Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE IX
ALFRED DE MUSSET ET LE VOYAGE À VENISE

Le succ�s de L�lia fut prodigieux. Ce roman symbolique, o� se retrouve la phras�ologie du romantisme, obtint l'adh�sion et emporta les �loges des critiques les plus s�v�res, notamment Sainte-Beuve et Gustave Planche. Celui-ci, qui �pancha dans la Revue des Deux Mondes son admiration de classique imp�nitent, semble n'avoir �t� pour George Sand qu'un ami litt�raire des plus d�vou�s. Elle s'en explique, sans ambages, au cours des lettres �crites � Sainte-Beuve, en juillet et ao�t 1833: « On le regarde comme mon amant, on se trompe. Il ne l'est pas, ne l'a pas �t� et ne le sera pas. » Le pauvre Gustave Planche avait les charges de l'emploi, sans en recueillir les b�n�fices. Il poussait l'obligeance jusqu'� faire sortir et promener, les jours de cong�, le jeune Maurice Dudevant, �l�ve au coll�ge Henri IV. Non content de mettre sa plume au service de George Sand, il provoquait pour elle, en combat singulier — tel un chevalier du moyen �ge arborant les couleurs de sa dame — certain Capo de Feuillide qui, dans l'Europe litt�raire du 22 ao�t 1833, avait parl� de L�lia irr�v�rencieusement. Le duel eut lieu, mais l'issue n'en fut pas tragique, aucun des adversaires n'ayant �t� atteint. Toutefois on assure que la balle de Gustave Planche alla, dans un pr� voisin, tuer une vache que Buloz dut payer ch�rement � son propri�taire. Seul, en effet, le directeur de la Revue des Deux Mondes �tait assez cossu pour assumer une si lourde indemnit�.

À ce sujet fut compos�e une complainte, presque aussi longue que celle de Fuald�s, et intitul�e: « Complainte historique et v�ritable sur le fameux duel qui survint entre plusieurs hommes de plume, tr�s inconnus dans Paris, � l'occasion d'un livre dont il a �t� beaucoup parl� de diff�rentes mani�res, ainsi qu'il est relat� dans la pr�sente complainte. » Il y a vingt-quatre couplets. Citons les trois premiers:

Monsieur Capot de Feuillide Ayant insult� L�lia, Monsieur Planche, ce jour-l�, S'�veilla fort intr�pide, Et fit preuve de valeur Entre midi et une heur!

Il �crivit une lettre Dans un fran�ais tr�s correct, Se plaignant que, sans respect, On os�t le m�conna�tre; Et, plein d'indignation, Il passa son pantalon.

Buloz, dedans sa chambrette, Sommeillait innocemment. Il s'�veille incontinent, Et b�illa d'un air fort b�te, Lorsque Planche entra soudain, Un vieux journal � la main.

Et voici la conclusion rim�e de cette m�morable affaire, qui ne fit pas verser de sang, mais beaucoup d'encre:

Les combattants en pr�sence Firent feu des quatre pieds. Planche tira le premier, À cent toises de distance; Feuillide, comme un �clair, Riposta, cent pieds en l'air.

« Cessez cette boucherie, Cri�rent les assistants, C'est assez r�pandre un sang Pr�cieux � la patrie; Planche a lav� son affront Par sa d�tonation. »

Dedans les bras de Feuillide Planche s'�lance � l'instant, Et lui dit en sanglotant: « Nous sommes deux intr�pides, Je suis satisfait vraiment, Vous aussi probablement. »

Alors ils se s�par�rent, Et depuis ce jour fameux, Ils v�curent tr�s heureux. Et c'est de cette mani�re Qu'on a enfin reconnu De George Sand la vertu.

Cette vertu, solennellement attest�e, allait cependant subir une nouvelle secousse. Apr�s la rupture avec Jules Sandeau et la courte et f�cheuse �preuve avec Prosper M�rim�e, le coeur de George Sand �tait libre, et L�lia, au milieu de ses travaux, avait du vague � l'�me. Gustave Planche n'�tait pour elle qu'un officieux et un charg� d'affaires, Sainte-Beuve un confident et presque un confesseur la�que. Elle cherchait d'autres amiti�s litt�raires. Qui? Nous avons la trace de ses h�sitations et de ses t�tonnements. Elle �crit, le 11 mars 1833, � son mentor, Sainte-Beuve: « À propos, r�flexion faite, je ne veux pas que vous m'ameniez Alfred de Musset. Il est tr�s dandy, nous ne nous conviendrions pas, et j'avais plus de curiosit� que d'int�r�t � le voir. Je pense qu'il est imprudent de satisfaire toutes ses curiosit�s, et meilleur d'ob�ir � ses sympathies. À la place de celui-l�, je veux donc vous prier de m'amener Dumas en l'art de qui j'ai trouv� de l'�me, abstraction faite du talent. Il m'en a t�moign� le d�sir, vous n'aurez donc qu'un mot � lui dire de ma part; mais venez avec lui la premi�re fois, car les premi�res fois me sont toujours fatales. » Elle se souvenait de M�rim�e.

Dumas vint et ne revint pas. Sa belle humeur copieuse ne pouvait s'accommoder de la sensibilit� subtile de George Sand. Alors celle-ci se retourne vers Sainte-Beuve, et lui demande d'autres pr�sentations. On essayait de tous les genres, on t�ta m�me des philosophes. Elle �crit, en avril 1833, � son cic�rone, qui tenait l'emploi de fourrier ou de pourvoyeur sentimental: « Mon ami, je recevrai M. Jouffroy de votre main. » La livraison ne fut pas faite. L�lia recula devant un personnage aussi grave. « Je crains un peu, dit-elle � Sainte-Beuve, ces hommes vertueux de naissance. Je les appr�cie bien comme de belles fleurs et de beaux fruits, mais je ne sympathise pas avec eux; ils m'inspirent une sorte de jalousie mauvaise et chagrine; car, apr�s tout, pourquoi ne suis-je pas comme eux? Je suis aupr�s d'eux dans la situation des bossus qui ha�ssent les hommes bien faits; les bossus sont g�n�ralement pu�rils et m�chants, mais les hommes bien faits ne sont-ils pas insolents, fats et cruels envers les bossus? »

À l'image de Diog�ne allumant sa lanterne, George Sand cherchait un homme, moins l�ger que Sandeau, plus stable que M�rim�e, moins affair� que Dumas, plus sociable que Jouffroy. Elle rencontra Alfred de Musset, au mois de juin 1833. Ce fut — si nous en croyons le fr�re du po�te, son biographe et son pan�gyriste — � un grand d�ner offert aux r�dacteurs de la Revue chez les Fr�res proven�aux. Paul de Musset ajoute: « Les convives �taient nombreux; une seule femme se trouvait parmi eux. Alfred fut plac� pr�s d'elle � table. Elle l'engagea simplement et avec bonhomie � venir chez elle. Il y alla deux ou trois fois, � huit jours d'intervalle, et puis il y prit habitude et n'en bougea plus. » C'est outre mesure pr�cipiter les �v�nements. George Sand ne fut pas tout � fait si exp�ditive; mais en la calomniant, soit dans la Biographie, soit dans Lui et Elle, Paul de Musset a toujours cru remplir un devoir de famille. Le vrai est que, le 24 juin, Alfred de Musset adressait � George Sand les fameux vers, Apr�s la lecture d'Indiana, puis, quelques jours plus tard, un passage de Rolla qu'il �tait en train de composer et qu'accompagnait un billet c�r�monieux, ainsi con�u:

« Voil�, Madame, le fragment que vous d�sirez lire, et que je suis assez heureux pour avoir retrouv�, en partie dans mes papiers, en partie dans ma m�moire. Soyez assez bonne pour faire en sorte que votre petit caprice de curiosit� ne soit partag� par personne.

