Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE III
AU COUVENT

L'�ducation d'Aurore par les soins de sa grand'm�re avait donn� de m�diocres r�sultats: l'enfant souffrait d'�tre s�par�e de sa m�re. Deschartres, ci-devant pr�cepteur de Maurice Dupin, n'�tait pas beaucoup plus heureux dans son enseignement. Il avait des bourrasques, des rages de vieux p�dagogue, et la main leste. Un jour, comme la fillette �tait distraite au cours de la le�on, il lui jeta � la t�te un gros dictionnaire latin. « Je crois, �crit-elle, qu'il m'aurait tu�e si je n'eusse lestement �vit� le boulet en me baissant � propos. Je ne dis rien du tout, je rassemblai mes cahiers et mes livres, je les mis dans l'armoire, et j'allai me promener. Le lendemain, il me demanda si j'avais fini ma version: « Non, lui dis-je, je sais assez de latin comme cela, je n'en veux plus. » Deschartres ne revint jamais sur ce sujet, et le latin fut abandonn�. On ne s'avisa que plus tard qu'il fallait compl�ter cette instruction faite � b�tons rompus. En attendant, Aurore tout enfant avait d�j� ce culte de la nature qui hantera l'imagination de George Sand et inspirera exquisement la meilleure part de ses oeuvres. Elle nous vante, dans l'Histoire de ma Vie, l'automne et l'hiver, qui �taient ses saisons les plus gaies, et proteste contre l'habitude mondaine qui « fait de Paris le s�jour des f�tes dans la saison de l'ann�e la plus ennemie des bals, des toilettes et de la dissipation. » Elle loue les riches Anglais de passer l'hiver dans leurs ch�teaux, en go�tant les d�lices du coin du feu et de la vie de famille. Cette passion pour la campagne s'�panche en une jolie page de po�sie descriptive:

« On s'imagine � Paris que la nature est morte pendant six mois, et pourtant les bl�s poussent d�s l'automne, et le p�le soleil des hivers, on est convenu de l'appeler comme cela, est le plus vif et le plus brillant de l'ann�e. Quand il dissipe les brumes, quand il se couche dans la pourpre �tincelante des soirs de grande gel�e, on a peine � soutenir l'�clat de ses rayons. M�me dans nos contr�es froides, et fort mal nomm�es temp�r�es, la cr�ation ne se d�pouille jamais d'un air de vie et de parure. Les grandes plaines fromentales se couvrent de ces tapis courts et frais, sur lesquels le soleil, bas � l'horizon, jette de grandes flammes d'�meraude. Les pr�s se rev�tent de mousses magnifiques, luxe tout gratuit de l'hiver. Le lierre, ce pampre inutile mais somptueux, se marbre de tons d'�carlate et d'or. Les jardins m�mes ne sont pas sans richesse. La primev�re, la violette et la rose de Bengale rient sous la neige. Certaines autres fleurs, gr�ce � un accident de terrain, � une disposition fortuite, survivent � la gel�e et vous causent � chaque instant une agr�able surprise. Si le rossignol est absent, combien d'oiseaux de passage, h�tes bruyants et superbes, viennent s'abattre ou se reposer sur le fa�te des grands arbres ou sur le bord des eaux! Et qu'y a-t-il de plus beau que la neige, lorsque le soleil en fait une nappe de diamants, ou lorsque la gel�e se suspend aux arbres en fantastiques arcades, en indescriptibles festons de givre et de cristal? Et quel plaisir n'est-ce pas de se sentir en famille, aupr�s d'un bon feu, dans ces longues soir�es de campagne o� l'on s'appartient si bien les uns aux autres, o� le temps m�me semble nous appartenir, o� la vie devient toute morale et toute intellectuelle en se retirant en nous-m�mes? »

Voil� bien l'aimable tour de style qui fera le charme et le succ�s de George Sand, en donnant � la peinture d'un paysage certain reflet de psychologie! Elle �crira, par malheur, des pages moins soign�es, sous le coup de l'improvisation hasardeuse; ainsi cette phrase d'Isidora: « Lorsqu'une main plus hardie cherche � soulever un coin du voile, elle aper�oit, non pas seulement l'ignorance, la corruption de la soci�t�, mais encore l'impuissance et l'imperfection de la nature humaine. » Cette main qui, en soulevant un voile, aper�oit..., �voque le souvenir d'une m�taphore fameuse de roman-feuilleton: « Sa main �tait froide comme celle d'un serpent. »

