Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE VII
LE ROMAN FÉMINISTE: INDIANA ET VALENTINE

Si, dans un bagage aussi complexe que celui de George Sand, toute classification n'est pas fatalement artificielle et �troite, il semble qu'on puisse diviser ses romans en quatre p�riodes ou cat�gories: le roman f�ministe, le roman socialiste, le roman champ�tre, et, durant les derni�res ann�es, le roman purement sentimental et romanesque. Sa premi�re mani�re est une revendication �clatante des droits de la femme. Dans la douzi�me des Lettres d'un Voyageur, elle discute le reproche, qui lui est adress� par D�sir� Nisard, d'avoir voulu r�habiliter l'�go�sme des sens, d'avoir fait la m�taphysique de la mati�re et poursuivi un but antisocial. Elle oppose une d�n�gation formelle: « Vous dites, monsieur, que la haine du mariage est le but de tous mes livres. Permettez-moi d'en excepter quatre ou cinq, entre autres L�lia, que vous mettez au nombre de mes plaidoyers contre l'institution sociale, et o� je ne sache pas qu'il en soit dit un mot... Indiana ne m'a pas sembl� non plus, lorsque je l'�crivais, pouvoir �tre une apologie de l'adult�re. Je crois que dans ce roman (o� il n'y a pas d'adult�re commis, s'il m'en souvient bien), l'amant (ce roi de mes livres), comme vous l'appelez spirituellement a un pire r�le que le mari. Le Secr�taire intime a pour sujet (si je ne me trompe pas absolument sur mes intentions) les douceurs de la fid�lit� conjugale. Andr� n'est ni contre le mariage, ni pour l'amour adult�re, Simon se termine par l'hym�n�e, ni plus ni moins qu'un conte de Perrault ou de madame d'Aulnoy; et enfin dans Valentine, dont le d�no�ment n'est ni neuf ni habile, j'en conviens, la vieille fatalit� intervient pour emp�cher la femme adult�re de jouir, par un second mariage, d'un bonheur qu'elle n'a pas su attendre. » Mais la critique de D�sir� Nisard va plus loin et rev�t un caract�re de grief personnel: « Il serait peut-�tre, �crivait-il, plus h�ro�que � qui n'a pas eu le bon lot, de ne pas scandaliser le monde avec son malheur en faisant d'un cas priv� une question sociale. » Pour compl�ter cet argument ad hominem — ou plut�t ad feminam — Nisard ajoute: « La ruine des maris, ou tout au moins leur impopularit�, tel a �t� le but des ouvrages de George Sand. » Voici sa r�plique: « Oui, monsieur, la ruine des maris, tel e�t �t� l'objet de mon ambition, si je me fusse senti la force d'�tre un r�formateur. » À quoi se bornait donc son dessein? À attaquer les abus, les ridicules, les pr�jug�s et les vices du temps. Si elle a incrimin� les lois sociales, elle n'y a apport� aucune arri�re-pens�e subversive: « Qui pouvait me supposer l'intention de refaire les lois du pays? » Et, quand des saint-simoniens, philanthropes consciencieux, � la recherche de la v�rit�, lui ont demand� ce qu'elle mettrait � la place des maris, « je leur ai r�pondu na�vement, dit-elle, que c'�tait le mariage, de m�me qu'� la place des pr�tres, qui ont tant compromis la religion, je crois que c'est la religion qu'il faut mettre. » Enfin, pour excuser ses d�faillances et justifier ses aspirations, elle se place sous l'invocation de la justice, « �ternel r�ve des coeurs simples. »

Indiana parut le 19 mai 1832. Dans l'Histoire de ma Vie, George Sand affirme que ce roman, compos� � Nohant, fut commenc� sans projet et sans espoir, voire m�me sans aucun plan, mais surtout sans aucune des vis�es sociales que la critique affecta d'y d�couvrir. « On n'a pas manqu�, poursuit-elle, de dire qu'Indiana �tait ma personne et mon histoire. Il n'en est rien. » Admettons la v�racit� de cette d�claration. C'est � l'insu de l'�crivain que sont venus sous sa plume, � la faveur de la fiction, les souvenirs de ses tristesses conjugales. Les malheurs d'Indiana ressemblent � ceux d'Aurore; il y a une parent� intellectuelle et morale, assez f�cheuse d'ailleurs, entre le colonel Delmare, « vieille bravoure en demi-solde, » et Casimir Dudevant, officier d�missionnaire.