« Votre bien d�vou� serviteur,

« Alfred de MUSSET. »

Pr�s de deux mois s'�coulent. L�lia para�t dans les premiers jours d'ao�t 1833, puisqu'il en est fait mention au Journal de la Librairie du 10 ao�t. George Sand offre un exemplaire du roman � Alfred de Musset, avec cette d�dicace sur le tome premier: « À monsieur mon gamin d'Alfred, George », et cette autre sur le tome II: « À monsieur le vicomte Alfred de Musset, hommage respectueux de son d�vou� serviteur, George Sand. » Elle le prenait, on le voit, sur un ton assez familier, et lui-m�me marquait dans sa correspondance une progression d'intimit� qu'il n'est pas sans int�r�t de noter. Voici un premier billet, encore r�serv� d'allure:

« Votre aimable lettre a fait bien plaisir, Madame, � une esp�ce d'idiot entortill� dans de la flanelle comme une �p�e de bourgmestre... Que vous ayez le plus t�t possible la fantaisie de perdre une soir�e avec lui, c'est ce qu'il vous demande surtout. Votre bien d�vou�,

« Alfred de MUSSET. »

Quelques jours plus tard, la camaraderie s'accentue:

« Je suis oblig�, Madame, de vous faire le plus triste aveu: je monte la garde mardi prochain; tout autre jour de la semaine ou ce soir m�me, si vous �tiez libre, je suis tout � vos ordres et reconnaissant des moments que vous voulez bien me sacrifier. Votre maladie n'a rien de plaisant, quoique vous ayez envie d'en rire. Il serait plus facile de vous couper une jambe que de vous gu�rir. Malheureusement on n'a pas encore trouv� de cataplasme � poser sur le coeur. Ne regardez pas trop la lune, je vous en prie, et ne mourez pas avant que nous ayons ex�cut� ce beau projet de voyage dont nous avons parl�. Voyez quel �go�ste je suis; vous dites que vous avez manqu� d'aller dans l'autre monde; je ne sais vraiment pas trop ce que je fais dans celui-ci. »

« Tout � vous de coeur.

« Alfred de MUSSET. »

Dans une lettre, c'est souvent le post-scriptum qu'il faut lire avec le plus d'attention, et c'est la formule finale qui laisse volontiers pressentir l'intensit� des sentiments. Ici, « tout � vous de coeur » a remplac� « votre bien d�vou� serviteur » du d�but. Puis voici le billet par lequel il accuse r�ception des deux nouveaux volumes qui lui sont communiqu�s en bonnes feuilles:

« J'ai re�u L�lia. Je vous en remercie, et, bien que j'eusse r�solu de me conserver cette jouissance pour la nuit, il est probable que j'aurai tout lu avant de retourner au corps de garde.

« Si, apr�s avoir raisonnablement tremp� vos doigts dans l'encre, vous vous couchez prosa�quement, je souhaite que Dieu vous d�livre de votre mal de t�te. Si vous avez r�ellement l'id�e d'aller vous percher sur les tours de Notre-Dame, vous serez la meilleure femme du monde, si vous me permettez d'y aller avec vous. Pourvu que je rentre � mon poste le matin, je puis disposer de ma veill�e patriotique. R�pondez-moi un mot, et croyez � mon amiti� sinc�re.

« Alfred de MUSSET. »

Sur tous les premiers incidents de cette liaison litt�raire et sentimentale, l'Histoire de ma Vie est silencieuse, la Correspondance de George Sand, �dit�e par les soins de son fils, ne contient aucune lettre, la Biographie d'Alfred de Musset par son fr�re est muette ou de mauvaise foi. Les seuls documents authentiques et dignes de cr�ance sont les lettres de George Sand � Sainte-Beuve, publi�es chez Calmann L�vy par M. Émile Aucante avec une introduction de M. Rocheblave, et les lettres in�dites d'Alfred de Musset � George Sand que la famille du po�te n'a pas voulu laisser imprimer, mais que l'on colporte sous le manteau. Il en a paru des passages dans la biographie d'Alfred de Musset par Arv�de Barine, dans les �tudes de M. Maurice Clouard ins�r�es � la Revue de Paris, et dans le volume de M. Paul Mari�ton, Une Histoire d'Amour.

Voici, in extenso, le texte de la lettre adress�e � madame Sand, 19 quai Malaquais, vers le milieu de juillet, et o� Alfred de Musset formule son appr�ciation sur L�lia. Il y a de l'amour, c'est-�-dire de l'hyperbole et de la flatterie, dans cet �loge aussi enthousiaste pour la femme que pour le livre:

« Éprouver de la joie � la lecture d'une belle chose faite par un autre, est le privil�ge d'une ancienne amiti�. Je n'ai pas ces droits aupr�s de vous, Madame; il faut cependant que je vous dise que c'est l� ce qui m'est arriv� en lisant L�lia.

» J'�tais, dans ma petite cervelle, tr�s inquiet de savoir ce que c'�tait; cela ne pouvait pas �tre m�diocre, mais enfin �a pouvait �tre bien des choses, avant d'�tre ce que cela est. Avec votre caract�re, vos id�es, votre nature de talent, si vous eussiez �chou� l�, je vous aurais regard�e comme valant le quart de ce que vous valez. Vous savez que malgr� tout votre cher m�pris pour vos livres, que vous regardez comme des esp�ces de contre-parties des m�moires de vos boulangers, etc., etc., vous savez, dis-je, que pour moi un livre c'est un homme ou rien. Je me soucie autant que de la fum�e d'une pipe, de tous les arrangements, combinaisons, drames, qu'� t�te repos�e et en travaillant pour votre plaisir vous pourriez imaginer et combiner. Il y a dans L�lia des vingtaines de pages qui vont droit au coeur, franchement, vigoureusement, tout aussi belles que celles de Ren� et Lara. Vous voil� George Sand; autrement vous eussiez �t� madame une telle, faisant des livres.

« Voil� un insolent compliment. Je ne saurais en faire d'autres. Le public vous les fera. Quant � la joie que j'ai �prouv�e, en voici la raison.

« Vous me connaissez assez pour �tre s�re � pr�sent que jamais le mot ridicule de « Voulez-vous ou ne voulez-vous pas? » ne sortira de mes l�vres avec vous. Il y a la mer Baltique entre vous et moi sous ce rapport. Vous ne pouvez donner que l'amour moral, et je ne puis le rendre � personne (en admettant que vous ne commenciez pas tout bonnement par m'envoyer pa�tre, si je m'avisais de vous le demander); mais je puis �tre, si vous m'en jugez digne, non pas m�me votre ami — c'est encore trop moral pour moi — mais une esp�ce de camarade sans cons�quence et sans droits, par cons�quent sans jalousie et sans brouilles, capable de fumer votre tabac, de chiffonner vos peignoirs, et d'attraper des rhumes de cerveau en philosophant avec vous sous tous les marronniers de l'Europe moderne. Si, � ce titre, quand vous n'avez rien � faire, ou envie de faire une b�tise (comme je suis poli!) vous voulez bien de moi pour une heure ou une soir�e, au lieu d'aller ces jours-l� chez madame une telle, faisant des livres, j'aurai affaire � mon cher monsieur George Sand, qui est d�sormais pour moi un homme de g�nie. Pardonnez-moi de vous le dire en face, je n'ai aucune raison pour mentir.

« À vous de coeur.

« Alfred de MUSSET. »

L�lia avait servi d'entr�e en mati�re ou de pr�texte. Sous le couvert de la litt�rature, la d�claration �tait faite, par un artifice analogue � cette figure de rh�torique qui s'appelle la pr�t�rition. L'aveu ne semble pas avoir �t� mal accueilli. Tr�s peu de jours apr�s, Alfred de Musset, qui avait un joli talent de dessinateur et surtout de caricaturiste, adresse � sa correspondante un petit portrait crayonn� avec ces mots: « Mon cher George, vos beaux yeux noirs que j'ai outrag�s hier, m'ont trott� dans la t�te ce matin. Je vous envoie cette �bauche, toute laide qu'elle est, par curiosit�, pour voir si vos amis la reconna�tront et si vous la reconna�trez vous-m�me.

Good night. I am gloomy to-day. »

Nous approchons de l'instant d�cisif. Les lettres d'Alfred de Musset se font de plus en plus famili�res. En voici une dont la date est s�re — 28 juillet — comme on peut le constater par l'article qu'elle vise dans le Journal des D�bats et qui traitait avec d�dain le Spectacle dans un fauteuil et les Contes d'Espagne et d'Italie:

« Je crois, mon cher George, que tout le monde est fou ce matin. Vous qui vous couchez � quatre heures, vous m'�crivez � huit. Moi qui me couche � sept, j'�tais tout grand �veill� au beau milieu de mon lit, quand votre lettre est venue. Mes gens auront pris votre commissionnaire pour un usurier, car on l'a renvoy� sans r�ponse. Comme j'�tais en train de vous lire et d'admirer la sagesse de votre style, arrive un de mes amis (toujours � huit heures) lequel ami se l�ve ordinairement � deux heures de l'apr�s-midi. Il �tait cramoisi de fureur contre un article des D�bats o� l'on s'efforce, ce matin m�me, de me faire un tort commercial de quelques douzaines d'exemplaires. En vertu de quoi j'ai essay� mon rasoir dessus.

