Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE IV
LE MARIAGE

Le retour � Nohant fut pour Aurore un changement douloureux. Elle se sentit d'abord d�pays�e et pleura. Sans doute elle �tait libre, elle pouvait dormir la grasse matin�e et n'avait pas � craindre d'�tre r�veill�e par la cloche du couvent et la voix criarde de soeur Marie-Jos�phe. Elle sortait de tutelle et disposait de son temps, de ses pens�es en toute ind�pendance: mais elle n'y trouvait aucun agr�ment. La r�gle habituelle manquait � son accoutumance. Les gens de la maison, ceux des alentours ne l'avaient pas reconnue, tant elle �tait grandie, et la traitaient avec un respect c�r�monieux. Deschartres l'appelait « mademoiselle ». Seuls les grands chiens, ses vieux amis, apr�s quelques instants de surprise, l'accabl�rent de caresses. Il y avait des domestiques nouveaux, notamment un certain Cadet promu aux fonctions d'aide-valet de chambre, qui, lorsqu'on lui reprochait de briser les carafes, r�pondait avec un grand s�rieux: « Je n'en ai cass� que sept la semaine derni�re. » Il semblait � Aurore qu'elle f�t dans un monde inconnu. Elle regrettait la placidit� routini�re de la communaut�. Elle s'ennuyait, elle avait « le mal du couvent ».

Madame Dupin n'�tait pas faite pour �gayer cette solitude et dissiper la m�lancolie de sa petite-fille. Elle luttait contre la surdit�, la somnolence, la lassitude intellectuelle. « Aux repas, dit George Sand, elle se montrait avec un peu de rouge sur les joues, des diamants aux oreilles, la taille toujours droite et gracieuse dans sa douillette pens�e; » puis, cet effort accompli, elle se retirait dans son boudoir, persiennes closes. Pour la distraire, on jouait la com�die comme au couvent: c'�tait le passe-temps favori d'Aurore. Les repr�sentations ne devaient pas se prolonger trop avant dans la soir�e; vers dix heures, on proc�dait au coucher de madame Dupin, et cette importante op�ration durait souvent jusqu'� minuit. L'Histoire de ma Vie nous en d�crit le c�r�monial: « Des camisoles de satin piqu�, des bonnets � dentelles, des cocardes de rubans, des parfums, des bagues particuli�res pour la nuit, une certaine tabati�re, enfin tout un �difice d'oreillers splendides, car elle dormait assise, et il fallait l'arranger de mani�re qu'elle se reveill�t sans avoir fait un mouvement. »

Apr�s d�ner, elle aimait qu'Aurore lui f�t la lecture. On commen�a, en f�vrier 1821, le G�nie du Christianisme, qui ne s'harmonisait gu�re avec les go�ts litt�raires non plus qu'avec les doctrines philosophiques de l'inv�t�r�e voltairienne, et elle formulait sur le fond et la forme de l'oeuvre les appr�ciations les plus judicieuses. Soudain, un soir, elle interrompit la lectrice au milieu d'une riante description des savanes et dit d'un air �gar�: « Arr�te-toi, ma fille. Ce que tu me lis est si �trange que j'ai peur d'�tre malade et d'entendre autre chose que ce que j'�coute. Pourquoi me parles-tu de morts, de linceul, de cloches, de tombeaux? Si tu composes tout cela, tu as tort de me mettre ainsi des id�es noires dans l'esprit. » Cet acc�s de d�lire fut vite dissip�. Madame Dupin r�clama des cartes pour jouer au grabuge; puis, abordant un sujet qu'elle n'avait jamais effleur�, elle fit part � Aurore d'une demande en mariage form�e par « un homme immens�ment riche, mais cinquante ans et un grand coup de sabre � travers la figure. » C'�tait un g�n�ral de l'Empire qui ne tenait pas � la dot. Il est vrai qu'il mettait pour premi�re condition qu'aussit�t mari�e elle cesserait de voir sa m�re. Malgr� toute l'antipathie qu'elle �prouvait pour sa bru, la vieille madame Dupin avait eu le bon sens de refuser et d'�conduire le pr�tendant plus que quinquag�naire. Elle pronon�a m�me dans cet entretien quelques paroles conciliantes envers celle qui avait �t� l'�pouse de son fils.