Aussi bien, pour d�couvrir l'id�e ma�tresse et directrice d'Indiana, il ne suffit pas de suivre les p�rip�ties du roman, il convient encore de comparer les deux pr�faces, celle de 1832 et celle de 1842. La premi�re est modeste et plaide presque les circonstances att�nuantes pour les audaces de l'ouvrage: « Si quelques pages de ce livre encouraient le grave reproche de tendance vers des croyances nouvelles, si des juges rigides trouvaient leur allure imprudente et dangereuse, il faudrait r�pondre � la critique qu'elle fait beaucoup trop d'honneur � une oeuvre sans importance... Le narrateur n'a point la pr�tention de cacher un enseignement grave sous la forme d'un conte; il ne vient pas donner son coup de main � l'�difice qu'un douteux avenir nous pr�pare, son coup de pied � celui du pass� qui s'�croule. Il sait trop que nous vivons dans un temps de ruine morale, o� la raison humaine a besoin de rideaux pour att�nuer le trop grand jour qui l'�blouit. S'il s'�tait senti assez docte pour faire un livre vraiment utile, il aurait adouci la v�rit�, au lieu de la pr�senter avec ses teintes crues et ses effets tranchants. Ce livre-l� e�t fait l'office des lunettes bleues pour les yeux malades. »

De ce m�me style qui n'est pas exempt de mauvais go�t, le romancier se d�fend de « prendre des conclusions sur le grand proc�s entre l'avenir et le pass� » et de « s'affubler de la robe du philosophe. » Il n'aura garde de « porter la main sur les grandes plaies de la civilisation agonisante — il faut �tre si s�r de pouvoir les gu�rir, quand on se risque � les sonder! » Apr�s nous avoir attest� qu'il n'emploiera pas son talent, « s'il en avait, � foudroyer les autels renvers�s, » il aboutit � cette conclusion ampoul�e: « Vous verrez que, s'il n'a pas effeuill� des roses sur le sol o� la loi parque nos volont�s comme des app�tits de mouton, il a jet� des orties sur les chemins qui nous en �loignent. » Nous apprenons qu'Indiana, c'est un type d'�tre faible qui repr�sente les passions comprim�es ou supprim�es par les lois. Car George Sand, disciple de Jean-Jacques, estime que l'oeuvre de l'Être supr�me est pervertie par notre pr�tendue civilisation. De l� les protestations qu'elle formule contre les iniquit�s sociales, tout en d�clarant, dans une langue singuli�re, n'avoir pas pour son livre « le na�f amour paternel qui emmaillote les productions rachitiques de ces jours d'avortements litt�raires. »

En 1842, la pens�e et les m�taphores de George Sand sont mieux �quilibr�es. Dans cette seconde pr�face, elle proclame qu'Indiana et la plupart de ses premiers romans sont bas�s sur une m�me donn�e: le rapport mal �tabli entre les sexes, par le fait de la soci�t�. Dix ann�es de r�flexion ou plut�t de noviciat, le spectacle des mis�res humaines, le commerce, dit-elle, de « quelques vastes intelligences religieusement interrog�es » — c'est-�-dire de Lamennais, de Pierre Leroux, de Michel (de Bourges) — ont �largi son horizon. Elle confirme et accentue la th�se d'Indiana, en paraphrasant le vers de Polyeucte:

Je le ferais encor si j'avais � le faire.

Elle a conscience de s'�tre acquitt�e d'une t�che utile et n�cessaire. « J'ai c�d�, dit-elle, � un instinct puissant de plainte et de reproche que Dieu avait mis en moi, Dieu qui ne fait rien d'inutile, pas m�me les plus ch�tifs �tres. » Aussi bien la cause qu'elle d�fendait �tait celle de la moiti� du genre humain, et s'�levait bien au-dessus de la poursuite d'un profit particulier ou de l'apologie d'un int�r�t personnel. C'est alors qu'elle formule une th�orie qui rec�le en substance les revendications actuelles du f�minisme: « J'ai �crit Indiana avec le sentiment non raisonn�, il est vrai, mais profond et l�gitime, de l'injustice et de la barbarie des lois qui r�gissent encore l'existence de la femme dans le mariage, la famille et la soci�t�... La guerre sera longue et rude; mais je ne suis ni le premier, ni le seul, ni le dernier champion d'une si belle cause, et je la d�fendrai tant qu'il me restera un souffle de vie. » Ap�tre des droits de la femme dans cette pr�face, George Sand oublie sans nul doute qu'elle s'est inflig� � elle-m�me un d�menti, en �crivant � la page 235 d'Indiana: « La femme est imb�cile par nature. »

