WLADIMIR KARENINE
GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
*
1804-1833
Deuxi�me �dition


Paris; Libr. Plon - Plon-Nourrit et Cie, Impr.-Ed.; 1899 - 2�me �dition, tome *

CHAPITRE II

Anc�tres et parents de George Sand. — Aurore Dupin consid�r�e sous le point de vue de ses traits h�r�ditaires.



[{75}] George Sand naquit � Paris le 1er juillet 1804, dans la maison portant le n° 15 de la rue Meslay. Tous ses biographes indiquent pourtant, presque unanimement, le 5 juillet comme date de sa naissance. George Sand elle-m�me �tait rest�e longtemps dans l'erreur � ce sujet. Elle croyait �tre n�e le 5 juillet, jour qu'elle f�ta toute sa vie, et ce ne fut que peu d'ann�es avant sa mort qu'elle apprit la vraie date. Pour ne rien d�ranger aux vieilles habitudes de famille, elle continua de c�l�brer le 5 son anniversaire de naissance. Aux pages 69, 72, 74 et 77 (ch. VIII du tome II de l'Histoire de ma Vie* �dit. L�vy), George Sand place sa naissance au 5 juillet 1804 (16 messidor an XII de la R�pubhque, an I de l'Empire), mais � la page 81 du m�me livre, elle donne d�j� la date exacte du 12 messidor (1er juillet). Elle raconte, dans le m�me ouvrage, que plusieurs de ses parents croyaient qu'elle avait �t� inscrite dans le registre de la mairie au lieu d'une sœur ou d'un fr�re � elle, mort tout enfant, tandis qu'elle-m�me serait n�e en 1802. Ce n'est qu'en 1847, lorsqu'elle �tait en train de ranger certains papiers de famille, qu'elle d�couvrit {76} qu'elle �tait bien elle-m�me, et non l'usurpatrice involontaire de l'�tat civil d'une autre. Voici ce document authentique qui ne permet aucun doute sur son jour de naissance. A la sacristie de l'�glise de Saint-Nicolas des Champs, on trouve ce qui suit dans l'un des registres:

[{75}] * Chaque fois que nous citerons cet ouvrage, nous nous reporterons � l'�dition de Calmann L�vy, parue en 4 volumes en 1879.

« L'an mil huit cent quatre, le 2 juillet, a �t� baptis�e Amandine-Aurore-Lucie, fille l�gitime de Maurice-Fran�ois Dupin, et de Antoinette-Sophie-Victoire de la Borde, rue Mesl�e, n° 15.

« Parrain a �t� Armand-Jean-Louis Mar�chal. Marraine a �t� Marie-Lucie de la Borde, tante de l'enfant*. »

* Ce document avait d�j� �t� publi� ant�rieurement dans le Livre, 1881, t. III, p. 645 et dans le volume de M. Henri Amic (George Sam, Mes Souvenirs. Paris, 1893). Mais M. Amic, en le citant, se trompe en traduisant le 12 messidor par « le 2 juillet ». Le 12 messidor 1804 fut le 1er juillet.

George Sand dit dans l'Histoire de ma Vie que sa venue au monde ne co�ta presque aucune souffrance � sa m�re.

Par�e, ce jour-l�, � l'occasion d'une f�te de famille, Sophie-Antoinette dansait joyeusement aux sons du violon du jeune Dupin, dans un cercle d'amis intimes. Au milieu d'une contredanse elle sentit les premi�res douleurs, se glissa inaper�ue dans la chambre voisine, et bient�t, sa sœur vint annoncer au jeune mari qui n'avait pas quitt� son violon, qu'une fille venait de lui na�tre. Le lendemain, la m�me jeune tante, accompagn�e de son fianc� Mar�chal, assista comme marraine, au bapt�me du nouveau-n�, � qui on donna le nom d'Aurore en l'honneur de sa grand'm�re, et celui de Lucie en l'honneur de sa tante. Au bapt�me de la « Belle au Bois dormant » (qui, disons-le en passant, se nommait aussi Aurore) , douze bonnes f�es et une m�chante, r�unies autour du berceau, exprim�rent leurs bons souhaits, auxquels se m�la une funeste pr�diction. La {77} marraine d'Aurore Dupin, interpr�tant na�vement les auspices qui accompagnaient la venue au monde de sa filleule — la couleur rose de la robe de sa m�re et les sons de la musique de son p�re — pr�dit � l'enfant une vie de bonheur. Mais au-dessus de la simple corbeille d'osier qui servit de berceau � l'enfant flottaient aussi, invisibles et puissantes, des forces myst�rieuses, et bien que l'avenir de la petite Aurore f�t entour� de plus de bons pr�sages que de mauvais, ce n'est pas par pur caprice de sorci�re que la future George Sand �tait pr�destin�e � subir de grandes temp�tes, � conna�tre beaucoup de revers et de malheurs.