Le lendemain matin, pour Aurore le r�veil fut lugubre. Deschartres vint lui annoncer que sa grand'm�re avait eu une attaque d'apoplexie. Elle s'�tait lev�e durant la nuit, �tait tomb�e et n'avait pu se relever. Elle resta paralys�e, avec un c�t� mort depuis l'�paule jusqu'au talon. C'�taient des divagations presque continuelles, un lamentable �tat d'enfance. Elle voulait qu'on lui l�t le journal et ne pouvait fixer son attention. Elle demandait des cartes, n'avait pas la force de les tenir et se plaignait qu'on ne voul�t pas la soulager en lui faisant une application de la dame de pique sur le bras. Et cette d�g�n�rescence des facult�s dura tout le printemps, tout l'�t�, tout l'automne, avec quelques rares heures de lucidit�.

Autour du fauteuil, aupr�s du lit o� s'�teignait cette belle intelligence comme une lampe priv�e d'huile, Aurore passa neuf grands mois hant�s par de m�lancoliques m�ditations. Elle dut prendre la direction de la maison. Deschartres, fort avis�, exigea qu'elle f�t chaque jour une sortie � cheval, qu'elle respir�t l'air du matin, apr�s �tre demeur�e des apr�s-midi ou des soir�es enti�res dans la chambre de la malade, absorbant du tabac � priser, du caf� noir sans sucre et m�me de l'eau-de-vie pour ne pas succomber au sommeil. Il advenait souvent que la pauvre paralys�e prenait la nuit pour le jour, exigeait qu'on ouvr�t les volets et se croyait aveugle, puisqu'elle ne voyait pas le soleil.

Par une singuli�re volte-face de la pens�e, Aurore, au chevet de sa grand'm�re, allait insensiblement se d�tacher des croyances et des habitudes religieuses qu'elle avait contract�es au couvent. La lecture du G�nie du Christianisme et de l'Imitation, loin de la confirmer dans la certitude de sa foi, lui apporta des scrupules et des doutes. Elle trouvait une contradiction irr�ductible entre la doctrine de Gerson et celle de Chateaubriand, et elle �tait incapable d'opter. « Il me fallait, dit-elle, faire un choix entre le ciel et la terre; ou la manne d'asc�tisme dont je m'�tais � moiti� nourrie �tait un aliment pernicieux dont il fallait � tout jamais me d�barrasser, ou bien le livre (de l'Imitation) avait raison, je devais repousser l'art et la science, et la po�sie, et le raisonnement, et l'amiti� et la famille; passer les jours et les nuits en extase et en pri�res aupr�s de ma moribonde, et, de l�, divorcer avec toutes choses et m'envoler vers les lieux saints pour ne jamais redescendre dans le commerce de l'humanit�. » Il en r�sultait pour Aurore d'insurmontables perplexit�s et des points de vue diff�rents, selon qu'elle �tait en pleine campagne, � cheval, ou dans sa chambre, agenouill�e sur son prie-Dieu. « Au galop de Folette, j'�tais tout Chateaubriand. À la clart� de ma lampe, j'�tais tout Gerson et me reprochais le soir mes pens�es du matin. » Entre temps, elle se tourmentait de l'id�e que sa grand'm�re pouvait mourir sans sacrements, et elle n'osait aborder avec la malade cette redoutable question. Elle en r�f�ra � son confesseur, l'abb� de Pr�mord, qui, dans une lettre d'ailleurs fort sage, l'approuva d'avoir gard� le silence. « Cet homme, dit George Sand, �tait un saint, un vrai chr�tien, dirai-je quoique j�suite, ou parce que j�suite? » Et elle saisit cette occasion, dans l'Histoire de ma Vie, pour nous donner son opinion — celle d'apr�s 1850 — sur la Compagnie de J�sus. « Soyons �quitables, �crit-elle. Au point de vue politique, en tant que r�publicains, nous ha�ssons ou redoutons cette secte �prise de pouvoir et jalouse de domination. Je dis secte en parlant des disciples de Loyola, car c'est une secte, je le soutiens. C'est une importante modification � l'orthodoxie romaine. C'est une h�r�sie bien conditionn�e. Elle ne s'est jamais d�clar�e telle, voil� tout. Elle a sap� et conquis la papaut� sans lui faire une guerre apparente; mais elle s'est ri de son infaillibilit�, tout en la d�clarant souveraine. Bien plus habile en cela que toutes les autres h�r�sies, et, partant, plus puissante et plus durable. Oui, l'abb� de Pr�mord �tait plus chr�tien que l'Église intol�rante, et il �tait h�r�tique parce, qu'il �tait j�suite. La doctrine de Loyola est la bo�te de Pandore. »

