WLADIMIR KARENINE
GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
*
1804-1833
Deuxi�me �dition


Paris; Libr. Plon - Plon-Nourrit et Cie, Impr.-Ed.; 1899 - 2�me �dition, tome *

CHAPITRE PREMIER

{[1]}Coup d'œil g�n�ral sur Paris par George Sand. — Traits saillants de la personnalit� litt�raire de la grande romanci�re. — Ses admirateurs et ses d�tracteurs. — Influence sur la soci�t� europ�enne. — Action toute sp�ciale sur les �crivains et la soci�t� russes. — D�fauts et erreurs de toutes ses biographies. — Le but et la raison de notre livre. — Les sources.



En l'an de gr�ce 1843, Jules Hetzel-Stahl publia un curieux recueil litt�raire, intitul� le Diable � Paris*. Les artistes et les �crivains les plus connus de l'�poque y figuraient tous. Illustr� par Gavarni, Daubigny, Fran�ais, Bertall et d'autres, ce recueil renfermait un grand nombre de nouvelles, contes, �tudes et articles, sign�s des noms de George Sand, Balzac, Alfred de Musset, Th�ophile Gautier, Charles Nodier, Fr�d�ric Souli�, Octave Feuillet, L�on Gozlan, Alphonse Karr, M�ry, G�rard de Nerval, Ars�ne Houssaye, etc., etc. L'Histoire de Paris par Lavall�e servait d'introduction. Mais que signifie ce titre bizarre? Stahl, � qui nous devons la pr�face du livre et le texte reliant entre eux les divers r�cits, raconte, sous une forme humoristique, que Satan, s'ennuyant aux enfers, entreprit un voyage � travers son empire et visita {2} ses domaines, � l'exception de la terre seule, qu'il n'eut pas le temps de parcourir; mais � peine de retour chez lui, r�fl�chissant au moyen de parfaire son projet, il entendit tout � coup un vacarme affreux s'�lever � la porte de l'enfer. C'�tait une nouvelle bande de p�cheurs qui faisait son apparition. — � D'o� venez- vous donc? � — � Nous arrivons tous de Paris. � Enchant� de l'occasion d'avoir des nouvelles, sinon de la terre enti�re, du moins d'un de ses recoins, Satan se mit � questionner les p�cheurs pour savoir ce que c'�tait que Paris, et il fut tout �tonn� de l'�trange contradiction de leurs r�ponses: tandis que les uns affirmaient que c'�tait un lieu de d�lices, les autres n'articulaient que plaintes et n'avaient qu'� d�blat�rer contre Paris.

[{1}] * Le tome Ier, portant la date de 1845, a paru d'abord en livraisons en 1844, le tome II, portant la date de 1846, a �t� publi� dans les m�mes conditions en 1843.

Bref, de tous les renseignements qu'il obtint, Satan ne put tirer qu'une seule conclusion, c'�tait que Paris �tait une ville fort int�ressante. Mais, comment faire pour en avoir des donn�es plus pr�cises? Rien de plus simple. Satan se d�cida imm�diatement � y envoyer son secr�taire et aide de camp, le diablotin Flamm�che en lui enjoignant de se procurer, aussi vite que possible, les renseignements les plus exacts et les plus d�taill�s. Flamm�che, d�guis� en fl�neur, descendit sur les boulevards de Paris, mais � peine y eut-il mis les pieds, qu'il tomba amoureux. Il est �vident qu'il n'�tait plus en �tat d'�crire rien de s�rieux; il �tait r�duit aux billets doux! Le diablotin �tait au d�sespoir. Que faire pour contenter son chef? Une id�e lumineuse lui vint � l'esprit: faire travailler les hommes � sa place! Sans perdre de temps, il engagea les peintres, les �crivains, les penseurs et les po�tes � lui fournir, chacun selon ses moyens, quelque composition ou dessin pour son Tiroir du diable. Manuscrits et dessins afflu�rent bient�t {3} chez Flamm�che. Il n'avait plus ainsi qu'� revoir, � relire et � exp�dier en enfer ce que les peintres et les �crivains lui apportaient de toutes parts. Tranquillis� et ravi de son invention, Flamm�che �crit son tr�s humble rapport � Satan et le lance dans l'espace en s'�criant: � Va au diable! � Cet �crit est annex� au recueil sous forme de rapport manuscrit authentique, orn�, comme vignette, d'une jolie guirlande de diablotins avec leurs attributs, en compagnie de p�cheurs. Le rapport commence comme suit: � Sire! nous avions tort de faire fi des hommes; ces pygm�es sont des g�ants, et, � c�t� de leurs femmes, ces g�ants ne sont eux-m�mes que des pygm�es... �

Il serait difficile de dire aujourd'hui si Stahl pensait r�ellement que le seul article de son recueil qui fut sign� d'un nom de femme �tait vraiment sup�rieur � ceux que lui avaient fournis les hommes de lettres, ou si ce n'�tait l� qu'une galanterie de l'amoureux Flamm�che, d�sireux de se montrer aimable envers les dames. Une chose que l'on peut affirmera coup s�r, c'est que le Coup d'œil g�n�ral sur Paris, cette sombre et passionn�e diatribe de George Sand contre le bonheur d'une poign�e de riches et de nobles, contre la pauvret� et la mis�re de la pl�be, contre l'exploitation des basses classes par quelques richards isol�s, contre le capitalisme en g�n�ral, contre la vie tout artificielle de ceux qui habitent les villes, contre l'hostilit� des diff�rentes classes entre elles et l'intol�rance de toutes sortes, — cet ardent appel adress� � l'�galit�, � la fraternit�, � l'amour, cet espoir non moins ardent en un meilleur avenir, — ces quelques pages, enfin, qui valent ses plus beaux romans par la profondeur et l'intensit� de leur sentiment, d�passent de toute une coud�e tout le reste du livre. Elles sont bien sup�rieures au spirituel bavardage {4} de Stahl; au scepticisme brillant et froidement indulgent de la Philosophie de la vie conjugale, de Balzac*; � la gracieuse Mimi Pinson, de Musset, et � tout le reste de l'ouvrage. Il se peut aussi qu'en pla�ant le Coup d'œil g�n�ral sur Paris en t�te du recueil, Stahl l'ait fait pour ob�ir � la formule � place aux dames � . Toute courtoisie � part, la place d'honneur n'en revient pas moins � cet article en raison de sa valeur intrins�que. Par le s�rieux et le ton qui y r�gnent, il se distingue tellement du genre gai et spirituel des autres �crivains, que Stahl a m�me jug� n�cessaire de le relier par une esp�ce de � passage aux affaires courantes �, aux articles insoucieusement enjou�s et inoffensifs, parfois m�me incisifs ou mordants, comme le sont les �tudes de Balzac. En lisant cet article, on se rappelle involontairement le mot de Heine sur George Sand: Sie ist �berhaupt eine der unwitzigsten Franz�sinnen, die ich kenne = � Elle est en g�n�ral une des Fran�aises les moins spirituelles que je connaisse **. � Cette � Unwitzigkeit �, cette absence d'esprit est ici tout � son honneur. George Sand ne songeait gu�re � faire de l'esprit. Les probl�mes les plus graves du si�cle et de l'humanit� se pr�sentaient � elle en ce moment, et c'est pour elle une gloire et mi honneur de ne les avoir jamais perdus de vue. Elle ne pouvait r�pondre par un refus aux instances de Stahl qui lui demandait de collaborer � son ouvrage. � Tu m'as fait promettre, honn�te Flamm�che, de te dire mon mot sur Paris; et comme un diable candide et b�nin que tu es, tu as insist� au point {5} de rendre tout refus impossible. Prends garde de te repentir de ta politesse, car, en v�rit�, tu ne pouvais t'adresser plus mal... � George Sand consentit donc, mais restant fid�le � elle-m�me, elle �crivit, avec le sang de son cœur, des pages profond�ment v�cues. On y reconna�t la fille spirituelle de J.-J. Rousseau et la sœur de l'illustre auteur qui, de nos jours, pr�che aux hommes la vie simple, tout anim�e de l'amour du prochain, la guerre � l'�go�sme, � l'intol�rance, � toute oppression, sous quelque forme qu'ils se pr�sentent.

[{4}] * L'ouvrage est plus connu sous le nom de: Les petites mis�res de la vie conjugale. Il ne faut pas le confondre avec la Physiologie du mariage.

** Franz�sische Zust�nde. Lutetia, p. 300, vol. XI. II. Heine's S�mmtliche Werke. Hamburg, 1874. Hoffmann und Campe.

En parlant des jouissances artistiques et mat�rielles, des avantages de la vie civilis�e, des f�tes, du luxe, des œuvres d'art, ainsi que des hommes qui pr�tendent seuls �tre � le monde � elle s'�crie: � Oui, l'humanit� a droit � ces richesses, � ces plaisirs, � ces satisfactions mat�rielles et intellectuelles. Mais c'est l'humanit�, entendez-vous, c'est le monde des humains, c'est tout le monde qui doit jouir ainsi des fruits de son labeur et de son g�nie, et non pas seulement votre petit monde qui se compte par t�tes et par maisons. Ce n'est pas votre monde de fain�ants et d'inutiles, d'�go�stes et d'orgueilleux, d'importants et de timides, de patriciens et de banquiers, de parvenus et de pervertis: ce n'est pas m�me votre monde d'artistes vendus au succ�s, � la sp�culation, au scepticisme et � une monstrueuse indiff�rence du bien et du mal. Car, tant qu'il y aura des pauvres � notre porte, des travailleurs sans jouissance et sans s�curit�, des familles mourant de faim et de froid dans des bouges immondes, des maisons de prostitution, des bagnes, des h�pitaux auxquels vous l�guez quelquefois une aum�ne, mais dans lesquels vous n'oseriez pas entrer, tant ils diff�rent de vos splendides demeures, des mendiants auxquels vous jetez une obole, {6} mais dont vous craindriez d'effleurer le v�tement immonde, tant qu'il y aura ce contraste r�voltant d'une �pouvantable mis�re, r�sultat de votre luxe insens�, et des millions d'�tres, victimes de l'aveugle �go�sme d'une poign�e de riches, vos f�tes feront horreur � Satan lui-m�me, et votre monde sera un enfer qui n'aura rien � envier � celui des fanatiques et des po�tes!... »

Plus loin, apr�s avoir indiqu� plusieurs palliatifs, peu efficaces du reste, contre le mal, George Sand ajoute, en s'adressant de nouveau � Flamm�che: � Mais, diras-tu, faut-il mettre le feu aux h�tels ou fermer la porte des palais? Faut-il laisser cro�tre la ronce et l'ortie sur les marbres, aux marges de ces fontaines? Faut-il que la beaut� rev�te le sac de la p�nitence, que les artistes partent pour la Terre sainte, que les arts p�rissent pour rena�tre sous une inspiration nouvelle, que la soci�t� tombe en poussi�re, afin de se relever comme la J�rusalem c�leste des proph�tes? Tout cela serait bien inutile � conseiller, lutin, et encore plus inutile � entreprendre sans lumi�re et sans doctrine. Un �lan nouveau et subit de l'aum�ne catholique ne rem�dierait � rien, pas plus que certains essais de transaction pratiqu�s entre l'exploiteur et le producteur, conseill�s aujourd'hui par les pr�tendues grandes intelligences du si�cle. L'aum�ne, comme la transaction, ne sert qu'� consacrer l'abandon du principe sacr� et imprescriptible de l'�galit�. Ce sont des inventions �troites et grossi�res, au moyen desquelles on apaise hypocritement sa propre conscience, tout en perp�tuant la mendicit�, c'est-�-dire l'abjection et l'immoralit� de l'homme, tout en prolongeant l'in�galit�, c'est-�-dire l'exploitation de l'homme par l'homme. La doctrine est fauss�e par ces tentatives, il faut une autre science bas�e sur la {7} doctrine... � Et apr�s une description incisive de l'ennui, du vide, du luxe insens� et de la d�pravation des mœurs de toute r�union mondaine, George Sand dit, comme l'auteur de la Danse macabre au moyen �ge: � Et il me semblait voir m�l�s ensemble, dans une sorte de cave situ�e sous les pieds des danseurs, les cadavres des riches qui se br�lent la cervelle apr�s s'�tre ruin�s*, et ceux des prol�taires qui sont morts de faim � la peine en amusant ces riches en d�mence... � Par leur profonde amertume et leur sombre po�sie, ces paroles semblent �tre vraiment sorties de la bouche d'un proph�te. Tout aussi sombre est la fin de cette ardente improvisation: � Et je rentrai dans ma chambre silencieuse et sombre, et je me demandai pourquoi, comme tant d'autres artistes insens�s qui croient s'assurer une m�ditation paisible, un travail facile et agr�able, et donner une couleur po�tique � leurs r�ves en faisant quelques frais d'imagination et de go�t pour enjoliver modestement leur demeure, j'avais eu moi-m�me quelque souci de me clo�trer contre le bruit et de placer sous mes yeux quelques objets d'art, types de beaut� ou gages d'affection. Et je me r�pondis que je ne valais donc pas mieux que tant d'autres, qu'il �tait bien plus facile de dire le mal que de faire le bien. Et j'eus une telle horreur de moi-m�me, en pensant que d'autres avaient � peine un sac de paille pour se r�chauffer entre quatre murs nus et glac�s, que j'eus envie de sortir de chez moi pour n'y jamais rentrer. Et s'il y avait eu, comme au temps du Christ, des pauvres pr�par�s � la doctrine du Christ, j'aurais {8} �t� converser et prier avec eux sur le pav� du bon Dieu. Mais il n'y a m�me plus de pauvres dans la rue; vous leur avez d�fendu de mendier dehors, et l'homme sans ressource mendie la nuit, le couteau � la main. Et d'ailleurs, mon d�sespoir n'e�t �t� qu'un acte de d�mence: je n'avais ni assez d'or pour diminuer la souffrance physique, ni assez de lumi�re pour r�pandre la doctrine du salut. Car, si l'on ne fait marcher ensemble le salut de l'�me et celui du corps, on tombera dans les plus monstrueuses erreurs. Je le sentais bien et je demeurai triste, �levant vers le ciel une protestation inutile, j'en conviens, Satan; mais tu serais venu en vain m'enlever, pour me montrer d'en haut les royaumes de la terre et pour me dire: � Tout cela est � toi, si tu veux m'adorer �, je t'aurais r�pondu: � Ton r�gne va finir, tentateur, et tes royaumes de la terre sont si laids, qu'il n'y a d�j� plus de vertu � les m�priser. �

[{7}] * En lisant ces lignes, on se rappolle involontairement Rolla et l'�pisode r�el qui a amen� la cr�ation de cette œuvre. Voir � ce sujet: la Biographie d'Alfred de Musset, par Paul de Musset, et Alfred de Musset par Paul Lindau.

Ce minuscule article, �crit en 1844, au plus fort de l'activit� de George Sand, lorsque son talent et sa gloire �taient � leur apog�e, caract�rise d'une mani�re remarquable la c�l�bre femme �crivain. Ce qui distingue par-dessus tout George Sand pendant les quarante-cinq ann�es de sa carri�re litt�raire, tant dans ses romans et nouvelles que dans ses articles et �tudes, c'est son attachement passionn� � toutes les grandes id�es de l'humanit�, sa pr�dication convaincue pour atteindre � cet id�al et la personnalit� intense qui r�gne dans tous ses �crits. George Sand ne fut jamais la repr�sentante de l'impassibilit� olympienne et de ce qui s'appelle � l'art pour l'art �. Ardente, passionn�e, souvent immod�r�e, sachant aimer et ha�r passionn�ment, n'ayant appris que dans les derni�res ann�es de sa vie � combiner l'amour du bien et la {9} haine pour tout ce qui est �go�ste ou faux, dans un amour qui embrasse l'humanit� enti�re; toujours assoiff�e de lumi�re, de science, de v�rit� et de libert� — libert� intellectuelle, individuelle ou sociale, libert� pour elle-m�me, pour tous les d�sh�rit�s de ce monde, pour tous les opprim�s; — tant�t profond�ment religieuse, tant�t tortur�e par le doute le plus cuisant. George Sand, de la premi�re ligne � la derni�re, est tout cela dans ses œuvres. C'est, selon nous, dans ces traits de son caract�re humain et de son temp�rament artistique qu'il faut chercher la clef de tout, si l'on veut comprendre sa vie personnelle et son œuvre litt�raire que l'on ne peut s�parer l'une de l'autre. Il nous arrivera plus d'une fois dans les pages suivantes, de faire remarquer que les biographes et critiques de George Sand, omettant, � dessein ou non, certaines particularit�s de son caract�re et de sa vie, brisent ainsi le lien intime qui existe entre ses id�es et ses actions, lien sans lequel beaucoup d'�v�nements de son histoire personnelle et litt�raire paraissent comme flotter dans l'air et semblent vagues et tout � fait inexplicables. Cette mani�re de pr�senter les faits rappelle certains manuels historiques: � Il y avait une fois un bon roi; un roi m�chant lui succ�da, et, soudain, les mœurs se rel�ch�rent sous son r�gne. � Si l'on voulait les croire, il semblerait que tout se fait brusquement, tout � coup, comme venant d'un deus ex machina, sans cause ni raison aucune dans le pass�, sans nul lien avec ce qui doit suivre. Nous aurons plus d'une fois l'occasion de signaler des omissions sans nombre, des lacunes de ce genre dans les biographies que l'on a donn�es de George Sand. Nous nous contentons de r�p�ter ici que chez George Sand, plus que chez tout autre �crivain, l'activit� litt�raire et la vie personnelle sont {10} si �troitement li�es l'une � l'autre et tellement soumises � l'influcnce de ses id�es (ou plut�t au d�veloppement d'une seule id�e) qu'il est impossible d'omettre un fait de sa vie sans perdre aussit�t le fil du d�veloppement progressif de ses id�es qui, seul, peut nous faire comprendre son œuvre.