À douze ans, Aurore fait sa premi�re communion, non � la paroisse de Saint-Chartier comme son demi-fr�re Hippolyte, mais � La Ch�tre, sous la direction d'un vieux cur� qui avait du tact et lui �pargna les questions inutiles et mess�antes de la confession. Cette c�r�monie accomplie — et la voltairienne madame Dupin disait volontiers: cette affaire b�cl�e — l'enfant �tait en r�gle avec l'Église. Sa grand'm�re, qui n'entrait jamais dans un lieu de culte, tremblait qu'elle ne dev�nt d�vote. « Il n'en fut rien, raconte George Sand. On me fit faire une seconde communion huit jours apr�s, et puis on ne me reparla plus de religion. »

Pourtant la crise mystique allait atteindre cette jeune imagination, �close et d�velopp�e dans une atmosph�re d'incr�dulit� philosophique. Élev�e un peu � l'aventure, entre sa grand'm�re, Deschartres et des domestiques, Aurore devenait fantasque et presque r�volt�e. Elle refusait de travailler et demandait obstin�ment � rejoindre sa m�re. Madame Dupin essaya des moyens de rigueur; l'enfant dut prendre ses repas seule, sans que personne lui adress�t la parole. Enfin la grand'm�re, pour briser cette r�sistance, usa d'un moyen d�testable. Comme Aurore venait s'agenouiller et implorer son pardon, elle lui dit avec s�cheresse: « Restez � genoux et m'�coutez avec attention; car ce que je vais vous dire, vous ne l'avez jamais entendu et jamais plus vous ne l'entendrez de ma bouche. Ce sont des choses qui ne se disent qu'une fois dans la vie, parce qu'elles ne s'oublient pas; mais, faute de les conna�tre, quand par malheur elles existent, on perd sa vie, on se perd soi-m�me. » Et la cruelle, l'impitoyable a�eule �tala sous les yeux de cette fillette de treize ans les secrets de la famille; elle lui raconta le pass� de son p�re, de sa m�re, leur mariage tardif, sa naissance h�tive. Elle laissa m�me planer des doutes sur la conduite actuelle de sa bru. Et George Sand, qui a gard� de cette �pouvantable confession un odieux souvenir, r�sume ainsi, quarante ans apr�s, ses impressions ineffa�ables:

« Ma pauvre bonne maman, �puis�e par ce long r�cit, hors d'elle-m�me, la voix �touff�e, les yeux humides et irrit�s, l�cha le grand mot, l'affreux mot: ma m�re �tait une femme perdue, et moi un enfant aveugle qui voulait s'�lancer dans un ab�me. »

Une telle r�v�lation produisit sur Aurore une secousse dont elle nous a transmis la description pr�cise: « Ce fut pour moi comme un cauchemar; j'avais la gorge serr�e; chaque parole me faisait mourir, je sentais la sueur me couler du front, je voulais interrompre, je voulais me lever, m'en aller, repousser avec horreur cette effroyable confidence; je ne pouvais pas, j'�tais clou�e sur mes genoux, la t�te bris�e et courb�e par cette voix qui planait sur moi et me dess�chait comme un vent d'orage. Mes mains glac�es ne tenaient plus les mains br�lantes de ma grand'm�re, je crois que machinalement je les avais repouss�es de mes l�vres avec terreur. »

D�s lors, le s�jour de Nohant devint odieux � Aurore. Il y avait un lien d'affection, ou bris� ou d�tendu, entre elle et sa grand'm�re. Elle se comporta en enfant terrible, rebelle au travail, s'�vadant de la maison pour courir les chemins, les buissons, les pacages, et ne revenir qu'� nuit close avec des v�tements d�chir�s. Madame Dupin d�cida de la mettre au couvent � Paris. Aurore accueillit avec joie cette nouvelle; du moins elle verrait sa m�re.