Sa d�claration de principe une fois formul�e, George Sand va plaider les circonstances att�nuantes pour la Compagnie de J�sus. Il sera impossible de souscrire � cette conclusion, pour peu que l'on ait devant les yeux et dans la m�moire les enseignements de l'histoire, l'oeuvre ex�crable de l'Inquisition, les censures de l'Assembl�e du Clerg� de France, les protestations de Bossuet et de Port-Royal, les arr�ts des Parlements et la condamnation m�me prononc�e par le pape Cl�ment XIV qui, en 1773, dissolvait l'ordre des J�suites, sans parler des d�bats engag�s en Sorbonne autour du grand Arnauld � propos de l'Augustinus, non plus que de l'�cho, qui ne saurait s'affaiblir, des immortelles et vengeresses Provinciales. En d�pit de son indulgence, George Sand est oblig�e de r�pudier la morale, ou plut�t l'immoralit� j�suitique. « Dirai-je, �crit-elle, pourquoi Pascal eut raison de fl�trir Escobar et sa s�quelle? C'est bien inutile; tout le monde le sait et le sent de reste: comment une doctrine qui e�t pu �tre si g�n�reuse et si bienfaisante est devenue, entre les mains de certains hommes, l'ath�isme et la perfidie. » Voil� les deux mots auxquels il faut se tenir, et qui r�sument l'int�grale v�rit� sur la doctrine du perinde ac cadaver.

Se tournant derechef vers l'abb� de Pr�mord, Aurore lui demanda de d�partager son esprit entre les sollicitations contraires de l'Imitation et du G�nie du Christianisme. Il r�pondit par le simple conseil — ce qui est assez surprenant de la part d'un confesseur — de multiplier ses lectures et de profiter de la latitude que lui avait laiss�e sa grand'm�re en la chargeant des clefs de la biblioth�que. Madame Dupin lui avait montr� le rayon des ouvrages qu'elle ne devait pas ouvrir. Pour le surplus, c'�tait la libert� absolue, et le j�suite se range � cet avis: « Lisez les po�tes. Tous sont religieux. Ne craignez pas les philosophes. Tous sont impuissants contre la foi. Et si quelque doute, quelque peur s'�l�ve dans votre esprit, fermez ces pauvres livres, relisez un ou deux versets de l'Évangile, et vous vous sentirez docteur � tous ces docteurs. »

Elle suivit le conseil et lut tour � tour Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibnitz, Pascal, Montaigne — « dont ma grand'm�re, dit-elle, m'avait marqu� les chapitres et les feuillets � passer, » — puis La Bruy�re, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare, bref une v�ritable encyclop�die, et elle absorba le tout p�le-m�le. Enfin Rousseau arriva, celui qui devait la conqu�rir et la poss�der sans conteste, « Rousseau, �crit-elle, l'homme de passion et de sentiment par excellence, et je fus entam�e. » La sensibilit� de Jean-Jacques allait triompher de ses inclinations religieuses et des pratiques formalistes de son catholicisme. Elle marque cette �tape: « L'esprit de l'Église n'�tait plus en moi; il n'y avait peut-�tre jamais �t�. »

C'�tait l'�poque o� l'Italie et la Gr�ce se soulevaient pour leur affranchissement. Or la monarchie et l'Église n'h�sitaient pas � se prononcer en faveur du Grand-Turc contre les chr�tiens justement r�volt�s. Aurore, avec lord Byron comme guide, avait embrass� la cause hell�nique. Deschartres soutenait le sultan, repr�sentant de l'autorit�. Et c'�taient d'interminables discussions au cours de leurs promenades. Un jour, le p�dagogue distrait tomba sur le gazon, tout en ayant soin d'achever sa phrase. « Apr�s quoi, relate George Sand, il dit fort gravement en s'essuyant les genoux: « Je crois vraiment que je suis tomb�? — Ainsi tombera l'empire ottoman, » r�pliqua Aurore, que son pr�cepteur traitait de jacobine, de r�gicide, de philhell�ne et de bonapartiste.