Si les th�ses propos�es sont discutables et captieuses, le roman en soi est attachant. L'intrigue n'offre aucune complication. Indiana, �me sentimentale et romanesque, souffre aupr�s du colonel Delmare. Ce rude personnage a jur� de tuer quiconque braconne sur ses terres. Il atteint ainsi, mais d'un coup de fusil charg� de gros sel, un jeune voisin, Raymon de Rami�re, qui escaladait son mur pour rendre visite � Noun, une cr�ole, soubrette d'Indiana. Assez vite, d'ailleurs, le Don Juan provincial est las de la femme de chambre en tablier blanc et en madras. Il ne demanderait qu'� passer de l'escalier de service au grand escalier. Noun s'en aper�oit et se jette dans la rivi�re prochaine. Indiana n'a-t-elle rien devin� ou ne s'alarme-t-elle pas de succ�der � sa cam�riste? Du moins elle s'�prend de Raymon de Rami�re, malgr� les adjurations de sir Ralph Brown qui tient aupr�s d'elle l'emploi de soupirant volontairement platonique. Elle suit son mari � l'�le Bourbon, mais sans pouvoir oublier l'amour qui la poss�de. Dans un acc�s d'exaltation, elle s'embarque pour la France, afin de rejoindre Raymon. Elle le trouve mari�. Crise de d�sesp�rance. Ralph la soigne, la gu�rit, et tous deux vont terminer leurs jours dans quelque chaumi�re indienne, renouvel�e de Bernardin de Saint-Pierre. Ainsi se manifeste l'apophtegme de George Sand: « L'amour est un contrat aussi bien que le mariage. » La d�monstration semble assez sinueuse.

Il est d�plaisant que les rendez-vous de Raymon et de Noun aient lieu dans la chambre m�me d'Indiana absente, « o� des orangers en fleurs r�pandaient leurs suaves �manations, des bougies diaphanes br�laient dans les cand�labres. » Noun a pris soin d'effeuiller sur le parquet des roses du Bengale et de semer le divan de violettes. Elle a pr�par� un souper fin, et pourtant les regards de Raymon ne se dirigent pas vers les fruits et les flacons du gu�ridon, mais vers ce qui lui rappelle Indiana: ses livres, son m�tier, sa harpe, les gravures de l'�le Bourbon, et « surtout ce petit lit � demi cach� sous les rideaux de mousseline, ce lit blanc et pudique comme celui d'une vierge, orn� au chevet, en guise de rameau b�nit, d'une palme enlev�e peut-�tre, le jour du d�part, � quelque arbre de la patrie. » Accueilli par la cam�riste, c'est � la ma�tresse qu'il va songer. Noun cependant a fait des frais de toilette, avec la garde-robe de madame Delmare, mais toute cette �l�gance est visiblement emprunt�e. Elle a forc� le d�colletage. Voici comment George Sand nous l'explique: « Indiana e�t �t� plus cach�e, son sein modeste ne se f�t trahi que sous la triple gaze de son corsage; elle e�t peut-�tre orn� ses cheveux de cam�lias naturels, mais ce n'est pas dans ce d�sordre excitant qu'ils se fussent jou�s sur sa t�te; elle e�t pu emprisonner ses pieds dans des souliers de satin, mais sa chaste robe n'e�t pas ainsi trahi les myst�res de sa jambe mignonne. » Bref, Raymon est satur� des amours ancillaires. Il demande � monter en grade, c'est-�-dire � descendre de la mansarde � l'appartement.

