Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE VIII
LÉLIA

L�lia parut au mois d'ao�t 1833. George Sand, en l'�crivant, �tait dans la p�riode d�sesp�r�e, d�sempar�e, qui va de la fin de Jules Sandeau au commencement d'Alfred de Musset, et o� nous verrons passer un jour, un seul jour, et fuir � la h�te — plus prestement que Galat�e vers les saules — la silhouette de Prosper M�rim�e. Le succ�s litt�raire �tait venu avec Indiana, avec Valentine, sans satisfaire l'�me inqui�te de la femme � qui Jules Sandeau avait laiss� un morceau de son nom et qui �tait en train d'illustrer celui de George Sand. Du moins ces deux ouvrages, avantageusement vendus � un �diteur, avaient procur� � la romanci�re un capital de trois mille francs qui lui permit de r�gler son arri�r�, d'avoir une servante et de s'accorder un peu plus d'aisance. En m�me temps, elle re�ut des propositions de collaboration r�guli�re � la Revue de Paris et � la Revue des Deux Mondes. Elle donna la pr�f�rence � celle-ci, dont Fran�ois Buloz avait pris la direction en groupant autour de lui les plus �minents litt�rateurs. À George Sand il assurait par contrat une rente annuelle de quatre mille francs, en �change de trente-deux pages d'�criture toutes les six semaines. Vers cette �poque, � la faveur du bien-�tre qui arrivait, l'auteur d'Indiana quitta le petit logement au cinqui�me du quai Saint-Michel, pour aller s'installer 19 quai Malaquais. Le bonheur ne l'y suivit pas. Le 12 d�cembre 1832, elle �crit � Maurice: « Nous avons un appartement chaud comme une �tuve; nous voyons de grands jardins et nous n'entendons pas le moindre bruit du dehors. Le soir, c'est silencieux et tranquille comme Nohant: c'est tr�s commode pour travailler. Aussi je travaille beaucoup. » Dans l'Histoire de ma Vie, elle fournit quelques d�tails compl�mentaires: « Les grands arbres des jardins environnants faisaient un �pais rideau de verdure o� chantaient les merles et o� babillaient les moineaux avec autant de laisser-aller qu'en pleine campagne. Je me croyais donc en possession d'une retraite et d'une vie conformes � mes go�ts et � mes besoins. H�las! bient�t je devais soupirer, l� comme partout, apr�s le repos, et bient�t courir en vain, comme Jean-Jacques, � la recherche d'une solitude. » C'est, en effet, au quai Malaquais que survint la rupture avec Jules Sandeau, qui avait �t� l'h�te fort appr�ci� de la mansarde du quai Saint-Michel. La crise fut soudaine. Au d�but de 1833, George Sand eut l'id�e de faire une aimable surprise � Sandeau et de revenir de Nohant sans l'avertir. En arrivant au logis, elle le trouva dans l'intime compagnie d'une blanchisseuse, Indiana �tait suppl��e par Noun! Il se conduisait comme un simple Dudevant. L'amour libre ne valait donc pas mieux que le mariage? Ce fut pour George Sand un effondrement. Vainement celui qu'elle avait cong�di� essaya de s'excuser et de rentrer en gr�ce. Elle fut, � bon droit, inexorable. Et voici comment elle �conduisit ses supplications, le 15 avril 1833:

« Je veux croire votre lettre sinc�re, et, dans ce cas, l'absence pourra seule vous gu�rir. Si, apr�s cette r�ponse, vous persistiez dans des pr�tentions que je ne pourrais plus attribuer � la folie, j'aurais pour vous fermer ma porte des motifs plus imp�rieux et plus d�cisifs encore. Aussi, quelle que soit l'explication que vous pr�f�riez pour la lettre inexplicable que vous m'avez envoy�e, je vous prie absolument, litt�ralement et d�finitivement, de ne plus vous pr�senter chez moi. »