Th�oriquement et par conviction, George Sand est l'ennemie du principe de � l'art pour l'art �; de fait, elle est l'ennemie de l'impersonnalit� et du calme. C'�tait une nature toute po�tique, une �me de feu. De l� ses brillantes qualit�s et ses grands d�fauts, de l� ses traits particuliers d'�crivain, qui, pendant sa vie, ont emp�ch� ses contemporains et emp�chent aujourd'hui encore les critiques et les lecteurs, de la juger impartialement. Critiques et lecteurs se partagent nettement en deux camps: celui de ses admirateurs et celui de ses d�tracteurs. (Les indiff�rents n'existent pas; s'il y en a, ce sont des gens qui ne l'ont pas lue et qui ne la connaissent que par ou� dire.) D�j�, Julien Schmidt* a judicieusement fait remarquer que George Sand, qui eut des admirateurs passionn�s et d'amers critiques (bittere Tadler), a rarement rencontr� une appr�ciation exempte de partialit�. Ses admirateurs l'acceptent telle qu'elle est, avec tous ses d�fauts qu'ils regardent m�me souvent comme de grandes qualit�s, tandis que ceux qui n'approuvent pas sa mani�re d'�crire (ihre Art und Weise) ne veulent voir rien de bon en elle.

* Julian Schmidt: � Geschichte der franz. Litteratur seit der Revolution von 1789. � Leipzig 1808. 2 volumes; vol. II p. 505.

Caro, qui a �crit ses �tudes sur George Sand trente ans apr�s Julien Schmidt, dit que la passion avec laquelle on jugeait autrefois l'illustre �crivain, s'est �teinte, que le calme s'est fait, que l'on a m�me compl�tement oubli� la {11} furieuse indignation, la rage et la haine, aussi bien que les enthousiasmes non moins excessifs, les chœurs de louanges et de joie qui accueillaient auparavant presque chacun de ses nouveaux romans.

� On ne lit plus George Sand, nous dit-on � (c'est ainsi qu'il commence son �tude)*. Mais bient�t apr�s, il affirme que la critique se faisant maintenant plus calme et plus juste, le moment est venu de donner une nouvelle appr�ciation de ses œuvres, et il est persuad� qu'on se remettra � lire notre grande romanci�re; cette persuasion se retrouve dans presque toutes les pages de son livre. Le fait seul que George Sand a su soulever des sentiments et des passions tellement oppos�s, susciter tant d'hostilit� et d'amour, tant d'�motions contradictoires, un tel courant de sympathies et d'antipathies, ce fait seul, dit Caro, prouve que George Sand �tait un bien grand �crivain. En effet, ce sort-l� n'�choit en partage qu'aux grands talents, aux vrais �lus du g�nie.

* Les grrands �crivains fran�ais. George Sand, par E. Caro. Paris, 1887, Hachette et Cie.

L'influence de George Sand sur la soci�t� europ�enne, sans en excepter la soci�t� russe, fut immense de 1835 � l855. On disait: � le si�cle de George Sand � comme on disait: � le si�cle de Byron* � . Et sa personnalit�, comme ses œuvres, comme l'influence qu'elle exer�ait, �taient appr�ci�es de deux fa�ons diam�tralement oppos�es. Heine, enclin � voir � la fois en George Sand le d�mon tentateur et l'ange gardien de la jeunesse d'alors, se tient sur la limite de ces deux opinions. Selon lui, les �crits de George Sand � incendi�rent le monde entier, illuminant bien des {12} prisons, o� ne p�n�trait nulle consolation; mais, en m�me temps, leurs feux pernicieux d�voraient les temples paisibles de l'innocence** �. Les deux moiti�s de cette phrase s'appliquent aux deux camps dont nous venons de parler. Pour les uns, Georges Sand est pr�cis�ment � la lumi�re des prisons �, un grand po�te, l'�ducatrice de l'humanit� moderne dans le sens le plus �lev� de ce mot, le proph�te inspir� d'un avenir meilleur, un g�nie, une sainte. Pour les autres, elle n'est qu'un objet d'horreur et de r�pulsion. Comme femme, c'est la m�re de tous les vices; comme �crivain, c'est la pr�dicatrice d'id�es monstrueuses, de la corruption ou peu sans faut; celle qui porte le trouble dans les cœurs purs, � l'incendiaire des sanctuaires de l'innocence, � une impie �hont�e, une femme � id�es subversives, une r�volutionnaire. George Sand compte encore une autre cat�gorie d'ennemis; ce sont, pour la plupart, ou les repr�sentants de l'extr�me r�alisme, ou, au contraire, les adeptes de � l'art pour l'art �. Ceux-l� laissent de c�t� sa vie personnelle et son influence sur les lecteurs; mais, en revanche ses œuvres ne sont � leurs yeux qu'ennui mortel, qu'emphase, ou rh�torique sentimentale, ce que les Allemands appellent ein �berwundener Standpankt, en un mot — du vieux jeu. Chateaubriand et Zola, Walsh*** et Mazade, Capo de Feuillide et Nettement****, des pl�iades enti�res de critiques anglais, fran�ais, allemands et russes, Julien Schmidt � leur t�te, et surtout les biographes de Musset, de Chopin et de Liszt, parlent exclusivement de � l'incendie des temples de l'innocence �; ils accusent {13} George Sand d'exercer sur la jeunesse, sur les femmes surtout, l'influence la plus pernicieuse, lui imputant tous les crimes priv�s et litt�raires qui ont perverti, selon eux, des g�n�rations enti�res; ils rejettent sur l'illustre �crivain la responsabilit� de presque tous les cas o� les femmes ont abandonn� leurs maris, tous les divorces, tous les scandales et toutes les r�voltes de son �poque, qu'il s'agisse de la vie priv�e ou de la vie sociale, jusqu'aux �v�nements de 1848 y compris. Ils accablent � l'envi George Sand, de mal�dictions et de reproches. Aussi, quoi qu'en dise Caro, il faut reconna�tre que l'�cho s'en est prolong� jusqu'aujourd'hui. En l'�t� de 1896, le Gaulois publiait encore un entretien du publiciste catholique Simon Boub�e avec un certain � �minent religieux, dignitaire d'un ordre enseignant � (l'Ind�pendance Belge pr�tend que c'est le p�re Didon). Ce personnage, oblig� par sa position de lire toutes les œuvres, celles de Zola comme les autres, et formulant, cela va sans dire, son opinion sur ces derni�res dans les termes les plus violents, finit cependant par ajouter que � M. Zola n'est pas si immoral que George Sand �. — Des expressions dont ce publiciste s'est servi en parlant de Zola, il est permis de d�duire la raison qui l'a port� � juger si s�v�rement George Sand: c'est qu' « elle embellit le vice �.

[{11}] * George Sand, articles de Mme Ts�brikow (Annales de la Pairie, 1877, juin-juillet).

[{12}] ** Lutetia, p. 298.

*** George Sand, par le comte Th�obald Walsh. Paris, 1837.

**** Histoire de la litt�rature fran�aise sous le gouvernement de juillet, par Alfred Nettement. Paris, 1854.

L'opinion du p�re Didon a �t� appuy�e derni�rement encore dans une encyclique du pape d�fendant la lecture de certains ouvrages � tout bon catholique: l'une des premi�res s�ries cit�es, ce sont les œuvres de la � baronne Dudevant � dont le nom r�sonne si �trangement dans la langue de saint Augustin et de Thomas A-Kempis. Cela prouve donc que l'accusation d'immoralit� subsiste encore aujourd'hui. Tandis que la majeure partie du public actuel {14} se figure au seul nom de George Sand quelque chose de purement id�aliste et de sentimental, d'autres restent attach�s � l'opinion accr�dit�e qu'elle est � la pr�dicatrice de la d�bauche �. Et, ce qui �tonne plus encore, c'est que, m�me chez les biographes contemporains les plus bienveillants de George Sand, comme MM. Caro et d'Haussonville*, on remarque une sorte de retenue craintive, d�s qu'ils ont � parler de l'influence qu'elle a exerc�e sur les femmes et sur la jeunesse.

* Vicomte d'Haussonville. Etudes biographiques et litt�raires: George Sand. Paris, 1879.

En Russie, nous retrouvons les deux m�mes camps ennemis. Dans le camp hostile � George Sand on rencontre les m�mes craintes, les m�mes accusations. Senkovsky et Boulgarine se sont �vertu�s � la noircir � qui mieux mieux, r�pandant sur elle toutes sortes de calomnies, cherchant � intimider les lecteurs pour les emp�cher de la lire, de se pr�ter � �couter les doctrines de cet �crivain � immoral et impie �. Senkovsky et Boulgarine pr�venaient le public contre elle, avant m�me que ses œuvres eussent paru en russe. � On cherchait surtout � effaroucher les dames russes en leur racontant qu'elle portait culotte, � dit Dosto�evsky dans son merveilleux article consacr� � George Sand*, on leur donnait sa d�pravation comme un �pouvantait, on cherchait � la rendre ridicule. Senkovsky, qui avait cependant l'intention de traduire George Sand dans sa Biblioth�que de lecture, forgeait sur son nom des jeux de mots pitoyables en croyant y mettre beaucoup d'esprit. Plus tard, en 1848, Boulgarine disait d'elle, dans l'Abeille du Nord, qu'elle se grisait tous les jours avec Pierre Leroux {15 } dans un cabaret de barri�re et prenait part aux soir�es ath�niennes qui se donnaient au Minist�re de l'Int�rieur chez ce � brigand de Ledru-Rollin** �.

[{14}] * Dosto�evsky. Journal d'un homme de lettres, juin 1876: I. La mort de George Sand; — II. Quelques mots sur George Sand.

[{15}] ** On voit que cette fois encore Boulgarine r�p�tait, sans indiquer la source de ses renseignements, les m�mes racontars des feuilletonistes fran�ais auxquels George Sand fait allusion dans la pr�face du Compagnon du tour de France.

Les ennemis et d�tracteurs de George Sand n'ont fait, en r�sum�, que prouver, par leurs craintes et leurs anath�mes, qu'elle fut une grande puissance, puisqu'elle fut, selon eux, tellement redoutable, et son influence si pernicieuse, si effroyable, si destructrice.

Nous reviendrons encore � plusieurs reprises sur ces critiques, malveillants ou bienveillants, amis ou ennemis. Nous noterons, dans le cours de notre ouvrage, leurs opinions extr�mes, les enthousiasmes et les indignations qui accueillaient toute œuvre nouvelle de George Sand. Nous raconterons les attaques virulentes de ses ennemis, les joutes des journaux qui se terminaient parfois par de vrais duels. Cependant, nous n'avons encore rien dit sur la conduite de ses amis et de ses admirateurs; c'est ce que nous allons faire.

Des dizaines de voix appartenant, soit � des hommes de lettres ou au simple public, nous signalent de leur c�t� l'influence �tonnante, non plus cette fois d�pravante, mais salutaire, vivifiante, �ducatrice, que George Sand a exerc�e sur la soci�t� de son temps et sur eux-m�mes. Son nom, selon eux, est ins�parable des plus belles aspirations de cette �poque, et c'est sur un ton dithyrambique, enthousiaste, qu'ils parlent de son influence �ducatrice sur deux ou trois g�n�rations. La faveur dont jouissait le nom de George Sand vers le milieu du si�cle et la v�n�ration que {16} lui portaient ses adorateurs reconnaissants, � quelque nation qu'ils appartinssent, sont parfaitement d�peintes dans l'�pisode suivant, que M. Edmond Plauchut nous a obligeamment racont�, et qu'il reproduit avec plus de d�tails et d'une fa�on fort pittoresque dans son livre int�ressant: Le tour du monde en 120 jours, notamment dans le chapitre intitul�: Un naufrage aux �les du Cap Vert.

M. Edmond Plauchut, l'un des amis les plus intimes de George Sand pendant les quinze derni�res ann�es de sa vie, � l'�poque dont nous parlons ne connaissait le grand �crivain que par correspondance. Lorsque �clata la r�volution de 1848, il n'avait que vingt-cinq ans; il se retira dans son pays, un des d�partements de la France centrale, et y fonda un journal. Il surgissait ainsi en France, � cette �poque, de nombreuses feuilles locales. George Sand publia alors une �tude critique servant de pr�face � l'ouvrage de V. Borie Travailleurs et propri�taires*. Plauchut avait critiqu� ce livre; G. Sand lui �crivit une lettre pour d�fendre le jeune auteur; M. Plauchut r�pondit � l'illustre femme. Une correspondance s'engagea d�s lors entre eux, et le jeune homme �changea ainsi plusieurs lettres (une dizaine environ) avec la c�l�bre romanci�re, qui s'imaginait que son correspondant �tait un v�n�rable r�dacteur de journal, et non un jeune homme d'une vingtaine d'ann�es. Sur ces entrefaites, �clata la contre-r�volution. M. Plauchut, comme bien d'autres, fut oblig� de fuir. Il prit la r�solution de faire le tour du monde et s'embarqua en Belgique, � bord du Rubens. Le b�timent f�t naufrage non loin des c�tes de B�a-Vista, l'une des �les du Cap Vert. Le capitaine, seize matelots et M. Plauchut, l'unique passager du Rubens, {17} furent sauv�s, mais ils se trouvaient tous dans une position critique. M. Plauchut n'avait sur lui que sa chemise; mais, par miracle, dans raffolement du naufrage, il avait eu le temps de saisir un gros volume, esp�ce d'album**, contenant les lettres de quelques amis et de plusieurs c�l�brit�s, entre autres, celles de George Sand.

[{16}] * L'article de George Sand sur ce livre fut r�imprim� dans ses Œuvres compl�tes �dit. L�vy, dans le volume des Souvenirs de 1848.

[{17}] * Dans le Tour du monde en 120 jours, cet albuin figure sous le nom d'une � cassette �. Mais nous l'avons vu nous-m�me, nous avons vu les traces de l'eau de la mer sur ses feuillets; c'est un gros registre in-8°, reli� en cuir.

A peine v�tus, affam�s, bless�s, meurtris par les galets du rivage, les naufrag�s s'expliqu�rent par signes, tant bien que mal, avec deux ou trois indig�nes accourus � leur secours. Ces indig�nes, on le sut plus tard, se r�jouissaient � la vue de tout navire bris� � proximit� de leur �le, parce que leurs seules richesses �taient les �paves que la mer rejetait sur les c�tes. Ces n�gres et ces m�tis d�clar�rent aux naufrag�s que la petite ville de B�a-Vista �tait situ�e � l'autre extr�mit� de l'�le. Les voyageurs ext�nu�s, durent, pour s'y rendre, traverser toute la petite �le d�serte, couverte de marais salants. A B�a-Vista, rien de bon ne les attendait. La petite ville venait d'�tre d�vast�e elle-m�me par un cyclone; les habitants avaient l'air de cadavres vivants � la suite de fi�vres perp�tuelles qui s�vissaient dans l'�le et d�cimaient la population. Ce qui causa le plus de peur aux naufrag�s, ce fut d'apprendre que les navires, par crainte des r�cifs de B�a-Vista, n'apparaissaient presque jamais dans ces parages. Les malheureux, avec la crainte incessante de contracter la terrible fi�vre, pass�rent quelques jours soutenus par le vain espoir d'apercevoir un filet de fum�e ou une voile � l'horizon. D�sesp�r�, le capitaine du Rubens prit le parti de s'embarquer sur une chaloupe {18} pr�l�e par l'un des habitants les plus ais�s et de gagner l'�le de Porto-Praya. Il esp�rait sinon trouver du secours, au moins informer le consul fran�ais de la triste situation des malheureux naufrag�s et obtenir, gr�ce � lui, le moyen de retourner en Europe. Cependant, soit manque de confiance ou pour toute autre raison, les matelots ne voulurent pas laisser partir leur capitaine. Celui-ci pria alors M. Plauchut de se montrer bon camarade et de se rendre lui-m�me � Porto-Praya, Malgr� les dangers et les difficult�s de toute sorte, accompagn� de plusieurs hommes min�s par la fi�vre et presque mourants, mais r�solus � rassembler leurs derni�res forces pour fuir l'�le contagieuse, M. Plauchut put aborder � Porto-Praya et se pr�senta au soi-disant consul fran�ais, M. Oliveira. Oliveira n'�tait nullement consul de France. Il re�ut grossi�rement M. Plauchut, lui refusa tout secours et ne consentit pas m�me � l'h�berger sous son toit. A la fin de leur conversation, il promit cependant de parler le lendemain � un des principaux propri�taires de la localit�, revenu depuis peu d'Europe et de le consulter sur ce qu'il y aurait � faire. L'auberge o� Oliveira envoya M. Plauchut �tait tellement sale, que celui-ci, quoique se trouvant dans une position d�sesp�r�e, n'eut pas le courage d'y passer la nuit et pr�f�ra se coucher sous le portique de l'�glise! En se rendant le matin chez Oliveira, il trouva, par bonheur, au lieu de celui-ci, un jeune Portugais, M. Francisco Cardozzo de Mello, revenu r�cemment d'Europe; c'�tait un homme tr�s instruit, parlant parfaitement le fran�ais. Apr�s avoir �cout� avec beaucoup de bont� et d'int�r�t le r�cit de M. Plauchut, De Mello ne put cependant exprimer qu'un doute sur la possibilit� de secourir le capitaine et les matelots rest�s � B�a-Vista, et finit par demander � Plauchut {19} s'il n'avait sauv�, en r�alit�, du naufrage aucun objet de valeur; si, en v�rit�, il ne lui restait absolument rien de ses bagages. — Rien, sauf un album contenant quelques lettres de Cavaignac, d'Eug�ne Sue et de George Sand... � Comment? Vous avez des lettres de George Sand?... � — Ces deux mots magiques chang�rent tout � coup le sort de M. Plauchut. Sans m�me attendre l'arriv�e d'Oliveira, De Mello l'emmena chez lui, lui donna des v�tements, l'installa dans sa maison, qu'il mit toute � sa disposition, le pr�senta � sa m�re et � ses tantes, le traita comme un vieil ami et finit par l'aider, lui et les autres naufrag�s, � gagner Lisbonne d'abord, et leur patrie ensuite.