Pour traduire ces fluctuations d'un amour qui va de l'office au boudoir, George Sand use assez volontiers du style hyperbolique et fleuri, � la mode de 1830. Ce sont des exclamations: « Pauvre enfant! si jeune et si belle, avoir d�j� tant souffert! » Ou bien de singuli�res manifestations de tendresse: « Je vous aurais port�e dans mes bras pour emp�cher vos pieds de se blesser; je les aurais r�chauff�s de mon haleine. » Comment madame Delmare accueille-t-elle ces d�clarations adress�es � ses pieds? Avec quelque complaisance, ce semble. « Si l'on mourait de bonheur, Indiana serait morte en ce moment. » Il est vrai que Raymon hausse le ton et secoue furieusement les cordes de sa lyre: « Tu es la femme que j'avais r�v�e, la puret� que j'adorais, la chim�re qui m'avait toujours fui, l'�toile brillante qui luisait devant moi pour me dire: « Marche encore dans cette vie de mis�re, et le ciel t'enverra un de ses anges pour t'accompagner. De tout temps, tu m'�tais destin�e, ton �me �tait fianc�e � la mienne!... Vois-tu, Indiana, tu m'appartiens, tu es la moiti� de mon �me, qui cherchait depuis longtemps � rejoindre l'autre... Ne me reconnais-tu pas? ne te semble-t-il pas qu'il y a vingt ans que nous ne nous sommes vus? Ne t'ai-je pas reconnue, ange, lorsque tu �tanchais mon sang avec ton voile, lorsque tu pla�ais ta main sur mon coeur �teint pour y ramener la chaleur et la vie? » Et des pages enti�res se d�roulent ainsi sur le mode d�clamatoire. Raymon s'y abandonne avec une particuli�re volubilit�. Au matin, quand il se retrouve dans cet appartement, o�, suivant l'�trange expression de George Sand, Noun s'�tait endormie souveraine et r�veill�e femme de chambre, il se jette � genoux, « la face tourn�e contre ce lit foul� et meurtri qui le faisait rougir, » et il prof�re une invocation: « Ô Indiana! s'�crie-t-il en se tordant les mains, t'ai-je assez outrag�e!... Repousse-moi, foule-moi aux pieds, moi qui n'ai pas respect� l'asile de ta pudeur sacr�e; moi qui me suis enivr� de tes vins comme un laquais, c�te � c�te avec ta suivante; moi qui ai souill� ta robe de mon haleine maudite et ta ceinture pudique de mes inf�mes baisers sur le sein d'une autre; moi qui n'ai pas craint d'empoisonner le repos de tes nuits solitaires, et de verser jusque sur ce lit que respectait ton �poux lui-m�me les influences de la s�duction et de l'adult�re! Quelle s�curit� trouveras-tu d�sormais derri�re ces rideaux dont je n'ai pas craint de profaner le myst�re? Quels songes impurs, quelles pens�es acres et d�vorantes ne viendront pas s'attacher � ton cerveau pour le dess�cher? Quels fant�mes de vice et d'insolence ne viendront pas ramper sur le lin virginal de ta couche? Et ton sommeil, pur comme celui d'un enfant, quelle divinit� chaste voudra le prot�ger maintenant? N'ai-je pas mis en fuite l'ange qui gardait ton chevet? N'ai-je pas ouvert au d�mon de la luxure l'entr�e de ton alc�ve? Ne lui ai-je pas vendu ton �me? et l'ardeur insens�e qui consume les flancs de cette cr�ole lascive ne viendra-t-elle pas, comme la robe de D�janire, s'attacher aux tiens pour les ronger? Oh! malheureux! coupable et malheureux que je suis! que ne puis-je laver de mon sang la honte que j'ai laiss�e sur cette couche! »

Raymon de Rami�re pourrait continuer longtemps sur ce ton, si Noun n'arrivait avec son madras et son tablier, et ne s'�tonnait de le voir agenouill�, baisant et arrosant de ses larmes le lit d'Indiana. Elle crut qu'il faisait sa pri�re. Et George Sand ajoute: « Elle ignorait que les gens du monde n'en font pas. » Noun �tait na�ve, Indiana pareillement. Le romancier se charge de nous en faire part: « Femmes de France, vous ne savez pas ce que c'est qu'une cr�ole. » D�sormais c'est suffisamment expliqu�.

