�. Qu'on se souvienne encore des r�cits de Pagello, s'extasiant sur l'inappr�ciable et vaillante m�nag�re, qu'�tait George Sand pendant son s�jour � Venise. Qu'on se rappelle les diverses occupations auxquelles George Sand se consacrait pendant le s�jour qu'elle fit � Majorque avec ses enfants et Chopin malade, oblig�e d'�tre � la fois cuisini�re, femme de chambre, sœur de charit�, pharmacienne et ma�tresse d'�cole, dans un pays o� il �tait impossible de se procurer tant soit peu de commodit� ni le moindre confort. Qu'on se souvienne de tous les d�tails dont sont remphes ses lettres publi�es ou in�dites, et les souvenirs de ses amis des diff�rentes p�riodes de sa vie, depuis le moment o� elle peignit une tabati�re pour Aur�lien de S�ze, jusqu'au temps o�, �g�e de soixante-dix ans, elle cousait, sous les yeux de Henri Amic, des costumes pour le th��tre des marionnettes de son fils et des robes pour les poup�es de ses petites-filles. Tout cela nous permet d'affirmer hardiment que cette infatigable femmne de lettres, dont la f�condit� litt�raire surprenait tous ses contemporains, profitait de ses moments de loisir pour s'occuper des dif��rentes besognes de son m�nage, beaucoup plus peut-�tre que ne l'e�t fait la plus banale ma�tresse de maison, point du tout � lettr�e �. Ces qualit�s, elle les devait, comme nous l'avons d�j� dit, � sa m�re et � sa grand'm�re, qui ne lui permettaient jamais de rester oisive.

Mais en dehors de l'aversion connue de ces deux femmes pour l'inaction, tout �tait dissemblable dans leur nature, et les discordes entre elles �taient in�vitables. Au d�but, les conflits furent rares, mais plus tard ils devinrent de plus en plus fr�quents. Une sourde animosit� se faisait {114} sentir dans l'air. Deschartres, qui n'avait jamais pu pardonner � Sophie le r�le absurde qu'il avait jou� par trop de z�le pour emp�cher son mariage avec Maurice et qui la d�testait, ne faisait que verser de l'huile sur le feu et finit par envenimer les relations de la belle-m�re avec la belle-fille. Leurs rapports devinrent de plus en plus tendus; on en vint des piq�res d'�pingles � des observations mordantes. On gardait d'un c�t� un silence d�daigneux, tandis qu'on se laissait aller de l'autre � des propos et m�me � des sorties violentes. Sophie ne pouvait prononcer le nom de sa belle-m�re — souven m�me en pr�sence de la petite Aurore — sans l'accompagner d'une �pigramme vulgaire, et Marie-Aurore, avec une r�serve m�prisante et glaciale, se contentait d'exprimer � haute voix quelque observation � l'endroit de � certaines personnes �, et la fillette comprenait parfaitement quelles �taient ces � certaines personnes �. Les m�disantes comm�res attach�es � la maison colportaient de part et d'autre ces propos. La discorde et les querelles, dans la famille Dupin, devenaient de plus en plus violentes et aboutirent finalement � une vraie lutte de partis. Aussi longtemps que dura cet �tat de choses, c'est-�-dire pendant environ douze ans, jusqu'� la mort de l'a�eule, la petite Aurore repr�senta la pomme de discorde; elle fut comme une allumette entre deux feux. Vers l'automne de 1810, il �tait d�j� �vident que, malgr� le d�sir qu'on avait de vivre en paix et en bonne intelligence, la vie en commun �tait devenue impossible pour ces deux femmes. Apr�s beaucoup de d�bats et de pourparlers, il fut d�cid� que l'a�eule seule se chargerait dor�navant d'Aurore, qu'elle assumerait toute la responsabilit� de son �ducation et qu'elles passeraient toutes deux la majeure partie de l'ann�e � Nohant, ne venant � Paris qu'en hiver pour {115} y vivre quelque temps, dans l'int�r�t de l'instruction de la fillette. Sophie-Antoinette s'installerait, de son c�t�, � Paris avec sa fille Caroline; sa belle-m�re lui fournirait de quoi vivre. Chaque �t�, elle irait � Nohant, mais ne se m�lerait point de l'�ducation d'Aurore. Cette d�cision satisfit �galement les deux partis; Sophie, malgr� tout, s'ennuyait � la campagne et bridait du d�sir de retrouver les boulevards de Paris, le tumulte, le bruit, la cohue de la grande ville. La question p�cuniaire jouait sans doute un r�le important dans les concessions qu'elle avait faites, car elle d�pendait de sa belle-m�re, Aurore �tant la seule h�riti�re directe de son a�eule, ce qui avait donn� � la grand'maman une voix pr�pond�rante dans l'affaire. Sophie l'avait parfaitement compris et sa raison lui avait conseill� de laisser Aurore � Nohant. Elle alla s'�tablir � Paris en 1810.

De 1810 � 1814, l'a�eule et la petite fille n'habit�rent Paris qu'en hiver, passant le reste du temps � la campagne, et Sophie venait chaque ann�e passer deux ou trois mois, et quelquefois tout l'�t�, � Nohant. Nous dirons plus loin le r�le que la vie rustique joua dans la vie de la future George Sand. Contentons-nous, pour le moment, de parler de l'impression que produisit sur la fillette le changement survenu dans sa destin�e.

Dans les premiers temps, cette impression ne se fit point remarquer: la vie de l'enfant � Nohant �tait trop heureuse et trop agr�able. Le premier d�part de sa m�re ne l'�mut pas beaucoup, elle ne comprenait pas le chagrin d'en �tre s�par�e. Elle pleura un peu, mais ce fut tout. On peut croire que son amour pour sa m�re n'aurait pas pris ce caract�re maladif qui �clata plus tard, que les arriv�es et les d�parts successifs de Sophie n'auraient pas servi de {116} motifs aux sc�nes passionn�es qui se produisirent alors, si les deux femmes eussent mis dans leurs rapports avec la fillette plus de raison et moins d'amour-propre et de jalousie. H�tons-nous cependant de dire que George Sand, en parlant de l'amour exalt� qu'elle portait � sa m�re et des dramatiques p�rip�ties de son affection, exag�re sans doute, grossit les couleurs, pr�te � tout un caract�re beaucoup plus romanesque que ne le comportait la r�alit�. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer ce qu'elle dit dans l'Histoire de ma Vie, � propos d'une lettre �crite par elle � sa m�re en 1812, avec la lettre m�me, publi�e dans sa Correspondance sous le num�ro 1. Ce qu'elle d�peint, c'est quelque chose de passionn�, de d�sesp�r�, de path�tique; en r�alit�, c'est une gentille petite lettre touchante, mais bien naturelle et tr�s enfantine*. Ainsi donc, malgr� tous ces sentiments violents et ce qu'il y avait de vraiment tragique dans la situation de la fillette, {117} es war nicht so arg, comme disent les Allemands**. Il est �galement fort possible que, si le cours des �v�nements e�t suivi sa marche naturelle, c'est-�-dire si la grand'm�re avait tout doucement et prudemment dirig� Aurore selon ses id�es, pendant que Sophie, — qui au fond se souciait assez peu de Caroline laiss�e en pension, mais pr�f�rait passer son temps � Paris et non � la campagne, — se serait peu � peu �loign�e d'Aurore, il est probable, disons-nous, que, sans lutte, la grand'm�re aurait su remplir son programme d'�ducation, et Aurore n'aurait pas pr�matur�ment devin� l'antagonisme qui subsistait entre ses deux m�res. Mais, comme cela se voit d'ailleurs presque toujours en pareil cas, des personnes �trang�res vinrent s'immiscer dans ces d�bats, et les deux rivales elles-m�mes commirent mutuellement beaucoup de fautes.

[{116}] *Histoire, t. II, p. 426-429. — 2° Correspondance, t. I, p. 1. Voici en quels termes color�s (trop color�s m�me), George Sand fait conna�tre le contenu de cette lettre, p. 427... � Qu'y avait-il dans cette lettre? Je ne m'en souviens plus. Je sais que je l'�crivis dans la fi�vre de l'enthousiasme, que mon cœur y coulait � flots pour ainsi dire, et que ma m�re l'a gard�e longtemps comme une relique, mais je ne l'ai pas retrouv�e dans les papiers qu'elle m'a laiss�s. Mon impression est que jamais passion plus profonde et plus pure ne fut plus na�vement exprim�e, car mes larmes l'arros�rent litt�ralement, et � chaque instant j'�tais forc�e de retracer les lettres effac�es par mes pleurs �... etc., etc.

Et voici la lettre elle-m�me:

A Mme Maurice Dupin qui allait quitter Nohant, 1812.

� Que j'ai de regret de ne pouvoir te dire adieu! Tu vois combien j'ai de chagrin de te quitter. Adieu, pense � moi et sois s�re que je ne t'oublierai point.

� Ta fille.

Tu mettras la r�ponse derri�re le portrait du vieux Dupin. �

Bien que George Sand d�clare ne pas avoir retrouv� cette lettre, et que le d�part de sa m�re dont elle parle soit celui de 1814, tandis que [{117}] dans la Correspondance la lettre porte la date de 1812, il est hors de doute que c'est la lettre en question, retrouv�e probablement par Maurice Sand apr�s la mort de sa m�re, car � la page 428, George Sand �crit qu'elle avait ajout� en t�te de la lettre:

Place la r�ponse derri�re ce m�me portrait du vieux Dupin, je la trouverai demain quand tu seras partie �, et qu'elle avait gliss� dans le bonnet de sa m�re un billet avec ces mots: � secoue le portrait �. Tout cela est une esp�ce d'amplification et d'exag�ration, introduite dans le r�cit d'�v�nements bien plus simples et nullement compliqu�s, mais il est certain que la lettre dont il est queslion dans l'Histoire et la lettre n° 1 ne sont qu'une seule et m�me �pitre.