Au d�but de l'hiver 1817-1818, madame Dupin conduisit sa petite-fille, alors dans sa quatorzi�me ann�e, au couvent des Anglaises, institu� par la veuve de Charles Ier pour les religieuses catholiques �migr�es sous le protectorat de Cromwell. George Sand devait y passer trois ans, jusqu'au printemps de 1820. Elle a racont� avec d'amples d�tails son s�jour dans cette communaut�, o� les �l�ves, assez indisciplin�es, semble-t-il, se divisaient en trois cat�gories: les diables, les sages et les b�tes. Ces derni�res, il va sans dire, �taient les plus nombreuses, et l'Histoire de ma Vie relate avec une complaisante prolixit� maintes anecdotes de couvent qui ne sauraient nous inspirer le m�me int�r�t qu'� madame Sand, lorsqu'elle se retournait vers les ann�es de pension o� son esprit re�ut la profonde commotion du mysticisme.

La communaut� des Anglaises consistait en « un assemblage de constructions, de cours et de jardins qui en faisait une sorte de village plut�t qu'une maison particuli�re. » C'�tait un d�dale de couloirs, d'escaliers, de galeries, d'ouvertures, de paliers; des chambres qui ouvraient � la file sur des corridors interminables, et puis, ajoute George Sand, « de ces recoins sans nom o� les vieilles filles, et les nonnes surtout, entassent myst�rieusement une foule d'objets fort �tonn�s de se trouver ensemble, des d�bris d'ornements d'�glise avec des oignons, des chaises bris�es avec des bouteilles vides, des cloches f�l�es avec des guenilles, etc., etc. » Des salles d'�tude, et particuli�rement de la petite classe o� �taient entass�es une trentaine de fillettes, George Sand a gard� un d�plaisant souvenir. Elle revoit et nous montre « les murs rev�tus d'un vilain papier jaune d'oeuf, le plafond sale et d�grad�, des bancs, des tables et des tabourets malpropres, un vilain po�le qui fumait, une odeur de poulailler m�l�e � celle du charbon, un vilain crucifix de pl�tre, un plancher tout bris�; c'�tait l� que nous devions passer les deux tiers de la journ�e, les trois quarts en hiver. » Et de cette laideur des locaux scolaires de son temps, elle tire argument pour expliquer la m�diocrit� ou l'absence des aspirations esth�tiques, alors qu'un simple paysan vit dans une atmosph�re et a sous les yeux des spectacles de beaut�. À tr�s bon droit, elle demande qu'on �largisse et qu'on embellisse l'horizon intellectuel des prol�taires fran�ais. Elle veut qu'on leur r�v�le les tr�sors et les splendeurs de l'art.

Des religieuses et des ma�tresses de la communaut� George Sand a esquiss� des portraits qui nous offrent, sous les aspects les plus divers, le personnel d'une congr�gation enseignante. C'�tait, d'abord, la ma�tresse de la petite classe, mademoiselle D..., « grasse, sale, vo�t�e, bigote, born�e, irascible, dure jusqu'� la cruaut�, sournoise, vindicative; elle avait de la joie � punir, de la volupt� � gronder, et, dans sa bouche, gronder c'�tait insulter et outrager. » Il para�t qu'elle �coutait aux portes, qu'elle obligeait les �l�ves, en mani�re de punition, � baiser la terre. Et si, d'aventure, elles faisaient le simulacre et baisaient leur main en se baissant vers le carreau, la farouche mademoiselle D... leur poussait la figure dans la poussi�re. C'est qu'elle appartenait � l'esp�ce des ma�tresses s�culi�res, des pions femelles — selon l'expression de George Sand — qui sont la plaie des couvents.

Tout au rebours, il y avait la m�re Alippe, « une petite nonne ronde et ros�e comme une pomme d'api trop m�re qui commence � se rider. » Charg�e de l'instruction religieuse, elle demanda � Aurore, le jour de son arriv�e, o� languissaient les �mes des enfants morts sans bapt�me. La petite-fille de madame Dupin �tait peu ferr�e sur le cat�chisme. Une de ses compagnes, qui avait un fort accent anglais, lui souffla: « Dans les limbes. » Aurore entendit et r�p�ta: « Dans l'Olympe » Toute la classe �clata de rire, d'autant que la nouvelle venue ne savait pas faire le signe de la croix. Rose, la femme de chambre, lui avait appris � porter la main � l'�paule droite avant l'�paule gauche. C'�tait une h�r�sie, et le brave cur� jovial de Saint-Chartier ne s'en �tait pas aper�u. On crut qu'une pa�enne �tait entr�e dans la communaut�. Elle mettait l'Olympe dans le cat�chisme, se signait de travers, et disait « mon Dieu » — presque un juron — hors de ses pri�res, dans la conversation courante.