Par bonheur, et pour effacer l'impression de ce pathos, il est des pages charmantes dans la partie descriptive. Voici, notamment, un paysage nocturne, qui encadre un rendez-vous d'amour: « Il fallait traverser la rivi�re pour entrer dans le parterre, et le seul passage en cet endroit �tait un petit pont de bois jet� d'une rive � l'autre; le brouillard devenait plus �pais encore sur le lit de la rivi�re, et Raymon se cramponna � la rampe pour ne pas s'�garer dans les roseaux qui croissaient autour de ses marges. La lune se levait alors, et, cherchant � percer les vapeurs, jetait des reflets incertains sur ces plantes agit�es par le vent et par le mouvement de l'eau. Il y avait, dans la brise qui glissait sur les feuilles et frissonnait parmi les remous l�gers, comme des plaintes, comme des paroles humaines entrecoup�es. Un faible sanglot partit � c�t� de Raymon, et un mouvement soudain �branla les roseaux; c'�tait un courlis qui s'envolait � son approche. » Ne trouvez-vous pas dans cette peinture des touches d�licates qui rappellent le proc�d� de Jean-Jacques et �voquent la vision d'une toile de Corot?

Entre les divers jugements, presque tous �logieux, que provoqua Indiana, nous retiendrons seulement celui d'Alfred de Musset, sans ajouter cr�ance � une anecdote de Paul de Musset: il pr�tend que son fr�re avait ratur� sur les premi�res pages du roman tous les adjectifs inutiles et que l'exemplaire tomba sous les yeux de George Sand, cruellement atteinte dans son amour-propre litt�raire. Ce r�cit ne concorde gu�re avec la lettre et les vers, si enthousiastes, qu'Alfred de Musset adressa, le 24 juin 1833, � l'auteur d'Indiana:

« Madame,

« Je prends la libert� de vous envoyer quelques vers que je viens d'�crire en relisant un chapitre d'Indiana, celui o� Noun re�oit Raymon dans la chambre de sa ma�tresse. Leur peu de valeur m'avait fait h�siter � les mettre sous vos yeux, s'ils n'�taient pour moi une occasion de vous exprimer le sentiment d'admiration sinc�re et profonde qui les a inspir�s.

« Agr�ez, Madame, l'assurance de mon respect. Alfred de MUSSET. »

Sand, quand tu l'�crivais, o� donc l'avais-tu vue, Cette sc�ne terrible o� Noun, � demi-nue, Sur le lit d'Indiana s'enivre avec Raymon? Qui donc te la dictait, cette page br�lante O� l'amour cherche en vain, d'une main palpitante, Le fant�me ador� de son illusion? En as-tu dans le coeur la triste exp�rience? Ce qu'�prouve Raymond, te le rappelais-tu? Et tous ces sentiments d'une vague souffrance Ces plaisirs sans bonheur, si pleins d'un vide immense, As-tu r�v� cela, George, ou t'en souviens-tu? N'est-ce pas le r�el dans toute sa tristesse, Que cette pauvre Noun, les yeux baign�s de pleurs, Versant � son ami le vin de sa ma�tresse, Croyant que le bonheur, c'est une nuit d'ivresse, Et que la volupt�, c'est le parfum des fleurs? Et cet �tre divin, cette femme ang�lique, Que dans l'air embaum� Raymon voit voltiger, Cette fr�le Indiana, dont la forme magique Erre sur les miroirs comme un spectre l�ger, Ô George! n'est-ce pas la p�le fianc�e Dont l'Ange du d�sir est l'immortel amant? N'est-ce pas l'Id�al, cette amour insens�e Qui sur tous les amours plane �ternellement? Ah! malheur � celui qui lui livre son �me, Qui couvre de baisers sur le corps d'une femme Le fant�me d'une autre, et qui sur la beaut� Veut boire l'Id�al dans la r�alit�! Malheur � l'imprudent qui, lorsque Noun l'embrasse, Peut penser autre chose, en entrant dans son lit, Sinon que Noun est belle et que le temps qui passe À compt� sur ses doigts les heures de la nuit!

Demain viendra le jour; demain, d�sabus�e, Noun, la fid�le Noun, par la douleur bris�e, Rejoindra sous les eaux l'ombre d'Oph�lia; Elle abandonnera celui qui la m�prise, Et le coeur orgueilleux qui ne l'a pas comprise Aimera l'autre en vain, — n'est-ce pas, L�lia?

