Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE V
LA CRISE CONJUGALE

Apr�s s'�tre �tendue avec complaisance et prolixit� sur les origines de sa famille et les �v�nements de sa prime jeunesse, George Sand ne consacre, dans l'Histoire de ma Vie, qu'un petit nombre de pages aux ann�es qui suivirent son mariage. De lune de miel il n'est pas question. Si elle s'effor�a d'aimer son mari, elle ne trouva en lui aucune ressource d'affection ni de sensibilit�. Tout aussit�t elle se tourna vers les esp�rances, puis vers les joies de la maternit�. Sa sant� fut assez �prouv�e par l'hiver tr�s rude de 1822-1823, et Aurore connut les longues journ�es solitaires et silencieuses. Casimir Dudevant �tant � la chasse de l'aube au cr�puscule, elle occupait ses loisirs par le travail de la layette. « Je n'avais, dit-elle, jamais cousu de ma vie; mais, quand cela eut pour but d'habiller le petit �tre que je voyais dans tous mes songes, je m'y jetai avec une sorte de passion. » Vite elle apprit le surjet et le rabattu. Depuis lors elle d�clare avoir toujours aim� le travail � l'aiguille, v�ritable r�cr�ation et d�tente pour l'esprit. Son opinion � cet �gard m�rite d'�tre retenue; c'est l'apologie de la couture formul�e par une femme qui fut, entre toutes, adonn�e au labeur intellectuel: « J'ai souvent entendu dire que les travaux du m�nage, et ceux de l'aiguille particuli�rement, �taient abrutissants, insipides, et faisaient partie de l'esclavage auquel on a condamn� notre sexe. Je n'ai pas de go�t pour la th�orie de l'esclavage, mais je nie que ces travaux en soient une cons�quence. Il m'a toujours sembl� qu'ils avaient pour nous un attrait naturel, invincible, puisque je l'ai ressenti � toutes les �poques de ma vie, et qu'ils ont calm� parfois en moi de grandes agitations d'esprit. » Elle acquit ainsi « la maestria du coup de ciseaux » dont elle sera, sur le tard, presque aussi f��re que de son talent litt�raire.

Deschartres, qui faisait office de m�decin consultant, entoura de mille pr�cautions la grossesse d'Aurore. Il exigea qu'elle demeur�t six semaines couch�e. C'�tait � l'�poque des grandes neiges. Pour la distraire, on apporta sur son lit de petits oiseaux qui, affam�s et grelottants, se laissaient prendre � la main. Au baldaquin elle fit suspendre des branches de sapin et elle passa ces longues journ�es d'inaction dans une v�ritable voli�re, parmi les pinsons, les rouges-gorges, les verdiers, les moineaux apprivois�s, � qui elle donnait la becqu�e et qui venaient se r�chauffer sur ses couvertures. D�s que la temp�rature fut plus cl�mente et qu'on ouvrit les fen�tres, tous ces oiseaux — est-ce ingratitude ou amour de la libert�? — s'envol�rent � tire-d'aile. « Un seul rouge-gorge, dit George Sand, s'obstina � demeurer avec moi. La fen�tre fut ouverte vingt fois, vingt fois il alla jusqu'au bord, regarda la neige, essaya ses ailes � l'air libre, fit comme une pirouette de gr�ces et rentra, avec la figure expressive d'un personnage raisonnable qui reste o� il se trouve bien. Il resta ainsi jusqu'� la moiti� du printemps, m�me avec les fen�tres ouvertes pendant des journ�es enti�res. C'�tait l'h�te le plus spirituel et le plus aimable que ce petit oiseau. Il �tait d'une p�tulance, d'une audace et d'une gaiet� inou�es. Pench� sur la t�te d'un chenet, dans les jours froids, ou sur le bout de mon pied �tendu devant le feu, il lui prenait, � la vue de la flamme brillante, de v�ritables acc�s de folie. Il s'�lan�ait au beau milieu, la traversait d'un vol rapide et revenait prendre sa place sans avoir une seule plume grill�e... Il avait des go�ts aussi bizarres que ses exercices, et, curieux d'essayer de tout, il s'indig�rait de bougie et de p�te d'amandes. En un mot, la domesticit� volontaire l'avait transform� au point qu'il eut beaucoup de peine � s'habituer � la vie rustique, quand, apr�s avoir c�d� au magn�tisme du soleil, vers le quinze avril, il se trouva dans le jardin. Nous le v�mes longtemps courir de branche en branche autour de nous, et je ne me promenais jamais sans qu'il v�nt crier et voltiger pr�s de moi. »