Il se trouva que le p�re de De Mello, un vieux r�publicain portugais, mort un peu auparavant en exil � Porto-Praya, avait eu un vrai culte pour George Sand, avait inculqu� � son fils un respect, un amour sans bornes pour le grand �crivain, et lui avait l�gu� ses œuvres comme le plus beau joyau de sa biblioth�que. En t�moignant tant d'int�r�t � un homme qui n'avait �t� que simplement en correspondance avec George Sand, De Mello ne faisait, disait-il, qu'honorer la m�moire de son p�re*. Telle �tait, � cette �poque, la puissance du nom de George Sand.

* De retour en France, M. Plauchut �crivit imm�diatement � George Sand pour lui raconter le grand service que lui avaient rendu ses lettres et son nom. Elle lui r�pondit par une lettre cordiale, et, � partir de ce moment, leur correspondance devint encore plus amicale. Cependant, M. Plauchut ne fit sa connaissance que 10 ans plus tard, en 1861. Nous en parlerons ailleurs. On trouvera des extraits de la lettre de George Sand mentionn�e ci-dessus, dans l'ouvrage de M. Plauchut; la lettre elle-m�me se trouve en entier dans la Correspondance de George Sand, t. III, lettre CCCXXIX.

Sans vouloir anticiper sur les �v�nements, nous nous contenterons de rappeler ici, qu'� partir de 1836, � peu pr�s, les admirateurs du talent de George Sand affluaient {20} chez elle de tous les coins de l'Europe, d'Angleterre, d'Allemagne, de France et m�ee de la lointaine Russie, pour lui demander conseil ou secours, ou bien pour lui exprimer simplement la respectueuse gratitude qui leur faisait entreprendre le p�lerinage de Paris ou de Nohant, comme, au si�cle dernier, on s'empressait de courir � Ferney ou � Gen�ve, et comme, de nos jours, on afflue � Yasna�a-Poliana. George Sand �tait assi�g�e de demandes, bombard�e de missives. En 1836, toute la � famille Saint-Simonienne de Paris � lui envoya une collection enti�re de cadeaux, (dont nous poss�dons la liste et dont nous parlerons ailleurs). Napol�on III, comme les simples mortels, se faisait un plaisir de lui adresser chacun de ses nouveaux ouvrages; pendant sa r�clusion � Ham, il lui avait envoy� sa brochure sur l'Extinction du paup�risme; devenu empereur, il lui offrit son livre sur Jules C�sar, en lui exprimant le d�sir d'avoir son avis sur son œuvre. Il faut que le nom de George Sand ait �t� bien � en vogue �, pour qu'en 1859 le parfumeur Rafin en ait baptis� une eau de toilette, nouvellement invent�e par lui, et ce nom a d� �tre bien � grand �, pour que, plus tard encore, en 1870, on l'ait donn� � l'un des deux ballons l�ch�s de Paris pour mettre la capitale assi�g�e en communication avec le gouvernement provisoire, install� alors � Bordeaux. (L'autre ballon porta le nom de son ami de 1848 — « Armand Barbes �). On peut assurer, sans crainte de se tromper, qu'il y eut vers le milieu du si�cle peu de noms aussi aim�s et aussi populaires que celui de George Sand. Sans vouloir anticiper sur les �v�nements, comme nous venons de le dire, nous devons cependant noter encore, que les Russes doivent accorder une attention particuli�re � l'influence que George Sand a exerc�e {21} chez eux pendant les ann�es 1833-1855, parce que cette influence a �t� singuli�rement puissante, hors ligne, tant par son �tendue que par ses r�sultats.

Rien ne prouve l'influence et la domination de certaines id�es et de certains go�ts, � une �poque donn�e, comme la vogue dont ils jouissent tout � coup, vogue presque obligatoire, m�me pour les personnes qui ne se soucient d'aucune id�e, mais s'affublent de celle du moment, tant�t du manteau romantique � � la Childe Harold � et tant�t du frac rouge. C'est ce que George Sand elle-m�me a fort bien signal� dans un des chapitres de Mlle La Quintinie. Elle y pr�tend, qu'en 1830 tout le monde prenait un air d�senchant�, posait pour le Weltschmerz, de m�me, qu'en 1860, la jeunesse en France affectait une indiff�rence g�n�rale, un dilettantisme ironique. George Sand, comme tout vrai g�nie, comme Tolsto� � notre �poque, n'a pu �viter d'�tre victime de ces adeptes de la mode, parfois ridicules, parfois hideux m�me. Cela nous explique comment son nom fut m�l�, pendant un certain temps, � toute sorte de folies ou m�me d'actions peu honorables, accomplies ou r�pandues en racontars par de soi-disant � George-Sandistes � des deux sexes, comme de nos jours nous avons les oreilles rabattues de toute esp�ce de sorties absurdes ou ineptes de la part des � Tolsto�sants �, pr�tendus ou sinc�res. En 1840, tout homme � avanc� � en Russie ne pouvait faire autrement que de se montrer passionn� pour les id�es de George Sand. On en trouve des indices jusque dans certains �crits satiriques de l'�poque. Qui ne se souvient en Russie d'une pi�ce de vers de Plestche�ew, d'un humour fin et d'une �pre ironie, intitul�e: Une de mes connaissances. Voici le portrait que le po�te trace de ce {22} monsieur, que tout le monde a rencontr� un peu partout, portrait fait au moment o� ce personnage ne s'�tait pas encore transform� en conservateur enrag�, de quasi libre-penseur qu'il �tait autrefois:


�... Et c'�tait un enrag� lib�ral,
Et toutes les faiblesses des hommes
Il les ch�tiait �nergiquement,
Bien qu'il n'e�t pas �crit un seul article...
Et pour George Sand et pour Leroux
Il nourrissait une grande passion;

Il faisait de la morale aux maris,
S'effor�ait d'instruire les femmes... � etc. etc.

Mais si les messieurs de ce genre-l� affectaient, � par mode �, cette passion, la meilleure partie de notre soci�t�, la classe intellectuelle dans le sens le plus �lev� du mot, la pl��ade de nos grands �crivains de l'�poque en t�te, �tait r�ellement p�n�tr�e par les œuvres de George Sand et les vivait. Ses ouvrages les aidaient � s'�clairer sur les questions les plus s�rieuses de notre si�cle, d�couvrant aux uns des voies nouvelles, soutenant les autres dans des voies d�j� choisies, permettant � d'autres encore de se rendre compte de leur vocation; bref, elle fut presque pour tous l'�toile du matin, guidant ses contemporains, � travers les t�n�bres oppressives de l'�poque* — vers la lumi�re et le soleil, � travers l'esclavage — vers la libert�, � travers les mesquines pr�occupations personnelles, — vers les vastes int�r�ts sociaux. Aussi , faut-il voir la reconnaissance enthousiaste avec laquelle chacun des lecteurs de cette {23} �poque, nous dit, � l'occasion, ce que fut pour lui George Sand. Et il n'est pas un seul �crivain d'alors qui ne lui ait consacr�, soit dans ses m�moires, soit dans ses œuvres, quelques pages, ou du moins quelques lignes, p�n�tr�es d'affection et de profonde gratitude pour cette grande �me.

[{22}] * Les ann�es dites � quarante � (entre 1840 et jusqu'� la mort de Nicolas Ier) peuvent, sous plusieurs points de vue, �tre compar�es � la Restauration en France: la m�me r�action et le m�me obscurantisme dans les sph�res gouvernementales, la m�me effervescence des id�es chez les penseurs et les �crivains.

Que l'on parle de George Sand � nos p�res et � nos oncles, � nos m�res, � nos grand'm�res ou � nos tantes, � tous ceux qui �taient jeunes dans ces ann�es-l�, � ceux qui, ayant termin� ou terminant leurs �tudes, entraient alors dans la vie, ils aous diront tous une seule et m�me chose. � Nous raffolions de George Sand �, nous contait, peu de temps avant sa mort, une vieille dame honorable, tr�s connue � P�tersbourg, tant par son z�le dans la question de l'instruction sup�rieure des femmes que par sa grande bienfaisance. � Je me souviens, disait-elle, que ma sœur et moi, nous passions des nuits enti�res � nous lire ses romans l'une � l'autre, � haute voix et � tour de r�le; nous parlions d'elle et nous la discutions jusqu'au point du jour; d�s que l'une de nous �tait fatigu�e, l'autre continuait la lecture, afin de ne pas interrompre le roman ou l'article commenc�; ses œuvres �taient pour nous un enseignement �. — � Je ne dois � personne autant que je dois � B�linsky et � George Sand, � nous disait un jour un homme qui avait consacr� ses meilleures forces � servir les r�formes d'Alexandre II; � moralement, j'ai grandi sous l'�gide de ces deux auteurs; ce sont eux qui ont �t� mes vrais ma�tres. � Le biographe russe de George Sand que nous avons d�j� cit� plus haut* et qui appartenait � la g�n�ration des � enfants �, tandis que les � p�res � de ces ann�es-l� appartenaient justement aux ann�es quarante, a {24} dit qu'eux, les enfants, � ont grandi sous l'influence d'hommes �lev�s en partie par George Sand. � Et c'est pour nous un devoir de r�p�ter la m�me chose, quoique la g�n�ration � laquelle nous appartenons, soit d�j� celle des petits enfants.

[{23}] * Mme Ts�brikow, � George Sand �. (Annales de la Patrie, juin-juillet 1877).

On ne sera donc pas �tonn� de nous voir, en qualit� de petit-fils spirituel du grand �crivain, tenter sur George Sand un ouvrage biographique et critique. Mais cette raison seule ne suffirait pas pour nous donner le droit d'oser entreprendre un travail aussi immense apr�s tant d'auteurs brillants et c�l�bres, apr�s tant d'ouvrages sign�s de noms consacr�s et connus! Il y a beaucoup trop d'autres raisons convaincantes pour que nous ne regardions pas comme notre devoir d'�crivain russe, de consacrer nos forces � �crire sur George Sand un ouvrage qui contienne sa biographie compl�te — il n'en n'existe pas encore — et � donner une appr�ciation aussi d�taill�e que possible de son talent d'artiste et de penseur.

La premi�re de ces raisons est l'influence qu'exer�a l'illustre romanci�re sur les grands �crivains russes, ses contemporains, influence que nous avons d�j� mentionn�e plus haut, avec les effets qu'elle a produits. On pr�tend que la lecture des œuvres de George Sand a jou� un r�le important parmi les influences qui ont fait, plus tard, rougir B�linsky* {25} d'avoir �crit ses articles r�trogrades. L'influence de George Sand a mitig�, chez cet �crivain, ce qu'il y avait d'excessif dans les th�ories de Hegel comprises d'une fa�on trop exclusive, et ont adouci les d�ductions tir�es de l'aphorisme du philosophe allemand, aphorisme incompl�tement interpr�t�: � Ce qui est r�el est sens�! � Si nous rencontrons souvent, il est vrai, dans les articles de B�linsky de la premi�re et de la seconde p�riode, des opinions hostiles aux romans de George Sand, (tout comme on y rencontre des critiques malveillantes � l'adresse de Balzac), B�linsky, � la fin de sa carri�re, parle tout autrement de la c�l�bre femme de lettres, et il est � supposer qu'il avait fini par se convaincre � quel point �tait �troite son ancienne id�e de � l'art pour l'art �. Dans son article intitul�: Discours sur la critique de A. B. Nikitenko, 1842, il disait d�j�: � George Sand est, sans contredit, la premi�re gloire po�tique du monde contemporain. Quels que soient ses principes, on peut ne pas les accepter, ne pas les partager, les trouver faux , mais impossible de ne pas l'estimer, car c'est un �tre pour lequel toute conviction devient croyance de l'�me et du cœur. C'est pour cela que ses œuvres p�n�trent si profond�ment en nous et ne s'effacent jamais de la m�moire. C'est pour cela que son talent ne perd jamais rien de sa vigueur et de son activit�, qui ne cessent de se fortifier ni de grandir. Ces sortes de talent sont encore remarquables par leur caract�re, leur nature �nergique; leur vie est aussi irr�prochable que leurs œuvres , fr�missantes de sympathie et d'amour pour l'humanit�, sont profondes et lumineuses �. Ceux qui savent que B�linsky lui-m�me a �t�, avant tout un homme pour qui � toute conviction devenait crovance de son cœur et de son �me �, {26} un homme qui , toute sa vie , � a fr�mi de sympathie et d'amour pour l'humanit� �, ceux-l� comprendront facilement qu'aussit�t que B�linsky se fut d�gag� de la philosophie qui�tiste qui ne lui allait nullement, et qui n'avait fait qu'effleurer sa vraie nature, il dut vibrer de concert avec le grand �crivain, dont les traits distinctifs se mariaient bien avec les siens propres, et partager ses id�es.

[{24}] * Vissarion B�linsky, c�l�bre critique russe des ann�es 30 � 40. Les historiens de la litt�rature distinguent g�n�ralement trois p�riodes dans son activit� litt�raire. Au d�but, on le trouve sous l'influence des id�es de Schelling et sa critique est exclusivement esth�tique. Vint ensuite la p�riode de son entra�nement vers les th�ories de Hegel; � cette �poque, le critique s'�levait avec force contre toute œuvre fran�aise et contre Schiller qu'il d�clarait po�te � tendance, et non objectif. (Voir l�-dessus l'ouvrage d'A. Pypine: B�linsky, sa vie et sa correspondance et les M�moires de Pana�ef). Enfin, B�linsky passa dans les rangs de la critique publiciste qui analyse les œuvres litt�raires au point de vue des int�r�ts sociaux.

George Sand joua �galement un r�le important dans l'histoire du d�veloppement moral de Saltykow-Stch�drine; nous en trouvons le t�moignage dans les œuvres du satiriste lui-m�me et de son biographe K. Ars�niew. Dans le chapitre IV de Au del� de la fronti�re*, Saltykow raconte ce qui suit: � Je venais de quitter les bancs de l'�cole, et, imbu des articles de B�linsky, je me ralliai naturellement � mes compatriotes, admirateurs de l'occident. Je ne me soumis cependant pas aux doctrines de la majorit� qui seule faisait alors autorit� dans la litt�rature, et qui s'occupait � vulgariser les principes de la philosophie allemande; je me rattachai � ce cercle peu connu qui s'�tait instinctivement ralli� � la France, non pas � la France de Louis-Philippe et de Guizot, chose facile � comprendre, mais � la France de Saint-Simon, de Cabot, de Fourier, de Louis Blanc et surtout de George Sand. Ce sont eux qui nous inspiraient la foi en l'humanit�, c'est d'eux que nous vint le rayon de lumi�re qui nous faisait comprendre que le � si�cle d'or � n'�tait pas dans le pass�, mais bien dans l'avenir. En un mot tout ce qui est bon et d�sirable, toute la piti�, tout nous venait de l� �.

* T. VIII de Œuvres compl�tes, 1892, p.442.

{27} K. Ars�niew aussi, dans les Mat�riaux pour la biographie de Saltykow-Stch�drine, annexes � l'�dition, fait observer que, si l'on sent dans les Contradictions l'influence des premiers romans de George Sand — Indiana, Valentine, Jacques, — la nouvelle post�rieure de Saltykow. Une affaire embrouill�e, publi�e dans le fascicule de mars des Annales de la Patrie, en 1848 et sign�e M. S., fut inspir�e, en partie, par la seconde phase socialiste de la carri�re de l'illustre romanci�re et, en partie, par la lecture de certains auteurs qui l'avaient charm�e elle-m�me; enfin, par le Manteau de Gogol et par Les pauvres gens de Dosto�ewsky.

Il est hors de doute que les romans villageois de Grigorowitch, ainsi que les M�moires d'un chasseur, de Tourgu�niew, qui ont jou� un r�le si important dans notre histoire et ont �t� l'un des leviers les plus puissants qui ont amen� l'�mancipation des serfs, ont d� leur origine � l'influence exerc�e par George Sand. La presse russe a mainte fois mentionn� le fait* Dmitry Grigorowitch en parle lui-m�me dans ses M�moires, et nous avons aussi entendu cela de sa propre bouche. Mais un d�tail qui, selon nous, n'a jamais �t� signal� jusqu'ici, c'est que si la premi�re œuvre de Tourgu�niew, le po�me drtunatique St�nio, ne rappelle L�lia que par son titre, il faut reconna�tre que le caract�re du h�ros de Roudine est enti�rement inspir� par l'Horace de George Sand. En laissant de c�t� toutes les particularit�s de nationalit� et de caste qui marquent de {28} leur empreinte Dmitry Roudine et Horace, nous nous trouvons en face d'un seul et m�me personnage: un seul et m�me type de noble phraseur entra�nant les autres, et entra�n� lui-m�me par sa chaleur factice et ses discours enflamm�s, mais incapable de toute action r�elle, de tout sentiment absolu, un enthousiaste � froid, en r�alit� inf�rieur � des hommes moins brillants que lui, mais sachant vivre d'une vie pleine, cœurs simples, aimant sans arri�re-pens�e leur prochain et les id�es auxquelles ils se sont compl�tement d�vou�s, en un mot, des hommes dont la volont�, l'esprit et le sentiment ne se contredisent pas les uns les autres. Et si Dmitiy Roudine, � force de p�rorer, en arrive � prendre part aux barricades et y meurt en 1848, tandis qu'Horace �vite sagement toute participation � l'affaire de Saint-Merry en 1832; si Roudine est en g�n�ral beaucoup plus sympathique, plus d�sint�ress� et plus � plaindre que son prototype, il faut en chercher la cause pr�cis�ment dans les traits de caract�re inh�rents � la nationalit� et � la caste que nous avons d�j� eu l'occasion de mentionner et qui se trouvent d�peints avec justesse et vigueur par George Sand et Tourgu�niew. Roudine appartient � la noblesse russe, c'est un dilettante de la pens�e, un homme ind�pendant, libre, gr�ce � sa position et � sa fortune; c'est en m�me temps une nature �minemment russe, slave, un peu incoh�rente et large. Horace, au contraire, est un petit bourgeois fran�ais, un homme pratique, aspirant � se faire une position et si, au d�but, il est dans l'erreur, entra�n� qu'il est par ses id�es �lev�es, il sait parfaitement, avec le temps, en tirer parti, en les pr�chant dans les buts les plus utiles.

