Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE VI
LES DÉBUTS LITTÉRAIRES

L'arriv�e d'Aurore Dudevant � Paris, au commencement de janvier 1831, a �t� l'objet des r�cits les plus contradictoires et les plus bizarres. Ars�ne Houssaye, dans ses Confessions et ses Souvenirs de Jeunesse, donne carri�re � une imagination exub�rante et conteuse. F�lix Pyat a publi�, dans la Grande Revue de Paris et de P�tersbourg, un article intitul�: Comment j'ai connu George Sand, qui est purement fantaisiste. Il pr�tend �tre all�, en compagnie de Jules Sandeau, son compatriote berrichon, recevoir au bureau des diligences une dame qui n'�tait autre que la baronne Dudevant. Elle descendit de l'imp�riale sous le costume d'un jeune bachelier, en v�tement de velours, avec un b�ret. Cette anecdote est de tous points controuv�e. La voyageuse n'avait pas pris la diligence, comme en t�moigne la lettre que sur-le-champ elle �crivit � son fils: « La chaise de poste ne fermait pas, j'�tais glac�e. Je ne suis arriv�e � Paris qu'� minuit. J'�tais bien embarrass�e de ma voiture, parce qu'il n'y a pas de cour dans la maison que j'habite et que je ne pouvais pas la laisser passer la nuit dans la rue. Enfin je l'ai fourr�e � l'h�tel de Narbonne. » Elle promet � Maurice d'�tre de retour � Nohant dans huit jours au plus. Il n'en sera rien, et elle le sait elle-m�me, en faisant ce mensonge maternel. Elle a l'intention de passer au moins trois mois hors de sa famille.

O� descendit-elle d�s l'abord � Paris? Ce point est obscur. En tous cas, ce ne fut pas chez son fr�re Hippolyte, car elle �crit � Maurice dans sa premi�re lettre: « Je n'ai pas encore eu le temps de voir ton oncle. Je pense que je le verrai aujourd'hui. » Elle n'alla donc pas directement 31 rue de Seine, o� �tait l'appartement de M. Chatiron; mais on ignore si elle se rendit rue Racine, chez Jules Sandeau, comme l'affirme M. Henri Amic, ou 4 rue des Cordiers, proche la Sorbonne, en cet h�tel Jean-Jacques Rousseau, ainsi d�nomm� parce que le philosophe genevois y avait rencontr� et aim� Th�r�se.

George Sand ne se soucie pas de nous fournir � cet �gard des renseignements pr�cis. Elle imprime m�me � l'Histoire de ma Vie une tout autre allure, � dater du d�part de Nohant, et elle s'en explique, non sans quelque embarras, au d�but du treizi�me chapitre de la quatri�me partie: « Comme je ne pr�tends pas donner le change sur quoi que ce soit en racontant ce qui me concerne, je dois commencer par dire nettement que je veux taire et non arranger ni d�guiser plusieurs circonstances de ma vie. Mais, vis-�-vis du public, je ne m'attribue pas le droit de disposer du pass� de toutes les personnes dont l'existence a c�toy� la mienne. Mon silence sera indulgence ou respect, oubli ou d�f�rence, je n'ai pas � m'expliquer sur ces causes. Elles seront de diverses natures probablement, et je d�clare qu'on ne doit rien pr�juger pour ou contre les personnes dont je parlerai peu ou point. Toutes mes affections ont �t� s�rieuses, et pourtant j'en ai bris� plusieurs sciemment et volontairement. Aux yeux de mon entourage, j'ai agi trop t�t ou trop tard, j'ai eu tort ou raison, selon qu'on a plus ou moins bien connu les causes de mes r�solutions... Tout le monde sait de reste que dans toute querelle, qu'elle soit soit de famille ou d'opinion, d'int�r�t ou de coeur, de sentiments ou de principes, d'amour ou d'amiti�, il y a des torts r�ciproques et qu'on ne peut expliquer et motiver les uns que par les autres. Il est des personnes que j'ai vues � travers un prisme d'enthousiasme et vis-�-vis desquelles j'ai eu le grand tort de recouvrer la lucidit� de mon jugement. Tout ce qu'elles avaient � demander, c'�taient de bons proc�d�s, et je d�fie qui que ce soit de dire que j'aie manqu� � ce fait. Pourtant leur irritation a �t� vive, et je le comprends tr�s bien. On est dispos�, dans le premier moment d'une rupture, � prendre le d�senchantement pour un outrage. Le calme se fait, on devient plus juste. Quoi qu'il en soit de ces personnes, je ne veux pas avoir � les peindre; je n'ai pas le droit de livrer leurs traits � la curiosit� ou � l'indiff�rence des passants. »