« J'irai certainement vous voir � minuit. Si vous �tiez venue hier soir, je vous aurais remerci�e sept fois comme ange consolateur et demi, ce qui fait bien proche de Dieu. J'ai pleur� comme un veau pour faire ma digestion, apr�s quoi je suis accouch� par le forceps de cinq vers et une(?) h�mistiche, et j'ai mang� un fromage � la cr�me qui �tait tout aigre.

« Que Dieu vous conserve en joie, vous et votre prog�niture, jusqu'� la vingt-et-uni�me g�n�ration.

Yours truly

Alfred de MUSSET.

George Sand, qui avait en si peu de temps �prouv� de tels d�boires d'amour, affectait-elle de ne pas entendre les sollicitations du po�te? Ou voulait-elle — ce qui est bien f�minin — l'amener et l'obliger � des supplications encore plus pressantes? Toujours est-il que l'auteur de la Ballade � la Lune dut mettre les points sur les i et formuler sa requ�te sentimentale. Il le fit dans une lettre na�ve et touchante, exempte de cet insupportable dandysme qui recherchait les mots et le genre anglais:

« Mon cher George, j'ai quelque chose de b�te et de ridicule � vous dire: Je vous l'�cris sottement, au lieu de vous l'avoir dit, je ne sais pourquoi, en rentrant de cette promenade. J'en serai d�sol� ce soir. Vous allez me rire au nez, me prendre pour un faiseur de phrases dans tous mes rapports avec vous jusqu'ici. Vous me mettrez � la porte et vous croirez que je mens. Je suis amoureux de vous, je le suis depuis le premier jour o� j'ai �t� chez vous. J'ai cru que je m'en gu�rirais tout simplement, en vous voyant � titre d'ami. Il y a beaucoup de choses dans votre caract�re qui pourraient m'en gu�rir. J'ai t�ch� de me le persuader tant que j'ai pu; mais je paye trop cher les moments que je passe avec vous. J'aime mieux vous le dire, et j'ai bien fait, parce que je souffrirai bien moins pour m'en gu�rir � pr�sent, si vous me fermez votre porte.

« Cette nuit, pendant que (ces deux derniers mots ont �t� biff�s par George Sand � la plume, et la ligne suivante est coup�e aux ciseaux dans la lettre originale d'Alfred de Musset.)

« J'avais r�solu de vous faire dire que j'�tais � la campagne, mais je ne veux pas vous faire de myst�res, ni avoir l'air de me brouiller sans sujet. Maintenant, George, vous allez dire: « Encore un qui va m'ennuyer! » comme vous dites. Si je ne suis pas tout � fait le premier venu pour vous, dites-moi, comme vous me l'auriez dit hier en me parlant d'un autre, ce qu'il faut que je fasse. Mais, je vous en prie, si vous voulez me dire que vous doutez de ce que je vous �cris, ne me r�pondez plut�t pas du tout. Je sais comme vous pensez de moi, et je n'esp�re rien en vous disant cela. Je ne puis qu'y perdre une amie et les seules heures agr�ables que j'ai pass�es depuis un mois. Mais je sais que vous �tes bonne, que vous avez aim�, et je me confie � vous, non pas comme � une ma�tresse, mais comme � un camarade franc et loyal. George, je suis un fou de me priver du plaisir de vous voir pendant le peu de temps que vous avez encore � passer � Paris, avant votre voyage � la campagne et votre d�part pour l'Italie, o� nous aurions pass� de belles nuits, si j'avais de la force. Mais la v�rit� est que je souffre et que la force me manque.

« Alfred de MUSSET. »

On n'a pas, par grand malheur, la r�ponse de George Sand � cette �p�tre qui fleure un parfum de sinc�rit� juv�nile. Ce ne dut �tre ni un acquiescement ni un refus, mais une parole de vague esp�rance qui maintenait et surexcitait l'exaltation du po�te. Il est au seuil de la Terre promise et il se d�sesp�re, dans une autre lettre qu'on n'a jamais enti�rement cit�e. La voici en sa teneur int�grale:

« Je voudrais que vous me connaissiez mieux, que vous voyiez qu'il n'y a dans ma conduite envers vous ni rouerie ni orgueil affect�, et que vous ne me fassiez pas plus grand ni plus petit que je ne suis. Je me suis livr� sans r�flexion au plaisir de vous voir et de vous aimer. Je vous ai aim�e, non pas chez vous, pr�s de vous, mais ici, dans cette chambre o� me voil� seul � pr�sent. C'est l� que je vous ai dit ce que je n'ai dit � personne.

« Vous souvenez-vous que vous m'avez dit un jour que quelqu'un vous avait demand� si j'�tais Octave ou C�lio, et que vous aviez r�pondu: « Tous les deux, je crois? » Ma folie a �t� de ne vous en montrer qu'un, George, et quand l'autre a parl�, vous lui avez r�pondu comme �...

(Les deux lignes suivantes ont �t� coup�es.)

« À qui la faute? À moi. Plaignez ma triste nature qui s'est habitu�e � vivre dans un cercueil scell�, et ha�ssez les hommes qui m'y ont forc�. « Voil� un mur de prison, disiez-vous hier, tout viendrait s'y briser. » — Oui, George, voil� un mur; vous n'avez oubli� qu'une chose, c'est qu'il y a derri�re un prisonnier.

« Voil� mon histoire tout enti�re, ma vie pass�e, ma vie future. Je serai bien avanc�, bien heureux, quand j'aurai barbouill� de mauvaises rimes les murs de mon cachot. Voil� un beau calcul, une belle organisation, de rester muet en face de l'�tre qui peut vous comprendre, et de faire de ses souffrances un tr�sor sacr� pour le jeter dans toutes les voiries, dans tous les �gouts, � six francs l'exemplaire. Pouah!

« Plaignez-moi, ne me m�prisez pas. Puisque je n'ai pu parler devant vous, je mourrai muet. Si mon nom est �crit dans un coin de votre coeur, quelque faible, quelque d�color�e qu'en soit l'empreinte, ne l'effacez pas. Je puis embrasser une fille galeuse et ivre-morte, mais je ne puis embrasser ma m�re.

« Aimez ceux qui savent aimer, je ne sais que souffrir. Il y a des jours o� je me tuerais; mais je pleure ou j'�clate de rire; non pas aujourd'hui, par exemple.

« Adieu, George, je vous aime comme un enfant. »

L'appel de Musset fut entendu, sa pri�re exauc�e, dans les tout premiers jours d'ao�t. On le peut pressentir, d'apr�s une lettre que George Sand adressait � Sainte-Beuve le 3 ao�t et o� elle semble secouer le pessimisme de L�lia. Son aversion, r�cemment d�clar�e, pour l'amour n'est plus irr�ductible. « Quoique j'en m�dise souvent, �crit-elle, comme je fais de mes plus saintes convictions aux heures o� le d�mon m'assi�ge, je sais bien qu'il n'y a que cela au monde de beau et de sacr�. » Vite, elle �prouve le besoin de crier sa passion, de la rendre publique et de l'arborer comme une cocarde. Elle s'en ouvre � Sainte-Beuve, le 25 ao�t, dans les termes les plus explicites; car elle veut qu'il voie clair dans sa conduite, qu'il connaisse ses actions et ses intentions:

« Je me suis �namour�e, et cette fois tr�s s�rieusement, d'Alfred de Musset. Ceci n'est plus un caprice, c'est un attachement senti... Il ne m'appartient pas de promettre � cette affection une dur�e qui vous la fasse para�tre aussi sacr�e que les affections dont vous �tes susceptible. J'ai aim� une fois pendant six ans 1, une autre fois pendant trois 2, et, maintenant, je ne sais pas de quoi je suis capable. Beaucoup de fantaisies ont travers� mon cerveau, mais mon coeur n'a pas �t� aussi us� que je m'en effrayais; je le dis maintenant parce que je le sens.

« Loin d'�tre afflig�e et m�connue 3, je trouve cette fois une candeur, une loyaut�, une tendresse qui m'enivrent. C'est un amour de jeune homme et une amiti� de camarade. C'est quelque chose dont je n'avais pas l'id�e, que je ne croyais rencontrer nulle part, et surtout l�.