Ses camarades essay�rent de la tourner en d�rision. Mary G..., qui �tait le grand chef des diables et la terreur des b�tes, l'aborda en ces termes: « Mademoiselle s'appelle Du pain? some bread? elle s'appelle Aurore? rising-sun? lever du soleil? les jolis noms! et la belle figure! Elle a la t�te d'un cheval sur le dos d'une poule. Lever du soleil, je me prosterne devant vous; je veux �tre le tournesol qui saluera vos premiers rayons. Il para�t que nous prenons les limbes pour l'Olympe; jolie �ducation, ma foi, et qui nous promet de l'amusement. »

Aurore eut vite d�sarm� la malveillance et conquis les sympathies de ses compagnes. Elle s'associa aux excursions de la diablerie qui, imitant le miaulement des chats, courait par les corridors et grimpait sur les toits, au risque de briser des vitres avec un fracas �pouvantable. La punition, quand on �tait surprise, consistait � rev�tir le bonnet de nuit; au d�but, ce fut pour Aurore la coiffure habituelle. On composait aussi, pour se distraire, et l'on se passait de main en main des mod�les de confession ou d'examen de conscience, destin�s aux petites et adress�s � l'abb� de Vill�le, confesseur d'une partie de la communaut�. Voici l'un de ces sc�narios assez irrespectueux:

« H�las! mon petit p�re Vill�le, il m'est arriv� bien souvent de me barbouiller d'encre, de moucher la chandelle avec mes doigts, de me donner des indigestions d'haricots, comme on dit dans le grand monde o� j'ai �t� z'�lev�e; j'ai scandalis� les jeunes ladies de la classe par ma malpropret�; j'ai eu l'air b�te, et j'ai oubli� de penser � quoi que ce soit, plus de deux cents fois par jour. J'ai dormi au cat�chisme et j'ai ronfl� � la messe; j'ai dit que vous n'�tiez pas beau; j'ai fait �goutter mon rat sur le voile de la m�re Alippe, et je l'ai fait expr�s. J'ai fait cette semaine au moins quinze pataqu�s en fran�ais et trente en anglais, j'ai br�l� mes souliers au po�le et j'ai infect� la classe. C'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma tr�s grande faute, etc. »

Le samedi soir particuli�rement, ou la veille des f�tes, on s'�vertuait � mettre en col�re la D..., qui donnait des gifles � tour de bras et tout � coup s'�criait lamentablement: « J'ai perdu mon absolution. » Ou bien on racontait gravement aux nouvelles arriv�es que l'une des doyennes de la communaut�, madame Anne-Augustine, ne dig�rait qu'au moyen d'un ventre d'argent et que, lorsqu'elle marchait, on entendait le cliquetis de ce ventre de m�tal. Les pires escapades de ces fillettes �taient de rassembler des victuailles, des fruits, des g�teaux, des p�t�s, et de se concerter pour aller les d�vorer de nuit, dans un coin de la maison. « Mettre en commun nos friandises et les manger en cachette aux heures o� l'on ne devait pas manger, c'�tait une f�te, une partie fine et des rires inextinguibles, et des salet�s de l'autre monde, comme de lancer au plafond la cro�te d'une tarte aux confitures et de la voir s'y coller avec gr�ce, de cacher des os de poulet au fond d'un piano, de semer des pelures de fruits dans les escaliers sombres pour faire tomber les personnes graves. Tout cela paraissait �norm�ment spirituel, et l'on se grisait � force de rire; car en fait de boisson nous n'avions que de l'eau ou de la limonade. »