Observera-t-elle toujours la r�gle qu'elle �dicte? Non pas, puisqu'elle publiera ce roman si transparent, Elle et Lui, bien peu de mois apr�s la mort d'Alfred de Musset. La th�orie expos�e dans l'Histoire de ma Vie n'est qu'un pr�texte commode pour �viter des explications difficiles ou des justifications incompl�tes. N'oublions pas qu'elle a cinquante ans et qu'elle est entr�e dans la p�riode de calme relatif, quand elle r�dige son autobiographie. Il ne lui est donc pas malais� de prendre une attitude de supr�me bienveillance et d'excuser tout � la fois les torts qu'on a eus envers elle et ceux qu'elle a eus envers autrui.

« Moi, je pardonne, s'�crie-t-elle, et si des �mes tr�s coupables devant moi se r�habilitent sous d'autres influences, je suis pr�te � b�nir. Le public n'agit pas ainsi; il condamne et lapide. Je ne veux donc pas livrer mes ennemis (si je peux me servir d'un mot qui n'a pas beaucoup de sens pour moi) � des juges sans entrailles ou sans lumi�res, et aux arr�ts d'une opinion que ne dirige pas la moindre pens�e religieuse, que n'�claire pas le moindre principe de charit�. Je ne suis pas une sainte: j'ai d� avoir, je le r�p�te, et j'ai eu certainement ma part de torts, s�rieux aussi, dans la lutte qui s'est engag�e entre moi et plusieurs individualit�s. J'ai d� �tre injuste, violente de r�solutions, comme le sont les organisations lentes � se d�cider, et subir des pr�ventions cruelles, comme l'imagination en cr�e aux sensibilit�s surexcit�es. »