Avec le printemps, la sant� d'Aurore s'am�liora. Il fut d�cid� qu'elle ferait ses couches � Paris, et le 30 juin 1823, dans un petit appartement garni de l'h�tel de Florence, rue Neuve des Mathurins, elle mit au monde un fils qui fut nomm� Maurice. On sait quelle affection elle lui voua et quelle intimit� d'existence, de pens�e, quelle communion de tendresse il y eut entre eux durant plus d'un demi-si�cle. La Correspondance de George Sand en est l'�clatant t�moignage. D�s le premier vagissement, elle �prouva l'�moi d'un coeur que Casimir Dudevant n'avait pas su toucher. « Ce fut, dit-elle, le plus beau moment de ma vie que celui o�, apr�s une heure de profond sommeil qui succ�da aux douleurs terribles de cette crise, je vis en m'�veillant ce petit �tre endormi sur mon oreiller. » Est-il besoin de noter qu'en fid�le disciple de Jean-Jacques elle allaita Maurice? Elle se plaint seulement d'avoir gard� le lit beaucoup plus longtemps qu'il n'�tait n�cessaire. Apr�s la naissance de sa fille, elle se vante de s'�tre lev�e le second jour et de s'en �tre trouv�e bien. C'�tait une pr�cipitation un peu chanceuse.

Il fallut retourner � Nohant. Deschartres, qui �tait venu � Paris pour le bapt�me de Maurice et qui l'avait consciencieusement d�maillot� afin de s'assurer s'il �tait bien conform�, ne voulait pas continuer l'administration du domaine. Casimir Dudevant dut s'en charger, et l'installation du m�nage � la campagne parut, sinon d�finitive, du moins � long terme. Elle fut pr�judiciable � l'un et � l'autre des �poux. Aurore, au printemps de 1824, ressentit les atteintes d'un spleen profond. Son mari, qui avait l'esprit terre � terre et de la vulgarit� dans les go�ts, contracta les habitudes oisives et peu relev�es du gentilhomme campagnard. Chacun d'eux s'ennuyait de son c�t�, et ils s'ennuyaient d'�tre ensemble. Un s�jour d'�t� au Plessis vint rompre la monotonie de cette existence; puis ils pass�rent l'hiver dans la banlieue de Paris, � Ormesson. « Nous aimions la campagne, dit George Sand, mais nous avions peur de Nohant; peur probablement de nous retrouver vis-�-vis l'un de l'autre, avec des instincts diff�rents et des caract�res qui ne se p�n�traient pas mutuellement. » Aussi bien Casimir, avec la fatuit� du sot, traitait-il sa femme du haut de son d�dain. Il la jugeait idiote, l'accablait de la sup�riorit� de sa toute-puissance masculine. Elle courbait la t�te, « �cras�e et comme h�b�t�e devant le monde. » La premi�re sc�ne de violence publique s'�tait produite durant leur s�jour au Plessis: George Sand n'en fait pas mention dans l'Histoire de ma Vie, mais l'incident fut relat� au cours du proc�s en s�paration et figure dans deux lettres adress�es par elle, l'une � son amie F�licie Saint-Agnan, l'autre � son avou�. Vers la fin de juillet, tandis qu'on prenait le caf� apr�s d�ner, les jeunes gens et quelques nouvelles mari�es, parmi lesquelles Aurore, se mirent � se poursuivre sur la terrasse. Ils se jet�rent du sable, dont quelques grains tomb�rent dans la tasse de M. James Roettiers. On les invita � cesser ce jeu ridicule. Comme Aurore continuait, Casimir s'�lan�a sur elle, l'insulta grossi�rement et lui administra un soufflet. Il faut croire que, de sa part, c'�tait un acte d'apr�s boire, mais particuli�rement f�cheux dans ce milieu o� ils s'�taient connus et fianc�s. En v�rit�, Casimir �tait trop flegmatique comme pr�tendant et trop p�tulant comme mari. D'abord il avait le coeur sec, et ensuite la main leste. Aurore, � tr�s bon droit, ne pardonna jamais ce proc�d� brutal, qui devait se renouveler.