On sent en elle la brisure d'�me. Elle s'ouvre � celui qui fut l'ami sinc�re et d�sint�ress� de toute sa vie, l'avocat Fran�ois Rollinat, de Ch�teauroux: « Je ne t'ai pas donn� signe de souvenir et de vie depuis bien des mois. C'est que j'ai v�cu des si�cles; c'est que j'ai subi un enfer depuis ce temps-l�. Socialement, je suis libre et plus heureuse. Ma position est ext�rieurement calme, ind�pendante, avantageuse. Mais, pour arriver l�, tu ne sais pas quels affreux orages j'ai travers�s... Cette ind�pendance si ch�rement achet�e, il faudrait savoir en jouir, et je n'en suis plus capable. Mon coeur a vieilli de vingt ans, et rien dans la vie ne me sourit plus. Il n'est plus pour moi de passions profondes, plus de joies vives. Tout est dit. J'ai doubl� le cap. »

Si, en se s�parant de Sandeau, elle avait tranch� dans le vif, avec la rudesse d'amputation chirurgicale qui lui �tait famili�re, elle souffrit n�anmoins, et tr�s cruellement, dans son amour et dans son amour-propre. Sa vie et celle de son compagnon �taient si �troitement enchev�tr�es qu'il y eut une liquidation difficile. Chacun dut reprendre sa part de mobilier, mais le plus gros lot revenait � George Sand qui fournissait � peu pr�s tout l'argent du m�nage. Sandeau en convient implicitement dans son roman Marianna, o� certain Henry accepte volontiers les subsides de sa ma�tresse, puisqu'ils ont tout mis en commun. Sur cette pente, on risque de glisser jusqu'� Des Grieux.

George Sand, qui avait la bourse aussi lib�ralement ouverte que le coeur, paya tout ce qu'il fallait pour reconqu�rir sa pleine libert�. T�moin cette lettre, du mois de juin 1833, � un jeune m�decin, Émile R�gnault, qui l'avait soign�e et qui �tait le grand ami de Jules Sandeau:

« Je viens d'�crire � M. Desgranges pour lui donner cong� de l'appartement de Jules et lui demander quittance des deux termes �chus que je veux payer; l'appartement sera donc � ma charge jusqu'au mois de janvier 1834... Je reprends chez moi le reste de mes meubles. Je ferai un paquet de quelques hardes de Jules, rest�es dans les armoires, et je les ferai porter chez vous, car je d�sire n'avoir aucune entrevue, aucune relation avec lui � son retour, qui, d'apr�s les derniers mots de sa lettre, que vous m'avez montr�e, me para�t devoir ou pouvoir �tre prochain. J'ai �t� trop profond�ment bless�e des d�couvertes que j'ai faites sur sa conduite, pour lui conserver aucun autre sentiment qu'une compassion affectueuse. Faites-lui comprendre, tant qu'il en sera besoin, que rien dans l'avenir ne peut nous rapprocher. Si cette dure commission n'est pas n�cessaire, c'est-�-dire si Jules comprend de lui-m�me qu'il doit en �tre ainsi, �pargnez-lui le chagrin d'apprendre qu'il a tout perdu, m�me mon estime. Il a sans doute perdu la sienne propre. Il est assez puni. »

Elle avait fait d'ailleurs, pour le tenir � distance, tous les sacrifices utiles. C'est avec l'argent qu'elle lui transmit qu'il put effectuer un voyage en Italie, cette m�me ann�e 1833. George Sand, en lui fermant sa porte, en lui retirant le souper, le g�te et le reste, lui laissait du moins un viatique. Elle le cong�diait en l'indemnisant. C'est le principe de la loi sur les accidents du travail.

Un philosophe a dit: « Une femme peut n'avoir qu'un amant, mais elle ne peut pas n'en avoir que deux. » Quand la s�rie est commenc�e, il faut poursuivre. George Sand continua. Alea jacta est. Instituons donc une chronologie. Le second fut encore un homme de lettres, mais qui ne fit que passer, comme l'ombre sur la muraille dont parle Platon. Prosper M�rim�e et George Sand n'avaient rien de ce qui importait, ni pour se complaire ni m�me pour se comprendre. Ce fut une d�plorable exp�rience, sans lendemain. Sainte-Beuve y joua-t-il le r�le f�cheux de truchement et d'interm�diaire? Lui �crivit-elle apr�s coup: « Vous me l'avez pr�t�, je vous le rends? » En tous cas, il exer�a en cette occurrence l'emploi de confident. Elle lui explique comment, « d�j� tr�s vieille et encore un peu jeune », elle commit cette grossi�re erreur, sans enthousiasme, par nonchalance et d�soeuvrement. Elle avait des pens�es de suicide. Pr�te � s'aller noyer, elle se raccrocha � une branche qui manquait de solidit�:

« Un de ces jours d'ennui et de d�sespoir, je rencontrai un homme qui ne doutait de rien, un homme calme et fort, qui ne comprenait rien � ma nature et qui riait de mes chagrins. La puissance de son esprit me fascina enti�rement; pendant huit jours je crus qu'il avait le secret du bonheur, qu'il me l'apprendrait, que sa d�daigneuse insouciance me gu�rirait de mes pu�riles susceptibilit�s. Je croyais qu'il avait souffert comme moi, et qu'il avait triomph� de sa sensibilit� ant�rieure. Je ne sais pas encore si je me suis tromp�e, si cet homme est fort par sa grandeur ou par sa pauvret�. »

Apr�s bien des digressions, elle poursuit sa confession en ces termes: « Enfin je me conduisis � trente ans, comme une fille de quinze ne l'e�t pas fait... L'exp�rience manqua compl�tement. Je pleurai de souffrance, de d�go�t, de d�couragement. Au lieu de trouver une affection capable de me plaindre et de me d�dommager, je ne trouvai qu'une raillerie am�re et frivole. Si Prosper M�rim�e m'avait comprise, il m'e�t peut-�tre aim�e, et s'il m'e�t aim�e, il m'e�t soumise, et si j'avais pu me soumettre � un homme, je serais sauv�e, car la libert� me ronge et me tue. Mais il ne me connut pas assez, et au lieu de lui en donner le temps, je me d�courageai tout de suite. »

Et voici la conclusion du m�lancolique �pisode: « Apr�s cette �nerie, je fus plus constern�e que jamais, et vous m'avez vue en humeur de suicide tr�s r�elle. »

De l'aventure et de la lettre o� elle est r�sum�e avec toute la sinc�rit� d'un mea culpa, il sied de retenir cette phrase d�cisive: « Je ne me convainquis pas assez d'une chose, c'est que j'�tais absolument et compl�tement L�lia. » Elle l'�crit un mois avant la publication du roman, mais d�j� elle en avait lu les principaux passages � Sainte-Beuve qui, au lendemain de la lecture, le 10 mars 1833, lui adressait ses f�licitations et ses remerciements enthousiastes. Ce morceau d'intime critique litt�raire a �t� publi� par M. de Spo�lberch de Lovenjoul, dans la V�ritable Histoire de « Elle et Lui. » C'est la cons�cration du talent ou plut�t du g�nie de George Sand par le juge le plus avis�:

« Madame, je ne veux pas tarder � vous dire combien la soir�e d'hier et ce que j'y ai entendu m'a d�j� fait penser depuis, et combien L�lia m'a continu� et pouss� plus loin encore dans mon admiration s�rieuse et mon amiti� sentie pour vous... Ce sera votre livre de philosophie, votre vue g�n�rale sur le monde et la vie. Tous vos romans suivants en seront �clair�s d'en haut et y gagneront une autorit� grave qui ne leur serait venue que plus lentement... Je ne vous dirai jamais assez combien j'ai �t� saisi de tant de fermet�, de suite et d'abondance, � travers des r�gions si g�n�rales, si profondes, si habit�es � chaque pas par l'effroi et le vertige. Être femme, avoir moins de trente ans, et qu'il n'y paraisse en rien au dehors quand on a sond� ces ab�mes; porter cette science, qui, � nous, nous d�vasterait les tempes et nous blanchirait les cheveux, la porter avec l�g�ret�, aisance, sobri�t� de discours, — voil� ce que j'admire avant tout. C'est L�lia en vous-m�me, dans la substance de votre �me, dans ce que vous avez longuement senti et raisonn�, dans ce que vous en exprimez si puissamment quand vous voulez le peindre, et aussi dans ce que vous savez en d�rober aux yeux sous le simple ext�rieur et l'habitude ordinaire. Allez, madame, vous �tes une nature bien rare et forte. Quelque corrosive qu'ait �t� la liqueur dans le calice, le m�tal du calice est vierge et n'a pas �t� alt�r�. »