Cependant les inqui�tudes d'Aurore pour le salut de l'�me de sa grand'm�re subsistaient et survivaient m�me � l'�branlement de sa foi religieuse. D�go�t�e du culte tel qu'on le pratiquait � Saint-Chartier ou � La Ch�tre, elle s'abstenait d'aller � la messe pour entendre les beuglements des chantres, leurs calembours involontaires en latin, le ronflement des bonnes femmes qui s'endormaient sur leur chapelet, les bavardages de la bonne soci�t�, les disputes des sacristains et des enfants de choeur, et le bruit des gros sous qu'on r�colte et qu'on compte. Elle pr�f�rait lire sa messe dans sa chambre; mais elle aurait voulu — et en cela son catholicisme persistait — r�concilier sa grand'm�re avec l'Église. Cet �v�nement si souhait� se produisit par les soins de l'archev�que d'Arles, Lom�nie de Brienne, qui �tait pour la malade une mani�re de beau-fils, car il �tait issu des fameuses amours de son mari Francueil et de madame d'Épinay. Ce pr�lat, que madame Dupin avait entour� nagu�re de sollicitude presque maternelle, �tait d'une balourdise et d'une stupidit� d'autant plus d�concertantes que son p�re et sa m�re auraient d� lui l�guer quelque trait de leur remarquable intelligence. Physiquement, il ressemblait � madame d'Épinay qui, de l'aveu unanime des contemporains et d'apr�s son propre t�moignage, fut laide. Au surplus, George Sand nous a trac� le portrait de l'archev�que: « Il n'avait pas plus d'expression qu'une grenouille qui dig�re. Il �tait, avec cela, ridiculement gras, gourmand ou plut�t goinfre, car la gourmandise exige un certain discernement qu'il n'avait pas; tr�s vif, tr�s rond de mani�res, insupportablement gai, quelque chagrin qu'on e�t autour de lui; intol�rant en paroles, d�bonnaire en actions; grand diseur de calembours et de calembredaines monacales; vaniteux comme une femme de ses toilettes d'apparat, de son rang et de ses privil�ges; cynique dans son besoin de bien-�tre; bruyant, col�re, �vapor�, bonasse, ayant toujours faim ou soif, ou envie de sommeiller, ou envie de rire pour se d�sennuyer, enfin le chr�tien le plus sinc�re � coup s�r, mais le plus impropre au pros�lytisme que l'on puisse imaginer. »

C'est ce pr�lat qui, en arrivant � Nohant, devait surmonter la r�sistance voltairienne de madame Dupin. Il lui fit une grotesque hom�lie d�butant par cet exorde: « Ch�re maman, je ne vous ai pas prise en tra�tre et n'irai pas par quatre chemins. Je veux sauver votre �me. » Il continuait en la priant d'�tre bien gentille et bien complaisante pour son gros enfant, refusait de discuter avec elle et ses beaux esprits reli�s en veau, et terminait ainsi sa fantaisiste allocution: « Il ne s'agit pas de �a; il s'agit de me donner une grande marque d'amiti�, et me voil� tout pr�t � vous la demander � genoux. Seulement, comme mon ventre me g�nerait fort, voil� votre petite qui va s'y mettre � ma place. » Avec de tels arguments, renforc�s par les regards suppliants d'Aurore, il eut cause gagn�e. « Allons, s'�cria-t-il en se frottant les mains et en se frappant sur la bedaine, voil� qui est enlev�! Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Demain matin, votre vieux cur� viendra vous confesser et vous administrer. Ce sera une affaire faite, et demain soir vous n'y penserez plus. » Il passa le reste de la journ�e � rire, � jouer avec les chiens en leur disant qu'ils pouvaient bien regarder un �v�que. Et il taquinait Aurore, lui reprochait d'avoir failli tout faire manquer et les mettre dans de beaux draps. Elle �tait stup�faite de ce langage, de cette familiarit�, de cette fa�on, �crit-elle, de fourrer les sacrements. Par bonheur le cur� eut un peu plus de tact que le pr�lat. Devant Aurore qui assistait � la c�r�monie, il r�suma ainsi la doctrine de l'Église: « Ma ch�re soeur, je serons tous pardonn�s, parce que le bon Dieu nous aime et sait bien que quand je nous repentons, c'est que je l'aimons. » En apart� madame Dupin dit � Aurore: « Je ne crois pas que ce brave homme ait eu le pouvoir de me pardonner quoi que ce soit, mais je reconnais que Dieu a ce pouvoir, et j'esp�re qu'il a exauc� nos bonnes intentions � tous trois. » Au regard du monde elle �tait en r�gle avec la divinit�.