Ainsi formul�es, les excuses de George Sand peuvent � la rigueur �tre accueillies. Il lui sera beaucoup pardonn�, comme � la Madeleine, parce qu'elle a beaucoup aim�, avec une successivit� un peu rapide, parfois m�me avec une simultan�it� qui semble avoir �t� sinc�re en partie double. Peut-�tre, se rendant � Paris, ob�issait-elle plus aux suggestions de son esprit et � la passion de l'ind�pendance qu'aux curiosit�s de son imagination et au vagabondage de son coeur. Le 13 janvier 1831, elle �crit � Jules Boucoirau: « Je m'embarque sur la mer orageuse de la litt�rature. Il faut vivre. » Cinq jours plus tard, elle est moins explicite ou moins franche dans une lettre � sa m�re: « Vous me demandez ce que je viens faire � Paris. Ce que tout le monde y vient faire, je pense: me distraire, m'occuper des arts que l'on ne trouve que l� dans tout leur �clat. Je cours les mus�es, je prends des le�ons de dessin; cela m'occupe tellement que je ne vois presque personne. » Elle ne parle pas de ses ambitions litt�raires, elle ne fait aucunement allusion aux compatriotes qu'elle fr�quente assid�ment, les trois hugol�tres, Alphonse Fleury, F�lix Pyat, Jules Sandeau. Ce dernier, n� � Aubusson le 19 f�vrier 1811, devait �tre son initiateur, � tout le moins dans le monde des lettres. Il avait connu M. et madame Dudevant, vers la fin de 1829, pr�s de La Ch�tre, dans une maison amie, chez les Duvernet. C'est � Charles Duvernet pr�cis�ment qu'Aurore adressait, le 1er d�cembre 1830, une �p�tre romantique o� elle manifeste tout son enthousiasme pour la libre existence parisienne et profile quelques malicieuses silhouettes. D'abord celle de son correspondant: « Ô blond Charles, jeune homme aux r�veries sentimentales, au caract�re sombre comme un jour d'orage... L'h�te solitaire des for�ts d�sertes, le promeneur m�lancolique des sentiers �cart�s et ombreux n'�tant plus l� pour les chanter, ils sont devenus secs comme des fagots et tristes comme la nature, veuve de toi, � jeune homme! » Puis c'est le gigantesque Alphonse Fleury: « Homme aux pattes immenses, � la barbe effrayante, au regard terrible; homme des premiers si�cles, des si�cles de fer, homme au coeur de pierre, homme fossile, homme primitif, homme normal, homme ant�rieur � la civilisation, ant�rieur au d�luge. » Et, donnant cours � cette humeur de grosse bouffonnerie que le romantisme encourageait et qui s'�panouira en Victor Hugo, elle le plaisante sur sa poitrine volcanique, sur le refroidissement de la contr�e depuis qu'il ne la r�chauffe plus de son souffle, sur le d�cha�nement des vents que n'emprisonnent plus ses poumons athl�tiques. « Depuis ton d�part, �crit-elle, toutes les maisons de La Ch�tre ont �t� �branl�es dans leurs fondements, le moulin � vent a tourn� pour la premi�re fois, quoique n'ayant ni ailes, ni voiles, ni pivot. La perruque de M. de la Geneti�re a �t� emport�e par une bourrasque au haut du clocher, et la jupe de madame Saint-O... a �t� relev�e � une hauteur si prodigieuse, que le grand Chicot assure avoir vu sa jarreti�re. »

Ce sont l�, semble-t-il, badinages de rapins, comme Henri Murger nous en offrira � profusion dans la Vie de Boh�me. Mais, pour esquisser le troisi�me portrait, le crayon de madame Dudevant devient plus d�licat. La caricature s'att�nue. Sous les apparences de la blague, l'ironie se nuance d'�motion ou tout au moins de discr�te sympathie: « Et toi, petit Sandeau! aimable et l�ger comme le colibri des savanes parfum�es! gracieux et piquant comme l'ortie qui se balance au front battu des vents des tours de Ch�teaubrun! depuis que tu ne traverses plus avec la rapidit� d'un chamois, les mains dans les poches, la petite place, les dames de la ville ne se l�vent plus que comme les chauves-souris et les chouettes, au coucher du soleil; elles ne quittent plus leur bonnet de nuit pour se mettre � la fen�tre, et les papillotes ont pris racine � leurs cheveux. La coiffure languit, le cheveu d�p�rit, le fer � friser dort inutile sur les tisons refroidis. L'usage des peignes commence � se perdre, la brosse tombe en d�su�tude et la garnison menace de s'emparer de la place. Ton d�part nous a apport� une plaie d'Égypte bien connue. »

Tandis que ses amis go�taient les d�lices de la vie parisienne, Aurore n'aspirait qu'� les rejoindre. Elle se plaignait d'avoir la fi�vre et un bon rhumatisme, d'�tre « empaquet�e de flanelles et fra�che comme une momie dans ses bandelettes. » À l'en croire, elle fait � grand'peine en un jour le voyage de son cabinet au salon, et l'une de ses jambes est aupr�s de la chemin�e du dit appartement que l'autre est encore dans la salle � manger. Elle parle de s'acheter une de ces brouettes qui servent � voiturer les culs-de-jatte. Mais, le mois suivant, — est-ce l'effet du s�jour de Paris ou du traitement de Jules Sandeau? — la gu�rison s'op�re comme par miracle. Elle m�ne la vie de l'�tudiant enthousiaste et exub�rant, avide tout ensemble de travail et de plaisir.