« Je l'ai ni�e, cette affection, je l'ai repouss�e, je l'ai refus�e d'abord, et puis je me suis rendue, et je suis heureuse de l'avoir fait. Je m'y suis rendue par amiti� plus que par amour, et l'amour que je ne connaissais pas s'est r�v�l� � moi sans aucune des douleurs que je croyais accepter. »

Apr�s cette affirmation qui n'est flatteuse ni pour Casimir Dudevant, ni pour Aur�lien de S�ze, ni pour Jules Sandeau, ni pour Prosper M�rim�e, George Sand ajoute, comme si elle r�clamait la b�n�diction d'un confesseur:

« Je suis heureuse, remerciez Dieu pour moi... Si vous �tes �tonn� et effray� peut-�tre de ce choix, de cette r�union de deux �tres qui, chacun de leur c�t�, niaient ce qu'ils ont cherch� et trouv� l'un dans l'autre, attendez, pour en augurer les suites, que je vous aie mieux racont� ce nouveau roman... Je ne sais pas si ma conduite hardie vous plaira. Peut-�tre trouverez-vous qu'une femme doit cacher ses affections. Mais je vous prie de voir que je suis dans une situation tout � fait exceptionnelle, et que je suis forc�e de mettre d�sormais ma vie priv�e au grand jour. »

Pour avancer dans cette voie sans encombre, elle demande l'assistance de deux ou trois nobles �mes, entre lesquelles est Sainte-Beuve, et elle conclut sur le mode mystique: « Ce sont des fr�res et des soeurs que je retrouverai dans le sein de Dieu au bout du p�lerinage. » Un mois plus tard, elle reprend son hosannah, dans une lettre du 19 septembre au m�me Sainte-Beuve: « Je suis heureuse, tr�s heureuse, mon ami. Chaque jour je m'attache davantage � lui; chaque jour je vois s'effacer de lui les petites choses qui me faisaient souffrir; chaque jour je vois luire et briller les belles choses que j'admirais. Et puis encore, par dessus tout, ce qu'il est, il est bon enfant, et son intimit� m'est aussi douce que sa pr�f�rence m'a �t� pr�cieuse. Vous �tes heureux aussi, mon ami. Vous aimez, vous �tes aim�. Tant mieux. Apr�s tout, voyez-vous, il n'y a que cela de bon sur la terre. Le reste ne vaut pas la peine qu'on se donne pour manger et dormir tous les jours. »

Pendant que George Sand �panchait ainsi ses confessions et son bonheur, Alfred de Musset s'�tait install� chez elle. De cette vie nouvelle, o� la d�licatesse du po�te supportait malais�ment certains boh�mes, h�tes familiers du logis, Paul de Musset nous a trac�, dans Lui et Elle, une peinture un peu charg�e. George Sand eut t�t fait, d'ailleurs, d'�carter ceux de ses amis, de vieille ou fra�che date, qui d�plaisaient � son aristocratique compagnon. Il semble, toutefois, qu'Alfred de Musset, au d�but, ne t�moigna pas des r�pugnances aussi vives, non plus que des exigences aussi acari�tres; car c'est la belle humeur qui domine dans les versiculets par lui consacr�s � peindre les r�unions du quai Malaquais:

George est dans sa chambrette Entre deux pots de fleurs, Fumant sa cigarette, Les yeux baign�s de pleurs.

Buloz, assis par terre, Lui fait de doux serments; Solange par derri�re Gribouille ses romans.

Plant� comme une borne, Boucoiran tout mouill� Contemple d'un oeil morne Musset tout d�braill�.

Dans le plus grand silence, Paul, se versant du th�, Écoute l'�loquence. De M�nard tout crott�.

Planche sao�l de la veille Est assis dans un coin Et se cure l'oreille Avec le plus grand soin.

La m�re Lacouture Accroupie au foyer Renverse la friture Et casse un saladier.

De col�re pieuse Gu�roult tout palpitant Se plaint d'une dent creuse Et des vices du temps.

P�le et m�lancolique, D'un air myst�rieux, Papet, pris de colique, Demande o� sont les lieux.

Aussi bien les plaisanteries et les mystifications �taient � la mode dans ce milieu jeune et joyeux, d'o� l'on �limina Gustave Planche, sous pr�texte qu'il manquait de tenue, en r�alit� parce qu'il avait �t� �pris de George Sand et la traitait sur un ton familier de camaraderie. Le critique atrabilaire s'�loigna en maugr�ant et en gardant rancune � Musset de l'avoir �vinc�. Il y avait, quai Malaquais, des inventions dr�latiques que n'eussent pas d�savou�es les h�ros fol�tres d'Henri Murger. T�moin ce d�ner o� figuraient plusieurs r�dacteurs de la Revue, notamment le s�v�re Lerminier. On lui donna pour voisin de table le mime Debureau qui, ce soir-l�, avait rev�tu, au lieu du blanc costume de Pierrot, l'habit noir et la mine grave d'un diplomate anglais. Tout le long du repas, il garda le silence professionnel. C'est seulement au dessert, apr�s une dissertation copieuse de Lerminier sur la politique �trang�re, qu'il voulut expliquer � sa mani�re l'�quilibre europ�en. Il lan�a son assiette en l'air, la re�ut et la fit tournoyer sur la pointe du couteau. Lerminier n'avait jamais entendu interpr�ter de la sorte les trait�s de 1815.

Cependant la place d'Alfred de Musset �tait demeur�e vide. On regrettait vivement son absence. Le d�ner fut servi assez mal par une jeune servante tr�s novice, en costume de Cauchoise, « avec le jupon court, les bas � c�tes, la croix d'or au cou et les bras nus. » Elle commettait maladresse sur maladresse, mais plusieurs des convives la regardaient avec int�r�t. Troubl�e sans doute, elle laissait tomber les plats, posait les assiettes � l'envers, et, pendant la conf�rence sur l'�quilibre europ�en, elle versa le contenu d'une carafe sur le cr�ne et dans le cou de Lerminier. La Normande app�tissante n'�tait autre qu'Alfred de Musset que personne n'avait reconnu sous son d�guisement. Seule George Sand �tait dans la confidence. La Cauchoise prit place � table � c�t� du diplomate, et l'on imagine si la soir�e s'acheva gaiement.

Au mois de septembre, les deux amants, lass�s du tumulte de Paris et peut-�tre aussi de la surveillance indiscr�te qu'exer�ait Paul de Musset, se rendirent � Fontainebleau. Ils y pass�rent plusieurs semaines. De ce s�jour on retrouve la trace dans l'oeuvre de l'un et l'autre �crivain, dans le Souvenir et la Confession d'un enfant du si�cle, de m�me que dans divers romans, pr�faces ou pages d�tach�es de George Sand. C'est l� qu'ils con�urent le projet d'un voyage en Italie qui, deux mois apr�s, se r�alisait. On a peine � croire, avec Arv�de Barine, que d�j� � Fontainebleau Alfred de Musset ait manifest� ces �carts de caract�re, ces violences d'humeur dont s'accuse Octave dans la Confession d'un enfant du si�cle. Nous n'avons pas le droit d'accueillir � la lettre et d'imputer au po�te toutes les d�faillances d'un personnage d'imagination qui n'est pas exactement son double. Certes il y a un trait d'�ternelle v�rit� dans les vers fameux:

Ah! malheur � celui qui laisse la d�bauche Planter le premier clou sous sa mamelle gauche! Le coeur d'un homme vierge est un vase profond; Lorsque la premi�re eau qu'on y verse est impure, La mer y passerait sans laver la souillure, Car l'ab�me est immense et la tache est au fond.

Alfred de Musset �tait libertin, buveur et fantasque; mais � Fontainebleau il aimait George Sand avec toute l'ardeur du premier enthousiasme, et ne pouvait manquer de se contraindre. Plus tard il donnera � ses vices, � ses soup�ons et � ses violences, libre carri�re avec fr�n�sie.

Le voyage en Italie d�cid�, il s'agissait d'obtenir, d'une part l'assentiment de madame de Musset m�re, de l'autre celui de M. Dudevant. Il ne tenait pas beaucoup de place dans l'existence de George Sand, mais il restait, somme toute, un mari et allait �tre oblig� de s'occuper de la petite Solange, rentr�e � Nohant, et de veiller sur Maurice, �l�ve au coll�ge Henri IV, sortant le dimanche chez sa grand'm�re Dupin.