Henri Heine, ayant plus tard rencontr� M. Dudevant chez sa femme alors qu'ils �taient d�j� s�par�s de fait, nous a laiss� un pittoresque portrait du personnage: « Il avait une de ces physionomies de philistin qui ne disent rien, et il ne semblait �tre ni m�chant, ni grossier, mais je compris facilement que cette quotidiennet� humidement froide, ces yeux de porcelaine, ces mouvements monotones de pagode chinoise auraient pu amuser une comm�re banale, mais devaient, � la longue, donner le frisson � une femme d'�me plus profonde et lui inspirer, avec l'horreur, l'envie de s'enfuir. » L'heure n'�tait pas encore venue o� la coupe d'amertume, trop pleine, d�borderait; mais ni � Nohant, ni � Ormesson, ni � Paris dans un logement meubl� du faubourg Saint-Honor�, Aurore ne trouva la qui�tude. Elle alla consulter son vieux confesseur l'abb� de Pr�mord, elle fit une retraite � son couvent; car Casimir, qui �tait libre-penseur, voulait une religion pour les femmes. C'�tait, � son estime, un paratonnerre � l'usage des maris contre certains accidents conjugaux qui n'�pargnent m�me pas les t�tes couronn�es. Il y a l� une �galit�, de tous les temps et de tous les pays, ant�rieure � la R�volution fran�aise et � la D�claration des droits de l'homme. George Dandin a des confr�res dans toutes les conditions sociales; la Petite Paroisse d'Alphonse Daudet est une grande confr�rie.

Et la garde qui veille aux barri�res du Louvre N'en d�fend pas les rois.

Pour Aurore le couvent m�me fut inefficace. On y avait cependant admis Maurice, � condition qu'il pass�t par le tour; il y passa. Entre temps, survint un gros chagrin, la mort subite et vraisemblablement le suicide de Deschartres, qui s'�tait ruin� dans des sp�culations malheureuses sur l'huile de navette et de colza. Le s�jour de Paris ne convenait gu�re ni � Aurore ni � Casimir. Ils y voyaient assez fr�quemment le baron Dudevant qui sympathisait avec sa bru; mais sa femme �tait plus r�che. Elle ne consentait � recevoir le petit Maurice que sous serment qu'on aurait pris toutes les pr�cautions d�sirables et que ses parquets seraient indemnes. « C'�tait fort difficile, dit George Sand, Maurice n'ayant pas encore bien compris la religion du serment. Il avait dix-huit mois. »

Au printemps de 1825, M. et madame Dudevant regagn�rent Nohant, o� Casimir vivait en grande intimit� de table et de cabaret avec le demi-fr�re d'Aurore, Hippolyte Chatiron, mari� � une demoiselle Émilie de Villeneuve, et qui �tait le plus incorrigible des buveurs et le meilleur des gar�ons � jeun. M. Dudevant, en prenant sur lui mod�le, fut non moins ivrogne, mais il eut le vin hargneux et m�chant. À eux deux, ils symbolisaient l'un et l'autre aspect du genre: le bon et le mauvais pochard. Et Aurore �tait oblig�e de supporter leurs interminables et bruyantes « beuveries » qui se prolongeaient parfois jusqu'� l'aube.