Si hardie que f�t la m�taphore, et quoique ce m�tal vierge d�t un peu d�concerter George Sand, elle pr�tait aux flatteries et aux louanges de Sainte-Beuve une oreille attentive. C'est lui qui la d�termina, si nous en croyons l'Histoire de ma Vie, � publier L�lia. Elle affirme avoir compos� d'abord des fragments �pars, puis les avoir reli�s par le fil d'une donn�e romanesque. Toutefois elle mandait � Fran�ois Rollinat, le 26 mai 1833: « Je t'enverrai un livre que j'ai fait depuis que nous nous sommes quitt�s. C'est une �ternelle causerie entre nous deux. Nous en sommes les plus graves personnages. Quant aux autres, tu les expliqueras � ta fantaisie. Tu iras, au moyen de ce livre, jusqu'au fond de mon �me et jusqu'au fond de la tienne. »

L�lia, c'est donc bien — comme elle se complaisait � le confesser � Sainte-Beuve — George Sand elle-m�me. L'ouvrage a �t� con�u et �crit dans l'abattement, dans la d�sesp�rance, alors qu'elle s'isolait en sa r�verie pour tracer la synth�se du doute, de la souffrance, et la maladive inqui�tude d'une �me errante, incapable de se fixer au rivage d'aucune certitude. « C'est, dit-elle, un livre qui n'a pas le sens commun au point de vue de l'art, mais qui n'en a �t� que plus remarqu� par les artistes, comme une chose d'inspiration spontan�e. »

Dans L�lia, de m�me que dans la Nouvelle H�lo�se — et il existe entre ces deux oeuvres des traits de ressemblance caract�ristiques — ce n'est point � l'intrigue qu'il faut s'attacher, mais bien au d�veloppement prestigieux de la pens�e, � l'art de la forme et � l'ampleur du style. Aim�e par le jeune po�te St�nio, L�lia ne peut l'aimer d'amour. Elle appartient toute � la m�lancolie, � la d�sesp�rance, qui se sont empar�es de son imagination et de son coeur, en tuant chez elle le don de la tendresse. À St�nio elle ne saurait accorder que la sollicitude affectueuse d'une m�re ou d'une soeur. Il a d'autres vis�es. Ce qu'il demande n'est pas ce qu'elle offre. Tout le roman roulera sur ce m�compte, qui n'est pas d'ordre purement m�taphysique. Sa confiance, L�lia l'a octroy�e � Trenmor, un ancien libertin qui a tu� sa ma�tresse dans une orgie, est devenu for�at, et au bagne s'est m�tamorphos� en parangon de vertu, comme plus tard le Jean Valjean des Mis�rables. Cependant, pour fuir St�nio, elle s'est retir�e dans les ruines d'une abbaye qui s'�croulent en une nuit de temp�te. Elle est arrach�e � la mort par le moine Magnus, une mani�re de disciple de saint Antoine, mais moins r�fractaire � la tentation, et qui est harcel� par tous les aiguillons du d�sir. C'est un devancier, moins r�aliste, de fr�re Archangias, dans la Faute de l'abb� Mouret. L�lia se d�sint�resse des troubles de Magnus, mais elle voudrait apaiser ceux du triste et beau St�nio. De ce soin elle charge sa soeur Pulch�rie, qu'elle retrouve apr�s bien des ann�es de s�paration et qui, au lieu de s'adonner � la m�taphysique, prodigue aux hommes des consolations momentan�es et mercenaires. Entre les deux soeurs George Sand a m�nag� une antith�se qui se peut ainsi r�sumer: Pulch�rie, c'est la courtisane du corps; L�lia, la courtisane de l'�me. Et l'on retrouve l� l'�cho des controverses de l'auteur avec son amie, l'actrice Marie Dorval.