** Ce n'�tait pas si grave que �a.

Ursule fut la premi�re � attirer l'attention d'Aurore sur sa position quelque peu exceptionnelle. Comme tous les enfants, elle r�p�tait ce qu'elle entendait dire aux grandes personnes et redisait sur tous les tons, � Aurore, qu'elle �tait bien heureuse de passer son � �ge d'or � chez sa grand'm�re, dans le richement et que le richement, c'est ce qu'il y a de meilleur au monde. Julie et Rose, demi femmes de chambre, demi confidentes de {118} Mme Dupin, r�p�taient la m�me chose. Elles chantaient � l'enfant que sa grand'm�re �tait sa bienfaitrice, que sans son a�eule, elle et sa m�re mourraient de faim, que, si elle aimait sa grand'maman et lui ob�issait, tous les bonheurs que donne la richesse l'attendaient � l'avenir, tandis que, si elle se montrait ingrate, elle se verrait r�duite � vivre avec sa m�re � dans son petit grenier, et � manger des haricots �. On peut s'imaginer que la perspective d'habiter un grenier et de se nourrir de haricots apparut imm�diatement � la petite r�veuse comme le comble de la f�licit�. C'est l� un trait qu'on rencontre souvent chez les enfants ais�s, qui consid�rent comme un bonheur supr�me la possibilit� d'acheter, non des bonbons qu'ils trouvent chez un confiseur, mais du sucre d'orge aux petites boutiques, et sont tent�s de mordre � belles dents dans les galettes de seigle des paysans, ou de marcher pieds nus dans le sable. Aurore, qui �tait d�j� chagrine d'�tre s�par�e de sa m�re bien-aim�e, se mit � r�ver � la possibilit� de vivre � Paris avec elle, comme au plus grand des bonheurs, et � en parler tout haut. Les comm�res n'eurent rien de plus press� que de s'�pouvanter de tant de d�raison. Cela suff�t pour que la petite, naturellement ent�t�e, encline, comme tous les enfants, � la contradiction, n'ayant pas encore eu le temps de s'attacher � sa grand'm�re, trop jeune pour la comprendre et l'appr�cier — comme elle l'appr�cia plus tard, — n'�prouvant aucune contrainte aupr�s d'une m�re nullement pr�occup�e de son �ducation, mais ennuy�e par les le�ons et les observations de sa grand'm�re, cela suff�t, disons-nous, pour qu'elle v�t, du coup, dans son a�eule une ennemie, et dans sa m�re une idole. Tel fut le d�but de la premi�re crise romanesque dans la vie de la future George Sand. {119} Ce fut un d�bordement de passion, de lettres �crites en cachette, d'entrevues furtives, d'entretiens soigneusement cach�s aux � ennemis �, ce furent des r�ves, des larmes, des joies exalt�es. Ni Marie-Aurore, ni Sophie-Antoinette ne surent envisager avec calme ces manifestations exag�r�es d'un sentiment filial, cependant bien naturel. L'une prit ouvertement le parti de sa fille, l'autre laissa �clater, non moins ouvertement, le chagrin que lui causaient la froideur et l'ingratitude de sa petite-fille (comme si les enfants �taient capables de reconnaissance, sentiment qui leur est totalement inconnu et qu'ils ne peuvent comprendre!) Rose prit le parti de la fillette parce qu'elle aimait beaucoup Sophie; Julie et Deschartres, celui de la grand'm�re. De l�, une lutte de partis, une autre guerre des Guelfes et des Gibelins. Les petits griefs s'envenim�rent; une hostilit� sourde, sans devenir une guerre ouverte, engendrait des escarmouches chaque fois que Sophie venait � Nohant ou pendant les s�jours que la grand'm�re et la petite-fille faisaient � Paris. Aurore devint le bouc �missaire qui avait � souffrir des antipathies des deux femmes et � supporter le contre-coup des fautes des deux partis ennemis. Ce bouc �missaire �tait une enfant impressionnable, de temp�rament passionn�, de caract�re doux en apparence, mais au fond dominateur et obstin�, une nature vou�e, d�s le berceau, aux contradictions, plac�e par sa naissance entre deux classes sociales, d�doubl�e, pour ainsi dire, dans ses sympathies, ses go�ts et ses int�r�ts. Aurore Dupin avait besoin, plus que toute autre enfant, d'une vie familiale paisible, d'affections calmes et raisonnables, d'un r�gime de vie tr�s r�gulier, d'une immuabilit� r�elle dans l'observation des lois morales.

Elle assistait, au contraire, � des sc�nes, � des discussions, {120} � des conflits perp�tuels. Un jour, elle entendait dire � Nohant, que les gens bien �lev�s devaient agir d'une telle fa�on; le lendemain, � Paris, on tournait en d�rision devant elle tous les gens, � soi-disant convenables �. Un jour, on t�chait de lui inspirer l'amour de la lecture et de l'�tude, le lendemain les m�mes �tudes �taient un sujet de quolibets et trait�s de � passe-temps bons tout au plus pour les oisifs et les fain�ants �.

Lorsque Aurore accompagnait sa grand'm�re � Paris, elles s'installaient toutes deux, rue Neuve-des-Mathurins, dans un appartement peu spacieux, il est vrai, mais fort �l�gant et de bon go�t, o� la vieille dame recevait souvent ses amis des deux sexes, pour la plupart des personnes de grande naissance et titr�es. Quant � Sophie-Antoinette, elle demeurait toujours avec Caroline, rue de la Grange-Bateli�re. La grand'm�re refusait d'y laisser aller Aurore, parce qu'elle ne voulait pas qu'elle v�t sa demi-sœur elle s'opposa m�me r�solument � tout rapport entre les deux fillettes. Caroline �tait une enfant paisible et pieuse, mais la grand'm�re ignorait ses qualit�s et d�testait en elle la preuve vivante de l'irr�parable pass� de sa belle-fille. La pauvre Caroline demandait souvent � sa m�re pour quelle raison elle ne voyait pas sa sœur, mais elle ne recevait que des r�ponses �vasives. Un jour que Sophie �tait all�e d�ner en ville, Caroline se pr�senta sans autorisation rue des Mathurins et demanda � Rose d'appeler Aurore; celle-ci jouait sur le tapis; la grand'm�re paraissait sommeiller dans son fauteuil. L'enfant, sans savoir pourquoi on l'appelait, se dirigea sur la pointe des pieds vers la porte, mais la grand'm�re ouvrit soudain les yeux et demanda o� elle allait. Il fallut lui avouer la v�rit�. La grand'm�re crut voir l� une ruse {121} de Sophie-Antoinette, qui t�chait d'enfreindre ainsi son interdiction. Elle entra dans une col�re comme elle n'en avait jamais eu, et ordonna durement de ne pas permettre � Caroline de franchir le seuil de sa porte. Au premier moment, Aurore fut boulevers�e et pein�e � la vue de cette col�re qu'elle n'avait jamais rencontr�e dans sa grand m�re, mais, quand elle entendit derri�re la porte les sanglots de Caroline bless�e et humili�e, elle en fut d�sesp�r�e, fondit en larmes et s'�lan�a vers la porte. H�las, il �tait trop tard; la pauvre enfant �tait d�j� partie. Rose essaya de calmer Aurore, mais elle pleurait elle-m�me et suppliait l'enfant de cacher � sa grand'm�re son chagrin, qui ne ferait que l'irriter. L'a�eule rappela sa petite-fille, mais celle-ci, pour la premi�re fois de sa vie, d�sob�it et r�sista. Julie, qui jouait toujours le r�le de domestique espionne et rapporteuse, se m�la de l'affaire et ne fit, connue toujours, qu'aggraver le malentendu et les griefs mutuels. Aurore s'endormit encore toute en larmes, d�lira pendant la nuit, et le lendemain matin, malgr� les caresses et les cadeaux que lui prodigua la grand'maman, elle n'avait rien oubli�. Cette secousse morale compliqua d'une fi�vre nerveuse la rougeole qui s'�tait d�j� d�clar�e chez elle. La grand'm�re s'aper�ut qu'il fallait user de prudence envers sa petite-fille; elle �tait trop intelligente et trop bonne pour pers�v�rer dans sa premi�re r�solution. D�s qu'Aurore fut r�tablie, elle la mena elle-m�me chez sa m�re et sut, par quelques paroles adroites et pleines de douceur, d�sarmer la col�re de Sophie qui semblait �tre � son paroxysme. A partir de ce jour. Aurore, qui n'avait vu jusque-l� sa m�re que chez son a�eule ou � la promenade, obtint la permission d'aller chez elle et de jouer {122} avec Caroline, les jours o� celle-ci avait cong� et sortait de sa pension*.

* Histoire, t. II, p. 295-308

Son existence se d�doubla encore davantage. Passant un jour son temps au milieu du cercle de sa grand'm�re, des dames de Pardaillan, de Maleteste, de la Marli�re, de Ferri�res, de B�ranger, des abb�s de Beaumont, d'Andrezel, etc., tous repr�sentants de l'ancien r�gime. Aurore pr�tait l'oreille � leur conversation, � leurs opinions orthodoxes et l�gitimistes, aux railleries dont on criblait Napol�on et l'Empire, et elle observait toutes ces figures originales et ces mani�res recherch�es. L'esprit d'observation et l'instinct artistique s'�veillaient en elle � son insu. Elle avait l�, devant elle comme une galerie d'anciens portraits, chacun empreint du sceau de la personnalit� et de l'originalit� la plus frappante. Tous ces personnages �taient les intimes de sa grand'm�re, parlaient le m�me langage, mais la plupart lui �taient inf�rieurs par l'esprit et l'instruction. La vieille dame les aimait n�anmoins et les proposait � Aurore comme des mod�les de � gens corrects et polic�s �.

Le lendemain, en entrant dans le petit appartement de sa m�re. Aurore �tait t�moin de sorties virulentes contre toutes ces dames et ces seigneurs et se tordait de rire au spectacle de Sophie, qui, dou�e d'un don d'imitation �tonnant, repr�sentait, sous l'aspect le plus comique, chacune des vieilles comtesses (comme elle les appelait) qu'elle d�testait, ou lorsqu'elle se r�pandait, une fois lanc�e, en furieuses invectives contre leur hypocrisie, leur immoralit�, la futilit� de leur vie; elle allait si loin dans ses accusations qu'elle disait souvent des choses que les {123} oreilles d'une fillette de huit � dix ans n'auraient pas d� entendre. Le surlendemain, rentr�e dans le salon de sa grand'm�re, Aurore ne se contentait plus, connue auparavant, de s'approprier inconsciemment le ton, les mani�res, l'allure de ces beaut�s d'autrefois et de ces beaux esprits de la cour des Bourbons; elle les observait et les �coutait avec un esprit critique dont elle avait pleine conscience. Bient�t elle se mit � les imiter devant sa m�re sans que celle-ci songe�t � l'arr�ter. Et pourtant, ces figures de l'ancien r�gime se grav�rent dans sa m�moire et dans son imagination. Instinctivement, elle s'appropriait l'aisance distingu�e de leurs mani�res, le ton d'aimable condescendance du vrai grand monde, la facult� de ne jamais se donner un d�menti en aucune circonstance. Et, en m�me temps, elle se rendait bien compte de leurs vices, de leurs d�fauts, de leurs faiblesses: elle s'ennuyait dans la soci�t� de ces gens innoccup�s, �paves d'une vie disparue, et elle se moquait d'eux. Les cons�quences de ce d�doublement se refl�t�rent plus tard sur elle et sur ses œuvres.