L'archev�que, piqu� de pros�lytisme, essaya de chapitrer la petite-fille apr�s la grand'm�re, en se promenant ou, nous dit George Sand, en roulant comme une toupie � travers le jardin. Il eut moins de succ�s. « Fais ton examen de conscience pour demain. Je parie que j'aurai � te laver la t�te. » Elle refusa. Et lui de reprendre: « Qu'est-ce � dire, oison brid�? Mais voil� l'heure du d�ner. J'ai une faim de chien. D�p�chons-nous de rentrer. » Enfin, comme la sottise n'excluait pas chez lui le fanatisme, il se rendit � la biblioth�que la veille de son d�part, br�la et lac�ra des livres h�t�rodoxes. Deschartres l'arr�ta dans cette besogne.

Le spectacle de la confession de sa grand'm�re avait attrist� Aurore. Elle-m�me ne devait plus solliciter l'absolution, � la suite d'une question indiscr�te du cur� de La Ch�tre qui, sur des bavardages de petite ville, lui demanda si elle avait un commencement d'amour pour un jeune homme. Elle quitta le confessionnal, et ne voulut pas davantage s'adresser au vieux cur� de Saint-Chartier qui, lorsqu'on s'attardait � �num�rer des p�ch�s, avait coutume de grommeler: « Tr�s bien, tr�s bien. Allons, est-ce bient�t fini? »

Pour occuper ses loisirs et d�tendre son imagination, elle s'adonna � l'ost�ologie, � l'anatomie, avec Deschartres et un camarade qu'elle appelle Claudius et qui leur apportait des t�tes, des bras, des jambes, voire un squelette entier de petite fille qu'elle garda longtemps sur sa commode et qui lui causait des cauchemars. Alors elle mettait le squelette � la porte de sa chambre, et s'endormait paisiblement. Il va sans dire qu'� La Ch�tre on jasait de cette jeune fille qui �tudiait des os de mort, tirait au pistolet, chassait, et s'habillait en gar�on. On pr�tendit qu'elle profanait les hosties et qu'elle entrait � cheval dans l'�glise, caracolant autour du ma�tre-autel, ou encore que la nuit elle d�terrait les cadavres.

Le 22 d�cembre 1821, madame Dupin succomba. Depuis le mois de f�vrier ses facult�s s'�taient obscurcies, mais elle eut, � l'instant supr�me, un retour de lucidit� et dit � sa petite-fille: « Tu perds ta meilleure amie. » Deschartres, que cette mort avait affol�, r�veilla Aurore vers une heure du matin et par le verglas la conduisit au cimeti�re. Il avait ouvert le cercueil de Maurice Dupin, souleva la t�te qui se d�tacha d'elle-m�me, et dit � Aurore: « Demain cette fosse sera ferm�e. Il faut y descendre, il faut baiser cette relique. Ce sera un souvenir pour toute votre vie. » Etla jeune fille, s'associant � l'exaltation du pr�cepteur, accomplit, apr�s lui, cet acte, faut-il dire de d�votion ou de profanation? Il referma ensuite le cercueil, et ajouta en sortant du cimeti�re: « Ne parlons de cela � personne. On croirait que nous sommes fous, et pourtant nous ne le sommes pas. »