Alfred de Musset, dans l'intervalle de ses d�bauches et des hallucinations qui d�j� le hantaient durant l'excursion � Franchard pr�s de Fontainebleau, �tait d'une humeur joyeuse et m�me gamine, qui contrastait avec la r�verie sentimentale et lyrique de George Sand. Il atteste cette gaiet� naturelle dans la s�rie de dessins, de croquis et de caricatures que poss�de M. de Spo�lberch de Lovenjoul. On y voit de nombreuses esquisses repr�sentant George Sand, « le nez l�g�rement busqu�, la bouche sensuelle, l'oeil imp�rieux »; un M�rim�e d�daigneux, avec cette l�gende: Carvajal renfon�ant une expansion; un Sainte-Beuve sournoisement paterne, orn� de cette devise: le bedeau du temple de Gnide canonisant une demoiselle infortun�e; un jeune homme � la chevelure ond�e, � la redingote serr�e comme autour d'un corset, qui figure Musset dessin� par lui-m�me, et au-dessous: Don Juan allant emprunter dix sous pour payer son id�ale et enfoncer Byron; enfin un oeil, une bouche, une m�che de cheveux, une verrue o� se h�risse un poil, un bonnet grec, le tout symbolisant Fran�ois Buloz, avec ce commentaire: Fragments de la Revue trouv�s dans une caisse vide. Suivent des types humoristiques, comme ceux qui illustreront les Com�dies et Proverbes, et qui sont ici d�nomm�s: « Le chevalier Colombat du Roseau vert, l'abb� Potiron de Vent du soir, le baron Pr�textat de Clair de lune, le marquis G�rondif de Pimprenelle. »

Tous ces croquis et nombre d'autres sont r�unis dans un album qui a appartenu � George Sand. Sur le premier feuillet figure une inscription, sinueuse et d�sordonn�e, ainsi con�ue:

« Le public est pri� de ne pas se m�prendre. Ceci est l'album de George Sand, Le r�ceptacle informe de ses aberrations mentales Et autres. Je soussign�, Mussaillon Ier, D�clare que mon album n'est pas si cochonn� que �a. Celui qui a inscrit son nom Sur ce stupide album n'est qu'un vil fac�tieux. Il est vexant d'�tre accus� des turpitudes de George Sand

MUSSAILLON Ier. »

Ce temp�rament d'enfant g�t�, � la fantaisie d�brid�e et maladive, aux soubresauts nerveux et convulsifs, presque hyst�riques, s'accordait, au d�but, avec les instincts maternels de George Sand. Il avait de soudains caprices qu'il fallait imm�diatement satisfaire. Autour de lui, dans sa famille, on avait pris l'habitude de lui c�der. Pourtant, le projet ou plut�t l'id�e fixe du voyage en Italie rencontra une r�sistance inusit�e. Sur ce point, Paul de Musset semble avoir dit vrai dans la Biographie, quand il relate qu'aux premi�res ouvertures d'Alfred leur m�re r�pondit: « Jamais je ne donnerai mon consentement � un voyage que je regarde comme une chose dangereuse et fatale. Je sais que mon opposition sera inutile et que tu partiras, mais ce sera contre mon gr� et sans ma permission. » Devant les larmes de sa m�re, il parut c�der et alla donner contre-ordre aux pr�paratifs d'un d�part tout prochain. George Sand ne se r�signa pas si ais�ment. Voici comment elle intervint le jour m�me, si nous en croyons Paul de Musset: « Ce soir-l�, vers neuf heures, notre m�re �tait seule avec sa fille au coin de feu, lorsqu'on vint lui dire qu'une dame l'attendait � la porte dans une voiture de place, et demandait instamment � lui parler. Elle descendit accompagn�e d'un domestique. La dame inconnue se nomma; elle supplia cette m�re d�sol�e de lui confier son fils, disant qu'elle aurait pour lui une affection et des soins maternels. Les promesses ne suffisant pas, elle alla jusqu'aux serments. Elle y employa toute son �loquence, et il fallait qu'elle en e�t beaucoup, puisqu'elle vint � bout d'une telle entreprise. Dans un moment d'�motion, le consentement fut arrach�. »

Selon ce r�cit, George Sand aurait r�ussi, par des paroles dor�es, � consommer sans violence l'enl�vement ou plut�t le d�tournement d'un jeune homme � peine sorti de minorit�. C'est � peu pr�s la m�me version que nous donne madame de Musset dans une lettre �crite le 10 avril 1859, apr�s l'apparition de Lui et Elle, et qui a �t� rendue publique gr�ce � M. Maurice Clouard, 4 vigilant gardien de la m�moire d'Alfred de Musset. Elle rapporte, en des termes analogues � ceux de la Biographie, la venue de George Sand dans un fiacre, 59 rue de Grenelle: « Je montai dans cette voiture, dit madame de Musset, voyant une femme seule. C'�tait Elle. Alors elle employa toute l'�loquence dont elle �tait ma�tresse � me d�cider � lui confier mon fils, me r�p�tant qu'elle l'aimerait comme une m�re, qu'elle le soignerait mieux que moi. Que sais-je? La sir�ne m'arracha mon consentement. Je lui c�dai, tout en larmes et � contre-coeur, car il avait une m�re prudente, bien qu'elle ait os� dire le contraire dans Elle et Lui. »

Quand elle r�digeait cette lettre aigrie et portait cette accusation, madame de Musset �tait enfi�vr�e par le conflit de r�criminations r�trospectives qui avait suivi la mort de son fils et o�, de part et d'autre, on eut le tort de batailler sur une tombe. Elle oubliait que, vingt-cinq ans plus t�t, le 17 mars 1834, elle �crivait de Paris � Alfred, malade � Venise: « J'ai une bien grande reconnaissance pour madame Sand et pour tous les soins qu'elle t'a donn�s. Que serais-tu devenu sans elle? C'est affreux � penser. » À distance, la gratitude s'est transform�e en invectives et en calomnies.

N'est-il donc pas possible d'analyser de sang-froid les torts respectifs de deux �tres de g�nie, dou�s de caract�res fonci�rement incompatibles, au cours de ce voyage qui leur semblait une �chapp�e vers quelque Terre promise? Paul de Musset, �me cancani�re et rancuni�re, note qu'il les conduisit, « par une soir�e brumeuse et triste, jusqu'� la malle-poste o� ils mont�rent au milieu de circonstances de mauvais augure. » Est-ce parce qu'ils partaient le jeudi 13 d�cembre? Dans Lui et Elle, Pierre — lisez Paul — qui accompagne les voyageurs, observe que leur voiture �tait la treizi�me, qu'elle heurta la borne sous la porte coch�re des messageries et renversa, au coin de la rue Jean-Jacques Rousseau, un tonneau de porteur d'eau et l'homme qui le tra�nait. Voil�, dans la fiction, et sans doute aussi dans la r�alit�, ce que Paul de Musset appelait « des circonstances de mauvais augure! »

L'Histoire de ma Vie, o� George Sand glisse sur ce voyage comme chat sur braise et mentionne � peine le nom de son compagnon, en indiquant assez �trangement qu'elle regrettait de ne pas avoir ses enfants avec elle, fournit cependant quelques d�tails pour le trajet en bateau � vapeur de Lyon � Avignon. Ils li�rent connaissance avec Beyle, qui, sous le pseudonyme de Stendhal, a publi� des oeuvres vant�es outre mesure par toute une �cole l�g�rement f�tichiste, �prise de cette mani�re s�che, satirique et coupante. Il regagnait Civita-Vecchia, o� il occupait vaguement un poste de consul. George Sand signale le brillant de sa conversation et l'amertume de son esprit, immuablement d�daigneux et moqueur. « Je ne crois pas, dit-elle, qu'il f�t m�chant; il se donnait trop de peine pour le para�tre. » C'�tait une affectation, une pose. En deux jours elle eut fait le tour de cette intelligence que plusieurs d�clarent si profonde et si complexe. Au Pont-Saint-Esprit, « il fut d'une gaiet� folle, se grisa raisonnablement, et, dansant autour de la table avec ses grosses bottes fourr�es, devint quelque peu grotesque et pas du tout joli. » À Avignon, il manifesta ses sentiments esth�tiques et son horreur de l'idol�trie, en apostrophant dans une �glise un vieux christ en bois peint, �norme et fort laid, auquel il montrait le poing furieusement.