Aurore Dupin apportait avec elle en ce monde les qualit�s et les d�fauts les plus divers, des traits de g�nie et des vices h�r�ditaires qui, soit d�velopp�s et fortifi�s d'une g�n�ration � l'autre, soit modifi�s et affaiblis sous l'influence d'�l�ments �trangers, atteignirent en elle leur plus haute expression. En pr�chant, non sans arri�re-pens�e, et, nous le pr�sumons, pro domo sua (et cela bien avant Emile Zola), la th�orie de l'h�r�dit�, George Sand d�montre, � l'�vidence, que chacun de nous est comme le produit de toute une s�rie de g�n�rations, d'o� il ressort que tous nos vices et nos vertus, toutes nos actions bonnes ou mauvaises, sont comme pr�destin�es et d�pendent bien moins de notre volont� personnelle ou de notre �ducation que des traits h�r�ditaires de notre nature physique et morale. Le tome premier tout entier et une partie du tome II des M�moires de George Sand sont consacr�s � l'histoire de son bisa�eul et de sa bisa�eule, de son grand-p�re et de sa grand'm�re, de son p�re, de sa m�re et de ses autres parents, ainsi qu'� la correspondance entre la grand'm�re et le p�re de notre h�ro�ne. Des lecteurs na�fs se sont plaints de ces {78} « longueurs ». Des critiques plus malveillants que perspicaces n'y ont m�me vu qu'un calcul p�cuniaire peu honoraible de la part de George Sand et du directeur de la Presse, Emile de Girardin. 11 n'y a que bien peu de personnes*, qui aient montr� assez de perspicacit� en d�m�lant le but de George Sand. Il est certain que, dans son Histoire, elle fournit avec beaucoup d'habilet�, � lout lecteur attentif, la cl� indispensable pour p�n�trer son caract�re, son temp�rament, tout son �tre intime, en racontant en d�tail l'histoire d'une s�rie de ses anc�tres, en soulignant leurs traits divers ou quelques particularit�s et anecdotes de leur vie.

* Entre autres Cuvillier Fleury, dans ses Derni�res �tudes (2 vol., Michel L�vy).

Sans entrer dans ces d�tails et sans vouloir reproduire ici ce que chacun peut lire lui-m�me dans l'Histoire de ma Vie, nous retracerons bri�vement la g�n�alogie d'Aurore Dupin et nous nous arr�terons ensuite aux traits de caract�re que ses anc�tres ont indubitablement transmis � George Sand, chez qui on les retrouve sous une forme tant�t affaiblie, tant�t saillante. Avant tout, nous attirons l'attention du lecteur sur cette profusion d'unions et de naissances ill�gitimes, sur toute cette s�rie de sœurs et de fr�res naturels vivant en paix sous le m�me toit que les enfants l�gitimes, sur tous ces maris et femmes adoptant les enfants les uns des autres, vivant d'accord dans l'oubli du pass�. Toutes ces singularit�s, on les observe de g�n�ration en g�n�ration dans cette famille issue d'Auguste II et contractant des unions avec d'autres familles non moins anormales ou �tranges. L'anomalie, la bizarrerie et l'inconstance des unions semblent fatalement attach�es, non seulement aux a�eux directs de George Sand, mais encore � la plupart des familles alli�es d'une fa�on ou d'une autre � la {79} sienne. L'un des biographes anglais de George Sand* cite, avec beaucoup de justesse, cette circonstance comme servant � justifier beaucoup de faits de sa vie, ainsi que son opinion sur ce qu'on appelle le libre amour et la « facilit� » avec laquelle elle l'envisageait. Ce n'est pas seulement le temp�rament sensuel et passionn� de la famille qui se manifestait chez elle, mais aussi les exemples dont elle avait �t� t�moin dans son enfance, cette atmosph�re de rel�chement moral qu'elle respirait et dans laquelle elle grandissait, ce m�nage o� le p�re et la m�re avaient des enfants « de provenance inconnue », ce qui n'�tait ignor� de personne, et o� cet ordre de choses, plus qu'�trange, �tait consid�r� comme simple et naturel. Ces impressions et les d�ductions inconscientes qui en r�sultaient s'incrust�rent pour toujours dans l'�me de George Sand. Jusque dans sa vieillesse, m�re et grand'm�re id�ale, d'une exigence morale s�v�re pour elle-m�me et les autres, elle ne put jamais se d�faire d'une certaine indulgence lorsqu'il s'agissait de ce qui s'appelle l'amour physique. Elle se montra toujours indulgente dans ses jugements sur les liaisons des jeunes amis et des parents qui l'entouraient. Le respect que nous devons � des personnes qui sont encore en vie ne nous permet pas d'initier le lecteur � des faits, � des r�cits que nous connaissons, mais nous ne pouvons passer sous silence l'�trange impression qu'ils ont produite sur nous. Ceux qui nous les ont racont�s ne nourrissaient aucune malveillance envers George Sand; ils n'avaient d'autre but que de prouver la largeur de ses opinions et son indulgence envers la pauvre humanit� p�cheresse. Ce trait de George Sand, nous l'attribuons bien plus aux habitudes de pens�e {80} h�r�ditaires et aux impressions premi�res de son enfance et de son adolescence, qu'� l'influence post�rieure des th�ories romantiques de 1830.