Valentine, qui parut trois mois apr�s Indiana, avait �t� compos�e � Nohant et achev�e pendant les journ�es caniculaires de l'�t� de 1832. Le 6 ao�t de cette ann�e, George Sand mandait � sa m�re: « Je ne puis mieux faire que de m'enfermer dans mon cabinet et de travailler � Valentine. » Ce second roman est d'une contexture sup�rieure au premier. Les campagnes du Berry o� il se d�roule ont inspir� fort heureusement l'�crivain, � qui elles �taient famili�res. « Cette Vall�e Noire, si inconnue, lisons-nous dans la pr�face, ce paysage sans grandeur, sans �clat, qu'il faut chercher pour le trouver, et ch�rir pour l'admirer, c'�tait le sanctuaire de mes premi�res, de mes longues, de mes continuelles r�veries. Il y avait vingt-deux ans que je vivais dans ces arbres mutil�s, dans ces chemins raboteux, le long de ces buissons incultes, au bord de ces ruisseaux dont les rives ne sont praticables qu'aux enfants et aux troupeaux. » La th�se de Valentine est la m�me que celle d'Indiana. George Sand a voulu montrer les dangers et les douleurs des unions mal assorties. « Il para�t, ajoute-t-elle, que, croyant faire de la prose, j'avais fait du Saint-Simonisme sans le savoir. »

Elle pr�tend n'avoir ni vu si loin ni vis� si haut. Elle demandait � la litt�rature le pain quotidien: « J'�tais oblig�e d'�crire et j'�crivais. »

L'intrigue de ce nouveau roman est assez attachante. Valentine, mari�e � un gentilhomme �go�ste et cupide, M. de Lansac, aime un simple campagnard, B�n�dict, qui, comme la plupart des h�ros de George Sand, n'a pas de profession. C'est le fils de la nature, en face de ce Lansac, produit d'une civilisation factice. Il sera aim� de reste, le s�duisant B�n�dict, par toutes celles qui l'approchent, par la riche Ath�na�s, fille du gros fermier Lh�ry, par Louise, soeur a�n�e de Valentine, qui a d� quitter le toit familial � la suite d'une faute de jeunesse. Entre les trois d'abord son coeur balance, puis s'arr�te d�finitivement � Valentine. Sa tendresse sera pay�e de retour. Cette fille noble aimera ce virtuose de l'amour, � la fois po�te et laboureur. « J'�tais n�e, dit-elle, pour �tre fermi�re. » Et elle ressentira la premi�re commotion en jouant � cache-cache et � colin-maillard, � la nuit tombante, dans les pr�s du p�re Lh�ry, apr�s un plantureux repas arros� de champagne. B�n�dict, guid�, ce semble, par l'instinct de l'amour — ou peut-�tre en regardant sous le bandeau — atteignait toujours Valentine, la saisissait et, feignant de ne pas la reconna�tre, la gardait dans ses bras un peu plus longtemps qu'il n'�tait n�cessaire. « Ces jeux-l�, observe George Sand, sont la plus dangereuse chose du monde. »