[{27}] * Entre autres, Skabitchewsky, clans ses articles sur George Sand dans les Annales de la Patrie, 1881, et dans ces derniers temps, bien apr�s l'apparition de ce chapitre dans le Messager d'Europe en i894, le professeur Soumtsow, dans le suppl�ment litt�raire de la Semaine, en d�veloppant cette id�e et en citant notre article, analyse en d�tail le reflet du type de Patience de Mauprat sur celui de Cassien de Tourgu�niew.

Tourgu�niew avait-il conscience de ce reflet du caract�re d'Horace sur une de ses meilleures œuvres, ou bien, {29} est-ce l� de sa part un fait inconscient, c'est une question qu'il serait difficile de r�soudre. Le point important, c'est que Tourgu�niew, lui-m�me, mentionne � plusieurs reprises le r�le que joua George Sand dans son d�veloppement moral. Dans une lettre du 9/21 juillet 1876, adress�e � A. Souvorine*, lettre �crite, par cons�quent, bient�t apr�s la mort de George Sand, Tourgu�niew rappelle l'admiration enthousiaste qu'elle lui avait autrefois inspir�e. Cet � autrefois � se rapporte � ses jeunes ann�es, comme on peut le voir par une autre lettre adress�e � Drouginine**, du 30 octobre 1886: � Vous dites que je n'ai pu m'en tenir � George Sand; c'est �vident, tout comme je n'ai pu, non plus, m'en tenir � Schiller, par exemple; mais voici en quoi nous diff�rons tous deux: Pour vous, cette tendance est une erreur qu'il faut extirper, tandis que, pour moi, c'est la v�rit� imparfaite qui trouvera toujours, qui doit trouver des adeptes dans l'�ge auquel la v�rit� parfaite est encore inaccessible. Vous pensez qu'il est d�j� temps d'�lever les murs de l'�difice; mon avis est que nous ne pouvons encore penser qu'� en creuser les fondements. � 11 est �vident, que George Sand a jou� dans la vie de Tourgu�niew le r�le du terrassier qui creuse le sol et pose les bases de l'�difice. Et c'est pour cela que, vingt ans apr�s cette lettre � Drouginine, Tourgu�niew dit, dans la lettre � Souvorine, dont nous avons parl� quelques lignes plus haut: � Croyez-moi, George Sand est une de nos saintes; vous comprendrez certainement ce que je veux dire �, et, remarquons-le, c'est � l'�poque o� il {30} connaissait personnellement la grande romanci�re, qu'il �crivait ces paroles surprenantes; ce n'est donc pas la lecture seule de ses œuvres qui a pu les inspirer. � J'ai eu, �crit-il, le bonheur de faire la connaissance personnelle de George Sand, mais n'allez pas prendre mes paroles pour une phrase banale; celui qui a pu voir de pr�s cet �tre d'�lite, doit r�ellement se croire heureux... Lorsque j'ai fait pour la premi�re fois sa connaissance, il y a huit ans... j'avais d�j� cess� de l'adorer, mais il �tait impossible de p�n�trer plus avant dans sa vie priv�e sans redevenir son adorateur, mais dans un autre sens et, peut-�tre, meilleur. En la voyant, chacun sentait aussit�t qu'il se trouvait en pr�sence d'une nature profond�ment g�n�reuse et bienveillante, chez laquelle tout �go�sme s'�tait depuis longtemps compl�tement consum� � la flamme inextinguible de l'entliousiasme po�tique et de sa foi � l'id�al, d'une nature � laquelle tout int�r�t humain �tait accessible, cher, et dont il �manait aide et sympathie... Et, au-dessus de tout cela, une esp�ce d'aur�ole qui s'ignore, quelque chose d'�lev�, de libre, d'h�ro�que ».

[{29}] * Premier recueil des lettres de Tourgu�niew. N° 232. (Ed. de la Soci�t� de secours aux gens de lettres et aux savants). St. P�tersbourg, 1884.

** N° 15. Ibidem. Drouginine, critique et �crivain russe du milieu de notre si�cle, ami de Tourgu�niew, auteur de Pauline Sax, de Julie, etc.

Quant � la haute opinion qu'avaient de George Sand Annenkow, Basile Bolkine et Herzen*, il faudrait, si l'on voulait en donner une id�e, citer des pages enti�res de leurs œuvres**.

* Annenkow, biographe connu de Pouchkine, critique, et ami de Tourgu�niew.

B. Botkine, �crivain et esth�ticien, fr�re du c�l�bre m�decin.

A. Herzen, romancier connu, �crivain politique, plus tard �migr�. Ils appartenaient tous au c�nacle amical et litt�raire des ann�es 40.

** Voir Annenkow et ses amis (St.-P. �d. Souvorine 1892, pp. 186, 265, 530, etc.). — Œuvres de B. Botkine (St.-P. 1890. 2e volume). — Œuvres de Herzen, surtout le Journal de Herzen (par exemple la page o� il parle du refus de Botkine de se marier; le r�cit s'en trouve � la date du 30 juin 1843.)

{31} A l'instar de ceux-ci, comme on peut le voir d'apr�s une des lettres de B�linsky, Les slavophiles d�couvrant chez George Sand comme chez Louis Blanc la confirmation de leur th�orie sur le r�le et la mission du peuple, la citent tr�s souvent dans leurs articles.

Mais c'est incontestablement Dosto��wsky, cette grande �me qui a su appr�cier une autre grande �me, qui a trouv� pour parler de George Sand les paroles les plus chaleureuses, les plus caract�ristiques, les mieux senties, inspir�es par une profonde gratitude. Nous avons d�j� mentionn� plus haut les deux articles qu'il avait consacr�s � la m�moire de George Sand , alors r�cemment d�c�d�e, dans la livraison de juin 1876, du Journal dun homme de le lettres. Commen�ons par citer le second article, qui se pr�te le mieux � notre expos�. Il est intitul�: Quelques mots sur George Sand.

� L'apparition de George Sand dans la litt�rature, dit Dosto��wsky, co�ncide avec les premi�res ann�es de ma jeunesse. Je suis fort heureux maintenant que cela soit d�j� si loin, car, � pr�sent que trente ann�es se sont �coul�es, je puis parler en toute franchise. Il faut noter qu'� cette �poque �loign�e*, les romans �taient presque les seuls ouvrages qui fussent autoris�es en Russie, pendant que le reste, comme presque toute pens�e, celles surtout venant de France, �tait s�v�rement interdit. Oh! bien souvent on ne savait pas voir clair dans ces pens�es! Comment aurait-on pu voir, comment nos imitateurs eussent-ils pu bien voir les choses, lorsqu'elles �chappaient souvent � Metternich lui-m�me! Mais parfois certains « ouvrages terribles » passaient sans obstacle, tel B�linsky, par {32} exemple. En revanche, on prit plus tard, pour ne plus se tromper, le parti de tout interdire en bloc, m�me les guide-�nes. Les romans furent n�anmoins toujours autoris�s, et c'est dans ce domaine, et pr�cis�ment en ce qui concerne George Sand, que les cerb�res manqu�rent leur coup... Qu s'ensuivit-il? Tout ce qui p�n�tra alors en Russie sous la forme de roman rendait, non seulement les m�mes services � la cause, mais peut-�tre de la fa�on la plus dangereuse, du moins au point de vue de l'�poque, car il est tr�s probable que les gens d�sireux de lire Louis Reybaud** n'ont pas �t� nombreux, tandis que les lecteurs de George Sand se comptaient par milliers***. Nous devons encore noter ici que, en d�pit de tous les Magnitsky et les Liprandi, tout mouvement intellectuel en Europe se r�percutait imm�diatement chez nous depuis le si�cle pass� et se communiquait, sans parler des couches cultiv�es sup�rueures de la soci�t�, � une foule nombreuse que cette chose int�ressait et faisait r�fl�chir. Cela ne manqua pas de se renouveler lors du mouvement qui se fit en Europe vers 1830. On apprit chez nous, d�s le d�but, l'immense �volution qui s'op�rait dans les litt�ratures europ�ennes. Onconnaissait d�j� de nom bien des nouveaux orateurs, historiens, tribuns et professeurs. Et l'on savait d�j�, par bribes, il est vrai, � quoi visait cette �volution qui se montrait surtout violente dans le domaine de l'art, dans le roman et notamment chez George Sand... Ses œuvres furent traduites en russe, parurent pour la premi�re fois, vers l'an 1835. Je regrette {33} d'ignorer quelle fur la premi�re des œuvres qui fut traduite et l'�poque � laquelle elle parut; mais l'impression qu'elle produisit ne dut �trre que plus vive. Je crois que que tout le monde fut, comme moi, encore adolescent alors, frapp� de cette chaste et chaude puret� des types, de l'id�al et de la gr�ce modeste, du ton grave et r�serv� de la narration... J'avais � peu pr�s seize ans si je m'en souviens bien, lorsque je lus pour la premi�re fois sa nouvelle l'Uscoque, une de ses plus charmantes premi�res œuvres. Je me souviens d'avoir pass� toure une nuit enfi�vr�e � la suite de cette lecture. Je ne crois ne pas me tromper en affirmant que George Sand, � en juger du moins par mes propres impressions, avait pris incontestatblement chez nous, d�s le d�but, la premi�re place dans le rang des grands �crivains dont la gloire et la c�l�brit� remplissaient tout � coup l'Europe... Tout ce que je dis ici n'st pas une appr�ciation critique; j'�voque simplement le souvenir des go�ts de la grande masse des lecteurs russes de cette �poque, l'impression spontan�e qu'ils ressentaient. L'essentiel, c'est que les lecteurs surent tirer des romans m�me tout ce dont on cherchait � nous pr�server avec tant de soins. La grande masse des lectuers savait, du moins chez nous, vers le milieu des ann�es 40, que George Sand �tait un des champions les plus �clatants, les plus inflexibles, les plus parfaits de cette cat�gorie d'�crivains occidentaux qui, d�s leur apparition, avaient comenc� par nier toutes les « conqu�tes r�elles » qu'avait amen�es finalement la sanglante R�volution fran�aise, ou, pour parler plus exactement, la r�olution europ�enne de la fin du XVIIIe si�cle. Une parole nouvelle s'�tait fait brusquement entendre, de nouveaux espoirs avaient surgi; certains proclamaient � {34} cor et � ci que le progr�s s'�tait arr�t� inutile et st�rile, que rien n'avait �t� obtenu par le changement politique des vainqueurs, qu'il fallait ontinuer, que la reg�n�ration de l'humanit� devait �tre radicale, compl�te. »

[{31}] * Celle du r�gne de l'empereur Nicolaser.

[{32}] ** Allusion � une po�sie de Davydow, cit�e plus haut par Dosto��wsky, o� Davydow se moque de bos « quasi lib�raux lisant Reybaud ».

*** Les romans de George Sand jouaient donc exactement chez nous le m�me r�le qu'en Allemagne. Voir ce qui dit l�-dessus Julian Schmidt, p. 546 du tome II de son Histoire de la litt�rature fran�aise depuis 1789.

« Il ne manqua certes pas de se produire, � c�t� de ces cris, beaucoup de conclusious malsaines et m�me monstrueuses; l'essentiel, c'�tait que l'on voyait luire une esp�rance nouvelle et que la foi renaissait dans les �mes. Personne n'ignore l'histoire de cette �volution qui dure encore aujourd'hui et qui n'a pas l'air de devoir s'arr�ter. Il n'entre nullement dans mon intention de la juger ici; mon seul d�sir �tait d'indiquer la vraie place qui en revient � George Sand. C'est elle qui est � la t�te de cette �volution. Tout en l'accueillant avec faveur, on disait alors d'elle, en Europe, qu'elle pr�chait l'�mancipation de la femme, jouant le r�le de proph�te en ce qui concernait les droits de la � femme libre � (expression de Senkowsky), mais cela n'est pas tout � fait exact, parce qu'elle ne s'occupait pas de f�minisme et ne visait pas � rendre la femme libre. George Sand prenait part � l'�volution tout enli�re, mais non � la seule propagande des droits de la la femme... �

Apr�s avoir fait remarquer, qu'en qualit� de femme, elle pr�f�rait sans doute peindre des h�ro�nes plut�t que des h�ros, et que sa mani�re d'agir aurait d� lu attirer la sympathie des femmes du monde entier, comme sa mort leur inspirer un chagrin particulier. Dosto�ewsky d�clare voir en elle � l'une des plus sublimes et des plus belless repr�sentations de la femme, une femme presque unique par la rigueur de son esprit et de son talent, un nom devenu d�sormais historique, un nom destin� � ne jamais tomber dans l'oubli, � ne pas dispara�tre dans l'histoire de l'humanit� {35} europ�enne �, Plus loin, apr�s avoir analys� d'une fa�on incomparable et avec la simplicit� d'un �crivain vraiment grand, les types principnux des jeunes filles et des femmes des Nouvelles v�nitiennes, et apr�s avoir signal� dans les premiers romans de George Sand � l'extraordinaire beaut� de ces types moraux �, Dosto�ewsky s'�crie que � seule une grande et belle �me pouvait cr�er de pareils types et poser de telles questions �.

� Pareilles images, dit-il, pouvaient-elles r�volter la soci�t�, soulever des doutes et dex craintes? Tout au contraire, les parents les plus s�v�res autorisaient dans leurs familles la lecture de George Sand et se demandaient avec �tonnement pourquoi on parlait mal d'elle. C'est alors que s'�lev�rent, pour ^r�venir les lecteurs des voix qui d�clar�rent que c'�tait justement dans cet orgueil f�minin, dans l'incompatibilit� de la chastet� avec les vices, dans le refus de' toute concession au vice, dans la t�m�rit� avec laquelle l'innocence engageait la lutte et contemplait avec s�r�nit� l'insulle facet � face, que r�sidaient le poison, la contagion future de l'�mancipation des femmes. Eh quiu! il est fort possible que tout ce que l'on disait au sujet du � poison � f�t juste; la contagion se remarquait un peu, en effet, mais que mena�ait-alle, que devait-ellle d�truire, et que devait-elle �pargner? Tel �tait le probl�me qui surgissait en effet et qui resta longtemps sans solution. Toutes ces questions paraissent maintenant r�solues... �

� Bornons-nous � noter ici que, vers 1845, la gloire de George Sand et la foi en son g�ne �taient si grandes que nous tous, ses contemporains, nous attendions d'elle quelque chose de beaucoup plus grand encore, une parole non entendue jusque l�, et m�me un je ne sais quoi de d�cisif {36} et de d�finitif. Cet espoir-l� ne s'est malheureusement pas r�alis�... »

« George Sand n'est pas ce qur l'on appelle � un penseur �, mais elle �tait dou�e de la pr�science la plus clairvoyante relativement � un avenir meilleur pour l'humanit�. Celle-ci attendait immanquablement, selon elle, son id�al, et c'est l� la croyance que l'�crivain a vaillamment et magnanimelent affirm�e pendant'touts sa vie. Elle avait foi en son id�al, parce qu'elle-m�me le portait en son �me. Pouvoir conserver cette foi jusqu'� la fin de sa vie, c'est ordinairement l'apanage de toutes les grandes �mes, de tous les vrais philanthropes. George Sand est morte en d�iste, avec une ferme croyance en Dieu et l'immortalit� de l'�me. Mais cela ne suffit pas quand on parle d'elle, car elle fut peut-�tre plus chr�tienne que tous les �crivains fran�ais de son �poque, quoiqu'elle ne fut gu�re pratiquante. On peut m�me assurer qu'elle fut l'un des adeptes les plus complets du Christ sans s'en douter elle-m�me. Son socialisme, ses convictions, ses esp�rances, son id�al, elle les basait, non sur une �troite n�cessite, mais sur le sentiment moral de l'homme, sur la soif spirituelle de l'humanit�, sur ses aspirations vers la perfection et la puret�. Elle avait une foi absolue dans l'�tre humain, car elle croyait � l'immortalit� de l'�me. Toute sa vie, et dans toutes ses œuvres, elle �largit la notion de cet �tre, devenant ainsi, par sa pens�e et ses sentiments, solidaire de l'une des id�es les plus fondamentales du christianisme , celle qui reconna�t � l'�tre humain une personnalit� propre, avec un libre arbitre et, par cons�quent, une responsabilit� personnelle. Ces principes entra�nent la reconnaissance du devoir, des exigences morales s�v�res, l'admission absolue de la responsabilit� humaine. Il n'y avait peut-�tre pas {37} alors en France un seul penseur, un seul �crivain qui compr�t mieux qu'elle que ce n'�tait pas � de pain seulement que l'homme peut vivre �. Quant � ce qu'on nous dit de l'orgueil de ses exigences et de ses protestations, jamais cet orgueil n'exclut chez elle la charit�, le pardon des offenses, une patience sans bornes bas�e sur la piti� envers les insulteurs eux-m�mes. George Sand s'est montr�e maintes fois, au contraire, dans ses œuvres, subjugu�e par la beaut� de ces v�rit�s chr�tiennes, en cr�ant � plusieurs reprises, dans ses ouvrages, des types du pardon le plus sinc�re et de l'amour... �

Les lignes que nous venons de citer suffisent pour faire comprendre parfaitement le premier article de Dosto�ewsky: La Mort de George Sand, �crit sous l'impression toute fra�che de la nouvelle de sa fin et que nous allons citer on partie maintenant...