À La Ch�tre, il va sans dire que cette existence, dont on exag�rait les singularit�s, faisait scandale. Madame Dudevant s'�tait mise au ban de la soci�t�, et les cancans allaient leur train. « Ceux qui ne m'aiment gu�re, �crivait-elle � Jules Boucoiran, disent que j'aime Sandot (vous comprenez la port�e du mot); ceux qui ne m'aiment pas du tout disent, que j'aime Sandot et Fleury � la fois; ceux qui me d�testent, que Duvernet et vous, par dessus le march�, ne me font pas peur. Ainsi j'ai quatre amants � la fois. Ce n'est pas trop quand on a comme moi les passions vives. » À dire vrai, sur les quatre il fallait en �liminer trois et garder le seul Jules Sandeau. Elle affirme lui avoir r�sist� pendant trois mois � Paris; mais d�j� l'intrigue avait pris naissance dans un petit bois, aux environs de Nohant. La litt�rature les rapprocha. Ils collabor�rent et cohabit�rent. « J'ai r�solu, �crit-elle � Charles Duvernet le 19 janvier 1831, de l'associer � mes travaux ou de m'associer aux siens, comme vous voudrez. Tant y a qu'il me pr�te son nom, car je ne veux pas para�tre, et je lui pr�terai mon aide, quand il en aura besoin. Gardez-nous le secret sur cette association litt�raire. » Ce fut bient�t le secret de Polichinelle, � La Ch�tre et � Paris; mais l'associ�e de Jules Sandeau n'en avait cure. Elle ne se souciait que de l'opinion de ses amis et des profits que pouvait rapporter ce labeur en commun. « Pour moi, dit-elle, �me �paisse et positive, il n'y a que cela qui me tente. Je mange de l'argent plus que je n'en ai; il faut que j'en gagne, ou que je me mette � avoir de l'ordre. Or, ce dernier point est si difficile qu'il ne faut m�me pas y songer. »

Jules Sandeau, qui pr�tait ainsi � Aurore Dudevant la moiti� de son nom et de son appartement, �tait plus jeune qu'elle de sept ans — elle n'a jamais aim� les hommes tr�s m�rs — et ni l'un ni l'autre ne poss�dait de notori�t� dans le monde des lettres. Elle dut donc chercher des appuis pour aborder une carri�re, de tout temps, mais alors surtout, difficilement accessible aux femmes. Sa pension de 3.000 francs ne pouvait lui suffire. « Vous savez, mande-t-elle � Jules Boucoiran, que c'est peu pour moi qui aime � donner et qui n'aime pas � compter. Je songe donc uniquement � augmenter mon bien-�tre. Comme je n'ai nulle ambition d'�tre connue, je ne le serai point. Je n'attirerai l'envie et la haine de personne. » Le premier litt�rateur avec qui elle entra en relations fut Henri de Latouche, un compatriote, n� en 1785 � La Ch�tre, qui s'exer�a dans le journalisme, la po�sie, le roman et le th��tre. Il �dita Andr� Ch�nier et fonda le Figaro. Elle s'adressa �galement � M. Doris-Dufresne, le d�put� r�publicain; il la mit en rapport avec son coll�gue � la Chambre, M. de K�ratry, romancier � ses heures, qui avait �crit le Dernier des Beaumanoir. L'Histoire de ma Vie raconte assez plaisamment la fa�on dont elle se pr�senta chez lui, � huit heures du matin:

« M. de K�ratry me parut plus �g� qu'il ne l'�tait. Sa figure, encadr�e de cheveux blancs, �tait fort respectable. Il me fit entrer dans une jolie chambre o� je vis, couch�e sous un couvre-pied de soie rose tr�s galant, une charmante petite femme qui jeta un regard de piti� languissante sur ma robe de stoff et sur mes souliers crott�s, et qui ne crut pas devoir m'inviter � m'asseoir. Je me passai de la permission et demandai � mon nouveau patron, en me fourrant dans la chemin�e, si mademoiselle sa fille �tait malade. Je d�butais par une insigne b�tise. Le vieillard me r�pondit, d'un air tout gonfl� d'orgueil armoricain, que c'�tait l� madame de K�ratry, sa femme. « Tr�s bien, lui dis-je, je vous en fais mon compliment; mais elle est malade, et je la d�range. Donc je me chauffe et je m'en vas. — Un instant, reprit le protecteur; M. Duris-Dufresne m'a dit que vous vouliez �crire, et j'ai promis de causer avec vous de ce projet; mais tenez, en deux mots, je serai franc, une femme ne doit pas �crire. — Si c'est votre opinion, nous n'avons point � causer, repris-je. Ce n'�tait pas la peine de nous �veiller si matin, madame de K�ratry et moi, pour entendre ce pr�cepte. »