Un vieil ami de George Sand, qui l'a connue pendant les quinze derni�res ann�es de sa vie, nous disait un jour que George Sand avait beau se montrer d�mocrate dans ses allures et dans ses convictions, il arrivait parfois, comme malgr� elle, et le plus souvent avec une relation de fra�che date ou avec une personne importune, que l'aristocrate se r�v�lait en elle, et elle � savait si bien faire sa grande dame � qu'elle inspirait un respect involontaire et instinctif aux visiteurs les plus suffisants et les plus intr�pides. Elle garda cette habitude jusqu'� sa mort. Elle transmit ces m�mes airs de � grande dame � � sa fille Solange, comme elle le dit � plusieures reprises dans certaines de ses lettres d�j� {124} publi�es. Telle fut l'empreinte que lui laiss�rent sa race et ses impressions d'enfance.

Que peut-il y avoir d'autre part de plus charmant, de plus vrai, de plus artistique que la Marquise, cette fine perle parmi les Nouvelles de George Sand? On trouverait difficilement, parmi les auteurs qui ont essay� de peindre le grand monde du XVIIe si�cle, un seul �crivain qui ait pu en incarner les c�t�s aimables ou artistiques avec la perfection que George Sand a su atteindre dans la Marquise. C'est qu'elle a pass� la moiti� de sa vie dans ce milieu et ne l'a pas connu seulement par ou�-dire. C'est bien aux observations, qu'elle a faites sur le monde des vieilles comtesses qu'on doit des types comme ceux de la m�re et de la grand'm�re de Valentine, de la marquise de Villemer b, du vieux chanoine, du prince m�lomane et des divers courtisans dans Consuelo, des originaux comme Monsieur Antoine, l'oncle de Mauprat et Mauprat lui-m�me, des figures empreintes de la couleur du temps telles que le duc et la marquise de Puymonfort dans les Mississipiens, sans mentionner ici toute une s�rie de figures et de personnages secondaires, mais d'un �clat souvent surprenant. Il est donc hors de doute que l'artiste en elle ne fit que gagner d'avoir eu � fr�quenter ces types d'une �poque disparue, et d'y apporter cette pointe de scepticisme, ce m�pris que lui avait inspir� Sophie-Antoinette par ses sorties vulgaires et comiques contre des gens qu'elle d�testait.

Un autre point venait encore se joindre � la diff�rence de position sociale et d'habitudes pour amener la discorde entre la rue de la Grange-Bateli�re et celle des Mathurins. Dans la maison de Sophie, nous le savons d�j�, on adorait Napol�on; dans le salon de Marie-Aurore, on n'attendait tous les bienfaits que du retour des Bourbons, {125} quoique la grand'm�re, — cousine de Louis XVIII et de Charles X, et ayant m�me sacrifi� 10.000 francs pour ce dernier au temps qu'il n'�tait encore que comte d'Artois et en exil, — n'estim�t gu�re ses parents royaux dont elle connaissait tr�s bien le caract�re. A l'av�nement de Louis XVIII, elle dit � sa petite-fille: � Ce doit �tre celui qui portait le titre de Monsieur. C'est un bien mauvais homme. Quant au comte d'Artois, c'est un vaurien d�testable. Allons, ma fille, voil� nos cousins sur le tr�ne, mais il n'y a pas l� de quoi nous vanter* �... Mais l'entourage de la grand'm�re regardait Napol�on comme un monstre, un usurpateur, un parvenu, dont l'orgueil avait entrain� � leur perte tant de vaillants enfants de la France. Les conversations des visiteurs de Mme Dupin roulaient presque toutes sur Napol�on pour le bl�mer. Aurore, dont le jeune cœur, anim� de sympathies bonapartistes, commen�ait � deviner vaguement — et gr�ce aux discours de son p�re que sa m�moire avait retenus — que l'imposante image de Napol�on incarnait, en r�alit�, l'id�e de la Patrie, de la France grande et une, se sentait prise de plus en plus d'antipathie envers les vieilles comtesses et leurs �troites sympathies de parti. Aussi fut-elle ravie, le jour o� elle entendit un petit gar�on de treize ans se r�volter hardiment contre tout un cercle de grandes personnes qui �taient en train de se r�jouir de la d�faite de Napol�on, et de l'entendre bl�mer avec col�re ceux qui ne comprenaient pas que la d�faite du grand homme �tait aussi la d�faite de la France, un d�sastre public dont les Fran�ais ne pouvaient et ne devaient nullement se r�jouir. Quoique la petite Aurore ne s�t pas encore exprimer ses pens�es, elle �prouva le m�me {126} sentiment, et, lorsqu'elle appril la d�faite de la grande arm�e, il naquit dans son �me un conte fantastique dont elle �tait l'h�ro�ne. Elle se voyait volant dans l'espace � la recherche de l'arm�e fran�aise et de Napol�on perdus dans les steppes de la Russie, les trouvant, les sauvant de la fureur des ennemis et les ramenant sains et saufs dans leur patrie. Mais Aurore ne pouvait adorer Napol�on, et r�ver � lui que dans son for int�rieur, car on ne parlait de lui chez sa grand'm�re qu'avec indignation. C'�tait l� encore toute une s�rie de sentiments et de pens�es contraires aux id�es et aux sentiments du monde o� elle passait la plus grande partie de son temps, une nouvelle cause de d�doublement pour Aurore, une impulsion de plus qui la portait � s'�chapper de la r�alit� d�plaisante pour s'�lancer dans le monde des r�ves et des fictions, tendance qui en s'accentuant d'ann�e en ann�e, devint plus tard l'un des traits de la physionomie morale de George Sand.

[{125}] * Histoire, t. II, p. 419.

Toutes ces impressions, observations, fantaisies diverses et contradictoires furent ensuite d'une grande utilit� � l'artiste. Mais les perp�tuelles ironies et diatribes qu'elle entendait, rue de la Grange Bateli�re, contre des choses approuv�es la veille, rue des Mathurins*, ou vice versa, cette manie de tourner en d�rision, d'un c�t�, tout ce qu'on estimait de l'autre, tout cela sapait dans l'�me de la fillette cette foi en l'absolu de certaines lois, notions ou id�es morales, cette conviction de leur immuabilit�, — principe qui doit former la base de toute �ducation. Car, il faut le reconna�tre, c'est de ces notions du bien et du mal, d'abord peu nombreuses et primitives, mais toujours cat�goriques, excluant toute interpr�tation sophistique et sceptique, que {127} s'�labore dans l'�me la notion g�n�rale, d'abord inconsciente, d'une loi morale obligatoire, et plus tard, toutes les exigences les plus compliqu�es et les plus d�licates de l'homme moral. Toute conception du monde une et immuable, quelle que soit cette conception — ne peut �tre bas�e que sur un fondement un et immuable.

[{126}] * Entre 1814 et 1817 Mme Dupin quitta cet appartement pour occuper un petit logement tout aussi confortable, rue Thiroux c.