[{79}] * Blackwood's Edinburgh. Magazine, vol. CXXI (January-June 1877).

La table g�n�alogique* d'Aurore Dupin nous apprend {81} qu'elle descendait en ligne directe d'Auguste II, �lecteur de Saxe et roi de Pologne. L'un des nombreux enfants naturels d'Auguste, n� de la comtesse Aurore de Kœnigsmark, beaut� c�l�bre en son temps**, fut le mar�chal Maurice de Saxe, l'illustre vainqueur de Fontenoy, pr�tendant manqu� � la main d'Elisabeth P�trowna et � celle d'Anna Iwanowna, mais amant heureux d'Adrienne Lecouvreur et de beaucoup d'autres dames et demoiselles, entre autres, d'une certaine Marie Rinteau qui chantait � l'op�ra sous le nom de Mlle de Verri�res. De sa liaison avec cette derni�re, il naquit une fille, Marie-Aurore, d'abord inscrite sur les registres de l'�glise comme fille d'un petit bourgeois, mais reconnue plus tard, par un acte du Parlement, comme fille du mar�chal; aussi re�ut-elle le nom de Marie-Aurore de Saxe. Confi�e par le mar�chal aux soins de la Dauphine, dont il �tait l'oncle naturel, Marie-Aurore fut d'abord plac�e par cette derni�re � Saint-Cyr, puis elle resta toujours sous la surveillance de sa royale cousine. Est-ce par suite de cette circonstance, ou tout simplement parce qu'elle n'avait pas h�rit� du temp�rament dangereux de son p�re ni la l�g�ret� de sa m�re, toujours est-il que la fille de ce Maurice de Saxe, si c�l�bre par ses incroyables aventures galantes, pr�sente une remarquable exception parmi ses a�eux et ses descendants. Non seulement on ne trouve dans sa vie aucune liaison ill�gitime, on n'y trouve aucun roman. Mari�e � deux reprises, elle fit, chaque fois, ce que l'on appelle un mariage de raison. Unie � quinze ans au comte de Horn, fils naturel de Louis XV***, elle n'eut {82} aucune relation avec son mari, sauv�e qu'elle fut des suites affreuses de cette union par le vieux valet de chambre du comte, qui eut piti� de la pauvre jeune fille et avertit son fr�re. Trois semaines apr�s son mariage elle �tait veuve, son mari ayant �t� tu� dans un duel au milieu des f�tes donn�es � l'occasion de sa nomination au poste de � lieutenant du roi � � Schelestadt en Alsace. La jeune veuve retourna aupr�s de sa m�re; puis, sur les instances de la Dauphine, elle s'installa � l'Abbaye aux Bois. Apr�s la mort de sa protectrice, elle alla encore rejoindre sa m�re qui, accompagn�e de sa sœur, actrice �galement en retraite, menait, apr�s en avoir fini avec ses prouesses de th��tre et autres, une existence paisible, entour�e d'amis plus ou moins lettr�s, cultivant les muses, c'est-�-dire s'occupant de musique ou passant leur temps � lire les chefs-d'œuvre de po�sie et de philosophie, � participer � des spectacles de soci�t�, � des charades, etc. Marie-Aurore passa une quinzaine d'ann�es avec sa m�re, s'occupant comme elle de belles-lettres et d'art, prenant part � des spectacles de soci�t�, vivant constamment en contact avec les hommes les plus cultiv�s et les plus intellectuels de son �poque****. Flatt�e par les {83} madrigaux qu'�crivaient en son honneur des amis de tout genre, entour�e de l'adoration des habitu�s de Mme de Verri�res, avec leur morale plus que l�g�re du XVIIe si�cle, Marie-Aurore sut � garder � ses plumes, blanches comme de la neige, une puret� immacul�e �. Plus tard, � l'�ge de trente ans, elle jugea raisonnable d'�pouser un vieillard fort riche et tr�s aimable, M. Dupin de Francueil. Au bout de dix ann�es paisibles de mariage, cet �poux id�al, selon elle, mourut en lui laissant, avec un fils unique, une grosse fortune. Malheureusement, cette fortune �tait grev�e de dettes, parce que Dupin avait v�cu comme on vivait dans le � bon vieux temps », pr�occup�, avant tout de se rendre � lui-m�me et � ses proches la vie agr�able, sans aucun souci de l'avenir. � Apr�s nous le d�luge. �

[{80}] * Comme le prouvent � l'�vidence les deux tableaux g�n�alogiques ci-dessous, George Sand est une parente �loign�e des familles royale et imp�riale de France et d'Allemagne.