Soudain la plus invraisemblable des r�volutions se produisit chez cette espi�gle d'Aurore, adonn�e � la diablerie. Elle devint d�vote. Elle avait quinze ans. L'�veil de son coeur fut une crise de mysticisme. Elle avait besoin d'aimer hors d'elle-m�me. Elle aima Dieu. Voici comment la m�tamorphose s'op�ra. L'ordinaire religieux des pensionnaires �tait la messe tous les matins, � sept heures, puis dans l'apr�s-midi une m�ditation d'une demi-heure � la chapelle. Celles qui m�ditaient p�niblement avaient le droit de faire une lecture pieuse. Plusieurs b�illaient, chuchotaient ou sommeillaient: Aurore �tait du nombre. Un jour, par ennui, elle ouvrit un abr�g� de la Vie des Saints, lut la l�gende de Sim�on le Stylite, y prit int�r�t, rouvrit le volume le lendemain et les jours suivants. Un tableau du Titien, plac� au fond du choeur, et qui repr�sentait J�sus au Jardin des Olives, lui sembla s'illuminer et r�v�ler le sens profond de l'agonie du Christ. Elle eut la vague curiosit� de poursuivre ses lectures, d'aborder la vie de saint Augustin, celle de saint Paul, d'�voquer le peu de latin qu'elle avait su pour comprendre et admirer les psaumes. Elle ouvrit l'Évangile, s'en p�n�tra, s'y complut, et elle retourna au pied de l'autel, non seulement aux heures obligatoires, mais pendant les r�cr�ations. À la p�le clart� de la lampe du sanctuaire, elle priait, suivait son r�ve mystique. Et le spectacle de cette chapelle, o� son �me se renouvelle et s'�pure, est demeur� grav� en sa m�moire: « La flamme blanche se r�p�tait dans les marbres polis du pav�, comme une �toile dans une eau immobile. Son reflet d�tachait quelques p�les �tincelles sur les angles des cadres dor�s, sur les flambeaux cisel�s et sur les lames d'or du tabernacle. La porte plac�e au fond de l'arri�re-choeur �tait ouverte � cause de la chaleur, ainsi qu'une des grandes crois�es qui donnaient sur le cimeti�re. Les parfums du ch�vrefeuille et du jasmin couraient sur les ailes d'une fra�che brise. Une �toile perdue dans l'immensit� �tait comme encadr�e par le vitrage et semblait me regarder attentivement. Les oiseaux chantaient; c'�tait un calme, un charme, un recueillement, un myst�re, dont je n'avais jamais eu l'id�e. »

Peu � peu la chapelle se vida, la derni�re religieuse, apr�s avoir, selon la coutume de la communaut�, non seulement pli� le genou, mais bais� le sol devant l'autel, alluma sa bougie � la lampe symbolique. Aurore resta seule, et le grand �branlement nerveux des conversions et des extases se produisit en elle. La gr�ce op�rait avec la soudainet� de son efficace.

« L'heure s'avan�ait, la pri�re �tait sonn�e, on allait fermer l'�glise. J'avais tout oubli�. Je ne sais ce qui se passait en moi. Je respirais une atmosph�re d'une suavit� indicible, et je la respirais par l'�me plus encore que par les sens. Tout � coup un vertige passe devant mes yeux, comme une lueur blanche dont je me sens envelopp�e. Je crois entendre une voix murmurer � mon oreille: Tolle, lege. »

C'en �tait fait. Elle aimait Dieu. Tout son �tre lui appartenait. Un voile venait de se d�chirer devant ses regards. Elle entrevoyait une Terre promise et voulait y p�n�trer. Ses appels, ses pri�res allaient � la divinit� inconnue qu'elle adorait. Et les sanglots qui secouaient sa gorge, les larmes qui inondaient ses joues, attestaient la ferveur de son exaltation. De sens rassis, longtemps apr�s, elle nous en donne une preuve d�cisive: « J'�tais tomb�e derri�re mon banc. J'arrosais litt�ralement le pav� de mes pleurs. »