Bien des ann�es apr�s, George Sand effrayait encore ses amis les plus proches, entre autres l'�l�gant Musset et Chopin si maladivement sensible, par des sorties parfois presque vulgaires contre les croyances les plus ultimes et les habitudes morales qu'ils avaient contract�es d�s leur enfance envers des personnes ou des principes qui ne pouvaient, selon eux, se pr�ter � la critique et encore moins �tre jug�s. Il lui arrivait de traiter avec une d�sinvolture �tonnante, de vive voix ou par �crit, le pass� de sa m�re et sa propre naissance, survenue un mois � peine apr�s le mariage de ses parents; elle choquait ses amis par la libert� avec laquelle elle parlait de sujets aussi sacr�s pour eux que le sentiment filial, la personnalit� des parents, leur souvenir, etc. Mais il n'y a rien l� qui puisse nous �tonner! D�s sa plus tendre enfance, du vivant de sa m�re et de sa grand'm�re, elle avait constamment entendu les deux femmes se critiquer et les avait vues perp�tuellement se bl�mer et se condamner l'une l'autre. La critique �tait en effet r�ciproque. La vieille Mme Dupin avait le m�me travers que Sophie-Antoinette, mais sous des formes diff�rentes. L'a�eule causa un mal irr�parable � Aurore en se laissant aller � juger sans appel sa belle-fille aux yeux de sa petite-fille. La m�re d'Aurore ha�ssait, il est vrai, dans l'a�eule, l'aristocrate, l'ancienne ennemie qui s'�tait oppos�e � son mariage avec Dupin, la femme instruite et bien �lev�e, fi�re de son �ducation et de sa vertu. Mais {128} Marie-Aurore savait lui rendre la pareille! Elle m�prisait en sa belle-fille la modiste ignorante, l'aventuri�re immorale qui avait commenc� ses �bats sur les tr�teaux d'un petit th��tre et les avaient continu�s sur le th��tre de la guerre d'Italie; elle ne pouvait oublier qu'avant de devenir la ma�tresse de son fils, Sophie-Antoinette avait profit� de la fortune d'un vieux g�n�ral, et que sa fille Caroline �tait d'un p�re inconnu; peut-�tre aussi savait-elle qu'il y avait eu un nouveau roman dans la vie de Sophie apr�s la mort de Maurice Dupin. George Sand avance, mais vaguement, que tant que son p�re avait v�cu, sa m�re lui �tait rest�e fid�le, mais on peut d�duire de sa correspondance in�dite que Sophie, jusqu'� sa mort (elle mourut � soixante-dix ans), resta une femme l�g�re, constamment occup�e de fleurettes. Ceci soit dit en passant, mais cela explique suffisamment que Mme Dupin-m�re ait d�plor� toute sa vie le choix que son fils avait fait d'une pareille compagne; et lorsqu'elle avait eu � trancher la question de l'�ducation de sa petite-fille, aurait-elle pu abandonner cette �ducation � une personne aussi peu digne d'estime et m�me la livrer pendant quelque temps aux soins d'une telle m�re? Chez celle-ci, qu'aurait donc pu voir et entendre la petite Aurore? La haine que Mme Dupin-m�re avait pour Sophie, elle la reportait sur Caroline, et, tout en laissant Aurore jouer librement, � Nohant, avec Hippolyte, le b�tard de son fils, ce ne fut pas sans lutte, comme nous venons de le voir, qu'elle lui permit de fr�quenter la fille naturelle de Sophie. Les conflits qui surgirent au sujet de Caroline ne furent pas les seuls dont la petite Aurore dut �tre t�moin. Elle entendait tout et devinait confus�ment la diff�rence qui existait entre sa position et celle de Caroline, et bien d'autres choses encore! Ces impressions {129} pr�coces empoisonnaient son �me enfantine. Par suite de ces luttes qu'elle voyait engag�es autour d'elle, son caract�re, de docile et doux qu'il �tait, devint opini�tre et obstin�. On lui conseillait de ne pas voir souveut Caroline — elle ne voulait jouer qu'avec elle. On lui disait que la soci�t� que recevait sa m�re �tait mauvaise — elle ne trouvait du plaisir qu'au milieu des personnes qu'elle voyait chez cette derni�re. On s'effor�ait de lui apprendre les bonnes mani�res — elle d�cida du coup que ce n'�taient que d'ennuyeuses futilit�s. Sa grand'm�re aurait voulu qu'elle devint une jeune fille tir�e � quatre �pingles, soign�e, � la peau blanche, comme tous les enfants de sa classe — elle pr�f�ra courir au soleil sans gants et nu-t�te, et elle le faisait expr�s, parce qu'elle voyait que sa m�re ne craignait ni le vent, ni le h�le, ni les longues promenades et m�prisait la vie casani�re de sa grand'm�re. Sophie et l'enfant oubliaient toutes deux que ce n'�tait pas l'�ge seul de l'a�eule qui avait amen� sa vie s�dentaire, mais que c'�tait pour elle l'habitude de toute une vie. Les dames du XVIIIe si�cle ne savaient pas aller � pied; la grand'm�re n'avait franchi une grande distance que deux fois en sa vie et en des circonstances tragiques: La premi�re fois, lorsque, �chapp�e � la guillotine, elle avait quitt� Paris � la h�te pour aller rejoindre son fils qui demeurait dans la banlieue (pendant le trajet elle avait failli �tre prise par des poissardes). La seconde fois, ce fut dans la nuit de la mort de son fils, lorsque, toute seule, � peine v�tue, elle courut sur la grande route jusqu'� l'endroit o� il gisait. On ne sait quelle force inconnue l'avait aid�e � parcourir de telles distances. Mais si les grandes dames de l'�poque �taient incapables de faire � pied dix pas dans la rue, elles savaient marcher � l'�chafaud avec calme et fiert�, ce {130} qui n'emp�che et n'emp�chera nullement Sophie et ses pareillos de les traiter d'aristocrates douillettes. La petite Aurore, elle aussi, par exc�s d'amour pour sa m�re, traitait alors d�daigneusement sa grand'm�re. Mais le moment n'�tait pas loin o� allait s'�veiller dans son cœur une grande af�eetion pour la vieille dame qui l'idol�trait. La jeune fille devait bient�t comprendre quelle amie instruite, perspicace et sage, le destin lui avait donn�e pour remplacer le p�re qu'elle avait perdu trop t�t et pour faire contre-poids � une m�re d�nu�e d� tact et de culture intellectuelle.

Cependant les ann�es s'�coulaient l'une apr�s l'autre. A Paris, Aurore �tudiait, tant�t seule, tant�t en compagnie de petits gar�ons et de petites filles de son �ge et de son monde; elle apprenait l'�criture, la danse, le dessin, la musique et m�me la grammaire et l'histoire. Elle avait pour ma�tres des professeurs en vogue, mais la plupart du temps c'�taient des hommes sans aucun talent ni esprit, ou bien des survivants du si�cle dernier dans le genre de M. Gogault, son ma�tre de danse.

Lorsqu'en 1814, effray�e par l'entr�e des alli�s en France, la grand'm�re se retira � Nohant plus t�t que d'habitude et puis y resta plus de quatre ans sans presque jamais en bouger, Aurore fut confi�e aux soins de Deschartres. Celui-ci n'�tablissait aucune diff�rence entre les gar�ons et les filles, et �tait d'avis quil fallait leur donner une instruction et une �ducation identiques. Notons cette circonstance comme ayant jou�, � notre avis, un r�le fort important dans le d�veloppement de la logique � non f�minine � de George Sand et de tout le pli de sa pens�e. Aussi Deschartres enseignait-il � Aurore comme � Hippolyte les grammaires fran�aise et latine, la versification, les math�matiques, la botanique et la zoologie. {131} Il donnait sur les doigts d'Aurore des coups de r�gle comme il le faisait pour Hippolyte, et parfois m�me il lui administrait une bonne taloche. Et Aurore, toujours comme Hippolyte, tachait de supporter sto�quement la douleur et de narguer les punitions.

La grand'maman, qui enseignait � sa petite-fille les premiers �l�ments de la musique, continuait ses le�ons, et il ne faut point croire que ce f�t le piano seul, mais encore la th�orie et le solf�ge. George Sand pense que si son a�eule se f�t occup�e plus longtemps de son �ducation musicale, elle serait devenue aussi bonne musicienne que la vieille dame elle-m�me, car elle avait le don et l'amour de la musique et souvent elle chantoimait pendant des heures enti�res des improvisations musicales tout en jouant dans la cour ou en b�chant son petit jardin. Pour des raisons que nous ne connaissons pas, mais probablement � cause de l'affaiblissement de sa sant�, la grand'm�re dut transmettre les le�ons de musique � un certain Gayard, organiste � La Ch�tre, p�dant et musicien m�diocre. Il imposa des exercices � la fillette, lui fit apprendre par cœur de � petits morceaux �, et la d�go�ta compl�tement du piano; Aurore abandonna enti�rement la vraie musique sans avoir d�pass� le niveau ordinaire du � tapotage des demoiselles �. Pour remplacer ses le�ons de musique, la grand'm�re entreprit d'enseigner � sa petite-fille l'histoire et la g�ographie et lui fit faire, dans ce but, des lectures quotidiennes, lui faisant bri�vement r�sumer ce qu'elle avait lu, et se montrant tr�s attentive au style de la narration. Ces le�ons �taient les seules qui fussent du go�t de la future George Sand, et ce fut ainsi que se d�clara sa vocation. La grand'm�re ne se donnait pas toujours la peine de contr�ler l'exactitude {132} des r�sum�s de la jeune fille avec les manuels dont elle se servait, et Aurore ne pouvait se contenter d'une exposition aride de ses lectures. Elle y intercalait tant�t des descriptions de la nature ou des villes, tant�t elle compl�tait et commentait les actions mal motiv�es des personnages hisioriques en y ajoutant des aper�us et des d�tails de sa propre invention. La moindre indication dans le texte suffisait � Aurore pour lui faire �mailler sa narration de levers et de couchers de soleil, d'orages, � de ruines, de fleurs, des sons de la fl�te sacr�e ou de la lyre d'Ionie », du cliquetis et du fracas des armes, etc., etc. La grand'maman �tait ravie des capacit�s que montrait sa petite-fille et fut tout particuli�rement enchant�e lorsque celle-ci, livr�e � ses seules inspirations, se mit � � faire de la litt�rature � en �crivant deux descriptions: l'une d'un orage, l'autre d'un clair de lune. Quel contraste frappant entre la perspicacit� de la grand'm�re et celle de Sophie-Antoinette! Celle-ci, apr�s avoir lu les exercices litt�raires de sa fille, se contenta d'�crire pour toute r�ponse: � Tes belles phrases m'ont bien fait rire; j'esp�re que tu ne vas pas te mettre � parler comme �a* �. La petite Aurore, qui adorait alors sa m�re, partagea imm�diatement son avis, reconnut qu'elle avait raison de ne trouver que du p�dantisme dans « ces belles phrases �, et lui promit de ne plus tomber � l'avenir dans de pareilles sottises.

* Histoire, t. III, p. 12.