Aurore passait sous la direction de sa m�re qui n'avait pas assist� aux fun�railles, mais qui arriva pour l'ouverture du testament. Les dispositions prises par l'a�eule confiaient sa petite-fille � son cousin paternel Ren� de Villeneuve, mais elles ne furent pas respect�es. Il y eut des sc�nes violentes: madame Maurice Dupin s'abandonna � des r�criminations injurieuses contre la d�funte. Aurore fut r�volt�e. Elle aurait voulu rentrer au couvent. Il ne s'y trouvait pas de chambre vacante. Elle dut suivre sa m�re � Paris. Cette p�riode de sa vie lui laissa une impression d'amertume et de rancoeur. Entre la m�re et la fille, il se produisit une s�rie de froissements inoubliables qui attestaient une v�ritable incompatibilit� d'humeur. Madame Maurice Dupin alla jusqu'� exhiber � Aurore des lettres de La Ch�tre ou de Nohant, des d�lations de domestiques, qui incriminaient la conduite de la jeune fille et cherchaient � la salir. Ce fut le comble, un d�bordement de d�sespoir et de naus�e.

De vrai, madame Maurice Dupin �tait folle, ou peu s'en faut. Ses nerfs malades la dominaient et lui faisaient commettre des insanit�s. Si elle voyait Aurore lire, elle lui arrachait le volume des mains, incapable qu'elle �tait elle-m�me de se livrer � une lecture s�rieuse. Elle ne songeait qu'� s'attifer, � changer de toilette, � remuer; elle avait des perruques, tour � tour blond, ch�tain clair, cendr� et noir roux. Parfois, elle entamait avec sa fille le chapitre de son pass� et lui faisait des confidences � tout le moins superflues.

Aussi, lorsque l'occasion s'offrit pour Aurore d'aller passer quelques jours � la campagne, pr�s de Melun, chez des amis de l'oncle de Beaumont, M. et madame Roettiers du Plessis, elle ne demanda qu'� y demeurer plusieurs semaines, et sa m�re consentit avec empressement. La famille �tait charmante et la maison tr�s agr�able. Aurore s'y plut et s'y attarda, entour�e d'affection et de tendresse par madame Roettiers du Plessis. Parmi les jeunes gens qui venaient en visite dans ce milieu tr�s bonapartiste et dont le chef James, ancien ami de Maurice Dupin, a inspir� certains passages du roman de Jacques, figurait le fils naturel du baron Dudevant, colonel en retraite. Casimir Dudevant avait vingt-sept ans; il faisait son droit, apr�s avoir servi comme sous-lieutenant dans l'arm�e. Il �tait — dit George Sand � trente ans d'intervalle — « mince, assez �l�gant, d'une figure gaie et d'une allure militaire » Au Plessis, il s'associait � tous les jeux des enfants, colin-maillard, cache-cache, parties de barres et d'escarpolette. Avec madame Ang�le Roettiers il �tait affectueusement familier, et, comme elle appelait Aurore « sa fille », il observa malicieusement un jour: « Alors c'est ma femme? Vous savez que vous m'avez promis la main de votre fille a�n�e. » Ce badinage devait devenir une r�alit�.

La plaisanterie fut reprise par les uns, par les autres. Casimir disait � madame Ang�le: « Votre fille est un bon gar�on. » Et Aurore de r�pliquer: « Votre gendre est un bon enfant. » Apr�s plusieurs s�jours au Plessis qui se rapprochaient et se prolongeaient, le jeune Dudevant d�clara ses sentiments � mademoiselle Dupin, en s'excusant de ne pas agir selon les usages, mais il voulait avoir son acquiescement et �tre assur� de sa sympathie avant qu'une d�marche f�t tent�e aupr�s de sa m�re. Aurore d�sira r�fl�chir. Casimir �tait tr�s estim� par M. et madame Roettiers du Plessis; il n'affectait pas une grande passion, restait silencieux sur le chapitre de l'amour, parlait d'amiti�, de bonheur domestique. Elle appr�ciait cette r�serve. Et, de vrai, il tenait un langage singuli�rement calme, que d'autres jeunes filles, celles qui ont l'instinct et l'enthousiasme de leur �ge, auraient jug� r�frig�rant: « Je veux vous avouer, disait-il, que j'ai �t� frapp�, � la premi�re vue, de votre air bon et raisonnable. Je ne vous ai trouv�e ni belle ni jolie... Mais, quand je me suis mis � rire et � jouer avec vous, il m'a sembl� que je vous connaissais depuis longtemps et que nous �tions deux vieux amis. » On ne saurait all�guer qu'il ait cherch� � exciter l'imagination d'Aurore. C'�tait un pr�tendant respectueux, comme les m�res en souhaitent � leurs filles, qui les r�vent plus effervescents.