La sant� de la jeune femme �tant assez pr�caire, les m�decins conseill�rent une cure � Cauterets. « J'avais, dit-elle, une toux opini�tre, des battements de coeur fr�quents et quelques sympt�mes de phtisie. » Elle murmurait en partant: « Allons, adieu, Nohant, je ne te reverrai peut-�tre plus. » Ce voyage aux Pyr�n�es est longuement relat� dans l'Histoire de ma Vie, sous forme de journal, et inspira quelques lettres descriptives adress�es � madame Dupin: ce sont les premiers essais litt�raires de George Sand. M. et madame Dudevant avaient quitt� Nohant le 5 juillet 1825; ils s'arr�t�rent � Bordeaux, et Aurore entra en relations avec l'avocat g�n�ral Aur�lien de S�ze, fils du d�fenseur de Louis XVI, qui lui-m�me devait si�ger � la Constituante et � la L�gislative, sur les bancs de l'extr�me droite l�gitimiste. Ce fut pour Aurore l'objet d'un premier amour, essentiellement platonique. De vrai, l'homme �tait charmant et le paraissait encore davantage, par contraste avec Casimir Dudevant. C'est � celui-ci que fait allusion un passage du journal: « Monsieur*** chasse avec passion. Il tue des chamois et des aigles. Il se l�ve � deux heures du matin et rentre � la nuit. Sa femme s'en plaint. Il n'a pas l'air de pr�voir qu'un temps peut venir o� elle s'en r�jouira. » Suivent des observations de psychologie ou de physiologie conjugale, qui renferment la substance des premiers romans o� s'�panchera la rancoeur de George Sand contre la tyrannie du m�nage. « Le mariage est beau pour les amants et utile pour les saints. En dehors des saints et des amants, il y a une foule d'esprits ordinaires et de coeurs paisibles qui ne connaissent pas l'amour et qui ne peuvent atteindre � la saintet�. La mariage est le but supr�me de l'amour. Quand l'amour n'y est plus ou n'y est pas, reste le sacrifice. » Aurore commen�ait � se trouver sacrifi�e et s'en ouvrait � Aur�lien de S�ze, leur compagnon de voyage.

On faisait des excursions aux environs de Cauterets. La promenade traditionnelle � Luz, Saint-Sauveur et Gavarnie am�ne sous la plume de madame Dudevant des descriptions solennelles et des croquis humoristiques. Celles-l� sont sans int�r�t, ceux-ci ont un tour assez piquant. Voici la caravane devant le Marbor�: « Mon mari est des plus intr�pides. Il va partout et je le suis. Il se retourne et il me gronde. Il dit que je me singularise. Je veux �tre pendue si j'y songe. Je me retourne, et je vois Zo� qui me suit. Je lui dis qu'elle se singularise. Mon mari se f�che parce que Zo� rit. Mais la pluie des cataractes est un grand calmant, et on s'y d�f�che vite. Les uns ont peur, les autres ont froid. Un monsieur qui est dans le commerce compare la vall�e coup�e par petits enclos cultiv�s � une carte d'�chantillons. Une tr�s jolie Bordelaise, tr�s �l�gante, s'�crie tout � coup avec une voix fl�t�e et un accent renforc�: Oh! la tripe me jappe! Ça signifie qu'elle a faim. » Passons sur les propos du mari qui sont encore plus prosa�ques.

Le retour de M. et madame Dudevant s'effectua par Bagn�res de Bigorre, Lourdes et N�rac. Il fallut se s�parer d'Aur�lien de S�ze, et Aurore avoue n'avoir gard� aucun souvenir de la suite du voyage: « Il en est ainsi, dit-elle, de beaucoup de pays que j'ai travers�s sous l'empire de quelque pr�occupation int�rieure: je ne les ai pas vus. Les Pyr�n�es — (�tait-ce bien les Pyr�n�es?) — m'avaient exalt�e et enivr�e comme un r�ve qui devait me suivre et me charmer pendant des ann�es. » Bref, elle emportait un viatique sentimental.

Un s�jour chez son beau-p�re, � Guillery, semble avoir laiss� � Aurore une impression favorable. Elle aimait ce vieillard, qui la traitait avec une pointe de galanterie respectueuse, et dont elle r�sume ainsi le caract�re, « enjou� et bienveillant, col�re, mais tendre, sensible et juste. » Elle loue les Gascons, qu'elle ne trouve pas plus menteurs ni plus vantards que les autres provinciaux, qui le sont tous un peu », mais elle n'aime pas leur cuisine � la graisse, en d�pit de la plantureuse ch�re que l'on faisait � Guillery. Elle �num�re les pi�ces de r�sistance qui composaient des menus pantagru�liques: jambons, poulardes farcies, oies grasses, canards ob�ses, truffes, gibier, g�teaux de millet et de ma�s. Nul ne s�journait en cette abbaye de Th�l�me, sans s'apercevoir, dit Aurore, d'une notable augmentation de poids dans sa personne. Seule elle d�rogeait � la r�gle et maigrissait � vue d'oeil. Comment expliquer ce d�p�rissement? Était-ce le fait de la cuisine � la graisse ou de l'�loignement d'Aur�lien? Un voyage � Bordeaux les remit en pr�sence. Dans une longue conversation � la Br�de, ils prirent la r�solution d�finitive — malgr� lui, malgr� elle, comme Titus et B�r�nice — de n'�tre jamais qu'amis. « J'eus l�, �crit-elle, un tr�s violent chagrin, un moment de d�sesp�rance absolue. » Mais le calme revint dans son esprit et elle trouva un �quilibre provisoire.