I

Fr�d�ric-Auguste II, �lecteur de Saxe — (Aurore de K�nisgmark)
Auguste III
roi de Pologne
Maurice, comte de Saxe — (Mlle de Verri�res)
Marie-Josepha de Saxe
(�pouse du Dauphin, fils de Louis XV)
Marie-Aurore de Saxe
(en premi�re noce mari�e au comte de Horn
puis Mme Dupin de Francueil)
Louis XVI, Louis XVIII, Charles X Maurice-Fran�ois-Elisabeth Dupin
(mari� � Sophie-Victoire-Antoinette Delaborde)
  Aurore Dupin (George Sand)

II

JEAN-GEORGES, �lecteur de Brandebourg.
JOACHIM-FRÉDÉRIC
�lecteur de Brandebourg
CHRISTIAN
Margrave de Bayreuth
JEAN-SIGISMOND
�lecteur de Brandebourg
MADELEINE-SYBILLE
�lectrice de Saxe
GEORGES-GUILLAUME
�lecteur de Brandebourg
JEAN-GEORGES III
�lecteur de Saxe
FRÉDÉRIC-GUILLAUME
le Grand Electeur
AUGUSTE II
�lecteur de Saxe, roi de Pologne
FRÉDÉRIC Ier
roi de Prusse
MAURICE
comte de Saxe
FRÉDÉRIC-GUILLAUME Ier MARIE-AURORE DE SAXE
HENRI-AUGUSTE
prince de Prusse
MAURICE DUPIN
FRÉDÉRIC-GUILLAUME II AURORE DUPIN
FRÉDÉRIC-GUILLAUME III  
GUILLAUME Ier  

Ce fut un certain Charles Delgalien qui envoya de Norv�ge, en 1872, ce second tableau � George Sand. Elle le communiqua � Henri Amic, et c'est au livre de ce dernier que nous l'empruntons (Henri Amie. « George Sand, Mes Souvenirs »).

[{81}] ** Voir � ce sujet le volume tr�s curieux de Henry Blaze de Bury: Épisode de l'Histoire de Hanovre, Les Kœnigsmark. (Paris, Michel Levy, 1855.)

*** Lors de la publication de l'Histoire de ma Vie, George Sand re�ut une lettre d'un certain M. La Rivi�re, qui la priait, au nom de la famille [{82}] de Horne, dont il se disait parent, et en son propre nom, de vouloir lui « faire conna�tre les renseignements qui faisaient croire � George Sand qu'Ant. de Horn �tait b�tard de Louis XV �. M. La Rivi�re pr�tendait: 1° que le nom du comte de Horn devait s'�crire de Horne, et 2° qu'il n'�tait pas le b�tard de Louis XV. Toutefois � l'appui de cette assertion M. La Rivi�re ne donnait aucune autre preuve que le fait qu'� aucune tradition de famille n'avait jusqu'ici donn� l'id�e � de cette illustre descendance, et celui que la m�re d'Antoine de Horn avait trente ans au moment o� Louis XY en avait dix-sept, — ce qui ne prouve rien non plus. D'ailleurs M. La Rivi�re d�clarait lui-m�me ne pas conna�tre l'acte de naissance du comte de Horne et n'avoir entre les mains que « son acte mortuaire qui ne fait pas conna�tre son �ge �.

George Sand avait copi� cette lettre, dont elle avait, de plus, gard� soigneusement l'original; mais, � ce qu'il para�t, ne donna pas suite � ces interrogations.

**** On trouve sur les deux jolies actrices des d�tails tr�s curieux et tr�s [{83}] int�ressanLs dans le charmant volume de M. Gaston Maugras, les Demoiselles de Verri�res. Paris, L�vy, 1890, in-8°.