Le plus joli mot de tout l'entretien fut celui de l'escalier ou plut�t de l'antichambre, alors que l'auteur du Dernier des Beaumanoir parachevait sa th�orie sur l'inf�riorit� intellectuelle de la femme. Il eut, au seuil de l'appartement, un trait superbe, � la Napol�on: « Croyez-moi, ne faites pas de livres, faites des enfants. » Il y a deux versions de la r�ponse de George Sand. Voici la sienne: « Ma foi, monsieur, gardez le pr�cepte pour vous-m�me, si bon vous semble. » Henri de Latouche y apporta cette variante: « Faites-en vous-m�me, si vous pouvez. »

Les lettres de George Sand, publi�es par le vicomte de Spo�lberch de Lovenjoul dans la V�ritable Histoire de Elle et Lui, pr�sentent d'autre sorte ses premi�res relations avec K�ratry. « Il m'a re�ue, �crit-elle, d'une mani�re paternelle, et j'ai bonne esp�rance maintenant. » De m�me elle mande, le 12 f�vrier, � Jules Boucoiran: « Je vais chez K�ratry le matin et nous causons au coin du feu. Je lui ai racont� comme nous avions pleur� en lisant le Dernier des Beaumanoir. Il m'a dit qu'il �tait plus sensible � ce genre de triomphe qu'aux applaudissements des salons. C'est un digne homme. J'esp�re beaucoup de sa protection pour vendre mon petit roman. Je vais para�tre dans la Revue de Paris. »

Entre temps, elle fait de la copie, � sept francs la colonne, pour le Figaro, dirig� par Henri de Latouche. « C'est, dit-elle, le dernier des m�tiers. » Et dans une lettre � l'avocat Duteil: « J'essaye de fourrer des articles dans les journaux. Je n'arrive qu'avec des peines infinies et une pers�v�rance de chien. Si j'avais pr�vu la moiti� des difficult�s que je trouve, je n'aurais pas entrepris cette carri�re. Eh bien, plus j'en rencontre, plus j'ai la r�solution d'avancer. » Elle est, en effet, envahie par une passion violente, irr�sistible, la passion d'�crire. À ce prix, elle supporte mainte privation et tout d'abord de peiner chaque jour au Figaro, de neuf heures du matin � cinq heures, en qualit� de manoeuvre, « ouvrier-journaliste, gar�on-r�dacteur. » Puis elle ajoute: « Le journalisme est un postulat par lequel il faut passer. »

Le soir, elle va assez fr�quemment au th��tre; mais par esprit d'�conomie — et en suivant, �crit-elle � Boucoiran, certain conseil que vous m'avez donn� — elle s'habille en homme. Ainsi elle �vite de renouveler sa garde-robe, et c'est en costume d'�tudiant qu'elle occupe, avec Jules Sandeau et d'autres amis, les loges qu'Henri de Latouche lui donne presque tous les soirs. Le bruit en est arriv� jusqu'� sa m�re, qui exprime son �tonnement de cette singularit�. George Sand lui r�pond, pendant un de ses s�jours � Nohant, en feignant de prendre le change: « On vous a dit que je portais culotte, on vous a bien tromp�e. En revanche, je ne veux point qu'un mari porte mes jupes. Chacun son v�tement, chacun sa libert�. »