Le baron Dudevant mourut pendant l'hiver 1825-1826. Aurore �tait absente de Guillery. Son mari lui annon�a brusquement la nouvelle: « Il est mort. » Imm�diatement elle songea � son fils Maurice et tomba sur les genoux, an�antie. Quand elle sut qu'il s'agissait de son beau-p�re, elle eut un �clair de joie — « les entrailles maternelles sont f�roces » — puis elle se mit � pleurer, car elle aimait le vieux Dudevant. La veuve lui inspira bient�t des sentiments tout autres. Sous des formes affables, c'�tait une nature de glace, profond�ment �go�ste. George Sand nous a trac� d'elle une amusante silhouette: « Elle avait une jolie figure douce sur un corps plat, osseux, carr� et large d'�paules. Cette figure donnait confiance, mais en regardant ses mains s�ches et dures, ses doigts noueux et ses grands pieds, on sentait une nature sans charme, sans nuances, sans �lans ni retours de tendresse. Elle �tait maladive et entretenait la maladie par un r�gime de petits soins dont le r�sultat �tait l'�tiolement. Elle �tait v�tue en hiver de quatorze jupons qui ne r�ussissaient pas � arrondir sa personne. Elle prenait mille petites drogues. »

Au cours de l'�t�, M. et madame Dudevant retourn�rent � Nohant, et durant les cinq ann�es suivantes Aurore ne devait gu�re s'en absenter. Sa sant�, chaque hiver, �tait tr�s �prouv�e par les rhumatismes qui l'obligeaient � se couvrir de flanelle. « Je suis, mandait-elle � sa m�re le 9 octobre 1826, comme un capucin (� la salet� pr�s) sous un cilice. Je commence � m'en trouver bien et � ne plus sentir ce froid qui me gla�ait les os et me rendait toute triste. » En r�alit�, elle souffre de la m�me maladie morale que Saint-Preux et Julie, Ren�, Werther, Obermann. Elle a des crises de m�lancolie caus�es par l'incompatibilit� d'humeur — comme disent les gens de basoche — et aggrav�es par l'inqui�tude d'un temp�rament litt�raire. Son unique consolation, c'est son fils Maurice, dou� d'une sant� robuste. « Il est grand, �crit-elle, gros et frais comme une pomme. Il est tr�s bon, tr�s p�tulant, assez volontaire quoique peu g�t�, mais sans rancune, sans m�moire pour le chagrin et le ressentiment. Je crois que son caract�re sera sensible et aimant, mais que ses go�ts seront inconstants; un fonds d'heureuse insouciance lui fera, je pense, prendre son parti sur tout assez promptement. »

En d�pit de la tristesse et de la mauvaise sant�, plusieurs des lettres d'Aurore, dat�es de cette �poque, sont d'un tour assez leste, notamment celle qui est adress�e � sa m�re le 17 juillet 1827. Elle la plaint d'�tre malheureuse dans le choix de ses servantes, mais lui demande si elle ne les prend pas trop jeunes, � l'�ge de la coquetterie et de la l�g�ret�. Elle lui conseille une femme d'un �ge m�r, « quoiqu'il y ait souvent l'inconv�nient de l'humeur rev�che et rab�cheuse. » Tout aussit�t elle lui offre le sp�cimen de Marie Guillard, une des domestiques de Nohant, veuve apr�s vingt ans de mariage avec un vieillard borgne: « C'est la plus dr�le de vieille qui soit au monde. Active, laborieuse, propre et fid�le, mais grognon au del� de ce qu'on peut imaginer. Elle grogne le jour, et je crois aussi la nuit en dormant. Elle grogne en faisant du beurre, elle grogne en faisant manger ses poules, elle grogne en mangeant m�me. Elle grogne les autres, et, quand elle est seule, elle se grogne. Je ne la rencontre jamais sans lui demander comment va la grognerie, et elle ne grogne que de plus belle. » Voil� bien, sous la plume d'Aurore, un des mod�les du parfait domestique, attach� � la maison et d�vou� � ses ma�tres!