Nous trouvons dans l'Histoire de ma Vie un excellent portrait de cet �l�gant et aimable repr�sentant de l'ancien r�gime et de son existence insouciante, consacr�e aux lettres et aux arts et � toutes les jouissances d'une culture raffin�e. Il dessinait, se livrait � des travaux manuels, jouait du violon, lisait beaucoup, se tenait au courant de la litt�rature contemporaine, connaissait tous les hommes �minents de son �poque (il eut m�me, pendant quelque temps, Jean-Jacques Rousseau pour secr�taire). Morose, ou malade, ou d�sœuvr�, il ne l'�tait jamais, consid�rant ces � trois choses � comme indignes d'un gentilhomme correct et sachant dissimuler ses souffrances jusqu'� sa derni�re heure. Ce qu'il cherchait avant tout, c'�tait d'emp�cher sa jeune femme de s'ennuyer aupr�s de lui. Il y r�ussit pleinement, elle ne rappela jamais plus tard qu'avec attendrissement le souvenir de son vieil �poux. Mais lorsqu'elle s'avisa, {84} apr�s sa inort, de mettre ses affaires en ordre, elle s'aper�ut que la moiti� de sa fortune �tait dissip�e. Apr�s avoir acquitt� toutes les dettes de feu son mari, Mme Dupin de Francueil put, avec le restant de sa fortune, acheter au sieur Piaron de Serennes son domaine — Nohant — qu'il avait acquis dans le Berry au moment de la vente des biens nationaux. Elle s'y installa en 1795, et consacra toute sa vie � l'�ducation de son fils ador�. Elle lui donna pour pr�cepteur un certain Deschartres, un abb� qui, apr�s la r�volution, jeta sa soutane, s'adonna � l'�tude des sciences naturelles et de la m�decine, devint assez bon chirurgien, et fut, dans la suite, l'instituteur de George Sand elle-m�me. Il se montra toujours tout d�vou� � Mme Dupin, � son fils, et plus tard � sa petite-fille; nous aurons encore maintes fois l'occasion de parler de lui.

Le jeune Maurice Dupin grandit dans la m�me sph�re intellectuelle que sa m�re. Il aimait � s'occuper d'art; il jouait fort bien du violon, ayant pour la musique de grandes dispositions qu'il avait probablement h�rit�es d'elle, ainsi que de son p�re et de sa grand'm�re, et il aimait passionn�ment le th��tre. Sa m�re l'adorait et il le lui rendait bien. La temp�te de la R�volution qui �clata avec la m�me violence sur les bons et sur les m�chants, sur les ennemis des doctrines lib�rales comme sur ses adeptes (Mme Dupin en �tait une; elle partageait s�rieusement les id�es de Voltaire et de Rousseau et ne se contentait pas, comme la plupart des gens de son monde, de copier les petits pamphlets contre Marie-Antoinette ou de d�biter des m�chancet�s contre la famille royale), cette temp�te, disons-nous, faillit perdre les Dupin. Ils eurent � supporter des perquisitions, des � descentes � domicile �, des arrestations et des incarc�rations; tout ce qu'ils bl�maient, eux et les {85} autres aristocrates libres-penseurs, dans l'ancien r�gime, fut alors pratiqu� par les repr�sentants du nouvel ordre de choses. Les Dupin purent enfin, heureusement, sortir sains et saufs de toutes ces �preuves, mais l'ancien cours normal de leur existence se trouvait boul�vers�; ce qui souffrit surtout, ce fut la r�gularit� de l'�ducation de Maurice Dupin qui fut � jamais interrompue. Il avait � peine seize ans. Élev� par sa m�re dans l'esprit des id�es � d'�galit�, de fraternit�, de libert�, � alors triomphantes (elle envisageait cependant avec horreur la r�alisation de ces id�es au moyen de la guillotine et des autres violences de l'�poque), il entra, une ann�e plus tard, dans les rangs de l'arm�e r�publicaine. Simple soldat, d'abord, sous les ordres de Mass�na, puis attach� � la personne du g�n�ral Dupont, il fit, de 1796 � 1808, toutes les campagnes r�publicaines et imp�riales, traversa l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne, fut bless�, fait prisonnier par les Autrichiens, et devint plus tard le brillant aide de camp du brave Murat. Il mourut subitement en 1808, tout jeune encore, d�sar�onn� par un cheval ombrageux et tu� sur place, pendant un cong� qu'entre deux campagnes il passait � Nohant, chez sa m�re. Sa correspondance avec sa m�re nous le d�peint comme un jeune homme exub�rant de vie, un peu �tourdi, mais g�n�reux et loyal, une nature franche et artistique, v�ritable type des vaillants soldats de la R�publique.