À la faveur de la nuit, une substitution s'op�re, dans une f�te de la villa Bambucci. St�nio, qui a pass� des heures d�licieuses � philosopher avec L�lia, s'aventure dans des appartements sombres et ne reconna�t qu'� l'aube Pulch�rie. D�sespoir du po�te, d�tresse de L�lia. Seule Pulch�rie ne se plaint pas. D�sormais St�nio est vou� � la d�bauche, et L�lia au clo�tre. Elle s'enferme et devient abbesse au couvent des Camaldules, pour r�g�n�rer la r�gle d'observance et faire r�gner le christianisme int�gral, avec la puret� des �ges primitifs. Elle pense ramener dans les sentiers de la vertu un cardinal pervers, qui s'int�resse passionn�ment � la communaut� et � la r�v�rende m�re abbesse: nous sommes dans une atmosph�re moins asc�tique que celle de Port-Royal. St�nio, dont l'amour s'est transform� en jalousie et en haine, se d�guise en religieuse et vient participer � une conf�rence contradictoire d'�dification, o� l'orthodoxie de L�lia triomphe de son diabolique adversaire. Faute de mieux, il essaie d'enlever une des novices, la princesse Claudia. Mais L�lia, vengeresse de l'honneur du couvent, surgit comme un fant�me et entrave ses desseins. Que reste-t-il au po�te, sans abbesse, sans novice, sinon de se noyer dans le lac prochain? Il met ce projet � ex�cution, et il est temps, car le roman est d�j� tr�s long, d�bordant de digressions fastueuses, de descriptions vari�es et de tirades �loquentes. L�lia, qui n'a pas voulu partager la vie de St�nio, tient � le rejoindre dans la mort. C'est une femme d'un caract�re compliqu� et contradictoire. Mais l'au del�, para�t-il, ne comporte pas de solutions d�finitives; car Trenmor, voyant sur le lac, non loin des tombes de L�lia et de St�nio, voltiger deux feux follets qui tant�t se rapprochent, tant�t s'�loignent, se demande si les infortun�s ont r�ussi, dans un effort posthume, � accrocher leurs atomes. Et ce Trenmor, qui est en m�me temps un grand r�formateur, le myst�rieux carbonaro et franc-ma�on Valmarina, reprend son b�ton pour aller soulager d'autres douleurs humaines. La route sera longue.

George Sand, se commentant elle-m�me, a essay� d'expliquer, dans un morceau adress� � Fran�ois Rollinat, que les divers personnages de L�lia sont comme les reflets et les modalit�s de son �tre, les formes successives de sa pens�e et de sa vie: « Magnus, c'est mon enfance, St�nio ma jeunesse, L�lia est mon �ge m�r. Trenmor sera ma vieillesse peut-�tre. » Plus v�ridique nous appara�t l'interpr�tation donn�e dans la seconde pr�face du livre, celle de l'�dition revue de 1836, d'apr�s laquelle les personnages repr�sentent les divers �l�ments de synth�se philosophique du dix-neuvi�me si�cle: « Pulch�rie, l'�picur�isme h�ritier des sophismes du si�cle dernier; St�nio, l'enthousiasme et la faiblesse d'un temps o� l'intelligence monte tr�s haut, entra�n�e par l'imagination, et tombe tr�s bas, �cras�e par une r�alit� sans po�sie et sans grandeur; Magnus, le d�bris d'un clerg� corrompu et abruti. » Quant � L�lia, c'est, au dire de George Sand, « la personnification encore plus que l'avocat du spiritualisme de ces temps-ci; spiritualisme qui n'est plus chez l'homme � l'�tat de vertu, puisqu'il a cess� de croire au dogme qui le lui prescrivait, mais qui reste et restera � jamais, chez les nations �clair�es, � l'�tat de besoin et d'aspiration sublime, puisqu'il est l'essence m�me des intelligences �lev�es. »