L'�t� de 1827 fut en partie occup� par une saison thermale au Mont-Dore, avec des excursions � Clermont-Ferrand, � Pontgibaud, � Aubusson. Madame Dudevant en a fait le r�cit dans un Voyage en Auvergne destin� � son amie Zo� Leroy, le premier ouvrage lim� et cisel� qui soit sorti de sa plume. Il s'y trouve des lenteurs, de la redondance et de la d�clamation; c'est compos� comme devant une glace. En rentrant � Nohant, on eut affaire � d'autres pr�occupations. Les �lections l�gislatives, par haine du minist�re Vill�le, avaient amen� un accord entre les r�publicains et les bonapartistes. Casimir Dudevant, qui �tait de ce dernier parti, contribua � faire nommer, dans le coll�ge de La Ch�tre, M. Doris-Dufresne, beau-fr�re du g�n�ral Bertrand et r�publicain de vieille roche. Aurore lui consacre un chaleureux �loge: « C'�tait un homme d'une droiture antique, d'une grande simplicit� de coeur, d'un esprit aimable et bienveillant. J'aimais ce type d'un autre temps, encore empreint de l'�l�gance du Directoire, avec des id�es et des moeurs plus laconiennes. Sa petite perruque rase et ses boucles d'oreilles donnaient de l'originalit� � sa physionomie vive et fine. Ses mani�res avaient une distinction extr�me. C'�tait un jacobin fort sociable. »

Une campagne �lectorale, o� la sobri�t� n'est pas de rigueur et o� le candidat et son escorte sont vou�s � boire chez tous les personnages influents, devait agr�er � Casimir Dudevant. Les �lections pass�rent; l'habitude persista, inv�t�r�e et accrue. Le seigneur de Nohant �tait sans cesse en parties et en f�tes. « Vous savez, �crivait Aurore le 1er avril 1828 � un vieil ami de Paris M. Caron, comme il est paresseux de l'esprit et enrag� des jambes. Le froid, la boue ne l'emp�chent pas d'�tre toujours dehors, et, quand il rentre, c'est pour manger ou ronfler. » Il est vrai que, dans une autre lettre du 4 ao�t de la m�me ann�e, elle �crit � sa m�re, qu'elle voulut tenir le plus longtemps possible dans l'ignorance de ses tristesses conjugales: « Le cher p�re est tr�s occup� de sa moisson. Il a adopt� une mani�re de faire battre le bl� qui termine en trois semaines les travaux de cinq � six mois. Ainsi il sue sang et eau. Il est en blouse, le r�teau � la main, d�s le point du jour. » Par malheur, si Casimir avait du go�t pour les occupations champ�tres, il en avait �galement pour les filles de ferme et pour les femmes de chambre. Aurore sera contrainte de s'en apercevoir.

En septembre 1828, elle mit au monde son second enfant, Solange. Le m�decin arriva quand la m�re s'�tait d�j� endormie et que le nouveau-n� �tait tout pomponn�: Solange avait devanc� l'�poque � laquelle on l'attendait. Aur�lien de S�ze, qui venait quelques jours auparavant rendre une visite sentimentale � Aurore, fut surpris de la trouver, sans avoir �t� pr�venu, orn�e d'un respectable embonpoint et travaillant � une layette. « Que faites-vous donc l�? dit-il. — Ma foi, vous le voyez, je me d�p�che pour quelqu'un qui arrive plus t�t que je ne pensais. » Devant cette layette et cette rotondit�, l'affection platonique de « l'ami de Bordeaux » — comme l'appelle l'Histoire de ma Vie — dut choir du septi�me ciel dans une prosa�que r�alit�.