� C'est en apprenant sa mort que j'ai compris seulement toute la place que ce nom occupait dans ma vie, tout l'enthousiasme et l'adoration que j'avais vou�s � ce po�te et combien je lui devais de joie et de bonheur! Je parle ici avec hardiesse, car c'est bien l� l'expression de ce que je ressentais. George Sand est une de nos contemporaines, � nous autres, id�alistes russes de 1840, dans le sens le plus complet du mot. C'est, — dans notre si�cle puissant, �pris de lui-m�me et malade en m�me temps, plein d'id�es ind�cises et de d�sirs irr�alisables, — un de ces noms qui, surgissant l�-bas dans le pays des miracles sacr�s, ont attir�s � eux, de notre Russie, ce pays en �tat de formation perp�tuelle, une somme �norme de pens��s, d'amour, de nobles �lans, de vie et de convictions profondes. Mais nous n'avons nullement � nous en plaindre! En exaltant des noms comme celui de George Sand et en s'inclinant devant {38} eux, les Russes n'ont fait que remplir leur devoir et acquitter une dette. Qu'on ne s'�tonne pas de mes paroles, surtout quand elles se rapportent � George Sand: On pourrait discuter encore aujourd'hui l'�crivain que l'on a d�j� presque eu le temps d'oublier chez nous; nous devons cependant reconna�tre qu'elle a su accomplir sa besogne en temps et lieu. Et qui pourrait se r�unir sur sa tombe pour �voquer son souvenir, sinon ses contemporains du monde entier? Nous autres Russes, nous avons deux patries — notre ch�re Russie et l'Europe.. . Bien des choses que nous avons emprunt�es � l'Europe et transplant�es chez nous n'ont pas �t� copi�es seulement... elles ont �t� greff�es � notre organisme, elles sont entr�es dans notre chair, dans notre sang; d'autres ont �t� subies ou v�cues par nous-m�mes, ind�pendamment des autres, tout comme les occidentaux les ont subies et v�cues chez eux. Jamais, peut-�tre, les autres Europ�ens ne voudront le croire; ils ne nous connaissent pas, et, en attendant, il vaut peut-�tre mieux qu'il en soit ainsi. L'�volution in�vitable que nous attendons et qui surprendra un jour le monde entier ne s'accomplira que plus silencieusement et plus tranquillement. Ce d�veloppement, on peut l'observer d�j� en partie de la mani�re la plus claire et la plus palpable dans les rapports de la Russie avec les litt�ratures des autres nations. Leurs po�tes nous sont tout aussi chers qu'ils le sont dans leur patrie, du moins en est-il ainsi chez nous pour la majorit� des personnes cultiv�es. J'ose affirmer, et je r�p�te que tout po�te, penseur ou philanthrope europ�en n'est nulle part ailleurs que chez nous mieux compris ni plus cordialement accueilli. Cette fa�on de consid�rer la litt�rature de tous les pays est un ph�nom�ne que l'on n'a presque jamais observ�, � ce degr� du moins, chez {39} d'autres peuples, dans iout le cours de l'histoire universelle. �

� Il se troiaera peut-�tre des personnes qui souriront de la grande importance que je viens d'attribuer � George Sand, mais les rieurs auront tort. Tout ce que cet �crivain a apport� avec lui de paroles nouvelles, d'universellement humain, a trouv� un �cho dans notre Russie, a produit une forte et profonde iinpression, rien ne nous en a �chapp�. — Preuve qu'aucun po�te, r�formateur europ�en, qu'aucun homme porteur d'une pens�e et d'une force nouvelles, ne saurait �chapper � la pens�e russe, ne pas devenir presque une force russe �...



C'est pr�cis�ment en envisageant George Sand comme force russe, comme l'une des souches primordiales de la conscience sociale russe de notre temps, que nous avons consid�r� comme notre devoir d'�crivain russe de lui consacrer une �tude s�rieuse: Nous voulons donner d'elle une biographie compl�te et l'analyse aussi d�taill�e que possible de ses œuvres et de ses id�es. C'est l� une t�che tr�s hardie et fort pr�somptueuse, mais bien l�gitime, lorsqu'on pense que, malgr� des dizaines, presque des centaines de biographies, d'articles, de m�moires, d'�tudes et de notes de tout genre sur cet �crivain, �tudes parues pendant sa vie et depuis sa mort, on peut affirmer sans crainte qu'il n'existe en aucune langue de l'Europe une seule biographie compl�te qui soit en m�me temps un ouvrage de critique. Celle de toutes ses biographies qu'on peut consid�rer comme la meilleure, la plus concise, la moins entach�e de lacunes et d'inexactitudes, c'est la concise et br�ve biographie anglaise, due � la plume de Miss Bertha Thomas et publi�e {40} dans le recueil des Femmes �minentes, �dit� par Ingam*.

* Eminent Women series, �dit. by John H. Ingram. George Sand, by Miss Bertha Thomas.

Mais il faut reconna�tre d'abord qu'elle est exclusivenent �crite pour des lecteurs anglais, qu'elle est appropri�e aux dimensions de la collection o� elle a paru, et qu'enfin, l'analyse critique en est presque tout � fait absente. Nous recommandons cependant l'�tude de Miss Thomas � tous ceux qui ignorent la biographie de la c�l�bre romanci�re; elle est succincte, il est vrai, mais elle est bas�e sur des documents pr�cis et s�rs et donnera une id�e tr�s juste de cet esprit et de cette remarquable existence. On trouvera dans cette �tude presque tous les faits importants de la vie du grand �crivain et une appr�ciation assez juste de sa personnalit�, sans y rencontrer aucune de ces fables absurdes, r�p�t�es si souvent par presque tous les biographes. L'auteur ne pr�tendait pas autre chose, et, nous le r�p�tons, c'est parmi les nombreuses �tudes g�n�rales que nous avons eu l'occasion de lire sur George Sand, le seul ouvrage qui nous ait laiss� l'impression d'un travail consciencieux et nous ait agr�ablement surpris par la pr�cision des faits. Quant aux d�fauts du livre, ils viennent de ce que Miss Thomas n'a gu�re profit� que des sources d�j� publi�es et qu'elle avait exclusivement en vue le public � collet-mont� � de l'Angleterre, passant sous silence l'importance europ�enne de George Sand et laissant de c�t� l'analyse critique.

En ce qui concerne les autres biographies et articles �crits sur George Sand ou � propos d'elle, nous ne signalerons leurs m�rites et ne constaterons leurs erreurs et d�fauts que plus tard, en arrivant au r�cit des faits auxquels ils se rapportent; mais nous dirons tout de suite, {41} pourquoi ils nous paraissent insuffisants et pour quelle raison on entend de plus en plus souvent � notre �poque le public se plaindre de l'absence d'une biographie compl�te et d�taill�e de l'auteur, biographie qui contienne aussi l'analyse de toutes ses œuvres.

Tous les articles qui ont paru sur George Sand, � commencer par ceux des revues de 1835-36 et � finir par celui de Faguet en 1893*, ou par L'Amiti� romanesque, de M. Rocheblave ainsi que toutes les biographies, � dater de celle de Lom�nie** et en finissant par celle de Caro, sont remplis d'inexactitudes et d'erreurs; les faits et les dates y sont relat�s sans avoir �t� pr�alablement v�rifi�s. Outre l'absolue inexactitude des renseignements concernant l'origine et les parents de George Sand, outre la confusion qui r�gne dans la question de savoir lequel de ses parents fut aristocrate ou pl�b�ien, les dates de sa naissance et de sa mort m�me sont compl�tement erron�es. Jusqu'� son nom qui y est estropi�, comme elle l'a fait justement remarquer elle-m�me dans une lettre adress�e au biographe le plus �tourdi qui ait jamais exist�, le c�l�bre E. de Mirecourt***, dont la s�rie de biographies est, selon la juste expression de Lindau, mehr beruchtigt, als ber�hmt**** (Cette lettre, publi�e dans le Mousquetaire et la Presse du vivant de George Sand, et reproduite dans la brochure de Mirecourt Lamennais, a paru, depuis la mort de George Sand, dans {42} sa Correspondance, t. III, CCCIX). Lom�nie lui donne le nom de Marie-Aurore, Mirecourt, celui d'Amandine-Aurore, Faguet l'appelle Lucile-Aurore, tandis que son vrai nom �tait Amandine-Lucie-Aurore. Le nom de Marie-Aurore �tait celui de sa grand'm�re. Nous ne mentionnerons pas ici une foule d'autres erreurs et d'inexactitudes que nous aurons maintes fois plus tard l'occasion de signaler. Il e�t �t� pourtant facile de les �viter presque toutes dans les ouvrages qui ont paru apr�s 1855, c'est-�-dire apr�s la publication de l'Hisloire de ma Vie. Nous voudrions cependant voir les biographes puiser un peu moins dans cet ouvrage, et c'est ici que nous touchons au second point qui ne nous satisfait nullement dans toutes les biographies que l'on nous a donn�es.

[{41}] * Emile Faguet. Dix-neuvi�me si�cle. Études litt�raires: George Sand. Paris, 1893.

** Louis de Lom�nie. Galerie des comtemporains illustres par un homme de rien. 1840-1847. 10 vol.

*** Eug�ne de Mirecourt, dont le vrai nom �tait, Eug�ne Jacuuot (de Mirecourt, d�partement des Vosges), auteur de les Contemporains. Il n'y en a que trois qui nous int�ressent pour notre ouvrage. C'est Lamennais, A. de Musset et George Sand.

**** « Plut�t mal fam�e que fameuse. �

Il y a un fait qui nous frappe surtout, c'est que, dans les biographies de George Sand, ainsi que dans celles des hommes remarquables qui eurent avec elle des rapports amicaux ou autres, tous les auteurs de monographies ou d'articles, aussit�t que son histoire y est expos�e d'une mani�re plus ou moins d�taill�e, se contentent de reproduire, � leur fa�on, l'Histoire de ma Vie, jusqu'au point o� l'a laiss�e George Sand elle-m�me, c'est-�-dire vers 1847. Pour les trente derni�res ann�es de sa vie, on se borne g�n�ralement � deux ou trois pages d�peignant son existence � Nohant, pages emprunt�es � sa lettre bien connue � Ulbach et annex�e, par Calmann L�vy, comme �pilogue au dernier volume de l'Histoire de ma Vie. C'est l� un proc�d� vraiment trop facile pour fabriquer des biographies et, ajoutons-le, un proc�d� t�m�raire, comme le lecteur pourra s'en convaincre lui-m�me. En dehors de Miss Thomas et du biographe de Chopin, un Anglais aussi, Fr. Niecks, qui puisent dans la Correspondance et dans d'autres sources {43} d�j� publi�es — (encore Niecks ne le fait-il que dans les limites du but sp�cial qu'il se propose), — tous les autres critiques: Caro, d'Haussonville, Nettement, Julien Schmidt, Kreyssig et les biographes russes de George Sand, sauf de rares exceptions, n'accordent aucune attention � ce que l'on pourrait puiser par exemple dans les biographies et correspondances de Balzac, de Sainte-Beuve, de Delacroix, de Chopin, de Liszt, de Lamennais et autres; ils r�p�tent tous en revanche la m�me version, en se contentant d'y produire quelques variantes. Il r�sulte de l�, que ces ouvrages, lorsqu'on les lit les uns apr�s les autres, sont d'une lecture insupportable, parce qu on sait d�j� d'avance quel passage de l'Histoire de ma Vie sera immanquablement cit� apr�s tel autre.

Cette unanimit� peut se justifier et peut-�tre ne peut m�me �tre �vit�e jusqu'� l'ann�e 1822 inclusivement, c'est-�-dire aussi longtemps qu'il est question de l'enfance, puis de l'adolescence de George Sand et de l'histoire de sa famille avant sa naissance. On pourrait dire que ce sont l� des mat�riaux pr�par�s par elle � l'avance pour ceux de ses futurs biographes qui voudraient, � propos de sa personne, expliquer la th�orie de l'h�r�dit� et motiver l�-dessus son caract�re et sa nature. Et encore y a-t-il beaucoup � y contr�ler. Mais � partir de 1822, lorsque Aurore Dupin �pousa Casimir Dudevant, et jusqu'� l'ann�e 1831, o� elle le quitta pour aller se fixer � Paris, nous avons une foule de lettres de George Sand elle-m�me, et d'autres nombreux documents plus ou moins connus qui d�voilent et �clairent bien des choses dont il n'est point question dans l'Histoire de ma Vie, ou qui n'y sont mentionn�es que comme en passant. Quant � la derni�re partie de l'Histoire de ma Vie qui embrasse les ann�es 1831 � 1847, {44} ann�es orageuses, remplies d'�v�nements et fourmillantes de personnages, ann�es de labeur et d'entra�nements, ces Lehr und Wanderjahre, les plus actives et les plus int�ressantes dans la vie de George Sand, l'Histoire de ma Vie ne peut gu�re que servir de fil d'Ariane pour s'orienter; mais elle ne peut, � aucun titre, servir de base � un s�rieux travail biographique.

Nous ne serions pas coniplet si nous omettions de signaler que les �crivains sympathiques � George Sand, ses biographes amis, ses compatriotes bien �lev�s, par courtoisie, et Miss Thomas, par cant anglais, commettent tous une grosse erreur qui fournit des armes � ses ennemis. Tous passent avec soin, sous silence, des choses aussi universellement connues que les rapports de George Sand avec Jules Sandeau, Alfred de Musset, Michel de Bourges et Fr�d�ric Chopin. C'est � peine si l'un d'eux se permet l�-dessus une allusion respectueuse et vague, ou risque une phrase habile que peut comprendre un lecteur au courant des choses, mais compl�tement obscure pour celui qui ignore l'histoire intime de George Sand et les l�gendes de l'�poque.

De leur cot�, les ennemis et les d�tracteurs de George Sand, les critiques conservateurs et soi-disant � bien pensants �, les feuilletonistes tracassiers et tous les biographes de Musset et de Chopin, profitant, sans se g�ner, de ce que personne ne les d�ment en r�alit�, et que personne ne raconte les faits d'une mani�re claire et exacte, �chafaudent dans leurs �crits des montagnes de racontars r�voltants et grossiers. Que de potins louches et vagues sous leur plume, que d'inventions sur le compte de George Sand! Pour elle, le moment de passer dans l'histoire est cependant arriv� depuis longtemps, voil� plus de vingt ans {45} qu'elle est morte, et si ses compatriotes, peut-�tre pour des raisons personnelles et dignes d'estime, n'ont pu se d�cider jusqu'� pr�sent � nous donner une biographie vraie, nous pourrons, nous autres Russes, qui ne sommes entrav�s par aucune consid�ration de ce genre, parler avec hardiesse de tous ces �v�nements qui datent d�j� d'un demi-si�cle. Nous ne craindrons pas non plus de conter certaines choses qui �pouvantent les biographes de la c�l�bre romanci�re; leur pusillanimit� ne fait, nous le r�p�tons, que fournir des armes d�loyales � ses d�tracteurs. Nous sommes, avant tout, fermement persuad� que la s�r�nit� de notre r�cit, la droiture et la franchise avec lesquelles nous reconna�trons des faits qui n'ont �t� que chuchotes jusqu'ici, aideront pleinement � blanchir le nom de George Sand de tous les bas comm�rages, de toutes les malsonnantes allusions qui pullulent dans les biographies de Musset et de ses autres contemporains.

Ce qui confirme parfaitement ce que nous avan�ons ici, c'est la monographie publi�e par Arv�de Barine, Alfred de Musset*, la premi�re de ces biographies o� la fameuse excursion de Venise soit d�crite d'apr�s la correspondance authentique de Musset et de George Sand, et non d'apr�s des œuvres d'imagination ou des pamphlets. Cette biographie est tout aussi favorable � la m�moire du po�te bien-aim� de la jeunesse qu'� celle de George Sand et produit une impression agr�able par la v�racit� de ton qui y r�gne, qualit� qu'on ne trouve gu�re dans aucune des deux biographies �man�es du fr�re de Musset**, ni dans {46} l'ouvrage de Paul Lindau***, ni dans le petit volume de la vicomtesse de Jauz�****, ni en g�n�ral dans aucune des biographies de Musset. Les auteurs de toutes ces biographies s'obstinent � vouloir condamner George Sand � tout prix en se contentant de se baser, en somme, sur des r�cits douteux ou... sur quelques chapitres de romans!

[{45}] * Les grands �crivains fran�ais « Alfred de Musset ” par Arv�de Barine. Paris, 1893.

** Paul de Musset: a) Notice abr�g�e sur la vie d'Alfred de Musset, grande �dition in-4° et in-8° des Œuvres compl�tes d'Alfred de Musset. — b) Biographie d'A. de Musset. Paris, 1877. Charpentier et Lemerre.

[{46}] *** Paul Lindau. Alfred de Musset. III Ausgabe. Berlin, 1879. Hoffmann und Cie.

**** Vicomtesse de Janz�. Études et r�cits sur A. de Musset. Paris, 1891. Plon, Nourrit et C°.

Malgr� le tort qu'a notre �poque de s'affubler d'une hypocrite vertu, on trouverait cependant aujourd'hui fort peu d'hommes capables d'anath�matiser Byron ou George Sand pour leurs aventures amoureuses. Dans la vie journali�re, nous ne restons pas moins m�disants et malveillants que nos devanciers, mais nous comprenons cependant parfaitement qu'il serait ridicule d'appliquer � de grandes �mes comme celle de Gœthe, de Byron, de Pouchkine, de Heine et de George Sand, les m�mes mesures que celles dont abusent nos soi-disant vertueuses matrones de salon. Et si, il y a dix ou quinze ans, il se trouvait encore � Saint-P�tersbourg un professeur de lettres pour d�clarer du haut de sa chaire que � Lermontow n'�tait pas un po�te, mais un inf�me � (textuel), et si de nos jours il existe encore un �crivain osant exprimer la m�me pens�e, mais avec plus de m�nagement � que l'immoralit� de Lermontow l'a empoch� d'�tre un po�te v�ritable �, ces jugements font preuve d'une si grande pauvret� intellectuelle qu'il est inutile d'y faire attention, ils ne font pour � personne.

Les biographes amis de George Sand se montrent pourtant troubl�s � l'id�e qu'on puisse la soup�onner d'immoralit� et qu'on pourrait les suspecter eux-m�mes de {47} manquer de r�serve et de tact; ils pr�f�rent alors garder le silence ou se contenter d'allusions myst�rieuses � des �v�nements universellement commis, pendant que les biographes hostiles � George Sand, s'�tendant sur son immoralit� et sa perversion, citent � l'appui de ce qu'ils avancent toute une collection de consid�rations et d'anecdotes vari�es.