La substance des caract�res ainsi d�termin�e, cherchons � pr�ciser les lin�aments de ces physionomies. L�lia d'abord. St�nio lui �crit du style le plus tendu et avec des sentiments presque surhumains, � tout le moins suraigus: « J'aurais voulu m'agenouiller devant vous et baiser la trace embaum�e de vos pas. » Ceci donne le ton et comme le parfum du livre, o� toutes les sensations analys�es ont une acuit� extr�me. Le vrai portrait de L�lia nous est offert au cours d'un bal costum� chez le riche musicien Spuela. Elle a « le v�tement aust�re et pourtant recherch�, la p�leur, la gravit�, le regard profond d'un jeune po�te d'autrefois. » Et St�nio, qui la contemple avec extase, s'�crie amoureusement: « Regardez L�lia, regardez cette grande taille grecque sous ces habits de l'Italie d�vote et passionn�e, cette beaut� antique dont la statuaire a perdu le moule, avec l'expression de r�verie profonde des si�cles philosophiques; ces formes et ces traits si riches; ce luxe d'organisation ext�rieure dont un soleil hom�rique a seul pu cr�er les types maintenant oubli�s... Regardez! C'est le marbre sans tache de Galat�e avec le regard c�leste du Tasse, avec le sourire sombre d'Alighieri. C'est l'attitude ais�e et chevaleresque des jeunes h�ros de Shakespeare; c'est Rom�o, le po�tique amoureux; c'est Hamlet, le p�le et asc�tique visionnaire; c'est Juliette, Juliette demi-morte, cachant dans son sein le poison et le souvenir d'un amour bris�. » Puis l'�num�ration continue, avec Rapha�l, avec Corinne au Capitole, avec le page silencieux de Lara. Et tous ces hommes, et toutes ces femmes, toutes ces id�alit�s, c'est L�lia!

Elle nous appara�t aussi dans le cadre prestigieux de la nature, et c'est sous le pinceau de George Sand un paysage d'une magie transcendante et d'une perspective infinie: « Hier, � l'heure o� le soleil descendait derri�re le glacier, noy� dans des vapeurs d'un rose bleu�tre, alors que l'air ti�de d'un beau soir d'hiver glissait dans vos cheveux, et que la cloche de l'�glise jetait ses notes m�lancoliques aux �chos de la vall�e; alors, L�lia, je vous le dis, vous �tiez vraiment la fille du ciel. Les molles clart�s du couchant venaient mourir sur vous et vous entouraient d'un reflet magique. Vos yeux lev�s vers la vo�te bleue o� se montraient � peine quelques �toiles timides, brillaient d'un feu sacr�. Moi, po�te des bois et des vall�es, j'�coutais le murmure myst�rieux des eaux, je regardais les molles ondulations des pins faiblement agit�s, je respirais le suave parfum des violettes sauvages qui, au premier jour ti�de qui se pr�sente, au premier rayon de soleil p�le qui les convie, ouvrent leurs calices d'azur sous la mousse dess�ch�e. Mais vous, vous ne songiez point � tout cela; ni les fleurs, ni les for�ts, ni le torrent, n'appelaient vos regards. Nul objet sur la terre n'�veillait vos sensations, vous �tiez toute au ciel. Et quand je vous montrai le spectacle enchant� qui s'�tendait sous nos pieds, vous me d�tes, en �levant la main vers la vo�te �th�r�e: « Regardez cela! » Ô L�lia! vous soupiriez apr�s votre patrie, n'est-ce pas? vous demandiez � Dieu pourquoi il vous oubliait si longtemps parmi nous, pourquoi il ne vous rendait pas vos ailes blanches pour monter � lui? »

Trenmor, l'ex-for�at devenu presque proph�te, est � l'unisson de la t�n�breuse L�lia. Il inqui�te, il effraie St�nio, qui interroge sa d�cevante amie: « Quel est donc cet homme p�le que je vois maintenant appara�tre comme une vision sinistre dans tous les lieux o� vous �tes?... Quand il m'approche, j'ai froid; si son v�tement effleure le mien, j'�prouve comme une commotion �lectrique. » Et il ajoute: « Avec lui, vous n'�tes jamais gaie. Voyez si j'ai sujet d'�tre jaloux! »