Une entrevue fut m�nag�e, au Plessis, entre madame Dupin et le colonel. Celui-ci, avec sa chevelure d'argent, sa d�coration et son air respectable, plut � la veuve qui, on le sait, avait toujours eu beaucoup de go�t pour les militaires. Le fils lui �tait moins sympathique. « Il n'est pas beau, disait-elle. J'aurais aim� un beau gendre pour lui donner le bras. » Cette ci-devant modiste, � l'�me de grisette, avait les m�mes instincts que la Grande-Duchesse de Gerolstein fredonnant � Fritz ces couplets qui portent la signature de deux acad�miciens:

Voici le sabre de mon p�re! Tu vas le mettre � ton c�t�! Ton bras est fort, ton �me est fi�re, Ce glaive sera bien port�!

Ou encore:

Dites-lui qu'on l'a remarqu�, Distingu�; Dites-lui qu'on le trouve aimable.

Madame Dupin accepta en principe l'id�e du mariage, exprima le d�sir qu'on arr�t�t les conditions p�cuniaires, quitta le Plessis en y laissant sa fille, puis elle revint au bout de quelques jours, toute boulevers�e. Elle avait d�couvert des choses monstrueuses: Casimir avait �t� gar�on de caf�! On rit, elle se f�cha, elle emmena Aurore � l'�cart, pour lui dire que dans cette maison on mariait les h�riti�res avec des aventuriers, moyennant pot-de-vin.

C'�tait l� une calomnie gratuite � l'adresse des Roettiers, mais l'�cervel�e avait vu clair dans le jeu de Casimir. Celui-ci, f�rocement cupide — nous le d�couvrirons plus tard — se souciait surtout et m�me uniquement de faire un riche mariage. Aurore �tait un beau parti; elle avait presque un demi-million, et il ne devait apporter, en fin de compte, apr�s avoir jet� beaucoup de poudre aux yeux, qu'une soixantaine de mille francs. Comment madame Dupin se laissa-t-elle persuader? Elle re�ut la visite de madame Dudevant, qui la s�duisit par une rare distinction mondaine et sut la flatter. Avec des �loges on trouvait ais�ment le chemin de son coeur et les avenues de sa pens�e. Aurore elle-m�me jugea charmante la belle-m�re de Casimir. Le mariage fut d�cid�, abandonn�, repris. Madame Dupin ne pouvait accepter la perspective d'avoir « ce gar�on de caf� » pour gendre. Son nez lui d�plaisait. Elle allait si loin dans ses diatribes qu'elle produisit sur sa fille un effet contraire � ses desseins. Enfin elle exigea le r�gime dotal et qu'une rente annuelle de 3.000 francs f�t attribu�e � Aurore pour ses besoins personnels. En cela fit-elle acte de malveillance ou preuve de perspicacit�? Il semble qu'elle avait devin� la rapacit� de Casimir, et elle rendit � sa fille un signal� service. Ces 3.000 francs seront un jour pour George Sand le moyen de conqu�rir l'ind�pendance. Mais, dans ses illusions de fianc�e, elle n'y vit qu'une pr�caution injurieuse. Elle aimait peut-�tre Casimir Dudevant; � coup s�r, elle avait confiance en lui. Le mariage fut c�l�br� le 10 septembre 1822 � Paris, et quelques jours apr�s les jeunes �poux partirent pour Nohant o� Deschartres les accueillit avec joie. La vie conjugale r�serve � Aurore des d�sillusions rapides, vite accrues, et qui la pousseront aux r�solutions extr�mes.