En quoi consistait le charme de B�n�dict, si irr�sistible qu'il s'emparait de la chaste Valentine, qu'on nous d�peint comme la plus belle oeuvre de la cr�ation et qui s'amourache d'un paysan? Voici les passages o� le romancier trace le portrait de son h�ros. B�n�dict, dou� d'une voix harmonieuse, chante non loin du ch�teau. Valentine s'approche de la fen�tre, l'�coute et le regarde, tandis qu'il descend le sentier: « B�n�dict n'�tait pas beau; mais sa taille �tait remarquablement �l�gante. Son costume rustique, qu'il portait un peu th��tralement, sa marche l�g�re et assur�e sur les bords du ravin, son grand chien blanc tachet� qui bondissait devant lui, et surtout son chant, assez flatteur et assez puissant pour suppl�er chez lui � la beaut� du visage, toute cette apparition dans une sc�ne champ�tre qui, par les soins de l'art, spoliateur de la nature, ressemblait assez � un d�cor d'op�ra, c'�tait de quoi �mouvoir un jeune cerveau. » Et ailleurs: « B�n�dict n'�tait pas absolument d�pourvu de beaut�. Son teint �tait d'une p�leur bilieuse, ses yeux longs n'avaient pas de couleur; mais son front �tait vaste et d'une extr�me puret�. » Or, Valentine le trouve autrement attrayant que son correct et flegmatique fianc�, M. de Lansac, secr�taire d'ambassade. Il est vrai que celui-ci ne songeait pas � se pencher au-dessus d'un ruisseau pour y contempler, comme dans un miroir, l'image gracieuse de Valentine. B�n�dict avait de ces attentions romanesques. D'o� son charme victorieux. « B�n�dict, p�le, fatigu�, pensif, les cheveux eu d�sordre; B�n�dict, v�tu d'habits grossiers et couvert de vase, le cou nu et h�l�; B�n�dict, assis n�gligemment au milieu de cette belle verdure, au-dessus de ces belles eaux; B�n�dict, qui regardait Valentine � l'insu de Valentine, et qui souriait de bonheur et d'admiration, B�n�dict alors �tait un homme; un homme des champs et de la nature, un homme dont la m�le poitrine pouvait palpiter d'un amour violent, un homme s'oubliant lui-m�me dans la contemplation de ce que Dieu a cr�� de plus beau. Je ne sais quelles �manations magn�tiques nageaient dans l'air embras� autour de lui; je ne sais quelles �motions myst�rieuses, ind�finies, involontaires, firent tout d'un coup battre le coeur ignorant et pur de la jeune comtesse. »

Toujours est-il que le magn�tisme op�re, et nous l'entrevoyons � travers des descriptions qui m�riteraient d'�tre confront�es avec certaines pages de Madame Bovary. La m�lancolie, « ce mal terrible qui avait envahi la destin�e de B�n�dict dans sa fleur », a une influence si communicative que Valentine c�de au sortil�ge. La veille de son mariage, elle accorde, au fond du parc, une entrevue � B�n�dict, qui se montre « le plus timide des amants et le plus heureux des hommes. » M�me sc�ne, � huis clos, la nuit des noces. B�n�dict pleurait beaucoup; c'�tait un pr�servatif. Et M. de Lansac lui laissait le champ libre, ayant accept� une migraine opportune invoqu�e par Valentine. De l� une sc�ne assez path�tique d'hallucination ou de somnambulisme, � laquelle B�n�dict assiste avec �motion et qui lui r�v�le un amour partag�. Puis, � deux heures du matin, au pied du lit de Valentine, il lui �crit une lettre d'adieu, avant de s'�vader par la fen�tre. Cette lettre est un beau morceau de prose. En voici la p�roraison: « Je viens de m'approcher de vous, vous dormez, vous �tes calme. Oh! si vous saviez comme vous �tes belle! oh! jamais, jamais une poitrine d'homme ne renfermera sans se briser tout l'amour que j'avais pour vous. Si l'�me n'est pas un vain souffle que le vent disperse, la mienne habitera toujours pr�s de vous. Le soir, quand vous irez au bout de la prairie, pensez � moi si la brise soul�ve vos cheveux, et si, dans ses froides caresses, vous sentez courir tout � coup une haleine embras�e: la nuit, dans vos songes, si un baiser myst�rieux vous effleure, souvenez-vous de B�n�dict. »

Une situation aussi tendue ne saurait se d�nouer que de fa�on tragique. M. de Lansac a �t� tu� en duel. Valentine va donc pouvoir �pouser B�n�dict. D�j� il entonne l'�pithalame: « Tu seras suzeraine dans la chaumi�re du ravin; tu courras parmi les taillis avec ta ch�vre blanche. Tu cultiveras tes fleurs toi-m�me; tu dormiras sans crainte et sans souci sur le sein d'un paysan. Ch�re Valentine, que tu seras belle sous le chapeau de paille des faneuses! » Eh bien! non, B�n�dict meurt sous la fourche d'un paysan jaloux qui le soup�onnait de courtiser sa femme, alors qu'elle favorisait les rendez-vous de Valentine. Et celle-ci succombe au d�sespoir. Le d�nouement pessimiste de Valentine succ�de au d�nouement florianesque et mystique d'Indiana.