Quelle est l'origine de cet homme? L�lia l'apprend � St�nio. Il avait des tr�sors gagn�s par l'abjection de ses parents; son p�re avait �t� le favori d'une reine galante, sa m�re �tait la servante de sa rivale. Et il en rougissait. Jugez � quel point! « Ses larmes tombaient au fond de sa coupe dans un festin, comme une pluie d'orage dans un jour br�lant. » De son palais il est all� en un cachot, son g�nie d�voy� l'a conduit au bagne. « On le vit briser ses meubles, ses glaces et ses statues au milieu de ses orgies, et les jeter par les fen�tres au peuple ameut�. On le vit souiller ses lambris superbes et semer son or en pluie sans autre but que de s'en d�barrasser, couvrir sa table et ses mets de fiel et de fange, et jeter loin de lui dans la boue des chemins ses femmes couronn�es de fleurs. » Pourquoi n'avait-il pas d'amour? L�lia r�pond: « Parce qu'il n'avait pas de Dieu. » Au bagne, « il versait avec ses larmes une goutte de baume c�leste dans des coupes � jamais abreuv�es de fiel. » Et voil� l'homme avec qui, en compagnie de L�lia, St�nio n'h�site pas � monter en barque sur le lac endormi! Trenmor, envelopp� d'un manteau sombre, tient la barre du gouvernail, St�nio manie les rames. Un grand calme descend. « La brise tombe tout � coup, comme l'haleine �puis�e d'un sein fatigu� de souffrir. » L�lia r�ve, en regardant le sillage de la barque o� palpitent des �toiles. Et Trenmor soupire, en distinguant les arbres du rivage prochain: « Vous ramez trop vite, St�nio, vous �tes bien press� de nous ramener parmi les hommes. »

St�nio, au gr� de certains critiques, c'est Alfred de Musset; mais ils oublient que L�lia, fut compos�e entre l'�t� de 1832 et la fin du printemps de 1833, que l'oeuvre �tait termin�e, d�j� lue � Sainte-Beuve et livr�e � l'imprimeur, lorsque le po�te et la femme de lettres se rencontr�rent au mois de juin 1833. Tout au plus Alfred de Musset a-t-il pu fournir l'Inno ebrioso, l'hymne bachique qu'entonne St�nio au cours d'un souper, et dont voici les premi�res et les derni�res strophes, empreintes d'un romantisme �perdu et d�lirant:

Que le chypre embras� circule dans mes veines! Effa�ons de mon coeur les esp�rances vaines, Et jusqu'au souvenir Des jours �vanouis dontl'importune image, Comme au fond d'un lac pur un t�n�breux nuage, Troublerait l'avenir!

Oublions, oublions! La supr�me sagesse Est d'ignorer les jours �pargn�s par l'ivresse, Et de ne pas savoir Si la veille �tait sobre, ou si de nos ann�es Les plus belles d�j� disparaissaient, fan�es Avant l'heure du soir.

Qu'on m'apporte un flacon, que ma coupe remplie D�borde, et que ma l�vre, en plongeant dans la lie De ce flot radieux, S'alt�re, se dess�che et redemande encore Une chaleur nouvelle � ce vin qui d�vore Et qui m'�gale aux Dieux!

Sur mes yeux �blouis qu'un voile �pais descende! Que ce flambeau confus p�lisse et que j'entende, Au milieu de la nuit, Le choc retentissant de vos coupes heurt�es, Comme sur l'Oc�an les vagues agit�es Par le vent qui s'enfuit!

Et si Dieu me refuse une mort fortun�e, De gloire et de bonheur � la fois couronn�e, Si je sens mes d�sirs. D'une rage impuissante immortelle agonie, Comme un p�le reflet d'une lampe ternie, Survivre � mes plaisirs,

De mon ma�tre jaloux insultant le caprice, Que ce vin g�n�reux abr�ge le supplice Du corps qui s'engourdit, Dans un baiser d'adieu que nos l�vres s'�treignent, Qu'en un sommeil glac� tous mes d�sirs s'�teignent, Et que Dieu soit maudit!

En admettant que, dans l'�dition remani�e et amplifi�e de 1836, Alfred de Musset ait inspir� � George Sand certains traits compl�mentaires, il n'est pas le St�nio de 1833, l'enfant pur et suave, ainsi d�peint par Trenmor: « Je n'ai point vu de physionomie d'un calme plus ang�lique, ni de bleu dans le plus beau ciel qui f�t plus limpide et plus c�leste que le bleu de ses yeux. Je n'ai pas entendu de voix plus harmonieuse et plus douce que la sienne; les paroles qu'il dit sont comme les notes faibles et velout�es que le vent confie aux cordes de la harpe. Et puis sa d�marche lente, ses attitudes nonchalantes et tristes, ses mains blanches et fines, son corps fr�le et souple, ses cheveux d'un ton si doux et d'une mollesse si soyeuse, son teint changeant comme le ciel d'automne, ce carmin �clatant qu'un regard de vous, L�lia, r�pand sur ses joues, cette p�leur bleu�tre qu'un mot de vous imprime � ses l�vres, tout cela, c'est un po�te, c'est un jeune homme vierge, c'est une �me que Dieu envoie souffrir ici-bas pour l'�prouver avant d'en faire un ange. »