Aurore ne se r�veilla quelques heures apr�s l'�v�nement que pour assister � un assez pitoyable spectacle. Son fr�re Hippolyte, qui �tait all� chercher le m�decin et qui, ravi sans doute d'avoir une ni�ce, avait fait le repas le plus plantureux et le plus arros�, entra dans la chambre de l'accouch�e en un tel �tat d'ivresse que, croyant s'asseoir au pied du lit, il tomba comme une masse sur le plancher. Incapable de se relever, il grommelait, avec l'id�e fixe du pochard: « Eh bien! je suis gris, voil� tout. Que veux-tu? j'ai �t� tr�s �mu, tr�s inquiet, ce matin; ensuite j'ai �t� tr�s content, tr�s heureux, c'est la joie qui m'a gris�; ce n'est pas le vin, je te le jure, c'est l'amiti� que j'ai pour toi qui m'emp�che de me tenir sur mes jambes. » Aurore, pour cette fois, rit du raisonnement de l'ivrogne; mais de telles sc�nes, o� son mari tenait un r�le, devenaient h�las! presque quotidiennes. C'�taient de mis�rables orgies: les hobereaux des environs avaient des moeurs et un langage de valetaille. « Tant que l'on — c'est-�-dire Casimir — se bornait � �tre radoteur, fatigant, bruyant, malade m�me et fort d�go�tant, je t�chais de rire, et je m'�tais m�me habitu�e � supporter un ton de plaisanterie qui, dans le principe, m'avait r�volt�e. » Mais quand les nerfs se mettaient de la partie, quand on devenait obsc�ne et grossier, il fallait bien qu'Aurore se r�fugi�t dans sa chambre. Or le tapage et les libations continuaient jusqu'� six ou sept heures du matin. Ajoutez que de son lit madame Dudevant, le lendemain de la naissance de Solange, entendit son mari lutinant et poursuivant une chambri�re. C'�tait tant�t l'espagnole P�pita, « sale et paresseuse comme une v�ritable castillane, » tant�t la berrichonne Claire, sans pr�judice de la plus ignoble liaison � Bordeaux et du scandale public caus� par une de ces cr�atures qui r�clamait une pension alimentaire pour son enfant. Et Aurore, afin de rester fid�le � ses devoirs, avait �cart� la tendresse si loyale et si profonde d'Aur�lien de S�ze!

D�s lors, toute intimit� conjugale fut supprim�e. Une irr�ductible m�lancolie s'empare d'Aurore, qui par esprit d'abn�gation envers ses enfants essaie de demeurer � Nohant, comme la ch�vre attach�e � son piquet. De ci, de l�, on trouve quelques fugitives �claircies de belle humour dans sa correspondance, quand elle est � Bordeaux. Elle �crit � son ami Duteil, avocat � La Ch�tre: « Loin de la patrie, le ciel est d'airain, les pommes de terre sont mal cuites, le caf� est trop br�l�. Les rues, c'est de la s�paration de pierres; cette rivi�re, c'est de la s�paration d'eau; ces hommes, de la s�paration en chair et en os! Voyez Victor Hugo. » Ou � son vieux Caron, le 4 juin 1829: « Comment traitez-vous ou plut�t comment vous traite la goutte, le catarrhe, la crachomanie, la prisomanie, la mouchomanie, en un mot le cort�ge innombrable des maux qui vous assi�gent depuis tant�t quarante-cinq ans que j'ai le bonheur de vous conna�tre? Fasse le ciel, � digne vieillard, que vous conserviez le peu de cheveux et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous conserverez, jusqu'� la mort, le sentiment et le d�vouement de tous ceux qui vous entourent! »

Pour rem�dier aux d�boires de son existence, Aurore avait la consolation de beaucoup lire — elle faisait venir de Paris les nouveaut�s — et de soigner les malades de Nohant et des alentours. Elle �tait m�diocre m�nag�re, d�pensant 14.000 francs en une ann�e, quand son mari lui avait assign� le maximum de 10.000. Dans les lettres � Jules Boucoiran, pr�cepteur de Maurice, ou � sa m�re, elle n'a qu'une pens�e dominante: la sollicitude pour ses enfants. Le reste lui importe peu. Le spectacle de la vie lui a donn� un d�go�t pr�matur�. Elle parle de sa sciatique, de ses douleurs, � la fa�on d'une sexag�naire, et elle ajoute sous couleur de badinage: « Je suis un peu dans les pommes cuites. » Nohant, c'�tait pour elle la « stagnation permanente. » Elle avait comme compagnon de ses r�veries un cricri, qui venait manger ses pains � cacheter, que d'ailleurs elle choisissait blancs, de peur qu'il ne s'empoisonn�t. Il se promenait sur son papier, voulait go�ter � l'encre, et p�rit �cras� par une servante qui fermait une fen�tre. « Je ne trouvai, dit Aurore, de mon ami que les deux pattes de derri�re, entre la crois�e et la boiserie. Il ne m'avait pas dit qu'il avait l'habitude de sortir... J'ensevelis ses tristes restes dans une feuille de datura que je gardai longtemps comme une relique. »