On se s�para � Marseille sans regret. Beyle apparaissait ennuyeux, fatigant et m�me obsc�ne en ses propos. Il se rendait � G�nes par la voie de terre. « Je confesse, dit George Sand, que j'avais assez de lui, et que, s'il e�t pris la mer, j'aurais peut-�tre pris la montagne. C'�tait, du reste, un homme �minent — ajoute-t-elle avec bienveillance — d'une sagacit� plus ing�nieuse que juste en toutes choses appr�ci�es par lui, d'un talent original et v�ritable, �crivant mal, et disant pourtant de mani�re � frapper et � int�resser vivement ses lecteurs. »

De Marseille George Sand adressait, le 18 d�cembre, � son fils Maurice une lettre qu'elle ne montra sans doute pas � Alfred de Musset. Elle ne pouvait tenir � l'un et � l'autre le m�me langage. Il lui fallait �tre maternelle en partie double. « Mon cher petit, �crivait-elle au coll�gien, je vais m'embarquer sur la mer pour aller en Italie. Je n'y resterai pas longtemps; ne te chagrine pas. Ma sant� me force � passer quelque temps dans un pays chaud. Je retournerai pr�s de toi, le plus t�t possible. Tu sais bien que je n'aime pas � vivre loin de mes petits miochons, bien gentils tous deux, et que j'aime plus que tout au monde. Je voudrais bien vous avoir avec moi et vous mener partout o� je vais. » En v�rit�, Maurice et Solange eussent �t� plut�t g�nants durant ce voyage sentimental, et les raisons de sant� qu'invoque George Sand ne nous semblent pas p�remptoires. La fi�vre la prit � G�nes dont le climat lui �tait d�favorable, et c'est l� aussi que surgirent ses premiers dissentiments avec Alfred de Musset. Sur ce point Lui et Elle, par miracle, ne contredit pas Elle et Lui. Dans l'un et l'autre roman, G�nes est le th��tre des querelles naissantes entre Laurent et Th�r�se, entre Olympe et Édouard de Falconey. La version de George Sand est assez impr�cise: on est en pr�sence d'un jeune homme paresseux et dissip�, ou m�me dissolu. La fiction de Paul de Musset reproche, au contraire, � la jeune femme d'avoir tenu des propos �tranges devant deux Italiens, de familles patriciennes, avec qui ils avaient fait la travers�e et qu'ils retrouvaient � G�nes. Comme on parlait de la d�fense de cette ville par Mass�na, elle aurait racont� que, « dans ce temps-l�, sa m�re accompagnait � l'arm�e un officier sup�rieur, � qui son p�re l'enleva pour l'�pouser, et que sa naissance avait �t� un r�sultat si prompt de cette union que la c�l�bration du mariage avait pr�c�d� d'un mois seulement son entr�e en ce monde. » Malgr� le m�contentement de son ami et l'�tonnement des deux Italiens, elle insista, para�t-il, en raillant les pr�jug�s de gentilhommerie et en vantant sa m�re qui �tait une femme forte, ob�issant au voeu de la nature.

Nous laisserons cette aventure pour compte � l'auteur de Lui et Elle, d'autant que nul indice n'en vient manifester l'authenticit� et qu'elle doit �maner de l'imagination haineuse et perfide de Paul de Musset.

Du voyage par mer de G�nes � Livourne, de la visite � Pise et du s�jour � Florence, ni George Sand ni son compagnon ne semblent avoir voulu nous transmettre d'autre trace que la simple notation de leur itin�raire. On sait que, sur tout cet �pisode, Alfred de Musset observa un silence qui contraste avec les comm�rages tardifs et malsonnants que colporta son fr�re, lorsque la volont� du po�te ne fut plus l� pour lui fermer la bouche et lui arr�ter la plume. George SDu voyage par mer de G�nes � Livourne, de la visite � Pise et du s�jourand, dans l'Histoire de ma Vie, relate simplement qu'ils jou�rent � pile ou face s'ils iraient � Venise ou � Rome. « Venise face retomba dix fois sur le plancher. » Par Bologne et Ferrare, ils gagn�rent Venise, o� le passeport d'Alfred de Musset fut vis� le 19 janvier 1834. Le « bon pour s�jour » porte la signature du consul de France, Silvestre de Sacy.

L'arriv�e � Venise, qui a inspir� tant d'�crivains, ne pouvait manquer de solliciter la plume de George Sand. Elle l'a d�crite dans une page, retrouv�e et publi�e par le vicomte de Spo�lberch de Lovenjoul, et qu'on peut regarder soit comme le d�but d'un roman abandonn�, soit comme un morceau d'autobiographie. L'h�ro�ne est atteinte de cette m�me fi�vre qui depuis G�nes n'avait pas quitt� la compagne d'Alfred de Musset. Il y a l� des traits qui n'appartiennent pas au domaine de la fiction:

« Il �tait dix heures du soir lorsque le mis�rable legno, qui nous cahotait depuis le matin sur la route s�che et glac�e, s'arr�ta � Mestre. C'�tait une nuit de janvier sombre et froide. Nous gagn�mes le rivage dans l'obscurit�. Nous descend�mes � t�tons dans une gondole. Le chargement de nos paquets fut long. Nous n'entendions pas un mot de v�nitien. La fi�vre me jetait dans une apathie profonde. Je ne vis rien, ni la gr�ve, ni l'onde, ni la barque, ni le visage des bateliers. J'avais le frisson, et je sentais vaguement qu'il y avait dans cet embarquement quelque chose d'horriblement triste. Cette gondole noire, �troite, basse, ferm�e de partout, ressemblait � un cercueil. Enfin je la sentis glisser sur le flot... Il faisait si noir que nous ne savions pas si nous �tions en pleine mer ou sur un canal �troit et bord� d'habitations. J'eus, un instant, le sentiment de l'isolement. Dans ces t�n�bres, dans ce t�te-�-t�te avec un enfant que ne liait point � moi une affection puissante, dans cette arriv�e chez un peuple dont nous ne connaissions pas un seul individu et dont nous n'entendions pas m�me la langue, dans le froid de l'atmosph�re dont l'abattement de la fi�vre ne me laissait plus la force de chercher � me pr�server, il y avait de quoi contrister une �me plus forte que la mienne. Mais l'habitude de tout risquer � tout propos m'a donn� un fond d'insouciance plus efficace que toutes les philosophies. Qui m'e�t pr�dit que cette Venise, o� je croyais passer en voyageur, sans lui rien donner de ma vie, et sans en rien recevoir, sinon quelques impressions d'artiste, allait s'emparer de moi, de mon �tre, de mes passions, de mon pr�sent, de mon avenir, de mon coeur, de mes id�es, et me ballotter comme la mer ballotte un d�bris, en le frappant sur ses gr�ves jusqu'� ce qu'elle l'ait rejet� au loin, et, faible jouet, avec m�pris? Qui m'e�t pr�dit que cette Venise allait me s�parer violemment de mon idole, et me garder avec jalousie dans son enceinte implacable, aux prises avec le d�sespoir, la joie, l'amour et la mis�re?... Tout � coup Th�odore, ayant r�ussi � tirer une des coulisses qui servent de double persienne aux gondoles, et regardant � travers la glace, s'�cria: — Venise! »

Suit une description qui m�rite d'�tre cit�e, car elle donne une impression � la fois v�ridique et pittoresque:

« Quel spectacle magique s'offrait � nous � travers ce cadre �troit! Nous descendions l�g�rement le superbe canal de la Giudecca; le temps s'�tait �clairci, les lumi�res de la ville brillaient au loin sur ces vastes quais qui font une si large et si majestueuse avenue � la cit� reine! Devant nous, la lune se levait derri�re Saint-Marc, la lune mate et rouge, d�coupant sous son disque �norme des sculptures �l�gantes et des masses splendides. Peu � peu, elle blanchit, se contracta, et, montant sur l'horizon au milieu de nuages lourds et bizarres, elle commen�a d'�clairer les tr�sors d'architecture vari�e qui font de la place Saint-Marc un site unique dans l'univers.