Pendant les campagnes d'Italie, il fit la connaissance dune jeune personne fort avenante et jolie, Sophie-Antoinette-Victoire Delaborde, qui partageait la vie de camp d'un vieux g�n�ral. Celui-ci �tait riche, tandis que le jeune officier qui n'�tait pas encore enti�rement remis de sa blessure, et qui se trouvait presque sans le sou apr�s {86} son retour de captivit�, n'avait pour tout bien qu'un cœur aimant et un physique agr�able. Il n'en est pas moins facile � deviner que la jeune femme envoya sa d�mission au vieux g�n�ral et pr�f�ra suivre Maurice Dupin en France. Cette liaison devint plus s�rieuse que ne l'aurait pu faire supposer la facilit� de son d�but, et qu'elle ne parut d'abord � Mme Dupin qui �tait au courant de toutes les aventures de son fils; elle �levait m�me un enfant, fruit d'une des anciennes liaisons passag�res du jeune Dupin, ce fr�re naturel de George Sand, Hippolyte Ch�tiron, avec qui notre h�ro�ne fut toujours si li�e. Lorsque Sophie Delaborde fut enceinte, Maurice Dupin r�solut de l'�pouser. Mme Dupin fut naturellement effray�e en apprenant cette r�solution de son fils et mit en œuvre tous les moyens, l�gitimes ou non, pour emp�cher ce mariage. Le pass� de Sophie Delaborde (George Sand a essay� de le gazer, mais elle aurait peut-�tre mieux fait de ne pas en parler du tout) �tait plus que douteux, et d'ailleurs, ce n'�tait gu�re une compagne assortie pour le fils d'une femme aussi distingu�e, aussi instruite et aussi cultiv�e que Mme Dupin. C'est � tort que plusieurs biographes de George Sand, surtout nos �crivains russes de 1850 � 1880, nous pr�sentent Marie-Aurore sous les traits d'une � vieille aristocrate imbue de pr�jug�s et de morgue �; nous allons bient�t voir � quel point elle avait raison en s'opposant � ce mariage, et nous pouvons d�j�, d�s � pr�sent, comprendre les sentiments qui la guidaient. Il se peut que Dupin se f�t bient�t convaincu de la justesse du jugement de sa m�re, si celle-ci avait pu lui parler avec calme et lui montrer combien son choix �tait peu satisfaisant, mais l'affaire fut men�e trop brusquement. Des personnes bien intentionn�es, Deschartres surtout, par leurs cancans, leurs services maladroits et leur exc�s de z�le � {87} aider Mme Dupin � rompre ce mariage, g�t�rent tout irr�vocablement, amen�rent la discorde entre la m�re et le fils et, finalement, au lieu de r�ussir � dissoudre ce mariage, ils en acc�l�r�rent l'accomplissement. Le 16 prairial* 1804 (au commencement de juin), c'est-�-dire moins d'un mois avant la naissance de la future George Sand, Dupin, � l'insu de sa m�re, signa, par-devant le maire du IIe arrondissement de Paris, son contrat de mariage avec Sophie Delaborde. En 1804, le mariage civil � la mairie primant d�j�, de par la loi, le mariage religieux, il s'ensuivit que, lorsque Mme Dupin, avertie de ce qui s'�tait fait, se rendit pr�cipitamment � Paris pour rompre ce mariage, elle acquit, � son grand chagrin, la conviction qu'il �tait parfaitement valable et indissoluble, toutes les formalit�s ayant �t� observ�es. Notons en passant ce fait singulier: tandis que Sophie Delaborde, que les biographes � tendance s'obstinent � nous d�peindre comme la repr�sentante des aspirations lib�rales des nouveaux temps, ne consid�rait le mariage � la mairie que comme une simple formalit� et ne se crut r�ellement mari�e qu'apr�s l'avoir c�l�br� � l'�glise, Marie-Aurore, que les m�mes biographes nous repr�sentent comme � une vraie aristocrate farcie de pr�jug�s �, consid�rait le mariage � l'�glise au point de vue des philosophes du XVIIIe si�cle; elle trouvait que c'�tait l� � une c�r�monie inutile �, et ce ne fut que sur les instances de sa bru qu'elle assista plus tard � cette � c�r�monie �.

* Voir, entre autres, dans le Curieux (2e volume, octobre 1877, n° 44), dans l'article de Charles Nauroy la date de mariage des parents de George Sand: « Du seizi�me jour de prairial, an douze, neuf heures de relev�e �... etc.

Mais nous anticipons sur les �v�nements: � ce moment de notre r�cit Marie-Aurore ne voulait plus entendre parler de son fils en r�volte, et lui avait d�fendu de se pr�senter � ses yeux.