Pour en revenir aux biographes de Musset et de Chopin, nous devons, � notre grand regret, dire que l'on trouve chez eux une tendance �tonnamment unanime � noircir George Sand, � la condamner co�te que co�te. Leur d�saccord n'est que plus surprenant dans l'interpr�tation qu'ils donnent parfois des m�mes faits et de certains traits de son caract�re. Tel est cependant le propre des pauvres humains, qu'ils ne peuvent jamais analyser une question de psychologie ordinaire ou sociale sans tra�ner quelqu'un sur le banc des accus�s; mais la vie, surtout la vie intime de notre �tre, c'est quelque chose de si grand, de si infini et qui se compose de tant de facteurs si infiniment petits, incommensurables, impond�rables, impalpables, qu'elle se pr�te peu � cette fa�on juridique de poser la question et y �chappe m�me absolument.

Les biographes de Musset et de Chopin s'�vertuent � charger George Sand de toutes les accusations possibles et impossibles, � la peindre sous l'aspect le plus choquant; ils tombent m�me souvent dans les contradictions les plus comiques les uns avec les autres et avec eux-m�mes, comme cela se voit chaque fois que les hommes se laissent entra�ner par la col�re, la m�chancet� et la haine. C'est ce que nous voyons chez la mondaine et l�gitimiste vicomtesse de Janz�, chez ce h�bleurde Mirecourt, chez M. Mari�ton et chez diff�rents chroniqueurs de Revues qui, peu pr�occup�s de la v�rit� et prenant � rebours le dicton bien connu {48} sur � Platon et la v�rit� �, oui rompu des lances en faveur de Musset daus le courant de ces deri�res ann�es (1895-1897), c'est-�-dire depuis le mement de la publication des lettres et de diff�rents documents relatifs au voyage de Venise. Nous observons le m�me ph�nom�ne chez des �crivains aussi s�rieux que Paul Lindau et Fr�d�ric Niecks. Laissant de cot� les innombrables articles �crits au sujet de Musset-Sand, et reculant jusqu'aux chapitres VIII et IX le signalement des erreurs partielles, des alt�rations de la v�rit� historique, toutes les fois qu'il est question de George Sand dans les biographies de Musset, nous nous contenterons de noter ici les inexactitudes typiques et les proc�d�s d'une malveillance syst�matique que nous trouverons dans toutes les biographies de Musset et de Chopin hostiles � notre h�ro�ne. Commen�ons par Lindau et Paul de Musset.

D�j�, dans la pr�face de la premi�re �dition de son ouvrage, Lindau nous raconte que, n'ayant sous la main aucun bon livre sur Alfred de Musset (la biographie �crite par son fr�re Paul n'avait pas encore paru) et trouvant insuffisants les renseignements contenus dans la Notice biographique (� laquelle nous avons d�j� fait allusion), il avait �t� oblig� de s'adresser, pour plus amples renseignements, au fr�re de Musset, qui l'avait aid� � d�m�ler les obscurit�s de cette Notice et lui avait fourni les moyens d'�tudier la vie d'Alfred de Musset, assez en d�tail pour bien juger son œuvre po�tique. Aussi, Lindau adresse-t-il avant tout ses �loges, sa gratitude, � Paul de Musset, plut�t qu'� tous ceux qui l'ont �galement aid� dans sa t�che litt�raire. Dans la pr�face de sa seconde �dition, Lindau raconte que, dans une lettre dat�e du 3 novembre 1876, Paul de Musset lui annon�ait la prochaine publication depuis si longtemps attendue, de la Biographie {49} de son fr�re, � car la personne, envers laquelle il fallait �tre tr�s prudent, avait quitt� r�cemment le monde des vivants... » Une chose qui nous frappe bien d�sagr�ablement, c'est que ce m�me Paul de Musset, qui, du vivant de George Sand, et sans la moindre g�ne, avait entass�, sous forme de roman*, les accusations les plus grossi�res et les plus honteuses contre elle, cit� des lettres d'elle comme quasi authentiques et cont� l'histoire de Venise avec des d�tails r�voltants et parfaitement invraisemblables, en s'effor�ant de prouver l'exactitude de ses renseignements, ait attendu sa mort pour publier une biographie d'Alfred de Musset. N'�tait-ce pas l� prof�ter de l'impossibilit� o� l'h�ro�ne �tait de protester, du fond de sa tombe, contre les accusations qui allaient se produire? Un autre fait aussi peu honorable, c'est que, dans cette Biographie, comme dans la Notice, Paul de Musset semble affecter une discr�tion de bon go�t au sujet de cette m�me histoire et se borne � des allusions, sans prononcer m�me le nom de George Sand, en ne s'exprimant partout que par ces mots: � une dame �, une � personne �, � la personne qui devait jouer un r�le �, etc., lorsque, pr�cis�ment, ce serait de la biographie d'Alfred de Musset, qui devrait �tre autant que possible historiquement exacte et impartiale, que nous serions en droit d'exiger des faits, des noms, des �claircissements, et non des r�cits peu clairs et n�buleux, des potins mondains, des allusions myst�rieuses � � une personne �, et des menaces non moins myst�rieuses, ces derni�res, parfois, tout � fait incompr�hensibles pour presque tous les lecteurs. Chacun conviendra que c'est l� dire trop ou trop peu. Il fallait tout simplement, sans mettre � ex�cution l'ancien {60} d�sir � de se venger ou d'�craser l'adversaire** �, redire toute l'histoire avec sobri�t� et exactitude — ou garder le silence. Cette soi-disant d�licatesse et r�serve n'est, en somme qu'une grande ind�licatesse, car c'en est une � nos yeux que de parler d'une morte par allusions et, qui plus est, par vilaines allusions, sans citer aucun fait � rappui de ce que l'on avance. En ce cas il e�t �t�, nous le r�p�tons, bien plus d�licat, de passer sous silence tout l'�pisode ou de dire toute la v�rit�, et ne pas craindre que l'adversaire r�pliqu�t, de son c�t�, par toute la v�rit�. Musset n'avait aucune crainte l�-dessus. Il ne redoutait qu'une seule chose, c'est que � ses lettres tombassent entre les mains de son fr�re Paul*** �. Paul de Musset, au contraire, avait � craindre, et craignait r�ellement, que la publication des lettres authentiques du po�te et de George Sand ne prouv�t clairement � tout le monde combien il s'�tait �cart� de la v�rit� dans les ouvrages qu'il avait �crits sur son fr�re. Il s'opposa obstin�ment � la publication de ces lettres et depuis sa mort, sa sœur, Mme Lardin de Musset, s'y oppose avec la m�me opini�tret�. Aujourd'hui, les lettres de George Sand � Musset ont �t� publi�es par M. Aucante; il a paru aussi la totalit� de ses lettres � Sainte-Beuve, une partie de celles � Boucoiran, � son mari, etc., lettres qui ont trait � cet �pisode, et qui malheureusement ne sont pas ins�r�es dans les six volumes de sa Correspondance en g�n�ral fort incompl�te et pleine de graves omissions, de coupures et d'erreurs. Nous poss�dons donc, maintenant, d'un c�t�, des t�moignages authentiques, mais les lettres {51} compl�tes de Musset restent comme si elles n'existaient pas, la famille s'opposant � leur enti�re publication. Celui qui ne redoute pas la v�rit� n'agit pas ainsi! Tout ce que nous avons eu jusqu'ici des lettres de Musset se r�duit � des fragments diss�min�s �� et l� (dans l'ouvrage d'Arv�de Barine, dans les M�moires de Grenier, dans les articles et les livres de MM. de Spoelberch de Lovenjoul, de Mari�ton, etc.), et ces quelques fragments ont d�j� suffi pour jeter un peu de lumi�re sur l'�pisode qui nous occupe. Quant � nous, nous ne pOuvons, en nous basant sur l'�tude de sources non publi�es jusqu'ici, qu'exprimer notre enti�re d�sapprobation sur la fa�on d'agir de la famille de Musset et nous rallier � l'opinion, souvent exprim�e dans la presse, et �mise encore r�cemment par le Mussettiste M. Clouard et le Sandiste vicomte de Spoelberch, que la publication compl�te de cette correspondance servirait � justifier pleinement George Sand, et d�gagerait la v�rit�, sans ternir en rien la gloire d'Alfred de Musset.

[{49}] * Lui et Elle.

[{50}] ** Ce sont les propres termes de Paul de Musset, � la fin de Lui et Elle, passage o� il explique le but auquel il vise dans ce roman pamphl�taire.

*** Voir le chapitre IX de notre livre.

Malheureusement, si la Biographie de ce dernier, �crite par son fr�re, essaie de travailler � cette gloire, elle est loin de remplir la seconde condition, celle de d�gager la v�rit�, et nous souscrivons ici, avec une conviction in�branlable, � tout ce qu'en dit Arv�de Barine*.

* En affirmant que Paul de Musset « travestit les faits � dessein dans sa Biographie �, qu'il s'efforce non seulement d'�garer le lecteur au sujet de la personne dont il parle dans chacune des quatre Nuits (Lindau fait la m�me observation), qu'il est pouss�, � pour alt�rer ainsi la v�rit�, par deux raisons: sa haine contre George Sand qui l'animait � diminuer sa part, selon l'expression de quelqu'un qui l'a bien connu, et le d�sir l�gitime d'�garer le lecteur dans la m�l�e de femmes du monde compromises par son fr�re, » (il est bizarre qu'Arv�de Barine trouve ce d�sir l�gitime). � La Nuit de d�cembre, dit plus loin Arv�de Barine, faisait la part trop belle � l'h�ro�ne pour qu'un justicier de cette �pret� p�t se r�soudre � la laisser � George Sand � (A. Barine, p. 100). Mais ce n'est pas encore assez! Il fallait de plus que Paul de Musset alt�r�t, en les publiant, les lettres authentiques de son fr�re. Arv�de Barine fait observer [{52}] malicieusement � ce sujet (p. 157, 158) que « probablement, en ce temps-l�, on comprenait autrement que de nos jours les devoirs d'�diteur. Paul de Musset ne s'est pas born� aux coupures. Au besoin, il arrangeait aussi un peu le sens (sic!)... Il y a des pages enti�rement r�crites. � La fameuse correspondance de Musset avec Mme Jaubert (Souvenirs de Mme Caroline Jaubert, Lettres et correspondances. Paris, Hetzel), que le po�te appelle sa marraine, correspondance qui a servi souvent de document pour les ouvrages biographiques que l'on a �crits sur Musset, est aussi tr�s peu authentique. � Les lettres cit�es dans ce volume ont �t� non seulement tronqu�es, mais parfois remani�es; des fragments emprunt�s � des lettres de dates diff�rentes ont �t� r�unis pour en faire une seule � (A. Barine, p. 95). À la page 154, Arv�de Barine indique que � c'est pr�cis�ment � cause de l'exactitude du fond du r�cit de la « Confession d'un Enfant du si�cle », que Paul de Musset s'est attach� � lui enlever sa valeur autobiographique. Il ne pouvait lui convenir que son fr�re prit chevalerosquement tous les torts sur lui. � À la page 10, le m�me �crivain affirme, et cela en toute justice, que la Biographie �crite par le fr�re, est fort pr�cieuse par les renseignements qu'elle donne sur les premi�res ann�es de Musset, mais qu'on ne doit toutefois la consulter qu'avec une certaine d�fiance. � Il s'y trouve partout une inexactitude et des inadvertances, et, � partir d'un moment que nous indiquerons, ces inexactitudes sont volontaires et calcul�es en vue de d�router le lecteur (sic!) �...

{52} Si toutes ces affirmations d'Arv�de Barine �taient depuis longtemps plus que justes � nos yeux, puisque nous avions d�j�*, apr�s avoir �tudi� � fond la correspondance in�dite de George Sand et les documents qui ont trait � l'�pisode en question, exprim� une conviction analogue, et affirm� que la publication compl�te des lettres de George Sand ne pouvait servir qu'� la justifier, maintenant que ses lettres in�dites � Sainte-Beuve, � Pagello, Tattet, Boucoiran, Dudevant, etc., ont �t� publi�es**, cette opinion, nous la croyons partag�e maintenant par la majorit� de nos lecteurs. Le lecteur saura, d�s � pr�sent, appr�cier � leur juste valeur {53} les renseignements donn�s par Paul de Musset ou puis�s dans ses ouvrages. Il est donc doublement � regretter que Lindau, comme nous l'avons vu, les mette au premier plan. En r�gle judiciaire, les parents ne sont admis � t�moigner qu'avec une grande r�serve; quelquefois m�me on refuse de les �couter pour ne pas les exposer � mentir; souvent ils sont lib�r�s de la prestation du serment. À plus forte raison, faut-il user d'une extr�me prudence quand on a affaire � des t�moignages de parents empress�s de d�fendre la m�moire d'un cher d�funt devant le tribunal de l'histoire. Lindau a beau s'�vertuer � se poser en juge impartial alors qu'il �coute les t�moignages partiaux du fr�re de Musset; nous voyons bien clairement qu'il voit toute la vie d'Alfred de Musset et ses œuvres � travers le prisme de son fr�re Paul. Si, par moments, il s'�carte des appr�ciations de ce dernier, c'est dans le but de charger encore davantage George Sand. Paul de Musset, comme nous l'avons vu, s'�vertue � diminuer le r�le de George Sand dans la vie de son fr�re, et c'est dans ce but qu'il exag�re les r�les de Mme Colet et de Pauline Garcia, ceux de Mme Kalergis, de Rachel, de la princesse Belgiojoso et celui de la petite modiste qui a servi d'original � Bernerette, etc. Lindau veut que son livre soit le d�veloppement de ce th�me: que dans toute la vie d'Alfred de Musset il n'y eut qu'un seul amour, George Sand, et que cet amour, apr�s avoir empoisonn� sa vie par le mensonge et la trahison, l'avait perdu. Il termine son ouvrage par les mots: � Eine an ihm ver�bte L�ge hat ihn zu Grunde gerichtet � == � Un mensonge qu'on avait commis envers lui l'a perdu �. Il est donc �vident qu'en usant des renseignements fournis par Paul de Musset, Lindau ne les accepte que pour les besoins de sa cause, qu'il s'efforce d'att�nuer tous {54} les entra�nements et les amours post�rieurs de Musset et qu'il t�che de nous faire croire que Musset, comme Lermontow, � en aimant ailleurs n'a jamais oubli� le regard de ses yeux***. »...

[{52}] * Lors de la publication de ce chapitre dans le Messager de l'Europe (mai 1894) et dans le chapitre sur Musset paru sous le titre de: Histoire et non l�gende (Messager du Nord, novembre-d�cembre 1895).

** Dans la Revue de Paris, le Cosmopolis, la Revue hebdomadaire et la Nouvelle Revue. Nous signalons ici � l'attention du lecteur que nous avons publi� en entier ou par fragments, bien avant leur publication en France, une partie de ces lettres dans l'article cit� ci-dessus, Histoire et non L�gende, ainsi que dans le chapitre George Sand et M. Dudevant (Richesse russe, janvier et f�vrier 1895).

*** Un vers du Lermontow.

Nous laissons au lecteur le soin de juger, par son impression personnelle, lequel des deux biographes de Musset lui para�t avoir raison sur ce point. La seule chose � laquelle nous attachions de l'importance, c'est de montrer � quel degr� le d�sir de charger George Sand oblige les �crivains qui sont ordinairement le plus d'accord entre eux, � se contredire les uns les autres. Une autre observation que nous avons encore � faire, c'est que Lindau, en interpr�tant les actes et le caract�re de George Sand, prend pour point de d�part, que c'�tait une nature raisonneuse, r�fl�chie, que ce qui dominait chez cette femme, c'�tait la froideur (?), l'incapacit� d'�prouver un sentiment ardent, spontan� et chaleureux (tout cela joint � une � profonde immoralit� �, car les biographes de Musset ne veulent pas parler autrement d'elle). Voil� qu'� l'appui de cette th�se et, comme nous le savons, sans poss�der sur cet �pisode v�nitien presque aucune donn�e positive puis�e dans quelque œuvre tant soit peu historique, Lindau recourt � un proc�d� fort risqu�, bien que d�j� employ� avant et apr�s lui par diff�rents biographes. Il nous donne, comme sources, des ouvrages de pure imagination ou mi-autobiographiques, tels que Elle et lui, Lui et Elle, Lettres d'un voyageur, quelques passages de la Confession d'un enfant du si�cle et entin Lui de Louise Colet (livre que tout le monde reconna�t unanimement comme indigne de confiance � cause de ses futiles bavardages {55} et de sa fausset� bien av�r�e). Il faut voir aussi comment Lindau proc�de dans ses citations: qu'il s'agisse, par exemple, d'une chose soi-disant dite par Musset, il l'emprunte � un des volumes que nous venons de citer, tandis que la r�ponse � faite par George Sand � est puis�e dans un autre ouvrage et une � nouvelle r�plique » de lui dans un troisi�me livre*. Semblable proc�d� est le comble de ce qu'un biographe peu scrupuleux peut se permettre; il ne serait que trop facile, de cette mani�re, d'imputer n'importe quoi � n'importe qui! Mais si ce proc�d� nous cause une surprise d�sagr�able en le rencontrant une premi�re fois chez Lindau, il nous froisse bien plus encore lorsque nous retrouvons ces m�mes citations arbitraires emprunt�es � diff�rents ouvrages et group�es de fa�on � former un tout complet dans un autre livre, celui de Fr�d�ric Niecks**. Il est vraiment �tonnant que cet �crivain s�rieux, le meilleur des biographes de Chopin, et qui a su, en g�n�ral, se montrer consciencieux envers George Sand, qui analyse si bien les raisons pour lesquelles deux caract�res aussi dissemblables que ceux de George Sand et de Musset, ne pouvaient se comprendre l'un l'autre, et pourquoi leur liaison dura assez peu de temps, il est �tonnant, disons-nous, que ce m�me Niecks, d�s qu'il se met � appr�cier les causes de la fragilit� des rapports entre George Sand et Chopin, perde tout � coup sa p�n�tration ordinaire et se fasse sciemment partial, mesquin et chicanier. En le lisant, nous nous heurtons de nouveau � des contradictions. À l'oppos� de Lindau, il {56} base toutes les explications qu'il donne du caract�re de George Sand sur une phrase de l'Histoire de ma Vie, d'o� il ressort qu'elle avait une nature follement passionn�e, qu'elle �tait esclave de ses passions, incapable de se dompter, de raisonner, de remplir un devoir, ne c�dant gu�re qu'� l'impulsion du moment. Mais, d�s qu'il lui incombe de prouver qu'elle �tait une nature fausse et toute de r�flexion (?), il laisse son sujet dans l'ombre et l'on voit de nouveau appara�tre, sur la sc�ne, la fameuse page de Lindau avec ses citations par bribes, et George Sand redevient une froide raisonneuse, une vraie � Lady Tartufe �. Dans le livre de Niecks, toutes ces citations ne viennent que de quatri�me main, mais cela n'embarrasse nullement l'auteur. Cette mani�re de narrer les faits nous plonge dans un �tonnement profond. Ce proc�d� nous para�t tout � fait antihistorique; il n'est nullement en rapport, du reste nous aimons � le reconna�tre, avec la narration s�v�rement persuasive et s�rieuse de Niecks, qui s'attache � ne jamais citer un fait de la vie de Chopin ou de toute autre personne, sans l'avoir d'abord soigneusement v�rifi�. Mais il s'agissait de condamner George Sand, et... l'exactitude historique, l'impartialit� sont oubli�es!