Parmi les relations litt�raires que se cr�a George Sand � ses d�buts, il faut au premier rang placer Balzac. C'�tait la rencontre des deux �crivains qui, dans le roman, allaient personnifier les tendances contraires de l'id�alisme et du r�alisme. Balzac n'avait pas encore produit ses chefs-d'oeuvre, mais d�j� il manifestait cette humeur inqui�te et fastueuse qui devait sans cesse courir � la poursuite de la fortune, de d�couvertes merveilleuses et des fantaisies du luxe. L'Histoire de ma Vie raconte plaisamment qu'il avait am�nag� son petit appartement de la rue de Cassini en boudoirs de marquise, tendus de soie et de dentelle. Boh�me � sa fa�on, il �prouvait le besoin du superflu et se privait de soupe et de caf� plut�t que d'argenterie et de porcelaine de Chine. Au surplus, il avait des bizarreries et des caprices d'enfant, dont George Sand relate un sp�cimen tr�s caract�ristique:

« Un soir que nous avions d�n� chez Balzac d'une mani�re �trange, je crois que cela se composait de boeuf bouilli, d'un melon et de champagne frapp�, il alla endosser une belle robe de chambre toute neuve, pour nous la montrer avec une joie de petite fille, et voulut sortir ainsi costum�, un bougeoir � la main, pour nous reconduire jusqu'� la grille du Luxembourg. Il �tait tard, l'endroit d�sert, et je lui observais qu'il se ferait assassiner en rentrant chez lui. « Du tout, me dit-il; si je rencontre des voleurs, ils me prendront pour un fou, et ils auront peur de moi, ou pour uu prince, et ils me respecteront. » Il faisait une belle nuit calme. Il nous accompagna ainsi, portant sa bougie allum�e dans un joli flambeau de vermeil cisel�, parlant des quatre chevaux arabes qu'il n'avait pas encore, qu'il aurait bient�t, qu'il n'a jamais eus, et qu'il a cru fermement avoir pendant quelque temps. Il nous e�t reconduits jusqu'� l'autre bout de Paris, si nous l'avions laiss� faire. »

Entre Balzac et George Sand il y avait antinomie de conception. Non qu'elle e�t une th�orie pr�con�ue lorsqu'elle commen�a � �crire; mais son tour d'esprit devait la porter � id�aliser les sentiments de ses personnages, alors que Balzac suivait une impulsion toute contraire et qu'il a d�finie � merveille dans un entretien avec madame Sand: « Vous cherchez l'homme tel qu'il devrait �tre; moi, je le prends tel qu'il est. Croyez-moi, nous avons raison tous deux. » Et, apr�s avoir indiqu� son propre proc�d� qui consiste � grandir ses personnages dans leur laideur ou leur b�tise, � donner � leurs difformit�s des proportions effrayantes ou grotesques, il conclut en disant � sa rivale: « Id�alisez dans le joli et dans le beau, c'est un ouvrage de femme. »

Certes le premier roman de George Sand ne laisse rien pr�voir du d�veloppement ult�rieur de son g�nie. Rose et Blanche, ou la Com�dienne et la Religieuse, qu'elle composa en collaboration avec Jules Sandeau et qui parut en f�vrier 1832 sous le pseudonyme commun de J. Sand, porte la marque de cette gaminerie blagueuse qui �tait � la mode parmi les n�ophytes du romantisme. C'est l'oeuvre d'un �tudiant qui s'amuse et qui �crit � la h�te sur un coin de table, �tre �nigmatique au sexe ind�cis, avec des cheveux tombant sur les �paules et une de ces longues redingotes � la propri�taire, descendant jusqu'aux talons, dont Hippolyte Chatiron a pr�cis� la coupe: « Le tailleur prend mesure sur une gu�rite, et �a va � tout un r�giment. »

George Sand aussi travaillait sur commande, pour satisfaire au go�t du jour. Sans compter des articles et des fantaisies dans le Figaro, elle publiait dans la Revue de Paris une nouvelle, La Prima Donna, et, dans la Mode du 15 mars, La Fille d'Albano. Ce sont des bluettes.