{88} Quelques mois s'�coul�rent ainsi, mais le jeune Dupin accourut � une ruse dans le but d'amadouer sa m�re dont il savait toute la tendresse. Un beau jour, la concierge de la maison o� demeurait Marie-Aurore, vint d�poser sur les genoux de la vieille dame une fillette mignonne, mais robuste, en disant que c'�tait un enfant que l'on avait confi� � ses soins. Marie-Aurore se mit � caresser la petite, � jouer avec elle, la r�chauffant dans ses pras, et, tout � coup, dans ce b�b� aux yeux noirs, son cœur devina l'enfant de son fils ador�! Tout �branl�e dans ses sentiments, elle repoussa la petite qu'elle voulait aussit�t renvoyer. Le jeune Dupin qui attendait, en bas de l'escalier, la d�cision de son sort, se pr�cipita, sur un signe de la concierge, dans la chambre o� se tenait sa m�re, tomba � ses genoux et obtint un pardon. Comme gage de r�conciliation, Marie-Aurore passa au doigt mignon de l'enfant la bague de rubis qui venait de lui servir de jouet, recommandant de la remettre � la m�re du b�b�, ce que Maurice Dupin fit religieusement, et George Sand garda toujours cette bague � son doigt. Quelque temps apr�s, Marie-Aurore consentit aussi � voir sa belle-fille et retourna ensuite � Nohant. Les jeunes �poux, mari�s � l'�glise en automne, rest�rent � Paris.

Maurice Dupin fut de nouveau oblig� de retourner � son poste, et sa femme habita avec Aurore et son a�n�e Caroline, une fille naturelle, un petit appartement � Paris. Ce fut l� que George Sand passa ses premi�res ann�es dans les conditions les plus modestes d'un petit m�nage bourgeois.

Arr�tons-nous un instant sur les traits du temp�rament, du caract�re, de l'esprit et de la nature de George Sand, traits, qu'indubitablement, elle h�rita de ses anc�tres et qu'elle semble d'ailleurs souligner elle-m�me au cours de {89} son r�cit. Auguste II, qu'elle n'appelle avec trop d'indulgence que � le plus �tonnant d�bauch� de son temps �, avait pass� � son fils sa nature sensuelle et d�prav�e, son go�t des aventures galantes. Mais Maurice de Saxe, ce fils plus que libertin de ce grand libertin du XVIIIe si�cle, ce coureur d'aventures qui en �tait arriv� � perdre un tr�ne pour une fredaine presque comique avec une beaut� de garnison* — ce m�me Maurice de Saxe, nature rien moins que vulgaire, �tait dou� d'une intelligence remarquable, port�e aux id�es originales et aux vues g�n�rales d'une grande �l�vation. Sous sa tente de soldat il pensait au bien public, il r�vait des utopies sociales, visant � introduire dans les diff�rents pays de l'Europe un meilleur ordre de choses, et portait, jusque dans les questions sp�cialement militaires, cet esprit critique et profond�ment humanitaire qui sait amener des r�formes. Qui ne sera �tonn� d'apprendre, par exemple, que ce Condottiere du XVIIIe si�cle r�vait d�j� d'introduire le service militaire obligatoire en remplacement du syst�me de recrutement de son �poque, et qu'il a laiss� � ce sujet un m�moire fort curieux. Comme on peut bien le croire, ces tendances politico-�conomiques et sociales de Maurice de Saxe n'ont pas �t� mises en oubli par son arri�re-petite-fdle; elle s'�tend l�-dessus avec une visible complaisance (ch. VI du tome I de l'Histoire de ma Vie).

* Voir l'Histoire de ma Vie, vol. I, p. 169-170.