[{55}] * Le lecteur verra que nous n'avanrons rien sans preuves s'il prend la peine de lire ce que cite Lindau aux pages 123-157 et surtout 132-134.

** Fr�d�ric Niecks. Fr. Chopin als Mensch und Musiker, �bers. von Dr W. Langhans, Leipzig, Leuckart, 1890.

Notons encore un autre trait. Dans son r�cit biographique, Niecks prend pour guide l'Histoire de ma Vie et la Correspondance de George Sand et semble donner cr�ance � ces deux livres. Mais, lorsqu'il s'agit de l'excursion faite � Majorque avec Chopin, Niecks n'h�site pas � affirmer que les lettres et les souvenirs de George Sand sont un tissu de mensonges et de fausset�s; � chaque pas, il prodigue des remarques d�nu�es de tout fondement, pour inspirer au lecteur une m�fiance compl�te de ce qu'elle raconte (voir Niecks, t. II, p. 42, 44, 47, 48, 49, 83). En plusieurs {57} endroits, il se montre mosquinement chicanier et partial. Que Chopin confonde les jours et les dates, les num�ros d'opus de ses œuvres ou bien le chiffre exact de la somme qu'il a re�ue pour chacune de ses œuvres, ce n'est l� � qu'un oubli �, une � distraction compr�hensible �. Mais que, dans une lettre de Majorque, George Sand �crive que la douane, pour un piano exp�di� � Chopin � Palma de Mallorca ait exig� 300 francs, tandis que dans un Hiver � Majorque, — souvenirs �crits de m�moire — la somme cit�e soit de 400 francs, cette diff�rence est attribu�e � la rage que George Sand a de tout enjoliver, de tout exag�rer. Nous croyons pouvoir dire que, jusqu'� Niecks, aucun critique, si hostile qu'il se soit montr� emers George Sand, ne l'avait jamais soup�onn�e de cupidit�, n'avait attach� aucune importance � ce qu'elle dit dans l'Histoire, que l'une des causes de son d�part pour Paris, en 1831, avait �t� pr�cis�ment le d�sir d'avoir plus d'argent; aucun d'eux n'a pr�tendu que l'argent seul e�t �t� le mobile de son divorce, que les mauvais traitements de son mari et les autres chefs d'accusation qu'elle portait contre lui, n'avaient �t� invoqu�s au tribunal que pour les besoins de sa cause. Tout au contraire, les amis et les ennemis de George Sand sont unanimes � reconna�tre qu'elle �tait si peu �conome, qu'elle s'entendait si peu � faire des �pargnes et � conduire ses affaires, en un mot, qu'elle attachait si peu de prix au vil m�tal, qu'elle se laissait toujours duper, jetait l'argent par les fen�tres, donnait � droite et � gauche et aimait � venir en aide aux autres autant qu'elle le pouvait. C'est l� un fait que tout le monde, et elle-m�me, reconnaissent et que Niecks admet comme tous les autres. Il est donc bien naturel qu'une capitaliste aussi peu s�rieuse que le fut George Sand, ait pu oublier le chiffre exact de la somme {58} exig�e par la douane des �les Bal�ares, laquelle douane fit ensuite, comme une vraie marchande, rabais de la moiti� de ce qu'elle avait demand�. Il est �vident que ce dernier d�tail �tait bien rest� dans la m�moire de George Sand, qui n'oubliait jamais aucun fait typique, caract�ristique ou particulier, ayant trait � des mœurs ou � des coutumes locales; tandis qu'elle �tait absolument insouciante d�s qu'il �tait question de chiffres ou de comptabilit�. Il est tr�s naturel qu'elle ait pu oublier si c'�tait six ou sept cents francs qu'on leur avait r�clam�s, tout en se rappelant parfaitement, qu'apr�s avoir demand� cette somme, on l'avait r�duite de moiti�. C'est m�me l�, selon nous, un trait bien caract�ristique pour une nature artiste. Nous comprenons tr�s bien que les chiffres exacts se soient �vapor�s de sa m�moire, mais nous sommes convaincus que, si elle avait, comme tant d'autres, gard� pendant des dizaines d'ann�es des factures d�j� acquitt�es, et si elle les avait consult�es avec int�r�t de temps � autre, ce ne sont pas ces malheureux chiffres de sept cents et de quatre cents qu'on trouverait dans un Hiver � Majorque, mais bien six cents et trois cents.

Si nous nous sommes arr�t� si longtemps sur cette mesquine chicane, c'�tait � dessein de montrer encore une fois au lecteur, � quel point un auteur peut s'accrocher � tout, lorsqu'il veut prouver la fausset�, le mensonge et l'incertitude des t�moignages de George Sand et de ses deux ouvrages: un Hiver � Majorque et l'Histoire de ma Vie. Quant � nous, nous le r�p�tons, elle est, � nos yeux, une nature incontestablement sinc�re, ardente, spontan�e. Telle est l'opinion de tous ceux qui l'ont connue personnellement. Telle fut la n�tre lorsque, apr�s plusieurs ann�es de travail, nous avons essay� de nous rendre {59} compte de la physionomie totale de l'image qui s'�tait dress�e devant nos yeux durant ces ann�es, tant sur les t�moignages de ses contemporains que d'apr�s ses œuvres, o� la figure de l'auteur se dessine, pour ainsi dire, � son insu, ou encore d'apr�s les r�cits o� elle parle d'elle-m�me, volontairement.

Il est temps de donner ici notre avis sur la question que nous avons d�j� eflleur�e en passant, � propos de l'ouvrage de Lindau, � savoir: s'il est possible de profiter d'œuvres d'imagination comme de documents v�ritablement historiques, pour �crire sur un auteur un ouvrage biographique? Il est impossible, selon nous, d'accepter, pour donn�es exactes, des faits, des traits et des explications de ph�nom�nes quelconques tir�s d'une œuvre de ce m�me auteur. S'il n'est pas douteux, en effet, que ce qu'�crit l'auteur a �t� inspir� par des faits r�els, des conversations, des �v�nements auxquels il a pris part, il est certain, aussi, que cela a �t� soumis au travail de la cr�ation — � ce proc�d� chimique qui tire, d'�l�ments compos�s, connus de l'auteur et parfois du lecteur, — une nouvelle mati�re composite, poss�dant des propri�t�s toutes diff�rentes, des premiers ingr�dients. Le c�l�bre critique Brand�s, dans une conf�rence qu'il a donn�e � P�tersbourg en 1887 sur la Critique litt�raire, conf�rence qui a paru plus tard dans le Messager de l'Europe*, nous raconte un fait bien caract�ristique � propos des m�tamorphoses extraordinaires auxquelles une premi�re donn�e est parfois soumise dans l'�me de l'�crivain, o� s'accomplit le lent travail de la transformation. L'�crivain danois, bien connu, S�ren Kjerkegaard �tait fianc�, lorsqu'il se convainquit que son mariage ne pouvait {60} s'accomplir; ne voulant pas, par son refus, causer trop de chagriu � sa fianc�e, il prit la r�solution de recourir � un � pieux subterfuge �. Il se mit � � la tourmenter, � l'ennuyer pour se faire prendre en grippe et adoucir par l� le d�sagr�ment de la rupture. Il s'attacha � se montrer sous le jour le plus d�savantageux, afin de passer aux yeux de tout le monde pour un homme frivole, �tourdi, dans la conviction que si tout le monde le bl�mait, la jeune fille le quitterait plus facilement. Non content de cela il f�t tout son possible pour raffermir la jeune fille dans sa foi religieuse, dans la pens�e que cela lui donnerait la force de supporter son chagrin �. Cet �pisode servit plus tard � Kjerkegaard pour �crire toute une s�rie d'œuvres n'ayant rien de commun entre elles. Dans tous les ouvrages de Kjerkegaard, dans son Don Juan, dans Antigone, dans Abraham et Isaac on voit constamment appara�tre le m�me personnage favori, le m�me sujet: Un homme aimant, possesseur d'un secret quelconque, souffrant de voir ce secret ignor� de l'�tre qu'il aime, malheureux de ne l'avoir r�v�l� � personne, recourt � un � pieux subterfuge � afin de ne pas porter un coup irr�parable � l'�tre aim�. Telle est Antigone, qui trompe celui qu'elle aime et qui en souffre, telle est Elvire abandonn�e par Don Juan qui la trompe, telle est Abraham qui feint de ha�r Isaac, afin que celui-ci ne doute pas de la bont� de Dieu. Le fond du sujet est partout le m�me, tandis que les figures, sous lesquelles l'auteur l'a successivement incarn�, n'ont rien de commun entre elles.

[{59}] * Messager de l'Europe, octobre novembre 1887. Quatre Conf�rences de Georges Brand�s.

Nous osons affirmer que ceux qui ont l'habitude de chercher dans tout roman, nouvelle ou drame, quel est le personnage qui a servi de mod�le pour celui de N. ou de X, — ceux-l� n'ont aucune notion du travail de la {61} cr�ation, et ignorent comment on proc�de pour �crire des œuvres d'art, aussi bien que le font les �crivains habitu�s � faire de la pseudo-cr�ation en se bornant � copier, d'apr�s nature, des figures et des sc�nes avec une pr�cision photographique. Les lecteurs de ce genre vont quelquefois plus loin encore. Ils affirment, par exemple, avoir entendu dire au comte Tolsto� qu'il n'a pu �crire la Sonate � Kreutzer que parce qu'il avait �prouv� lui-m�me les sentiments de Pozdnichew, et qu'il n'aurait jamais pu cr�er le personnage de Natacha Rostow s'il n'avait consult� des demoiselles de sa connaissance pour peindre chacun des traits de son caract�re, et s'il n'avait soumis � leur jugement chacune de ses lignes (il est enjoint au lecteur perspicace de conclure que Tolsto� a peint le caract�re desdites demoiselles dans le type de Natacha). Pareils lecteurs ne restent muets que si on leur demande: � Et comment Tolsto� a-t-il donc fait, s'il vous plait, pour �crire son Histoire d'un cheval*? A-t-il consult� pour cela des chevaux qu'il connaissait, ou bien a-t-il �prouv� lui-m�me les sensations que peut avoir un cheval? Comment encore Shakespeare a-t-il pu �crire Othello ou Hamlet, la sc�ne des ombres dans Macbeth, le monologue nocturne de Lady Macbeth, et celui de Juliette � sa fen�tre?... Est-il possible que tout cela ait �t� �prouv� par sir William?.. � Mais ce serait la plus pitoyable id�e que l'on p�t se faire de la cr�ation artistique, que cette opinion qu'un auteur doit avoir � v�cu � tout ce qu'il �crit. Il est bon, cela va sans dire, que l'auteur viv de la vie de {62} ses h�ros, qu'il soit p�n�tr� de leurs pens�es et de leurs sentiments; les pages � v�cues � se distinguent toujours par uu �clat, une forcc tellement particuli�re et saisissante que nous avons un terme sp�cial pour le d�finir: � C'est p�n�tr� d'un sentiment subjectif, dit-on, d'une chaleur subjective �. N�anmoins, il ne faut jamais perdre de vue que toute page d'une chaleur subjective a d�, n�cessairement, passer par le creuset qui se nomme la cr�ation, et subir, chez l'�crivain, l'action du travail plus ou moins ardu. George Sand a maintes fois r�p�t� elle-m�me, qu'on ne pouvait se borner � copier servilement la v�rit� de l'existence quotidienne si l'on voulait atteindre la v�rit� artistique. En racontant, par exemple, dans le chapitre XV de l'Histoire de ma vie comment le c�l�bre pr�lat de Beaumont — son oncle — lui avait servi pour nous d�peindre le chanoine si typique et si plein de caract�re, de Consuelo, qui ne ressemble en rien � son prototype, George Sand nous d�montre clairement qu'un personnage de roman, pour �tre bien caract�ris� et typique, ne doit point ressembler � une seule personne, r�ellement existante, mais � un grand nombre de personnages, que jamais un portrait copi� directement sur nature ne sera artistiquement vrai, mais sera au contraire, incompr�hensible comme type, plein de contradictions et de petits d�tails confus. Elle r�p�te la m�me chose dans le dernier volume de l'Histoire de ma Vie � propos de la ressemblance du prince Carol, de Lucrezia Floriani, avec Chopin. Il ne faut pas chercher la v�rit� de la vie r�elle, l� o� la v�rit� artistique doit faire loi. Il ne faut pas vouloir retrouver des traits et des personnages r�els dans les cr�ations de l'art. � II serait vraiment trop facile de faire la biographie d'un romancier en transportant les fictions de {63} ses contes dans la r�alit� de son exislence. Les frais d'imagination ne seraient pas grands**. � Nous retrouvons la m�me pens�e et � maintes reprises, chez Tourgu�niew, dans ses Souvenirs et ses lettres � propos des P�res et Enfants et de À la Veille. Si l'on met en parall�le les opinions de George Sand et de Tourgu�niew avec l'�pisode de l'histoire de Kjerkegaard mentionn� plus haut, nous sommes bien pr�s de r�soudre ce dilemme: Pourquoi, d'une part, dans les œuvres les plus objectives de la litt�rature, se cache-t-il un motif invisible, subjectif et v�cu, et pourquoi, d'autre part, ne faut-il profiter qu'avec une extr�me prudence de l'œuvre d'un �crivain, comme mati�re pour �crire sa biographie? C'est l�, cependant, un usage fort r�pandu de nos jours et, nous le r�p�tons, c'est l� un proc�d� fort risqu�. Pius un homme a de talent, plus il a le don de transformer la r�alit� en fiction po�tique, et plus il est facile au biographe de tomber dans l'erreur. Ce que nous disons s'applique aux productions de la litt�rature d'imagination non moins qu'aux m�moires, aux souvenirs et aux r�cits �crits apr�s coup.

[{61}] * Parut en fran�ais dans le volume: L�on Tolsto�, Derni�res Souvelles, traduites par Mme El�onore Tsakny. Paris. 1887. — et derni�rement dans la Revue des Revues, traduite par MM. L�on Golschman et Ernest Jaubert.

** Histoire de ma Vie, t. I. ch. Ier.

Il y a certainement de bien grandes r�serves � �tablir � ce sujet. Il est �vident qu'en lisant les M�moires de Glinka*, le lecteur a le sentiment que tout cela est vrai, que toutes les choses sont effectivement arriv�es comme l'auteur le dit.

* Michel Glinka, le plus grand des compositeurs russes, n� le 2 juin 1804, mort en 1857, auteur de la Vie pour le Tsar et de Rousslan.

Mais combien chacun de nous n'a-t-il pas lu, en sa vie, de � M�moires � et de � Souvenirs � o� chaque ligne provoque le scepticisme!