Mais on a beau chasser le naturel, il revient au galop. La passion du myst�rieux, les aspirations mystiques d'une �me naturellement religieuse, qui ne trouvait aucune satisfaction ni dans le d��sme raisonn� de la grand'm�re, ni dans la pi�t� toute superficielle de la m�re, le besoin de {133} cr�er et de rev�tir ses cr�ations d'une forme litt�raire pr�cise furent autant d'�l�ments qui finirent par trouver chez la fillette leur voie et leur expression. Nous avons d�j� vu qu'� peine �g�e de quatre ans, Aurore se contait � elle-m�me des histoires sans fin, qu'� huit ans elle r�vait de sauver la grande arm�e, et s'envolait, sur les ailes de la fantaisie, vers les steppes et les montagnes, secourant, gu�rissant, ramenant dans leur patrie Napol�on et ses l�gions vaincues. La future romanci�re avait maintenant onze ans et venait de lire l'Iliade et la J�rusalem d�livr�e. Cette lecture la frappa; son imagination exalt�e resta comme �blouie par la beaut� des images po�tiques et la magique fantaisie de la fiction. Elle se sentit profond�ment pein�e de voir ces beaux po�mes se terminer si vite, renferm�s en des cadres si �troits pour elle; elle aurait voulu qu'ils eussent une suite, et elle entreprit de la faire. Elle commen�a � se raconter une interminable �pop�e, un long roman, dont les h�ros �taient d'abord les personnages pr�f�r�s qu'elle avait trouv�s dans ces deux vieux po�mes, mais peu � peu, tout le sujet et tout l'int�r�t du r�cit gravit�rent autour d'une myst�rieuse divinit�, d'une figure inconsciemment cr��e dans l'imagination d'Aurore, et compos�e de tout ce qui l'avait charm�e dans le christianisme, la mythologie et les œuvres po�tiques qu'elle venait de lire. Cette divinit�, — qu'Aurore avait baptis�e d'un nom imaginaire Coramb�, non entendu dans son sommeil, — r�unissait en elle la perfection morale du Christ, la beaut� immat�rielle de l'ange Gabriel, le souffle inspir� d'Apollon, la gr�ce et le charme de toutes les divinit�s de l'Olympe, tout le beau et le sublime qui la ravissaient dans les dieux mythologiques, tout le po�tique et le mis�ricordieux du christianisme, en dehors de son rigorisme et de sa condanmation de la {134} mati�re. Coramb� rev�tait, au gr� de sa cr�atrice, tous les aspects, devenait, tour � tour, homme ou femme, ou pour mieux dire, n'avait aucun sexe. Coramb� �tait le d�fenseur des faibles, des opprim�s, volait en un clin d'œil, partout o� l'on avait besoin de son secours, �tait toute bont�, mis�ricorde et amour. Dans les innombrables chants de ce po�me sans fin, Coramb� se trouvait, � chaque instant, entour� de nouveaux personnages, le plus souvent beaux et vertueux, � qui il offrait soutien et conseils; les �tres mauvais accomplissaient comme dans l'ombre leurs faits et gestes astucieux et pervers, mais Coramb� r�parait tout, effa�ant aussit�t jusqu'aux traces de leur conduite criminelle. Pour que la trop grande perfection de Coramb� n'�clips�t pas compl�tement ceux qui approchaient de lui, Aurore s'avisa de l'att�nuer un peu en lui attribuant un petit d�faut. Et c'est un trait caract�ristique, pour la future George Sand, que le d�faut qu'elle donna � sa divinit�: c'�tait un exc�s de bont�, bont� allant jusqu'� la faiblesse! Aurore viAait des journ�es enti�res au milieu de ses r�veries, imaginant chant sur chant, cr�ant � livre sur livre � pour cette interminable �pop�e, qui d'ailleurs ne vit point le jour. La petite r�veuse n'interrompait presque jamais ses entretiens imaginaires avec Coramb�, soit qu'elle se sauv�t dans les champs pour rejoindre ses petites compagnes villageoises, soit qu'elle se promen�t avec Liset, un petit paysan qu'elle avait pris en amiti�, parce qu'il s'�tait montr� chagrin� du d�part de Mme Sophie, de Nohant. Elle en arrivait parfois � prendre ses amies, Marie et Solange, pour des nymphes venues, sous forme humaine, pr�parer la demeure terrestre de Coramb�. Un beau jour, comme l'avait fait Gœthe enfant, Aurore �rigea m�me un petit temple � sa divinit�. Elle appropria une clairi�re sous des {135} �rables, suspendit, entre les branches, des couronnes et des guirlandes de coquillages, �leva une esp�ce d'autel, qu'elle orna de mousse et de petits cailloux. C'�tait l� comme une seconde �dition de la fameuse � grotte f�erique �. Elle se promettait, en l'honneur du bienfaisant Coramb�, de rendre sur cet autel la libert� � des oiseaux et � des papillons, mais son beau projet s'�croula soudain. Le petit Liset, se glissant un jour derri�re la fillette, s'�cria, extasi�, en voyant le myst�rieux autel: � Ah! mam'zelle, le joli reposoir de la F�te-Dieu!... � Aurore se d�go�ta imm�diatement du petit �difice sacr�, comme s'il f�t profan� par les paroles de Liset; l'autel fut d�sert�, le culte de Coramb� ne rev�tit plus, d�s lors, que la forme d'une r�verie abstraite.

Mais parfois notre petite improvisatrice semblait oublier Coramb� pour de bon et prenait plaisir � s'amuser et � fol�trer avec les petits villageois, parmi lesquels elle comptait beaucoup d'amis. Marie et Solange �taient les premiers, le porcher Plaisir venait � leur suite. À cette �poque, plus que jamais peut-�tre, Aurore partagea la vie des simples campagnards, et c'est ici, pour nous, le moment d'arr�ter l'attention du lecteur sur la bienfaisante influence qu'exer�a sur Aurore Dupin et sur George Sand cette �cole buissonni�re, � laquelle elle consacra la seconde moiti� de son enfance, la plus grande partie de sa jeunesse et plusieurs ami�es de sa vie de mariage. Toujours en bonne sant� et d'une robustesse vraiment campagnarde (pendant son mariage, elle eut cependant presque toujours � se plaindre de divers maux et ne fit que se soigner, allant souvent aux eaux, Mme Dudevant pouvait �crire treize heures par jour, veiller des nuits enti�res, faire, dans les montagnes, les ascensions les plus difficiles, marcher toute une journ�e, franchissant � pied des kilom�tres dans {136} ses promenades et ses voyages. Si les champs de Nohant ne lui avaient pas donn� cette sant�, ils l'avaient certainement fortifi�e. En admiratrice d'Émile, sa grand'm�re jugeait qu'il fallalt laisser � la fillette une libert� compl�te jusqu'au moment des �tudes s�rieuses, et, quand celles-ci eurent commenc�, dans les entr'actes, il lui �tait permis de s'amuser. Accompagn�e d'Ursule et d'Hippolyte, ou de Liset et de petits villageois, Aurore allait dans les bois chercher des fraises, d�nicher des oiseaux, ou garder les troupeaux dans les prairies ou dans les p�turaux, terrains vagues et sauvages, propri�t�s des communes, que, de temps imm�morial, on conservait en friche dans le Berry, et o� tout villageois avait droit de laisser pa�tre son b�tail. Elle savait tout aussi bien que n'importe quelle petite villageoise, dans quelle clairi�re m�rissaient les plus grosses fraises, au bord de quel ruisseau croissaient les myosotis les mieux teint�s, dans quel champ on trouvait les plus belles nielles et les plus peaux bluets. Aurore grimpait hardiment aux arbres pour d�nicher des oiseaux, prenait plaisir � faire paitre des brebis, n'avait aucune crainte des grands bœufs que les Berrichons savent si bien conduire en les aiguillonnant de leurs b�tons ferr�s. Lorsqu'il survenait un orage ou une temp�te, la joyeuse bande se r�fugiait sous quelque vieux hangar ou dans une grange en ruines. Leur plus grand plaisir �tait alors de conter des histoires terribles et myst�rieuses dans le genre de celles que se racontent les petits camarades du Bi�gine Long de Tourgu�niew. Hippolyte, dans les veines duquel coulait un sang pl�b�ien, croyait aux fadets, aux lupins, aux loups-garous qui faisaient trembler Pierre, Silvain et Fanchette. La petite-fille d'une a�eule encyclop�diste �tait sans doute plus sceptique que ses petits camarades � l'endroit de ces {137} �pouvantails, mais elle croyait cependant un peu � la grand'b�te, aux lavandi�res, � l'affreux diable berrichon Georgeon*. Elle �coutait avec le m�me plaisir que sa petite bande de va-nu-pieds, les contes du vieux chanvreur, c'est-�-dire du paysan charg� de broyer le chanvre pour tout le village. Ce chanvreur, du nom d'Étienne Depardieu, tout en faisant sa besogne dans un hangar ou dans quelque maison d�serte, contait, durant les longues soir�es d'hiver, les � rustiques l�gendes � du Berry, de ce Berry d'antan, na�f et illettr�, nourri de ses anciennes croyances et superstitions, o�, � l'�poque de George Sand, se parlait encore cette bonne langue toute semblable au vieux fran�ais de Rabelais et o� se conservaient les anciens costumes et les habitudes locales. Le petit po�te inconscient, qu'�tait alors Aurore, aspirait avidement, par tout son �tre, les r�cits qu'elle entendait, et la po�sie qui s'en d�gageait, dont son �me garda � jamais le souvenir. Ainsi, gr�ce � sa grand'm�re, d�s son enfance. Aurore prit part � la vie rustique, aux int�r�ts villageois, dans le vrai sens du mut, et cette connaissance de la vie de la campagne, ce lien qui la rattachait au village, eurent sur la destin�e d'Aurore Dupin et les œuvres de George Sand, une port�e profonde.

* Dans la suite, George Sand profita de ces r�cits pour �crire ses L�gendes rustiques et les Visions de la Nuit; elle les utilisa aussi dans la Petite Fadette, dans Jeanne, Monsieur Rousset, Mouny Robin, etc.