La fille de Maurice de Saxe h�rita de ses parents leurs heureuses qualit�s sans rien h�riter de leurs d�fauts et de leurs faiblesses. On ne lui voit rien de l'esprit l�ger de sa m�re, la joyeuse Mlle de verri�res, mais on retrouve en elle tout son talent musical et sa passion pour la litt�rature {90} et les occupations litt�raires. Elle �tait excellente musicienne, chantait � ravir et devint plus tard le professeur de sa petite-fille, non seulement pour lui enseigner le piano, mais aussi pour lui inculquer les premi�res notions de la science musicale. Type des libres-penseuses de son temps, imbue des id�es des encyclop�distes, pleine de m�pris pour les usages, les superstitions, pour tout ce qui est � irrationnel �, enthousiaste de toute conqu�te dans le domaine de la pens�e libre, elle s'occupa toute sa vie des travaux de l'esprit. Elle lisait beaucoup, faisait des extraits et des r�sum�s de ses lectures, prenait des ,notes: les cahiers qu'elle a laiss�s, pleins de notes et d'observations, t�moignent du s�rieux et de la force de son intelligence. Mare-Aurore avait sans doute h�rit� de Maurice de Saxe cette direction d'esprit. Elle �tait, comme lui, encline � syst�matiser, � s'occuper de questions sociales et philosophiques; heureusement pour elle, elle n'avait rien h�rit� de son temp�rament passionn�; de toutes les passions elle ne connut que celle de l'amour maternel. À l'observer de plus pr�s, on verra cependant qu'elle a port� dans cet amour maternel, pour son fils d'abord et pour sa petite-fille ensuite, deux �l�ments de passion: la jalousie et l'intol�rance. Elle transmit son go�t musical et litt�raire � son fils, Maurice Dupin, qui, cependant, h�rita avec son sang, en passant par-dessus une g�n�ration, de la nature passionn�e et sensuelle de son a�eul. Son p�re, Dupin de Francueil, qui s'�tait fait remarquer en son temps comme un brillant galantin et un aimable cavalier, lui avait aussi transmis, avec sa � galanterie �, son aimable l�g�ret�. Les lettres de Maurice Dupin � sa m�re, pendant que celle-ci �tait en prison, et celles surtout qu'il lui adressait du th��tre de la guerre, d�c�lent un v�ritable talent litt�raire. {91} Aussi, n'est-ce pas sans raison que George Sand en a publi� un si grand nombre. Tout lecteur attentif se dira tout naturellement en les lisant: � Ah, je comprends maintenant pourquoi George Sand, d�s ses premiers d�buts dans la carri�re litt�raire, a fait preuve de tant de qualit�s de style; je comprends maintenant sa facilit� d'�crire; c'�tait inn� en elle, le talent d'�crivain �tait son sang*. � Ce n'est pas toutefois de son p�re, c'est de son a�eule en sautant encore une g�n�ration, que George Sand h�rita de cet esprit un peu didactique, enclin aux utopies et � la syst�matisation. Elle a aussi bien raison, h�las, d'affirmer, que chacun de nous � tient plus encore de sa m�re que de son p�re �. Et la m�re de George Sand �tait une nature passionn�e, qu'aucun frein d'�ducation ne retenait, c'�tait un �tre primitif et vulgaire, une femme vive et artiste, mais quasi inculte, guid�e uniquement par son instinct et son imagination, une exalt�e et une d�s�quilibr�e, d�nu�e de cette finesse morale qui — transmise � sa fille — aurait pu att�nuer chez elle le temp�rament dangereux et trop ardent de son p�re.

* A la page 13, t. III de l'Histoire de ma Vie, George Sand relate ce fait significatif que le fils naturel de son p�re, Hippolyte Ch�tiron, aspirait instinctivement � �crire des romans, et un jour qu'elle le surprit dans ses essais, et qu'ils se mirent � converser de la difficult� de rendre ses id�es sur le papier, il s'�tait �cri�: � Ah ��, c'est donc une maladie que nous avons dans le sang? Tu pioches donc aussi dans le vide? Tu r�vasses donc aussi comme moi? Tu ne me l'avais jamais dit! � Chatiron avait raison. George Sand avait dans le sang le talent d'�crivain, et elle l'avait imit� de son p�re, voire m�me de ses anc�tres paternels.

Nous pouvons nous dispenser, nous semble-t-il, de reproduire ici le tableau g�n�alogique de la famille d'Auguste II en le commentant de notes dans le genre de celles qui parent l'arbre g�n�alogique des Rougon-Macquart: � le {92} trisa�eul et la trisa�eule, natures fonci�rement sensuelles �; � le bisa�eul, forte personnalit� et esprit utopique �; � la bisa�eule, artiste �; � la grand'm�re, lettr�e et esprit fort �; � le p�re, nature passionn�e et artistique, talent musical et litt�raire �; � la m�re, nature primitive, temp�rament d�s�quilibr�, exaltation et pr�pond�rance de l'imagination �; etc. Le lecteur, nous l'esp�rons, trouvera n�anmoins fond�e la conclusion suivante que nous d�duirons de tout ce que nous avons dit jusqu'ici:

George Sand, cœur ardent, plein de piti� et de l'altruisme le plus profond; esprit froid, enclin � tout syst�matiser, � tout g�n�raliser, mais incapable d'opposer la moindre r�sistance � une utopie ou � la violence d'une passion; temp�rament passionn�; nature artiste dans le sens le plus large du mot; imagination exalt�e; talent litt�raire de premi�re source et de premi�re force.

Telle fut, en r�alit�, George Sand. D�s son plus jeune �ge, ce fut une nature exceptionnelle, dou�e de rares qualit�s intellectuelles, mais portant en elle de funestes traits h�r�ditaires. Son �ducation, si elle en eut vraiment une! — l'atmosph�re sociale au milieu de laquelle s'�coul�rent ses premi�res ann�es (les premi�res de l'Empire), — la vie nomade, les brusques changements dans le genre et les conditions de l'existence, ce passage perp�tuel d'un milieu � un autre: du terne et bourgeois petit monde maternel dans le monde des grandeurs d�chues, mais �l�gant, et raffin� de l'a�eule, ou bien dans le brillant et bruyant milieu des guerriers napol�oniens — auquel appartenait son p�re, — tout cela rendit cette nature hors ligne plus individuellement exceptionnelle encore, et fit prendre � ses dons naturels une extension et une voie non moins extraordinaires.