La mort de ce grillon, ainsi qu'elle l'observe avec d�licatesse, va marquer de fa�on symbolique la fin de son s�jour � Nohant. Elle �crivait beaucoup, � l'aventure, d'abord par pure distraction, puis avec l'arri�re-pens�e de trouver un gagne-pain et l'ind�pendance. Elle les aurait demand�s, tr�s volontiers, � la peinture ou � la broderie, mais ni l'une ni l'autre n'�tait r�mun�ratrice. Or elle voulait �tre libre. M. Dudevant la traitait en enfant, lui apportant par exemple une procuration � signer sans lui permettre de la lire. Une vocation litt�raire s'�veilla en elle, ou plut�t le d�sir de vivre de sa prose. Vers douze ans, elle avait commenc� un vague roman, Coramb� en 1827, elle composait le Voyage en Auvergne en 1829, la Marraine, qui ne fut pas publi�e. « Je reconnus, dit-elle, que j'�crivais vite, facilement, longtemps, sans fatigue; que mes id�es, engourdies dans mon cerveau, s'�veillaient et s'encha�naient par la d�duction, au courant de la plume. » Elle avait secou� l'attachement platonique qui, durant de longues ann�es, avait li� son �me � celle d'Aur�lien de S�ze. Ses enfants m�me ne parvenaient pas � la retenir � Nohant: la r�pulsion pour cette vie vulgaire et plate aupr�s de M. Dudevant �tait trop forte. « Ma petite chambre, s'�crie-t-elle, ne voulait plus de moi. »

La R�volution de 1830, qu'elle accueillit avec enthousiasme, vint encore accro�tre son d�sir d'�tre � Paris, parmi la fermentation des id�es nouvelles, d'y retrouver ses compatriotes, Duvernet, Fleury et Jules Sandeau. Puis ce fut, au mois de septembre, un acc�s de fi�vre c�r�brale qui mit ses jours en danger. « Pendant quarante-huit heures, �crit-elle � sa m�re, j'ai �t� je ne sais o�. Mon corps �tait bien au lit sous l'apparence du sommeil, mais mon �me galopait dans je ne sais quelle plan�te. » Enfin un incident favorisa son �vasion, lui inspira la r�solution d�finitive. Le 3 d�cembre 1830, elle �crit � Jules Boucoiran: « Sachez qu'en d�pit de mon inertie et de mon insouciance, de ma l�g�ret� � m'�tourdir, de ma facilit� � pardonner, � oublier les chagrins et les injures, sachez que je viens de prendre un parti violent. Vous connaissez mon int�rieur, vous savez s'il est tol�rable. Vous avez �t� �tonn� vingt fois de me voir relever la t�te le lendemain, quand la veille on me l'avait bris�e. Il y a un terme � tout. » Et elle donne dans cette lettre une explication que l'Histoire de ma Vie passe sous silence. Elle a trouv�— �tait-ce par hasard? — dans le secr�taire de son mari un paquet � son adresse, avec cette suscription: « Ne l'ouvrez qu'apr�s ma mort. » Naturellement elle l'a ouvert, n'ayant pas, dit-elle, la patience d'attendre d'�tre veuve. C'�tait un testament, rempli pour elle de mal�dictions et d'injures. Sur-le-champ son parti fut pris. Elle se rappela la pension de 3.000 francs stipul�e dans le contrat de mariage et dont elle n'avait jamais us�. Le jour m�me de la d�couverte, elle dit � son mari: « Je veux cette pension, j'irai � Paris, mes enfants resteront � Nohant. » Ne s'�loignait-elle pas d'eux un peu bien ais�ment? Elle assure que c'�tait une menace, qu'elle comptait les emmener. Toujours est-il qu'elle eut gain de cause. Apr�s huit ans d'humiliation, �clatait la r�volte. Il fut convenu qu'elle passerait six mois � Nohant, six mois � Paris. D�s qu'elle eut la certitude que Jules Boucoiran reviendrait occuper sa place de pr�cepteur aupr�s de Maurice, elle se pr�para au d�part. Malgr� son fr�re, malgr� ses amis de La Ch�tre, elle prenait le 4 janvier 1831 le chemin de Paris. C'�tait la route de la litt�rature.