La fillette ne se contentait pas de se m�ler aux plaisirs de ses petits camarades, elle participait � leurs travaux, � leurs soucis. Elle voyait de pr�s la vie laborieuse des paysans, connaissait par leurs noms toutes les familles de Nohant, leurs besoins, leurs rapports mutuels, leurs d�sirs, leurs int�r�ts et jusqu'� leur fa�on de penser. Toute jeune elle pouvait s'associer ainsi � leur vie; plus tard, elle put {138} les observer et v�rifier ses impressions d'enfance. Deschartres, qui administrait les biens de Nohant en qualit� de g�rant, se faisait un devoir d'initier peu � peu la jeune propri�taire � tous les d�tails de l'administration du domaine, er, dans ce but, l'emmenait avec lui dans ses tourn�es de r�gisseur. Dans son Histoire, George Sand t�che de souligner les sympathies d�mocratiques qui s'�veill�rent en elle � cette �poque, c'est-�-dire ses id�es d'�galit� sociale et son aversion pour l'injuste partage des biens. C'est ainsi que dans le chapitre IX du tome III de Histoire de ma Vie, elle nous raconte ses r�voltes contre les punitions inflig�es par Deschartres aux paysans pour leurs d�g�ts ou la coupe ill�gale de bois. Elle t�chait, disait-elle, tant�t d'indemniser, en cachette, ceux qui devaient payer une amende, tant�t de faire lever les punitions, en demandant de l'argent � sa grand'm�re, ou en envoyant, � l'insu de Deschartres, des bottes de foin ou des gerbes de bl� aux malheureux indigents condamn�s pour avoir glan� quelques �pis dans les champs ou avoir pris une poign�e de foin dans les pr�s de sa grand'm�re. Nous trouvons chez elle, � la suite de ces r�cits, une th�orie d'�galit� �vang�lico-socialiste, qu'elle aurait, si nous voulons l'en croire, oppos�e aux enseignements pratiques du r�gisseur et aux tentatives par lesquelles il essayait d'inspirer � sa pupille un certain respect pour le bien qui lui appartiendrait un jour. Aurore Dupin, il serait injuste d'en douter, fut dou�e, d�s l'enfance, de cette bont� active qui resta toujours l'un des traits dominants de George Sand; d�s l'�ge o� elle commen�a � comprendre, elle eut sans cesse � cœur d'�tre secourable, soit de fait, soit d'intention. Il est �galement hors de doute que bien souvent, lorsque Deschartres emmenait son �l�ve dans les {139} p�turages o� les beaux bœufs berrichons ruminaient ou pi�tinaient lourdement le noir et gras humus d'un terrain encore vierge, le futur auteur de la Mare au Diable t�moignait certainement beaucoup moins d'int�r�t aux explications agronomiques de son pr�cepteur et intendant, qu'� la nuance brune des couches de terre en friche, � la d�marche lente et paresseuse des bœufs, au vieux refrain et aux archa�ques paroles de l'air des laboureurs; elle savourait la po�sie primitive et saine du tableau qui se d�roulait sous ses yeux. Si cependant Aurore ne s'�tait d�j� r�v�l�e po�te � dix ou douze ans, les le�ons d'administration agronomique de Deschartres se seraient tout de m�me perdues pour elle comme elles l'eussent �t� pour tout enfant vif et p�tulant, toujours plus int�ress� et plus ravi � la vue des beaux tableaux de la nature qu'en �coutant des d�finitions scientifiques, et surtout des renseignements sur les qualit�s ou la valeur d'un terrain. Personne n'ignore non plus qu'� douze ou treize ans, — � l'exception de ceux qui singent les grandes personnes ou qui n'ont pas les qualit�s de leur �ge, — tous les enfants sont d�mocrates, jouant, avec le m�me plaisir, avec leurs camarades titr�s comme avec de petits paysans ou paysannes, et sachant observer tr�s strictement entre eux les principes de l'�galit� et de la fraternit�. Les enfants les plus ais�s partagent volontiers leur argent, leurs effets ou ceux de leurs parents avec les enfants pauvres, et montrent, pour le faire, d'autant plus de cœur qu'ils se croient plus favoris�s eux-m�mes et que le destin s'est montr� plus � injuste �, en octroyant � leurs parents l'aisance dont ils jouissent, et en leur faisant ignorer la valeur de l'argent et les souffrances de la mis�re. Ce serait, selon nous, chose bien superllue que d'attacher de l'importance aux th�ories sociales et �conomiques que {140} nous trouvons dniis le chapitre de l'Histoire de ma Vie, ayant trait aux ann�es de l'adolescence de George Sand. Ou plut�t ces longues digressions communistes font honneur � l'�crivain de quarante-trois ans, mais ne doivent pas �tre rapport�es � la petite ch�telaine de Nohant parcourant, avec son pr�cepteur, les terres de son a�eule. Il est vrai que cette petite ch�telaine �tait une d�mocrate inconsciente, aussi bien qu'un po�te inconscient, c'�tait encore une bonne et excellente enfant qui faisait le bien inconsciemment, partageant ce qu'elle avait avec ses petits amis campagnards, distribuant de sa propre autorit�, ou gr�ce � la g�n�rosit� de sa grand'm�re, � eux et � leurs familles, du bl�, du foin, du bois et de l'argent, leur �pargnant les punitions ou les amendes, venant en aide � ceux qui ne poss�daient ni un lopin de for�t ou de terrain, ni le moindre p�turage et ne subsistaient que gr�ce aux secours que leur accordaient les propri�taires. Mais George Sand a mal fait en attribuant � la petite fille de douze ans les m�res convictions socialistes de la femme de quarante-trois.

Toutefois si, ces ann�es avaient �t� incontestablement utiles � la future penseuse d�mocrate, en lui fournissant, d�s son bas-�ge, mati�re � observations et � conclusions, elles rendirent au futur �crivain d'autres services plus pr�cieux encore. Quelle que soit la na�vet� du sujet des nouvelles rustiques de George Sand, si justes que puissent �tre les reproches qu'on lui adresse sur l'exc�s de sentimentalit� et de vertu chez ses h�ros campagnards, on ne peut nier, qu'� c�t� de cette id�alisation des paysans, on rencontre toujours chez elle une observation si exacte, une si profonde connaissance de la vie du peuple, une telle p�n�tration de ses id�es et de sa pens�e, que les sc�nes populaires de George Sand sont bien sup�rieures aux œuvres de {141} notre temps, qui, il est vrai, copient assez exactement le cot� ext�rieur de la vie des paysans, leur grossi�ret�, leur pauvret�, leur inertie dans l'ignorance, mais dans lesquelles l'auteur qui ne conna�t la vie de campagne que pour l'avoir interview� pendant quelques quinze jours* n'a su p�n�trer ni le sens ni l'esprit de la vie du peuple. En lisant certaines de ces pages �mouvantes et �clatantes de talent, nous �prouvons la m�me impression que si nous lisions un voyage chez des sauvages de la Nouvelle-Cal�donie. Cela nous surprend, nous int�resse, mais nous nous sentons �trangers � ces sauvages, tandis qu'en lisant les sc�nes populaires de Tourgu�niew, de Tolsto� ou de George Sand, nous sentons en leurs personnages, nos semblables, nos proches; nous y retrouvons les traits typiques que, vivant � la campagne, l'on peut observer partout, que cette campagne se trouve en plein Berry, ou dans les gouvernements de Toula, de Riazan ou de Novgorod.

* Nous signalons � l'attention du lecteur la lettre d'un m�decin de campagne, ayant pass� vingt ans au milieu des paysans. Anatole Fiance la cite dans son article sur la Terre de Zola (Anatole France. La vie litt�raire. Paris. 1892. Calmann-L�vy). Ce docteur Fournier affirme, � deux ou trois reprises dans sa lettre extr�mement probante et s�rieuse, que: � Ce que j'ai d�j� lu de la Terre me prouve, � moi qui ai v�cu vingt ans avec les paysans, que M. Zola n'a jamais fr�quent� les gens de la campagne... � Et plus loin: � Tel est le fait. Et il prouve combien peu M. Zola conna�t les gens qu'il s'est propos� de peindre... � etc., etc.

C'est justement cette � v�rit� populaire � que nous appr�cions dans les œuvres des auteurs ci-dessus nomm�s. Leurs observations sur la vie du peuple ne sont pas artificielles, sp�cialement assembl�es en vue de tel ou tel roman, mais des observations organiques, r�ellement v�cues, et not�es � mesure qu'ils les vivaient, dans leur enfance, dans leur jeunesse pass�es au village, quand leurs impressions, pour �tre inconscientes, n'en �taient que plus {142} profondes, dans leurs ann�es de maturit� pass�es aussi � la campagne et alors que ces �crivains avaient d�j� conscience des observations qu'ils faisaient avec amour, avec le vouloir de p�n�trer le sens et l'esprit de la vie du peuple. Que ces œuvres soient r�alistes, comme celles de Tolsto� et de Tourgu�niew, qu'elles soient un m�lange de r�alisme et d'id�alisme comme chez George Sand, elles nous deviennent ch�res avant tout par la v�rit� avec laquelle elles interpr�tent l'esprit du peuple, par leur v�rit� psychologique jointe � la v�rit� mat�rielle. En analysant, � leur place, ce que l'on est convenu d'appeler les romans rustiques de George Sand, nous aurons plusieurs fois l'occasion de r�p�ter l'opinion banale et rebattue, que leur auteur ne se serait � convertie � � la nature et � la campagne qu'apr�s la terreur de 1848-49. Nous ferons remarquer aussi que cette � conversion � � la vie villageoise s'est manifest�e �galement dans toutes les litt�ratures europ�ennes, m�me en Russie, pendant le second et le troisi�me quart de notre si�cle, et que ce ph�nom�ne s'est m�me produit dans les pays qui n'ont eu, en 1848, aucune � horreur � � d�plorer. Nous en parlerons plus loin. Qu'il nous suffise, pour le moment, de faire remarquer que George Sand se distingue — comme Maupassant — de tous les autres �crivains fran�ais par sa connaissance approfondie, son amour et la peinture qu'elle nous donne de la vie rustique. Et, comme Maupassant, elle pr�sente le type, rare en France, mais tr�s r�pandu en Russie, de l'�crivain grandi � la campagne, de l'�crivain-propri�taire, produit organique du milieu et de la vie qu'il a d�crits plus tard.

Disons aussi que les descriptions de la nature berrichonne, devenues d�j� classiques et publi�es dans des {143} � Pages choisies � et des manuels de litt�rature, sont bien sup�rieures — � la fois beaucoup plus vivantes et plus artistiques — � toutes celles des autres r�gions de la France que nous trouvons dans les romans de date post�rieure et dans les tous derniers romans de George Sand. Le Berry comme plus tard les Pyr�n�es et Venise, sont devenus, de plein droit et � jamais, l'apanage de notre h�ro�ne, quoiqu'elle ne les ait nullement observ�s, dans le but d'utiliser ses impressions comme mati�re � description litt�raire. Toutes les impressions qu'elle avait re�ues du Berry se sont grav�es, comme � son insu, dans son imagination � l'�poque, o�, toute enfant, elle vivait d'une vie propre, dans ces calmes plaines verdoyantes, � l'ombre des grands ormes, le long des po�tiques rives de l'Indre ou des tra�nes serpentant entre deux murs de verdure. Quel lecteur ne s'est pas senti p�n�tr� par la po�sie, le pittoresque de ces beaux tableaux, dont il garde � jamais le souvenir? Lorsque plus tard, George Sand se mit � d�crire � dessein diff�rents paysages de la France et de l'Italie o� se passent ses romans ult�rieurs — tels que Mademoiselle Merquem, Mademoiselle la Quintinie, Tamaris, La Daniella, Jean de la Roche, etc. — l'effet en fut tout autre et l'impression bien moins p�n�trante. Ces derni�res descriptions approchant du r�alisme documentaire contemporain, avec ses d�tails si pr�cis, sont froides et s'oublient d'autant plus vite que la lecture en est moins facile; elles sont m�me fr�quemment lourdes et ennuyeuses. Les descriptions du Berry s'emparent de nous comme les choses de la nature r�ellement vues, senties, et la raison en est simple, c'est qu'elles ont �t� v�cues par l'�crivain. La vie des gens rustiques et les sc�nes de la nature berruy�re, voil� les deux �l�ments des œuvres de George {144} Sand que lui avait l�gu�s son cher Berry o� elle avait si longuement s�journ� pendant son enfance et sa jeunesse*.