Apr�s deux s�jours � Nohant au milieu et � la fin de 1831, elle revient � Paris en avril 1832, am�ne Solange et s'installe quai Saint-Michel, au cinqui�me �tage d'une grande maison d'o� elle a une vue superbe sur Notre-Dame, Saint-Jacques la Boucherie et la Sainte-Chapelle. « J'avais, �crit-elle, du ciel, de l'eau, de l'air, des hirondelles, de la verdure sur les toits. » Disons plus exactement: trois petites pi�ces avec balcon pour trois cents francs par an. Mais les �tages �taient rudes � monter, d'autant qu'il fallait porter Solange d�j� tr�s lourde. La porti�re faisait le m�nage pour quinze francs par mois; un gargotier du voisinage apportait la nourriture, moyennant deux francs par jour. George Sand savonnait, repassait son linge fin. Et elle �tait plus heureuse que dans le bien-�tre mat�riel de Nohant. Elle avait emprunt� quelque argent � Henri de Latouche pour s'acheter des meubles, somme qui fut rembours�e par M. Dudevant. Dans cette existence �troite et presque mis�rable, elle go�tait les joies de la libert� et celles de la tendresse. « Vivre, mandait-elle � Charles Duvernet, que c'est doux! que c'est bon! malgr� les chagrins, les maris, l'ennui, les dettes, les parents, les cancans, malgr� les poignantes douleurs et les fastidieuses tracasseries. Vivre, c'est enivrant! Aimer, �tre aim�, c'est le bonheur, c'est le ciel! » Ici George Sand laisse transpara�tre l'enthousiasme de son premier amour vraiment complet, autrement fougueux que les expansions d'antan avec Aur�lien de S�ze. Elle confesse, en sa correspondance, l'ardeur qui circule dans ses veines, qui bouillonne dans son sein. Nous sommes sous le premier consulat, celui de Jules Sandeau.

Il en r�sulta ce roman longuet, Rose et Blanche, o� il est malais� de faire la part des deux collaborateurs. C'est un parall�lisme assez factice entre les destin�es de Blanche la novice et de Rose la com�dienne. La lecture de ces cinq petits volumes laisse une impression monotone et maussade. On se contente, � l'ordinaire, de parcourir le premier chapitre, intitul� « la Diligence, » qui est un peu bien naturaliste. Jamais ce ton faubourien ne se retrouvera dans l'oeuvre de George Sand. Il n'est m�me pas possible de transcrire certains passages plus que lestes. Il faut se borner � reproduire le portrait de la soeur Olympie, qui grimpe sur l'imp�riale de la diligence et s'assied � c�t� d'un vieux dragon: « Le militaire, c'�tait son �l�ment. En avait-elle vu, des militaires, en avait-elle vu! À Limoges, elle avait gu�ri de la gale le 35e d'infanterie de ligne; � Lyon, tout le 12e de chasseurs lui avait pass� par les mains pour une colique contagieuse; aux fronti�res, pendant la campagne de Russie, elle avait re�u des envois de bless�s, des cargaisons de gel�s, des convois d'amput�s. Elle avait explor� le hussard, cultiv� le canonnier, analys� le tambour-ma�tre et monopolis� le cuirassier. Le voltigeur l'avait b�nie, le lancier l'avait ador�e; et, dans une effusion de reconnaissance, plus d'un l'avait embrass�e, en d�pit de ses grosses verrues et de sa joue profond�ment sillonn�e par la petite v�role; car elle �tait si laide qu'elle pouvait se passer de pudeur... Apr�s cinquante ans d'une semblable existence, apr�s une vie d'empl�tres, d'infections et d'ordures, la soeur Olympie, rude et grossi�re comme la charit� active, n'avait plus de sexe: ce n'�tait ni un homme, ni une femme, ni un soldat, ni une vierge; c'�tait la force, le d�vouement, le courage incarn�, c'�tait le bienfait personnifi�, la providence habill�e d'une robe noire et d'une guimpe blanche. » Aussi, quand le dragon lui offre une prise, « Sensible! s'�crie-t-elle, en enfon�ant ses longs doigts osseux dans la tabati�re et en portant � son nez une prise de tabac dont la moiti� tomba sur un rudiment de moustache grise qui couronnait sa l�vre sup�rieure. »