Il est indubitable que les choses vraies ne passeront pas {64} inaper�ues m�me dans des souvenirs de ce genre et que le mensonge ne trompera personne. Mais la question se complique �trangement s'il s'agit de souvenirs r�dig�s par un �crivain de talent, surtout si ces souvenirs n'ont pas seulement trait aux personnages connus par l'auteur et aux �v�nements dont il fut t�moin, mais encore aux �v�nements et aux actes de sa propre vie. Il arrive alors que l'homme le plus v�ridique omet, �� et l�, certaines choses, laisse certaines lacunes, ou �claire certains faits � sa guise. Il ne peut y avoir d'exceptions sous ce rapport, et plus un auteur a de g�nie, plus il est difficile de d�m�ler de la v�rit� toute nue les enjolivements dont il l'orne, ces enjolivements affectassent-ils m�me le cynisme de Jean-Jacques ou la simplicit� exag�r�e d'un grand �crivain moderne russe. C'est ce qui explique notre peu de foi en des � M�moires � �crits avec talent; nous ne croyons volontiers qu'aux notes authentiques, prises au jour le jour. (Nous partageons donc th�oriquement l'avis de Niecks, mais le lecteur verra plus loin que nous diff�rons de lui dans l'application de sa th�orie.) Nous accordons encore plus de foi aux simples lettres priv�es, — naturellement, non � celles qu'�crivent des hommes plus ou moins �minents qui savent d'avance qu'elles para�tront un jour dans l'Antiquit� russe ou dans la Revue des deux Mondes et qui les �crivent en vue de la post�rit�, — mais � de simples et modestes lettres priv�es. En confrontant ces simples lettres, �crites � diff�rentes personnes, on se fait d'une personnaht� donn�e une id�e bien plus exacte que celle qu'on � tire � d'œuvres et de notices purement artistiques ou de souvenirs destin�s � la publicit�. Pour bien comprendre � quel point des lettres peuvent servir � faire appr�cier � sa juste valeur une personnalit� historique, il suffit de rappeler le revirement dans l'opinion {65} publique que produisit la publication de la correspondance de Pouchkine. Que de gens se sont reconcili�s avec notre grand po�te, combien ont compris l'homme apr�s la lecture du volume de ses lettres! Que d'accusations contre lui sont tomb�es apr�s l'apparition de celles qu'il �crivit � sa femme et � d'autres personnes, lettres remplies d'une amer- tume concentr�e et d'une profonde douleur dissimul�e, cons�quence du joug qui pesait alors sur sa vie, tandis que jusqu'� leur publication, la plupart des lecteurs pr�tendaient que Pouchkine raffolait des grandeurs, qu'il aspirait � parvenir, et que, comme Gœthe, � il n'�tait et ne voulait �tre qu'un courtisan �. Ces lettres firent d�couvrir en lui un homme �clair�, un � esprit viril � (expression de Tourgu�niew � propos de cette correspondance)* et cette opinion fut partag�e par ceux-l� m�me qui l'avaient hautement trait� de � ren�gat � et de � r�trograde �. Mon Dieu, mais c'�tait un g�nie, conscient de lui-m�me, s'effor�ant de se soustraire � la perdition pour ne pas �touffer et ne pas partager le sort de Pol�ja�ew et de Chewtchenko**! S'il n'avait pas eu en lui cette force int�rieure comme sauvegarde, ce n'est pas en 1837, mais en 1826 qu'il serait mort, et peut-�tre m�me plus t�t, �touff�, �cras� par les circonstances, par le � venin de la calomnie �, par les amis, par les ennemis, par tous et par tout!

* Collection compl�te des œuvres de Tourgueniew, Saint-P�tersbourg, 1883. F. I. � Pr�face aux nouvelles lettres de Pouchkine � sa femme. �

** Deux po�tes russes, qui ayant attir� sur eux la d�sapprobation de Nicolas Ier, furent condamn�s � servir dans l'arm�e comme simples troupiers.

Qu'on nous pardonne si nous nous �cartons en apparence de notre sujet; nous ne le faisons que pour condamner encore une fois ceux qui s'opposent � la publication des lettres de qui que ce soit, et nous citerons � cette {66} occasion les parolos de Tourgueniew: � Quand ils s'agit de d�gager la physionomie morale d'un homme comme Pouchkine, l'histoire entre dans ses droits et le temps voile d'un manteau de respect tout ce qui aurait pu sembler autrefois trop intime, ou touchant de trop pr�s � des hommes priv�s. �

Ainsi de pareils documents contemporains sur telle personnalit� donn�e sont �minemment importants par leur authenticit�, leur v�racit�. Les M�moires ont aussi indubitablement leur importance, pourtant le biographe doit faire un choix tr�s d�licat entre les choses se rapportant � l'�poque m�me et celles qui ont �t� post�rieurement ajout�es ou alt�r�es par l'auteur, dont les id�es g�n�rales ont vari� d'une �poque � l'autre. Mais, lorsque des M�moires ou l'histoire d'une vie sont �crits dans le but de pr�coniser une id�e, comme les M�moires de l'Imp�ratrice Catherine ou l'Histoire de ma Vie, alors tous les �v�nements ne sont plus consid�r�s comme accidentels; ils forment d�s lors un ensemble indissoluble. Remarquons, � ce propos, que par endroits, gr�ce � la mani�re intelligente, g�niale m�me, de tourner autour de certains �pisodes en pr�sentant avec adresse et tr�s simplement des choses nullement simples au fond, l'Histoire de ma Vie nous rappelle d'une mani�re frappante l'admirable autobiographie de l'auguste amie des encyclop�distes. La premi�re des œuvres avait pour but d'expliquer et de justifier les �v�nements; la seconde, de peindre, sous forme de fil ininterrompu le d�veloppement d'un esprit, dont la vie ext�rieure s'est �coul�e au milieu des �v�nements les plus extraordinaires. Dans l'une comme dans l'autre histoire, on se heurte � bien des explications forc�es, mais dans les deux ouvrages, l'id�e g�n�rale, comme les traits principaux, sont conformes � la v�rit�. Il {67} n'�tait pas au pouvoir des deux auteurs de supprimer beaucoup d'�v�nements de leur vie; mais ils ont fait tout ce qu'ils pouvaient et devaient faire comme femmes, car ces deux esprits de g�nie ne pouvaient pas, ne devaient pas oublier, qu'elles �taient pourtant femmes; soumises � la modestie f�minine, elles ont gard� un silence discret sur certaines choses et c'est pour elles un m�rite de l'avoir fait; elles ont donc droit � notre enti�re approbation. Cette mani�re d'�crire entraine naturellement quelques h�sitations, quelques inexactitudes dans la th�se. Des d�tails importants apparaissent comme insignifiants, des faits minimes revotent un caract�re de grandeur, les choses vagues ou obscures s'�clairent, gr�ce � la lumi�re �blouissante projet�e par un esprit brillant ou par le voisinage d'un fait �clatant, le criard et le tranchant s'estompent dans l'ombre des observations g�n�rales, spirituellement incolores, ou d'une profondeur obscure � dessein. On est forc�, de lire entre les lignes, mais l'ensemble, surtout dans l'Histoire de ma Vie, est tout � fait conforme � l'id�e g�n�rale. Aussi faut-il, si nous voulons d�gager la v�rit� de ces deux g�niales autobiographies, rejeter les d�tails sans importance et nous contenter de suivre le d�veloppement de l'id�e g�n�rale, dans le premier comme dans le second ouvrage. Nous nous trouverons, par l�, s�rement sur la bonne voie et nous n'aurons pas � craindre de nous �garer dans la brume des obscurit�s, ni dans la noire for�t des contradictions.

Dans ce livre, qui para�t apr�s d'innombrables biographies, d'ouvrages et d'articles critiques sur George Sand, nous ne nous permettrons nullement, r�p�tons-le, de redire tout ce que nous raconte l'Histoire de ma Vie, car nous ne la consid�rons pas comme un � document �. {68} D'un autre c�t�, nous n'avons pas non plus la pr�tention de ne faire conna�tre que des faits enti�rement nouveaux, ignor�s de tous, de ne publier que des documents in�dits. Nous nous proposons de donner, d'une part, une biographie vraiment historique de George Sand, c'est-�-dire l'histoire de sa vie et de ses œuvres, bas�e sur des documents et des faits exacts et neufs; d'autre part, de signaler et de r�futer, ne f�t-ce que les plus importantes des innombrables erreurs et alt�rations pr�m�dit�es que l'on rencontre dans les diff�rents ouvrages sur George Sand. Enfin, nous t�cherons de donner un aper�u critique de ses œuvres, tant de celles que tout le monde a lues que de celles qui sont peu ou ne sont point connues. H�tons-nous d'ajouter et de r�p�ter que:

1° Pour tout ce qui concerne les personnes qui ont, d'une mani�re ou d'une autre, approch� George Sand, nous avons t�ch� de puiser nos renseignements dans les biographies qui leur sont favorables. Tout en p�chant souvent, il est vrai, contre la v�racit� des d�tails et des couleurs sous lesquelles elles nous repr�sentent George Sand elle-m�me, ces biographies nous d�peignent bien plus v�ridiquement les personnes auxquelles elles sont consacr�es. La sympathie n'est pas toujours aveugle, elle contribue souvent, au contraire, � ne pas faire perdre de vue au biographe le moindre petit trait, tandis que, si l'auteur avance quelque chose pour condamner ou faire remarquer les d�fauts de son h�ros, nous pouvons sans crainte nous fier � son opinion; semblable auteur peut p�cher par faiblesse ou par indulgence, mais il n'ira certainement pas jusqu'au mensonge, � la calomnie, et ne travestira pas la moindre peccadille en un crime impardonnable. C'est le syst�me que nous nous sommes efforc� de suivre dans tout notre travail, c'est-�-dire de ne juger les personnes qui {69} jou�rent un r�le plus ou moins important dans la vie de George Sand que d'apr�s les t�moignages des �crivains qui leur sont sympathiques. C'est le seul moyen de nous rapprocher de la v�rit�, s'il ne nous est pas donn� d'y atteindre. Il va sans dire que les assertions d'un biographe perdent � nos yeux toute valeur, lorsque ses sympathies pour telle ou telle personne le conduisent jusqu'� la partialit� ou au manque de conscience en le portant � calomnier George Sand.

2° Nous regardons comme proc�d� surann� et hypocrite, nuisible � George Sand elle-m�me, le silence que gardent ses biographes sur certains faits et m�me sur des �poques enti�res de sa vie.

3° Nous ne pouvons consid�rer les œuvres d'imagination, m�me celles qui contiennent des faits pris sur nature, comme des documents vraiment historiques; nous les citerons parfois et nous n'y ferons allusion qu'en qualit� de documents psychologiques servant d'illustrations � notre r�cit.

4° L'Histoire de ma Vie nous parait insuffisante et peu exacte pour les donn�es chronologiques et pr�cises de la vie de George Sand.

Nous divisons les sources auxquelles nous avons puis� pendant notre travail de dix ans, en Documents proprement dits et en Sources litt�raires et bibliographiques.








{70} DOCUMENTS



A

I. — Lettres imprim�es de George Sand:

1. Les six volumes de la Correspondance.

2. Lettres � diff�rentes personnes qui, avant d'avoir �t� ins�r�es dans cette Correspondance, ont d'abord paru — sans changements, ni suppressions faites lors de leur publication en volumes — dans la Revue des deux Mondes des 1 et 15 janvier 1881 (36 lettres) et dans la Nouvelle Revue de 1881 (10 lettres).

3. Lettres � la comtesse d'Agoult et � Liszt, imprim�es �galement dans la Nouvelle Revue de 1881 (18 lettres).

4. Lettres � la famille Sainte-Agnan, publi�es dans la Revue Encyclop�dique de 1893.

5. Lettres aux de Villeneuve, parues pour la premi�re fois dans le Figaro des 16 et 23 janvier et du 18 septembre 1881, et dans le Voltaire, du 8 mai 1882.

6. Deux lettres � Sainte-Beuve, publi�es par Charles de Lom�nie dans la Nouvelle Revue de 1895.

7. Lettres � Sainte-Beuve, imprim�es en partie dans ses Portraits contemporains (vol. I), puis encore parues dans la Revue de Paris de 1896, et dans le volume des Lettres � de Musset et Sainte-Beuve, �dit� par L�vy en 1897, avec pr�face de M. Rocheblave.

8. Lettres � Alfred de Musset qui ont aussi paru pour la premi�re fois dans la Revue de Paris de 1896, avec des notes d'Émile Aucante, ainsi que les lettres et les fragments de lettres � Musset, publi�s par Mme Arv�de Barine, le vicomte de Spoelberch, MM. Mari�ton, Rocheblave, et autres.

9. Lettres � Émile Regnault, publi�es par Henri Amic (fragments) dans son article � D�fense de George Sand � (le Figaro, 2 novembre 1896).

{71} 10. Lettres � l'abb� Rochet parues dans la Gironde litt�raire du 20 novembre 1883, dans les Nouvelles de l'Interm�diaire de 1893 et dans la Nouvelle Revue du 10 novembre 1896 au 15 janvier 1897 (cinq num�ros.)

11. Lettres � Michel de Bourges parues sous le titre de Lettres de femme avec des dates arbitraires et des noms chang�s, dans la Revue illustr�e de 1890-1891. (L'authenticit� de ces lettres est indubitable; nous en parlerons en son lieu.)

12. Quatre lettres � Liszt publi�es par Mme La-Mara dans le volume des Briefe hervorragender Zeitgenossen an Franz Liszt.

13. Dix lettres � M. Dudevant publi�es par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul dans le Cosmopolis de 1896, et r�imprim�es dans son livre: la V�ritable histoire de � Elle et Lui �.

14. Lettres au Dr Pagello imprim�es par le Dr Cabanes dans la Revue hebdomadaire de 1896, et par M. Rafaello Barbiera dans l'Illustrazione Italiana de 1881.

15. D'innombrables lettres � diverses personnes et publi�es jusqu'� ce jour dans diff�rentes revues, journaux, monographies et biographies.

La plupart de ces monographies et biographies sont indiqu�es dans la liste bibliographique � la fin du livre.


II. — Lettres � George Sand ou � des tiers, mais se rapportant � George Sand. Par exemple: les lettres de Flaubert, de Musset, Sainte-Beuve, Lamennais, Delacroix, Chopin, Aur�lien de S�ze, Barb�s, Liszt, la comtesse dAgoult, Heine, des deux Dumas, Tourgu�niew, Victor Hugo, Tattet, Mme de Musset, Pagello, etc.


III. — 1. Les notes journali�res (non les M�moires �crits apr�s coup), comme le journal de Delacroix, celui de Pagello, des Goncourt ct d'autres.

2. Pages de journal de George Sand elle-m�me : les unes, tir�es de celui qui est de date ant�rieure, sont reproduites dans l'Histoire de ma Vie, les autres, �crites pour Musset en 1834-35 ont paru par fragments dans les livres d'Arv�de {72} Barine de MM. de Spoelbreh , Mar�to, et dans la pr�face de M Rcheblave aux lettres de G. Sand � Musset (�dit. L�vy).

B

I. — Lettres in�dites, ainsi que celles qui, jusqu'� pr�sent, ont �t� imprim�es avec des passages supprim�s ou tronqu�es:

1. 93 lettre d'Aurore Dudevant � son mari (3 billets �crits avant le mariage, 5 lettres de 1824, 5 de 1825, 2 de 1826, 10 de 1827, 7 de 1828, 10 de 1829, 17 de 1830, 17 de 1831, 7 1832, 4 de 1833 et 6 de l8334). Dix de ces lettres ont �l� publi�es par M. de Spoelberch dans le Cosmopolis de 1896. (Voir plus haut.)

2. Lettres d'Aurore Dudevant � sa m�re et celles de Sophie�Antoinette � sa fille et � son beau-fils.

3. Lettres d'Hippolyte Chatitron � sa sœur et � son beau�fr�re, et d'Aurore � son fr�re.

4. La correspondance entre Zo� Leroy, Aurore Dudevant et Anr�lien de S�ze.

5. Lettres in�dites d'Aurore � M. Caron, et lettres de Dudevant et de Chatirou � ce m�me Caron.

6. Lettres in�dites de George Sand, — ou imprim�es jusqu'ici avec des passages supprim�s ou tronqu�s, — � son fils Maurice, � Duvernet, Boucoiran, Dutheil, Papet, Gu�roult, Rollinat, Dumas, Leroux, Louis Blanc, Grzymala, F�licie Sandeau, etc., etc.

7. Suite et fin de la correspondance avec Michel de Bourges, qui n'a pas paru dans la Revue illustr�e.

8. Lettres in�dites � George Sand par divers : Mmes Émilie Wismes, Jane, Aim�e et Ch�rie Bazouin: Mlle Crombach, Mme d'Agoult, MMmes Pauline Viardot, Arnould Plessy; MM. F. Rollinat et la famille Rollinat, N�raud, de Latouche, de S�ze, les fr�res Leroux, Em. Arago, Geof.-Saint-Hilaire, Meyerbeer, Chopin, Liszt, Dessauer, Muller-Strubing, Charles Marchal, Bakounine, Magu, Gilland, Perdiguier, etc., etc.

{73} 9. Lettres de M. Dudevant et d'Aurore Dudevant � leurs avocats, lors de leur proc�s, tous les documents concernant cc proc�s et les lettres de Dudevant � Hippolyte Chatiron, s'y rapportant.

10. Lettres � Mme Dorval.

11. Journal complet envoy� en 1835 � Musset et dont Mme Jaubert et sa fille avaient pris une copie (comme l'affirme Paul de Musset).Voir les chapitres VIII et IX de ce livre.

l2. Lettres de Dudevant � sa femme.


II. — Toutes sortes de documents in�dits, billets, notes, lettres, se trouvant dans des archive priv�es.


III. — Calepins, cahiers et journal intime de G. Sand, de 1817 � 1876.








SOURCES LITTÉRAIRES ET BIBLIOGRAPHIQUES




I. — Ouvrages et m�langes autobiographiques et demi�autobiographiques de George Sand :

Un voyage en Auvergne;
Lettres d'un Voyageur;
Histoire de ma Vie;
Nouvelles Lettres d'un voyageur;
Journal d'un voyageur pendant la guerre;
Souvenirs de 1848;
La blonde Phœb�;
Mon grand oncle;
La nuit d'hiver;
Fragment d'un roman qui n'a pas �t� fait;
Impression et souvenirs;
Promenades autour d'un village.


II. — M�moires et Souvenir par divers.


{74} III. Monographies, biographies, cours de litt�rature, articles de journaux , encyclop�dies, dictionnaires, notes et notices les plus courtes se rupportant � George Sand, � son �poque, ou � ses contemporains.


IV. — Œuvres d'imagination, vers, nouvelles, romans, etc. contenant des donn�es biographiques ou autobiographiques, et fr�quemment cit�s comme � sources� pour l'histoire de George Sand.

Nous nous sommes d�j� prononc�s l�-dessus: ces pr�tendues sources ne peuvent gu�re servir que d'illustrations � l'histoire v�ritable.


V. — Œuvres compl�tes de George Sand.


Enfin, nous avons pu profiter des indications et des renseignements oraux donn�s par des parents, des amis et des contemporains de George Sand.


R�sumons-nous: dans notre travail, nous t�cherons de ne point nous �loigner des faits v�rifi�s sur documents, nous ne nous engagerons pas dans des hypoth�ses, nous ne suivrons point notre imagination l� o� les faits positifs font d�faut, nous t�cherons en g�n�ral d'�tre strictement historique, et enfin, nous nous souviendrons de ce que Pouchkine a dit � propos de Voltaire: « Tout nous est pr�cieux d'un grand homme, m�m le m�moire de son tailleur. �