* Maurice Cristal (Maurice Germa) dans son admirable article sur George Sand, dans le Mus�e des deux Mondes dn 15 sept. 1876, signale avec beaucoup de finesse et de justesse cet �l�ment de sant�, de fra�cheur et de force que nous trouvons dans tous les �crits de George Sand, tout comme il p�n�tre sa vie personnelle, et il pr�tend que c'est la saveur du terroir, le � pouvoir de la terre � qui se manifestent ainsi chez George Sand. C'est une remarque aussi juste que profonde. L'article tout entier est des plus int�ressants et des plus sympathiques. Nous y reviendrons encore.

En 1814 et 1815, Paris se trouvant occup� par les alli�s, Marie-Aurore ne voulut pas quitter Nohant, et il semble qu'Aurore n'a vu que tr�s peu sa m�re en 1814. L'amour romanesque que lui portait l'enfant n'�tait pas encore � son d�clin, mais, avec les ann�es, il avait certainement rev�tu un caract�re plus paisible. La fillette avait d�j� pu se convaincre que ses r�ves enfantins et son d�sir de se r�fugier � Paris, d'y vivre dans une mansarde, d'ouvrir, avec sa m�re, un magasin de modes, portant, afin de blesser plus vivement l'amour-propre de la grand'm�re, l'enseigne � Madame veuve Dupin. Modes �, �taient compl�tement irr�alisables. Sophie-Antoinette, qui s'�tait plu, dans le feu de la lutte avec sa belle-m�re, � exciter, par de violentes attaques, l'enfant contre l'a�eule, et avait fait les plans les plus hardis d'une vie laborieuse en compagnie de sa fille, ne traitait plus ses anciens projets que de chim�res, ou les avait peu � peu compl�tement oubli�s. Elle ne t�moignait plus aucune vell�it� d'encourager sa fille � fuir de chez sa grand'm�re, ni � lui d�sob�ir. La fillette s'aper�ut bient�t aussi, lors des diff�rents s�jours de Sophie-Antoinette � Nohant, que l'amour de sa m�re ne r�pondait pas au sien; elle vit qu'elle aimait beaucoup plus sa m�re que sa m�re ne l'aimait. Sophie-Antoinette �tait de {145} ces natures passionn�es, qui ne sont ni profondes ni tendres; loin des yeux signifait pour elle: loin du cœur. George Sand se garde bien de nous le dire, mais il est �vident que Sophie-Antoinette s'�tait parfaitement habitu�e � vivre sans sa fille, que leur s�paration lui co�tait peu, qu'elle s'�tait fait tranquillement � Paris une vie nouvelle et toute personnelle, et se d�tachait de plus en plus de son enfant, qu'elle abandonnait aux soins de sa grand'm�re. Cependant, Mme Dupin qui vieillissait, fut atteinte d'une premi�re attaque d'rapoplexie, qui lui laissa, avec beaucoup de faiblesse, un �tat maladif, dont elle ne put se remettre. Une constante sollicitude envers la pauvre malade, une tendresse toute f�minine s'�veill�rent aussit�t dans le cœur d'Aurore, et un amour sinc�re pour l'a�eule qui l'idol�trait, l'envahit sans qu'elle cess�t cependant de la traiter comme son ennemie, lui opposant constamment une sourde r�sistance, jetant le bl�me sur tous ses d�sirs, toutes ses observations, toutes ses d�cisions. Elle n'�tudiait que pour ob�ir passivement aux ordres de sa grand'm�re, �tant convaincue que l'�tude ne servait � rien. La vie qui l'attendait chez sa m�re �tait celle d'une petite bourgeoise parisienne; dans le milieu o� il lui faudrait vivre, elle ne pourrait rien retirer de toutes les coimaissances que sa grand'm�re voulait lui inculquer. Depuis longtemps d�j�, Aurore avait renonc� � un ancien projet, celui d'aller � Paris, en faisant des �conomies sur son argent de poche et en vendant ses petits bijoux. L'espoir qui l'avait anim�e, la conviction qu'elle finirait par vivre avec sa m�re s'affaiblissaient chez elle de jour en jour, et les r�ves d'un avenir heureux prenaient, de plus en plus, le caract�re de m�lancoliques souvenirs d'un bonheur pass�, �vanoui. Les chants d�di�s � Coramb� tournaient de plus en plus � l'�l�gie, {146} mais le dlieu ne continuait pas moins � consoler Aurore par ses pr�dictions d'un avenir meilleur. Tout cela la rendait encore plus renferm�e, plus silencieuse en pr�sence de sa grand'm�re et de ses amis. Certains jours, on la voyait, au contraire, d'une gaiet� folle, prenant part � toutes les espi�gleries d'Ursule et d'Hippolyte.

En 1815, Sophie-Antoinetle fit � Nohant un s�jour assez prolong�, toutes les routes �tant encombr�es par les troupes en marche. Les alli�s quittaient la France, l'arm�e imp�riale avait �t� licenci�e, des r�giments fran�ais ou �trangers passaient par Nohant, et, dans la maison m�me de Mme Dupin, plusieurs officiers firent halte ou y s�journ�rent m�me pendant un temps plus ou moins prolong�. Il semblait � Aurore qu'elle retrouvait le d�cor de ses premi�res ann�es; c'�tait la m�me atmosph�re de militarisme napol�onien, h�ro�que et brillante, qui l'entourait, elle revyait des amis de son p�re, entendait une fois encore leurs r�cits anim�s, leurs paroles ardentes ou �mues, leurs diatribes contre le r�tablissement de � l'ancien r�gime �, repr�sent� par Louis XVIII, leurs �vocations du glorieux pass� de la grande arm�e, les regrets amers de ces soldats qui soupiraient apr�s lui, l'homme d'imp�rissable m�moire.

Tous ces brillants et vaillants soldats partis; Sophie-Antoinette quitta Nohant, ainsi que les amis de la grand'm�re, � ces vieilles comtesses � qui �taient venues la voir. Un cousin de la petite Aurore? Ren� de Villeneuve, qui avait pass� l'automne � Nohant, s'en alla �galement au grand chagrin d'Aurore et � la grande joie d'Hippolyte, qui venait d'obtenir, gr�ce � lui, la permission d'entrer comme porte-enseigne dans un r�giment de cavalerie.

A la fin de l'automne, Hippolyte partit � son tour. � Alors, dit George Sand, s'�coul�rent pour moi les deux {147} plus longues, les deux plus r�veuses, les deux plus m�lancoliques ann�es qu'il y e�t encore eues dans ma vie... »

De 1815 � 1817, Aurore v�cut en effet � Nohant dans une solitude et un calme absolus, entre sa grand'm�re, � moiti� infirme, et le p�dant Deschartres, devenu grognon. Elle avait avec celui-ci moins de rapports qu'auparavant, ayant elle-m�me interrompu ses le�ons de latin; il s'�tait avis� un jour de lui jeter un livre � la t�te et elle lui d�clara froidement qu'elle ne supporterait plus ses corrections. Elle eut d�s lors plus de temps qu'il ne lui en fallait pour se livrer � ses tristes r�flexions et � ses lectures solitaires, qui devinrent aussit�t sa passion dominante. A vivre dans la libert� des champs, Aurore avait vite grandi et � douze ou treize ans paraissait d�j� presque une jeune fille. Au fur et � mesure qu'elle se d�veloppait physiquement, elle sentait s'�veiller en elle un vif besoin d'activit� et d'exercices violents. Elle ne tenait plus en place. Souvent, au beau milieu d'une lecture, sans m�me refermer le livre commenc�, elle sautait brusquement par la fen�tre, se sauvait au jardin o� dans les champs, passait des journ�es enti�res au grand air, sans c�der le pas aux gamins du village dans leurs gambades les plus folles, franchissant, comme eux, foss�s et ruisseaux, prenant part � leurs entreprises les plus p�rilleuses et encourant de plus en plus souvent les reproches de Rose pour des robes d�chir�es ou abim�es et les observations de l'a�eule pour ces disparitions par trop prolong�es. Et puis, tout � coup, la soif de s'instruire, soif que sa grand'm�re avait su, malgr� tout, inspirer � sa t�te rebelle, ramenait Aurore aux livres. Son cerveau, autrefois si indiff�rent aux �tudes, cherchait sa nourriture dans la lecture. Alors, on ne pouvait pas plus arracher la jeune fille � sa chambre et � ses bouquins {148} qu'on n'avait pu la forcer auparavant � reslcr un moment tranquille.

En 1817, malgr� toutes ses id�es de libre-penseuse, la grand'maman jugea n�cessaire qu'Aurore fit sa premi�re coimmunion. La relitgion, � rentrait en faveur � avec la Restauration. La d�votion devenait l'apanage de tout noble bien pensant, comme l'ath�isme et les railleries � l'adresse de la religion et des superstitions avaient �t� de rigueur chez tout gentilhomme correct du XVIIe si�cle. Marie-Aurore �tait philosophe et voltairienne, mais elle �tait aussi, ne l'oublions pas, une tante de Charles X et de Louis XVIII. Aussi, tout en restant, jusqu'� la fin de sa vie, in�branlablement fid�le � la libre pens�e, et sans faire, jusque sur son lit de mort, la moindre concession aux exigences du catholicisme pratiquant, elle trouva bon, n�anmoins, qu'Aurore f�t sa premi�re communion, comme cela sied � toute jeune fille de treize � quatorze ans. Jusqu'alors on ne lui avait enseign� aucun pr�cepte religieux. La grand'm�re s'�tait m�me attach�e � extirper une fois pour toutes, de l'�me de sa petite fille, la foi aux miracles et aux choses surnaturelles; elle avait fait tous ses efforts pour lui donner les explications les plus voltairiennes des miracles �vang�liques: entre autres celle de la transsubstantiation dans l'Eucharistie. En envoyant sa petite fille � l'�glise pour communier, la grand'm�re redoutait que la fillette n'appr�t � se mentir � elle-m�me en accomplissant hypocritement des rites auxquels elle ne croirait pas; d'un autre c�t�, elle craignait qu'Aurorr, avec son caract�re passionn�, ne devint tout � coup une croyante fervente. Mme Dupin aurait voulu que l'� affaire fut b�cl�e � aussi vite et aussi convenablement que possible. Aurore apprit m�caniquement son cat�chisme, se confessa {149} et commmunia chez un vieux pr�tre d�bonnaire de La Ch�tre, choisi par sa grand'm�re. Huit jours plus tard, elle communia une seconde fois, selon l'usage catholique, et c'est � cela que se borna sa � confirmation �, dans la doctrine et les dogmes chr�tiens.