D�s lors sa d�votion prit une forme passionn�e et fougueuse. Les r�sistances de sa raison, les fantaisies de son humeur, les singularit�s de son caract�re eurent t�t fait de capituler devant l'explosion victorieuse et triomphante de la foi. Ce z�le fut contenu par le tact d'un confesseur habile homme, l'abb� de Pr�mord, j�suite, ou, comme on disait alors, P�re de la foi. Il �couta avec bienveillance la confession g�n�rale d'Aurore, c'est-�-dire le r�cit de sa vie pass�e qui dura trois heures. Quand elle eut termin�, il refusa d'entendre sa confession — elle s'�tait confess�e en se racontant — et il lui donna sur-le-champ l'absolution: « Allez en paix, vous pouvez communier demain. Soyez calme et joyeuse, ne vous embarrassez pas l'esprit de vains remords, remerciez Dieu d'avoir touch� votre coeur; soyez toute � l'ivresse d'une sainte union de votre �me avec le Sauveur. » Elle communia le lendemain, f�te de l'Assomption. Elle avait quinze ans. Ce fut, � l'en croire, 1e v�ritable jour de sa premi�re communion. Dans l'intervalle, elle ne s'�tait pas approch�e du sacrement. Pour r�parer cette n�gligence, durant plusieurs mois, elle communia tous les dimanches, et m�me deux jours de suite. « J'en suis revenue, dit-elle dans l'Histoire de ma Vie, � trouver fabuleuse et inou�e l'id�e mat�rialis�e de manger la chair et de boire le sang d'un Dieu; mais que m'importait alors?... Je br�lais litt�ralement comme sainte Th�r�se; je ne dormais plus, je ne mangeais plus, je marchais sans m'apercevoir du mouvement de mon corps; je me condamnais � des aust�rit�s qui �taient sans m�rite, puisque je n'avais plus rien � immoler, � changer ou � d�truire en moi. Je ne sentais pas la langueur du je�ne. Je portais autour du cou un chapelet de filigrane qui m'�corchait, en guise de cilice. Je sentais la fra�cheur des gouttes de mon sang, et au lieu d'une douleur c'�tait une sensation agr�able. Enfin je vivais dans l'extase, mon corps �tait insensible, il n'existait plus. » Bref, le mysticisme s'�tait empar� d'elle, annihilait son corps et emportait sa pens�e vers des songes paradisiaques.

Par esprit sans doute de mortification, elle se plaisait au commerce des soeurs converses charg�es des basses besognes de la communaut�, et sp�cialement de la soeur H�l�ne, une pauvre �cossaise vou�e � la phtisie, qui s'arr�tait au milieu d'un couloir ou au bas d'un escalier, incapable de porter les seaux d'eau sale qu'elle devait descendre du dortoir. Cette malheureuse cr�ature �tait laide, vulgaire, marqu�e de taches de rousseur; mais elle avait des dents merveilleuses et sur le visage une expression de souffrance d'une infinie m�lancolie. Aurore voulut la seconder dans son gros travail, l'aida � enlever ses seaux, � balayer, � frotter le parquet de la chapelle, � �pousseter et brosser les stalles des nonnes, voire m�me � faire les lits au dortoir. Qu'e�t pens� madame Dupin si elle avait su que sa petite-fille se livrait � d'aussi viles occupations? En retour, Aurore apprenait � soeur H�l�ne les �l�ments de la langue fran�aise, et c'�tait l� un touchant �change de services. À l'image de son �l�ve, la future ch�telaine de Nohant voulait entrer en religion, et non pas comme dame du choeur, mais comme simple converse, servante volontaire, par pur amour de Dieu, dans quelque communaut�.