Que deviendra St�nio au contact de L�lia, de L�lia qui d�finit en ces termes l'amour immat�rialis�: « Ce n'est pas une violente aspiration de toutes les facult�s vers un �tre cr��, c'est l'aspiration sainte de la partie la plus �th�r�e de notre �me vers l'inconnu? » Il lui r�pond, avec des r�miniscences d'Hamlet: « Doute de Dieu, doute des hommes, doute de moi-m�me, si tu veux, mais ne doute pas de l'amour, ne doute pas de ton coeur, L�lia! » Ou bien elle murmure m�lancoliquement: « Pauvres hommes, que savons-nous? » Et il lui r�plique, avec une pr�coce sagesse: « Nous savons seulement que nous ne pouvons pas savoir. » Du moins il r�vait de conna�tre le ciel, et L�lia lui r�v�le l'enfer. Bien s�che, en effet, pour cette candeur d'adolescent, est la doctrinaire du d�senchantement qui, plus encore que Pulch�rie, derri�re l'amour voit le d�go�t, la tristesse, la haine, et semble uniquement susceptible d'aimer, comme la Samaritaine, « celui qui, n� parmi les hommes, v�cut sans faiblesse et sans p�ch�, celui qui dicta l'Évangile et transforma la morale humaine pour une longue suite de si�cles, et dont on peut dire qu'il est vraiment le fils de Dieu. »

Ici-bas, L�lia — et sans doute George Sand — sait o� se prendre, mais non pas o� se fixer. « Je fus, dit-elle, infid�le en imagination, non seulement � l'homme que j'aimais, mais chaque lendemain me vit infid�le � celui que j'avais aim� la veille. » Encore que ce soit un peu pr�cipit�, L�lia avoue ses engouements successifs pour le musicien, le philosophe, le com�dien, le po�te, le peintre, le sculpteur. « J'embrassai, s'�crie-t-elle, plusieurs fant�mes � la fois. » Entendez-vous, � Alfred de Musset, � Chopin, � Michel de Bourges, et vous tous qui formez une longue th�orie amoureuse derri�re la Muse de L�lia?

À St�nio cependant elle ne peut offrir qu'une tendresse �pur�e, de platoniques embrassements, « l'amour qu'on conna�t au s�jour des anges, l� o� les �mes seules br�lent du feu des saints d�sirs. » Et le jeune homme, d��u dans ses esp�rances et ses convoitises, lui jette cet anath�me: « Adieu, tu m'as bien instruit, bien �clair�, je te dois la science; maudite sois-tu, L�lia! »

Elle a bu, selon le mot de Trenmor, « les larmes br�lantes des enfants dans la coupe glac�e de l'orgueil; » puis, en la solitude du couvent, elle vide son calice parmi le secret de ses nuits m�lancoliques. L'homme qu'elle pourrait aimer n'est pas n�, et ne na�tra peut-�tre, dit-elle, que plusieurs si�cles apr�s sa mort. Auparavant, il faut que de grandes r�volutions s'accomplissent, et d'abord que le catholicisme disparaisse; car, tant qu'il subsistera, « il n'y aura ni foi, ni culte, ni progr�s chez les hommes. » Elle a m�connu St�nio et ne commence � en avoir conscience que lorsqu'elle voit, « au bord de l'eau tranquille, sur un tapis de lotus d'un vert tendre et velout�, dormir p�le et paisible le jeune homme aux yeux bleus. » Alors elle assigne � celui qui n'est plus rendez-vous dans l'�ternit�. L�lia prenait des �ch�ances plus lointaines que George Sand. Celle-l� n'offrait � St�nio que des attendrissements apr�s d�c�s. Celle-ci accueillera moins fi�rement Alfred de Musset et lui fera m�me escorte sur la route de Venise. La dame de Nohant n'�tait pas abbesse des Camaldules.