De m�me provenance gouailleuse est le r�cit des infortunes intimes d'un soprano masculin, ainsi que l'�num�ration des professions de M. Robolanti, « homme universel, industriel encyclop�diste, voyageur europ�en, physicien, organiste, chef d'orchestre, instructeur de chiens, de serins et de li�vres, fabricant de th� suisse, d'eau de Cologne, de pommade, d'onguent odontalgique, de faux r�teliers et de semelles imperm�ables. »

Pour reconna�tre la marque de George Sand, il faut s'arr�ter � certains �pisodes: par exemple, au tome II, l'arriv�e de l'archev�que qui rappelle de tous points la visite du pr�lat � Nohant, au chevet de madame Dupin. Dans Rose et Blanche il a �t� croqu� sur le vif: « Un homme court et gras, � figure ronde et bourgeoise, taill� pour faire un �picier, un voltigeur de la garde nationale ou un adjoint de village. Sa robe violette, costume si noble et si beau sur un homme p�le et �lanc�, ressemblait sur lui au premier fourreau d'un gros marmot; sa ceinture de moire �tait perdue sons l'empi�tement du ventre sur la poitrine, et sa croix d'or, cherchant en vain sa place entre un cou qui n'existait pas et un estomac qui n'existait plus, occupait tout l'espace interm�diaire entre le menton et l'ombilic. »

Quelques autres pages attestent encore la forme litt�raire qui sera celle de George Sand. Ainsi la description des Landes, au chapitre 5 du tome II, mais surtout la peinture du couvent des Augustines, dirig� par madame de Lancastre, et o� d'innombrables d�tails proviennent du s�jour d'Aurore � la communaut� des Anglaises. De l'intrigue m�me de Rose et Blanche il n'y a rien � retenir. Horace et Laorens sont deux jeunes hommes sans grand relief. L'un aime la com�dienne Rose, qui devient religieuse. L'autre, apr�s avoir commis envers Blanche, alors idiote, le pire m�fait qui se puisse imaginer, la retrouve le jour o� elle va prononcer ses voeux, fait scandale dans la chapelle, la contraint au mariage et la voit mourir au sortir de la b�n�diction nuptiale. Ce n'est ni du roman psychologique, ni du roman feuilleton qui tienne la curiosit� en haleine. Aussi bien George Sand discernait-elle nettement les d�fauts de son oeuvre: « Je suis fort aise, �crit-elle � sa m�re le 22 f�vrier 1832, que mon livre vous amuse. Je me rends de tout mon coeur � vos critiques. Si vous trouvez la soeur Olympie trop troupi�re, c'est sa faute plus que la mienne. Je l'ai beaucoup connue, et je vous assure que, malgr� ses jurons, c'�tait la meilleure et la plus digne des femmes... En somme, je vous ai dit que je n'avais pas fait cet ouvrage seule. Il y a beaucoup de farces que je d�sapprouve: je ne les ai tol�r�es que pour satisfaire mon �diteur, qui voulait quelque chose d'un peu �grillard. Vous pouvez r�pondre cela pour me justifier aux yeux de Caroline, si la verdeur des mots la scandalise. Je n'aime pas non plus les polissonneries. Pas une seule ne se trouve dans le livre que j'�cris maintenant et auquel je ne m'adjoindrai de mes collaborateurs que le nom, le mien n'�tant pas destin� � entrer jamais dans le commerce du bel esprit. » En effet, lorsqu'elle rompt avec Jules Sandeau cette courte association intellectuelle, elle garde de lui une partie de son nom pour en faire George Sand. D�sormais elle a trouv� sa voie, son style, sa doctrine sociale, sa conception romanesque. C'est Indiana qu'elle compose durant l'hiver de 1831-1832. Valentine va suivre, puis L�lia: toute une s�rie d'oeuvres spontan�es et hardies, r�v�latrices d'un art nouveau et d'une pens�e qui se lib�re.