Pendant le temps de son instruction religieuse, Aurore fut install�e, dans la petite ville de La Ch�tre, chez de vieux amis des Dupin, les Decerfz. Elle se lia avec les enfants de cette famille, comme la vieille Mme Dupin et son fils �taient li�s avec la grand'm�re et la m�re de la petite Laure Decerfz. C'est � La Ch�tre encore qu'elle fit la connaissance du petit Charles Duvernet appartenant aussi � une famille li�e depuis plusieurs g�n�rations avec la famille Dupin. Ce Charles Duvernet fut, pendant toute sa vie, un fid�le ami de George Sand. En �t� et en automne, les jours de messes solennelles et de processions, la grand'm�re envoyait Aurore chez les Duvernet ou chez les Decerfz pour y passer un ou deux jours. En m�me temps, il se trouva qu'une assez bonne troupe d'acteurs ambulants �tait arriv�e � La Ch�tre, o� elle donnait tous les soirs des repr�sentations dans une vieille grange. On jouait des drames, des m�lodrames, des vaudevilles, et, le plus souvent, de petits op�ras-comiques. Mme Decerfz et Duvernet, � tour de r�le, menaient les enfants au spectacle. Aurore, Charles et tous les autres petits amis furent enchant�s de ces repr�sentations th��trales. La passion de l'art dramatique �tait h�r�ditaire chez les descendants de Maurice de Saxe, — l'adorateur d'Adrienne Lecouvreur et de � la dame de l'Op�ra � Mlle de Verri�res. L'arri�re-petite-fille de Maurice de Saxe, qui �tait bien aussi l'arri�re-petite-fille de l'actrice, se montrait d'autant plus charm�e de ces spectacles qu'elle aimait passionn�ment la muisique, avait {150} l'oreille musicale et retenait ais�ment les faciles m�lodies des op�rettes d'alors, dans le genre d'Aucassin et Nicolette, etc. Le matin, les enfants s'en allaient � la messe, le soir au th��tre, et les intervalles entre les visites au temple de Dieu et celui de l'art se passaient le plus joyeusement possible en jeux et en divertissements bruyants. Les enfants, transportent facilement dans leurs jeux tout ce qui frappe leur imagination, et nos petits amis mettaient tour � tour en sc�ne la messe et les processions, l'op�rette et le m�lodrame, chantaient � pleins poumons des cantiques et des psaumes, ou des r�citatifs et des airs d'op�ra. Les ch�les et les jupes brod�es des mamans jouaient, tant�t le r�le de manteaux de chevaliers ou de toges romaines, et tant�t celui de surplis.

En rentrant � Nohant apr�s des journ�es si bien remplies, Aurore se montrait moins assidue que jamais � ses le�ons, et la grand'm�re qui avait introduit elle-m�me sa petite-fille dans ces familles hospitali�res, et qui �tait contente de la voir s'amuser, �tait alors de plus en plus oblig�e de la gronder pour son inapplication, sa distraction, sa n�gligence � apprendre ses le�ons et les changements continuels de son humeur. Nature calme, toujours pond�r�e, toujours ma�tresse d'elle-m�me d�s l'�ge le plus tendre, la grand'm�re perdait compl�tement la t�te devant le caract�re �trange de sa petite-fille. Ces bizarres changements d'humeur, ce passage perp�tuel d'une gaiet� folle � l'apathie et � un morne silence inqui�taient et peinaient la bonne dame. Ces changements lui rappelaient bien un peu l'enfance et la jeunesse de son fils Maurice, mais ils l'effrayaient davantage chez la jeune fille et elle faisait tout son possible pour y mettre fin.

Or, un jour, que la vieille dame venait d'adresser une {151} observation particuliremnent sensible � la fillette, Aurore quitta brusquement la chambre en jetant ses livres par terre et en s'�criant: � Eh bien, oui, c'est vrai, je n'�tudie pas, parce que je ne veux pas. J'ai mes raisons. On les saura plus tard �. Elle faisait �videmment par l� une nouvelle allusion � son intention de partager un jour la modeste destin�e de sa m�re, pour laquelle, pensait-elle, toutes les sciences �taient inutiles et superflues. Julie, la favorite de la grand'm�re, reprocha � l'enfant d'�tre ingrate et mauvaise, la mena�a du courroux de l'a�eule et d'�tre renvoy�e chez sa m�re. Aurore lui d�clara tout net que c'�tait l� justement ce qu'elle d�sirait le plus au monde et demanda � Julie de le r�p�ter sans scrupule � sa grand'm�re. Julie s'empressa, en effet, de tout rapporter � Marie-Aurore, en ne se privant pas du plaisir d'orner, � sa guise, la sc�ne qui venait d'avoir lieu. La grand'maman en fut vivement courrouc�e et bless�e au cœur, Aurore fut pr�venue de ne plus se montrer � ses yeux. Toutes les le�ons furent interrompues, aucune surveillance ne fut plus exerc�e sur la jeune fille. Cela voulait dire, que si Aurore ne voulait pas se conformer au genre de vie et d'�ducation que sa grand'm�re consid�rait comme n�cessaire, elle n'avait qu'� vivre comme elle l'entendrait. Pendant quelques jours, l'enfant ne ressentit aucun embarras � jouir si soudainement d'une libert� illimit�e; elle passait des journ�es enti�res dans les champs avec ses amis villageois, d�jeunait et d�nait seule, apr�s que sa grand'm�re avait quitt� la salle � manger, ne faisait que ce qu'elle voulait. Mais au bout de quelquesjours, cette vie solitaire commnen�a � lui peser. Rose, qui comprenait que cet ordiv de choses ne pouvait durer, ni aboutir � rien de bon, et que le malentendu qui r�gnait entre l'a�eule et l'enfant ne faisait que {152} grandir de jour en jour, conseilla � la fillette d'aller demander pardon � sa bonne maman. Aurore s"empressa de suivre ce conseil et, tombant � genoux, sinc�rement repentante, devant sa grand'm�re attrist�e et malade, elle lui baisa tendrement la main. La vieille dame, tout en voulant le bien de l'enfant, commit une faute �norme et irr�parable. Elle �tait effray�e de voir que tous ses efforts pour faire d'Aurore une jeune fille raisonnable n'aboutissaient qu'� des r�sultats tout contraires, que la jeune rebelle lui �chappait de plus en plus. Elle se persuada qu'avec ces tendances et ces dispositions l'enfant finirait par se perdre, que le sort qul l'attendait ne pouvait �tre que malheureux si on la remettait effectivement entre les mains d'une m�re fantasque et frivole, et elle se d�cida � recourir � un dernier et h�ro�que moyen. Elle voulut pr�server l'enfant du malheur qu'elle sentait mena�ant; elle lui r�v�la sans rien dissimuler, le pass� de sa m�re et lui mit devant les yeux, les dangers que lui m�nageait une existence commune. Sophie-Antoinette et Marie-Aurore avaient d�j� commis bien des fautes et caus� bien du mal par leur amour d�raisonnable et leur animosit� r�ciproque, mais cette derni�re faute fut la plus terrible de toutes; elle g�ta tout. Le sentiment filial d'Aurore fut outrageusement insull�, son �me enfantine fut �pouvant�e et souill�e par des propos et des pens�es que ses innocentes oreilles n'eussent jamais d� entendre, sa fiert� filiale fut humili�e. L'horreur et le chagrin qu'elle en ressentit furent si profonds, qu'elle en parut d'abord comme p�trifi�e. D�s ce moment elle v�cut machinalement, perdit le go�t de vivre. De longues journ�es s'�coul�rent ainsi. Puis, ce d�sespoir prit un autre caract�re. Aurore devint tout � coup ce qu'on appelle un « enfant terrible �. Son air provocant {153} semblait dire: « Baste! qu'importe! Je n'ai rien � perdre! Vous allez voir de quoi je suis capable!.. . � Voyant que l'enfant courait ainsi � des malheurs certains, qu'elle se montrait indomptable, la grand'm�re lui d�clara qu'elle allait la mettre en pension au couvent des Anglaises � Paris. Aurore esp�ra un moment que sa m�re protesterait contre une pareille d�cision, mais quand elle s'aper�ut, en la revoyant, qu'elle l'acceptait non seulement avec indiff�rence, mais que, visiblement d�tach�e de sa fille, elle employait toute son �loquence � lui persuader d'ob�ir � la volont� de sa bonne maman, l'enfant renon�a du coup � tous ses r�ves d'autrefois et se soumit docilement aux volont�s de sa grand'm�re.

Le couvent des Anglaises avait �t� fond� par Henriette d'Angleterre, veuve de Charles Ier, pour les religieuses �migr�es. Anglaises, Écossaises et Irlandaises, et le pensionnat qui en faisait partie, �tait consid�r� comme le meilleur �tablissement d'�ducation pour les jeunes filles des familles nobles, surtout depuis la Restauration, lorsque la religion et la pi�t� furent � l'ordre du jour. Il y a tout lieu de supposer, qu'ind�pendamment de ce qui venait de se passer, la grand'm�re aurait volontiers plac� Aurore dans cet �tablissement fashionable. Elle jugeait certainement utile et important qu'Aurore pass�t les ann�es de son adolescence avec des jeunes filles de son monde, s'y cr��t des relations et des amiti�s et que son �ducation, par trop originale jusque-l�, f�t plus conforme aux exigences de sa caste.

Aurore, de son c�t�, trouvait fort indiff�rent de rester � la maison ou d'entrer au couvent; elle �tait plong�e dans une morne apathie, tout la d�go�tait. � On est partout plus mal, » avait-elle l'air de penser. Elle se laissa {154} conduire au couvent sans faire la moindre r�sistance, et, au commencement de l'hiver 1817-1818, elle entra au pensionnat des Anglaises.

L'entr�e d'Aurore Dupin sous les vo�tes du couvent inaugura une nouvelle p�riode de sa vie, p�riode de bonheur relatif et de calme. C'�tait la fin de son enfance et de son adolescence et le commencement de sa jeunesse.

C'est de cette �poque que nous allons nous occuper dans le chapitre suivant.


Variantes

  1. indibutablement (nous corrigeons cette coquille)
  2. Villeme�r (nous corrigeons)
  3. rue Fhiroux (nous corrigeons)