La sup�rieure des Anglaises et l'abb� de Pr�mord se garderont d'encourager une vocation qui leur semblait factice et sans avenir. Ce fut, de leur part, tr�s avis�. Ils exig�rent m�me qu'Aurore renon��t aux exag�rations de son mysticisme, qu'elle jou�t et cour�t avec ses compagnes, au lieu de passer � la chapelle les heures de r�cr�ation. L'ordre �tait formel: « Vous sauterez � la corde, vous jouerez aux barres. » Elle dut se soumettre � la proscription, tout en continuant � communier le dimanche, et vite elle recouvra son �quilibre physique et moral. De la sorte elle eut plusieurs mois de b�atitude. « Ils sont, dit-elle, rest�s dans ma m�moire comme un r�ve, et je ne demande qu'� les retrouver dans l'�ternit� pour ma part de paradis. Mon esprit �tait tranquille. Toutes mes id�es �taient riantes. Il ne poussait que des fleurs dans mon cerveau, nagu�re h�riss� de rochers et d'�pines. Je voyais � toute heure le ciel ouvert devant moi, la Vierge et les anges me souriaient en m'appelant; vivre ou mourir m'�tait indiff�rent. L'empyr�e m'attendait avec toutes ses splendeurs, et je ne sentais plus en moi un grain de poussi�re qui p�t ralentir le vol de mes ailes. La terre �tait un lieu d'attente o� tout m'aidait et m'invitait � faire mon salut. Les anges me portaient sur leurs mains, comme le proph�te, pour emp�cher que, dans la nuit, mon pied ne heurt�t la pierre du chemin. »

Ce retour � la gaiet� — une gaiet� pieuse et pratiquante — fut marqu� par un go�t tr�s vif pour les charades d'abord, puis pour de petites com�dies qu'Aurore organisait avec cinq ou six de la grande classe. On �laborait des sc�narios sur lesquels on dialoguait d'abondance, � l'improvisade. Les travestissements �taient un peu bien primitifs, ceux surtout des r�les masculins. C'�tait une mani�re de costume Louis XIII, o� les hauts-de-chausses consistaient en un retroussis des jupes fronc�es jusqu'� mi-jambe. Avec des tabliers cousus on faisait des manteaux; avec du papier fris� on simulait des plumes. Il y eut m�me des bottes, des �p�es et des feutres fournis par les parents. Madame la sup�rieure daigna assister � l'une des repr�sentations avec toute la communaut�, et l'on eut ce soir-l� permission de minuit. Aurore, qui �tait l'impresario de la troupe, retrouva dans sa m�moire quelques sc�nes du Malade imaginaire qu'elle ajusta, et les religieuses, sans s'en douter, applaudirent une vague paraphrase de Moli�re proscrit au couvent. Elles prirent plaisir aux pratiques de monsieur Purgon, avec des interm�des renouvel�s de Monsieur de Pourceaugnac. On avait d�couvert, dans le mat�riel de l'infirmerie, les instruments classiques. Le latin de Moli�re fut appr�ci� par les Anglaises qui avaient l'habitude de lire ou de psalmodier les offices en latin.

Cette repr�sentation marqua l'apoth�ose d'Aurore. Peu de temps apr�s, au lendemain de l'assassinat du duc de Berry qui interrompit les r�jouissances th��trales pr�par�es au couvent pour le carnaval, avec un programme de violons, de bal et de souper, madame Dupin s'avisa de ramener sa petite-fille � Nohant. Elle avait appris ses projets d'entrer en religion, qui d'ailleurs subsistaient � travers les distractions dramatiques, et elle ne se souciait pas qu'Aurore dev�nt nonne ou b�guine. Il fallut quitter le couvent. Ô d�sespoir! C'�tait le paradis sur la terre. L'id�e de revoir le monde, la perspective d'�tre mari�e, �pouvantaient cette imagination de seize ans. Par bonheur la m�re et la grand'm�re ne devaient pas s'entendre pour choisir un pr�tendant. On accorda quelque r�pit � Aurore. Elle esp�rait du moins qu'un rapprochement pourrait survenir entre les deux influences qui s'�taient disput� son affection. Mais, lorsqu'elle aborda ce sujet, sa m�re lui r�pliqua violemment: « Non certes! Je ne retournerai � Nohant que quand ma belle-m�re sera morte. » Et elle ajoutait avec son humeur emport�e et aigrie: « Va-t'en sans te d�soler, nous nous retrouverons, et peut-�tre plus t�t que l'on ne croit! » Au d�but du printemps de 1820, Aurore rentra � Nohant avec sa grand'm�re dans la grosse cal�che bleue, et le lendemain matin, quand elle s'�veilla, ce fut une sensation neuve et troublante: « Les arbres �taient en fleur, les rossignols chantaient, et j'entendais au loin la classique et solennelle cantil�ne des laboureurs. » Le couvent allait bient�t s'effacer et dispara�tre dans les brumes du pass�.