« Au mouvement de la gondole, qui louvoyait sur le courant de la Giudecca, nous v�mes passer successivement sur la r�gion lumineuse de l'horizon la silhouette de ces monuments d'une beaut� sublime, d'une grandeur ou d'une bizarrerie fantastique: la corniche transparente du palais ducal, avec sa d�coupure arabe et ses campaniles chr�tiens soutenus par mille colonnettes �lanc�es, surmont�es d'aiguilles l�g�res; les coupoles arrondies de Saint-Marc, qu'on prendrait la nuit pour de l'alb�tre quand la lune les �claire; la vieille Tour de l'Horloge avec ses ornements �tranges; les grandes lignes r�guli�res des Procuraties; le Campanile, ou Tour de Saint-Marc, g�ant isol�, au pied duquel, par antith�se, un mignon portique de marbres pr�cieux rappelle en petit notre Arc triomphal, d�j� si petit, du Carrousel; enfin, les masses simples et s�v�res de la Monnaie, et les deux colonnes grecques qui ornent l'entr�e de la Piazzetta. Ce tableau ainsi �clair� nous rappelait tellement les compositions capricieuses de Turner qu'il nous sembla encore une fois voir Venise en peinture, dans notre m�moire ou dans notre imagination.

« — Que nous sommes heureux! s'�cria Th�odore. Cela est beau comme le plus beau r�ve. Voil� Venise comme je la connaissais, comme je la voulais, comme je l'avais vue quand je la chantais dans mes vers. Et cette lune qui se l�ve expr�s pour nous la montrer dans toute sa po�sie! Ne dirait-on pas que Venise et le ciel se mettent en frais pour notre r�ception? Quelle magnifique entr�e! Ne sommes-nous pas b�nis? Allons, voil� un heureux pr�sage. Je sens que la Muse me parlera ici. Je vais enfin retrouver l'Italie que je cherche depuis G�nes sans pouvoir mettre la main dessus!

« Pauvre Th�odore! Tu ne pr�voyais pas... »

Plus succinctement, mais presque dans les m�mes termes, l'Histoire de ma Vie traduit une impression analogue. George Sand a la passion de Venise. Toutefois, si elle allait y chercher la sant�, l'erreur �tait grossi�re. L'insalubrit� de la ville �gale son charme prestigieux. C'est le lieu d'�lection de la fi�vre typho�de. Tandis que George Sand continuait � �tre souffrante, Alfred de Musset tomba malade. Il menait, il est vrai, l'existence la plus agit�e, et la plus contraire aux go�ts comme aux habitudes de sa compagne. Alors qu'elle s'asseyait le soir � sa table de travail pour envoyer de la copie � Buloz, il reprenait la vie de noctambule, qui � Paris commen�ait de l'�puiser et faisait le d�sespoir de madame de Musset. Il courait les tavernes et les filles, doublement intemp�rant. D�j�, � G�nes, � Florence, George Sand avait eu sujet de plainte. D�s l'arriv�e � Venise, elle avait ferm� sa porte. Ils n'�taient plus qu'amis, ils avaient recouvr� leur libert� respective. C'est ce que passent sous silence tous les biographes et les apologistes d'Alfred de Musset.

Les deux voyageurs s'�taient install�s dans un appartement de l'h�tel Danieli. George Sand dut s'aliter durant deux semaines. Pendant sa maladie, Musset fr�quentait les brelans; car il n'�tait pas seulement buveur et libertin, mais follement joueur. Il perdit dix mille francs et alla le lendemain se confesser � son amie: il lui fallait payer ou se tuer. George Sand — et nous avons sur ce point le t�moignage d'Edmond Plauchut — demanda la somme � Buloz, � titre d'avance qu'elle devait rembourser en copie. Par retour du courrier le directeur de la Revue lui accorda satisfaction. D�s le d�but de sa convalescence, elle fut donc oblig�e de se remettre au travail pour acquitter en manuscrit les dettes de jeu du po�te. Jamais les d�fenseurs d'Alfred de Musset n'ont r�voqu� en doute l'all�gation formelle d'Edmond Planchut et de Fran�ois Buloz.

À peine George Sand avait-elle repris sa t�che litt�raire qu'elle dut mener de front des devoirs de garde-malade. Elle s'en explique avec un tact et une d�licatesse extr�mes dans l'Histoire de ma Vie: « Alfred de Musset subit bien plus gravement que moi l'effet de l'air de Venise, qui foudroie beaucoup d'�trangers, on ne le sait pas assez. Il fit une maladie grave; une fi�vre typho�de le mit � deux doigts de la mort. Ce ne fut pas seulement le respect d� � un beau g�nie qui m'inspira pour lui une grande sollicitude et qui me donna, � moi tr�s malade aussi, des forces inattendues; c'�tait aussi les c�t�s charmants de son caract�re et les souffrances morales que de certaines luttes, entre son coeur et son imagination cr�aient sans cesse � cette organisation de po�te. Je passai dix-sept jours � son chevet, sans prendre plus d'une heure de repos sur vingt-quatre. »

C'est bien une fi�vre typho�de que relate George Sand, et il n'est pas permis de transformer la nature de la maladie, comme l'a fait sans aucune preuve l'�crivain russe Wladimir Kar�nine, en une note ainsi con�ue: « Il a �t� beaucoup parl� dans la presse de la maladie de Musset que personne, � commencer par le m�decin, n'a jamais os� appeler de son vrai nom. Le m�decin l'a poliment appel�e « fi�vre typho�de », mais en r�alit� c'�tait le « delirium tremens », effet final de la vie de d�bauches de Musset. 5 »

Il y a l� une assertion que rien ne justifie ni n'�taie. Les exc�s ind�niables d'Alfred de Musset ne l'avaient pas conduit jusqu'� un acc�s de delirium tremens, auquel d'ailleurs il n'aurait pas surv�cu vingt-trois ans. La nature et les progr�s du mal peuvent se noter d'apr�s les lettres que George Sand adressait � ses divers correspondants. Le 4 f�vrier, elle �crit � Boucoiran: « Je viens encore d'�tre malade cinq jours d'une dysenterie affreuse. Mon compagnon de voyage est tr�s malade aussi. Nous ne nous en vantons pas, parce que nous avons � Paris une foule d'ennemis qui se r�jouiraient en disant: « Ils ont �t� en Italie pour s'amuser et ils ont le chol�ra! quel plaisir pour nous! ils sont malades! » Ensuite madame de Musset serait au d�sespoir si elle apprenait la maladie de son fils, ainsi n'en soufflez mot. Il n'est pas dans un �tat inqui�tant, mais il est fort triste de voir languir et souffroter une personne qu'on aime et qui est ordinairement si bonne et si gaie. J'ai donc le coeur aussi barbouill� que l'estomac. » Le lendemain, autre lettre plus sombre au m�me Boucoiran: « Je viens d'annoncer � Buloz l'�tat d'Alfred qui est fort alarmant ce soir, et en m�me temps je lui d�montre qu'il me faut absolument de l'argent pour payer les frais d'une maladie qui sera s�rieuse et pour retourner en France. Comme au bout du compte c'est un assez bon diable et qu'il a de l'attachement pour Alfred, je crois qu'il comprendra ce que notre position a de triste et qu'il n'h�sitera plus... Adieu, mon ami, je vous �crirai dans quelques jours, je suis rong�e d'inqui�tudes, accabl�e de fatigue, malade et au d�sespoir. Embrassez mon fils pour moi. Mes pauvres enfants, vous reverrai-je jamais? Gardez un silence absolu sur la maladie d'Alfred, � cause de sa m�re qui l'apprendrait infailliblement et en mourrait de chagrin. » Trois jours apr�s, le 8 f�vrier, encore � Boucoiran: « Mon enfant, je suis toujours bien � plaindre. Il est r�ellement en danger et les m�decins me disent: poco a sperare, poco a disperare, c'est�-dire que la maladie suit son cours sans trop de mauvais sympt�mes alarmants. Les nerfs du cerveau sont tellement entrepris, que le d�lire est affreux et continuel. Aujourd'hui, cependant, il y a un mieux extraordinaire. La raison est pleinement revenue et le calme est parfait; mais la nuit derni�re a �t� horrible. Six heures d'une fr�n�sie telle que, malgr� deux hommes robustes, il courait nu dans la chambre. Des cris, des chants, des hurlements, des convulsions, � mon Dieu! mon Dieu! quel spectacle! Il a failli m'�trangler en m'embrassant. Les deux hommes ne pouvaient lui faire l�cher le collet de ma robe. Les m�decins annoncent un acc�s du m�me genre pour la nuit prochaine, et d'autres encore peut-�tre, car il n'y aura pas � se flatter avant six jours encore. Aura-t-il la force de supporter de si horribles crises? Suis-je assez malheureuse, et vous qui connaissez ma vie, en connaissez-vous beaucoup de pires? Heureusement j'ai trouv� enfin un jeune m�decin, excellent, qui ne le quitte ni jour ni nuit, et qui lui administre des rem�des d'un tr�s bon effet. »

Ce jeune m�decin, qui va aider George Sand � soigner et � sauver Alfred de Musset, s'appelait le docteur Pietro Pagello. Il a v�cu soixante-quatre ans apr�s ces �v�nements qui lui ont valu une notori�t� extra-professionnelle, et c'est seulement entre la quatre-vingti�me et la quatre-vingt-dixi�me ann�e qu'il s'est d�cid� � parler et � ouvrir ses archives, sous les sollicitations qui l'obs�daient.

N� � Castelfranco Veneto en 1807, Pagello venait de terminer ses �tudes et exer�ait depuis quelques mois la chirurgie et la m�decine � Venise. Sa client�le �tait encore mince. Un jour — c'est lui qui le raconte — en se promenant sur le quai des Esclavons avec un G�nois de ses amis, il vit � un balcon de l'Albergo Danieli, « une jeune femme assise, d'une physionomie m�lancolique, avec les cheveux tr�s noirs et deux yeux d'une expression d�cid�e et virile. Son accoutrement avait un je ne sais quoi de singulier. Ses cheveux �taient envelopp�s d'un foulard �carlate, en mani�re de petit turban. Elle portait au cou une cravate, gentiment attach�e sur un col blanc comme neige, et, avec la d�sinvolture d'un soldat, elle fumait un paquitos en causant avec un jeune homme blond, assis � ses c�t�s. » Le lendemain — est-ce pure co�ncidence, ou George Sand avait-elle remarqu� et d�sirait-elle conna�tre celui qui l'observait avec tant de curiosit�? — Pagello fut appel� � l'h�tel Danieli. « Je fus introduit, raconte-t-il � des amis, dans l'appartement de la fumeuse qui, assise sur un petit si�ge, la t�te mollement appuy�e sur sa main, me pria de la soulager d'une forte migraine. Je lui t�tai le pouls; je lui proposai une saign�e qu'elle accepta; je la pratiquai, et � l'instant elle fut soulag�e. En me cong�diant, elle me pria de revenir, si elle ne me faisait rien dire. Le jeune homme blond, son compagnon ins�parable, me reconduisit avec beaucoup de courtoisie jusqu'au bas de l'escalier, et voil� tout, tout ce qui est arriv� aujourd'hui; mais un pressentiment — doux ou amer, je ne sais — me dit: « Tu reverras cette femme, et elle te dominera. »

Notons que d�j� George Sand avait fait venir un m�decin, le docteur Santini, qui n'avait pas pu la saigner, parce qu'elle avait, para�t-il, une veine fort difficile, vena difficilissima. Elle pr�f�ra Pagello, qui avait su trouver sa veine et qui �tait un fort joli gar�on blond, presque roux, de vingt-sept ans. Elle aimait les blonds. Le surlendemain, il fit une seconde visite. Elle �tait debout et gu�rie. Quinze ou vingt jours plus tard, on l'appela de nouveau, mais non plus pour George Sand. Voici la traduction du billet qu'elle lui avait �crit, en mauvais italien:

« Mon cher monsieur Pa�ello (Pagello),

« Je vous prie de venir nous voir le plus t�t que vous pourrez, avec un bon m�decin, pour conf�rer ensemble sur l'�tat du signor fran�ais de l'H�tel-Royal. Mais je veux vous dire auparavant que je crains pour sa raison plus que pour sa vie. Depuis qu'il est malade, il a la t�te excessivement faible et raisonne souvent comme un enfant. C'est cependant un homme d'un caract�re �nergique et d'une puissante imagination. C'est un po�te fort admir� en France. Mais l'exaltation du travail de l'esprit, le vin, la f�te, les femmes, le jeu, l'ont beaucoup fatigu� et ont excit� ses nerfs. Pour le moindre motif, il est agit� comme pour une chose d'importance. « Une fois, il y a trois mois de cela, il a �t� comme fou, toute une nuit, � la suite d'une grande inqui�tude. Il voyait comme des fant�mes autour de lui, et criait de peur et d'horreur 6. À pr�sent, il est toujours inquiet, et, ce matin, il ne sait presque ni ce qu'il dit, ni ce qu'il fait. Il pleure, se plaint d'un mal sans nom et sans cause, demande son pays, dit qu'il est pr�s de mourir ou de devenir fou!

« Je ne sais si c'est l� le r�sultat de la fi�vre, ou de la surexcitation des nerfs, ou d'un principe de folie. Je crois qu'une saign�e pourrait le soulager. Je vous prie de faire toutes ces observations au m�decin et de ne pas vous laisser rebuter par la difficult� que pr�sente la disposition indocile du malade. C'est la personne que j'aime le plus au monde, et je suis dans une grande angoisse de la voir en cet �tat.

« J'esp�re que vous aurez pour nous toute l'amiti� que peuvent esp�rer deux �trangers.

« Excusez le mis�rable italien que j'�cris.

« G. SAND. »

Quel fut, au chevet de Musset, le diagnostic du docteur Pagello? Il l'a r�sum� longtemps apr�s, alors qu'il ne s'agissait plus de violer le secret professionnel, dans une lettre au professeur Moreni: « L'impression que me fit l'ext�rieur de Musset n'�tait pas nouvelle pour moi; elle resta la m�me que quinze jours auparavant: figure fine et spirituelle, organisme enclin � la phtisie, ce que l'on voyait � ses mains longues et maigres, au faible d�veloppement de sa poitrine, � sa figure tir�e et � la rougeur de ses pommettes. La maladie consistait en une fi�vre nerveuse typho�de 7. La cure fut longue et difficile, par suite surtout de l'�tat agit� du malade, qui fut mourant durant plusieurs jours. Enfin le mal prit une tournure favorable, et le malade se r�tablit peu � peu. George Sand, durant toute la maladie, le soigna avec l'empressement d'une m�re, constamment assise, nuit et jour, aupr�s de son lit, prenant � peine quelques heures de repos, sans se d�shabiller et seulement lorsque je la rempla�ais. »

Doute-t-on du t�moignage de Pagello en faveur de la sollicitude vraiment maternelle de George Sand? Il est corrobor� par le plus intime ami de Musset, Alfred Tattet, qui, de passage � Venise, avait s�journ� aupr�s du malade et �crivait de Florence � Sainte-Beuve, le 17 mars 1834: « J'ai t�ch� de procurer quelques distractions � madame Dudevant, qui n'en pouvait plus; la maladie d'Alfred l'avait beaucoup fatigu�e. Je ne les ai quitt�s que lorsqu'il m'a �t� bien prouv� que l'un �tait tout � fait hors de danger et que l'autre �tait enti�rement remise de ses longues veilles. Soyez donc maintenant sans inqui�tude, mon cher monsieur de Sainte-Beuve; Alfred est dans les mains d'un jeune homme tout d�vou�, tr�s capable, et qui le soigne comme un fr�re. Il a remplac� aupr�s de lui un �ne qui le tuait tout bonnement. D�s qu'il pourra se mettre en route, madame Dudevant et lui partiront pour Rome, dont Alfred a un d�sir effr�n�. »

Ainsi Alfred Tattet rend, le plus formel et le plus �logieux hommage aux soins combin�s de George Sand et du docteur Pagello. Il n'a rien vu, rien pressenti qui �veill�t ses soup�ons. Li� � Musset par la plus �troite camaraderie, il n'a recueilli de sa bouche aucune plainte, pas la moindre allusion � la sc�ne myst�rieuse et dramatique que le po�te des Nuits n'a jamais retrac�e, mais qui, sous la plume haineuse de son fr�re, devient la plus cruelle des incriminations. L'�me g�n�reuse d'Alfred de Musset ne peut ni avoir con�u ni avoir autoris� cette vengeance posthume. Aussi bien n'e�t-il pas song� � partir avec George Sand pour Rome, si elle l'avait mis�rablement et cyniquement tromp�.


Notes

  1. Aur�lien de S�ze.
  2. Jules Sandeau.
  3. Ceci est un retour vers Prosper M�rim�e.
  4. Alfred de Musset et George Sand, par M. Maurice Clouard, dans la Revue de Paris du 15 ao�t 1896.
  5. George Sand, sa vie et ses oeuvres, par Wladimir Kar�nine (madame Komarof), II, 67.
  6. Elle fait allusion aux hallucinations survenues � Franchard.
  7. « Une typho�dette compliqu�e de d�lire alcoolique, » dit Pietro Pagello dans son entretien avec le docteur Caban�s. (Le Cabinet secret de l'Histoire, page 303.)