Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE XXVI
LE THÉÂTRE

George Sand avait-elle le temp�rament dramatique? On en peut douter, encore qu'elle ait remport� au th��tre quelques succ�s authentiques et durables. Ses com�dies �taient moins favorablement accueillies par les directeurs que ses romans par les revues et les journaux. Elle se plaignait qu'on voul�t en g�n�ral, et Montigny en particulier, l'obliger � remanier ses pi�ces. « Il y a pourtant, �crivait-elle � Maurice le 24 f�vrier 1855, une observation � faire, c'est que toutes les pi�ces qu'on ne m'a pas fait changer: [Fran�ois] le Champi, Claudie, Victorine, le D�mon du Foyer, le Pressoir, ont eu un vrai succ�s, tandis que les autres sont tomb�es ou ont eu un court succ�s. Je n'ai jamais vu que les id�es des autres m'aient amen� le public, tandis que mes hardiesses ont pass� malgr� tout. Et quelles hardiesses! Trop d'id�al, voil� mon grand vice devant les directeurs de th��tre. » Elle regimbe contre les projets d'am�lioration qu'on lui sugg�re ou qu'on lui impose. Les exigences de la forme sc�nique l'impatientent, et elle s'�crie: « Je suis ce que je suis. Ma mani�re et mon sentiment sont � moi. Si le public des th��tres n'en veut pas, soit, il est le ma�tre; mais je suis le ma�tre aussi de mes propres tendances, et de les publier sous la forme qu'il sera forc� d'avaler au coin de son feu. » Dans une lettre � Jules Janin, du 1er octobre 1855, elle �panche sa col�re, en lui reprochant de trouver mauvaises toutes ses productions dramatiques, et elle plaide avec quelque amertume pour chacune des pi�ces qu'elle a fait repr�senter. Plus sagace et plus concluante est la pr�face qui se trouve en t�te des quatre volumes du Th��tre complet. George Sand y d�veloppe la th�se id�aliste. Elle se flatte d'avoir contribu� � d�livrer les planches du mat�rialisme qui les envahissait. De m�me dans la d�dicace de Ma�tre Favilla, adress�e � M. Rouvi�re: « Une seule critique, dit-elle, m'a afflig�e dans ma vie d'artiste: c'est celle qui me reprochait de r�ver des personnages trop aimants, trop d�vou�s, trop vertueux, c'�tait le mot qui frappait mes oreilles constern�es. Et, quand je l'avais entendu, je revenais, me demandant si j'�tais le bon et l'absurde don Quichotte, incapable de voir la vie r�elle, et condamn� � caresser tout seul des illusions trop douces pour �tre vraies. » C'est encore la doctrine qu'elle expose, dans la profession de foi qu'elle a mise en pr�ambule de sa traduction d'une com�die de Shakespeare, Comme il vous plaira, sous la forme d'une lettre � M. R�gnier. « Le temps, dit-elle, n'est gu�re � la po�sie, et le lyrisme ne nous transporte plus par lui-m�me au-dessus de ces r�gions de la r�alit� dont nous voulons que les arts soient d�sormais la peinture. Si, � cette heure (1856), la Ristori r�veille notre enthousiasme, c'est qu'elle est miraculeusement belle, puissante et inspir�e. Il ne fallait pas moins que l'apparition d'une muse descendue de l'Hymette pour nous arracher � nos go�ts mat�rialistes. Elle nous fascine et nous emporte avec elle dans son r�ve sacr�; mais, quant � l'hymne qu'elle nous chante, nous l'�coutons fort mal, et nous nous soucions aussi peu d'Alfieri que de Corneille; c'est-�-dire que nous ne nous en soucions pas du tout, puisque, notre muse Rachel absente, la trag�die fran�aise est morte jusqu'� nouvel ordre. »

Le programme de George Sand �tait noble et vaste; mais elle n'a pu en r�aliser toute l'ampleur. De l� une nuance de m�lancolie, quand elle parle de ceux qui cherchent et d�couvrent la fibre du succ�s d'argent. Elle n'est pas envieuse — un tel sentiment lui fut toujours �tranger — mais elle estime que le public manque de justice distributive. « L'auteur, dit-elle, qui n'obtient pas le succ�s d'argent, ne trouve plus que des portes ferm�es dans les directions de th��tre. » À elle, on lui fait grief de pr�senter de trop grands caract�res, des personnages trop honn�tes, partant invraisemblables, de ne pas chercher les effets. En d�pit des aristarques, elle persiste � affirmer, sinon � atteindre, la sup�riorit� d'une forme dramatique, uniquement soucieuse de « flatter le beau c�t� de la nature humaine, les instincts �lev�s qui, t�t ou tard, reprennent le dessus. » Si la critique lui a �t� parfois s�v�re, am�re et m�me irr�fl�chie, elle garde l'espoir d'un retour favorable. « Nous l'attendons, �crit-elle, � des jours plus rassis et � des jugements moins pr�cipit�s. Ce qu'elle nous accordera un jour, ce sera de n'avoir pas manqu� de conscience et de dignit� dans nos �tudes de la vie humaine; ce sera d'avoir fait de patients efforts pour introduire la pens�e du spectateur dans un monde plus pur et mieux inspir� que le triste et dur courant de la vie terre � terre. Nous avons cru que c'�tait l� le but du th��tre, et que ce d�lassement, qui tient tant de place dans la vie civilis�e, devait �tre une aspiration aux choses �lev�es, un mirage po�tique dans le d�sert de la r�alit�. » En effet, l'oeuvre dramatique de George Sand est aux antipodes du r�alisme. Elle n'offre pas, comme on disait alors, un daguerr�otype des mis�res et des plaies humaines, mais un tableau riant, embelli, un peu idyllique. Son souci �tait de r�agir contre le laid, le bas et le faux, et de po�tiser la vie. Il en est parfois besoin. Et faut-il nous �tonner si un romancier produisit un th��tre romanesque?

La premi�re pi�ce de George Sand fut Cosima ou la Haine dans l'amour, drame en cinq actes et un prologue, repr�sent� � la Com�die-Fran�aise le 29 avril 1840. La pr�face constate que Cosima fut fort mal accueillie, et elle ajoute: « L'auteur ne s'est fait illusion ni la veille ni le lendemain sur l'issue de cette premi�re soir�e. Il attend fort paisiblement un auditoire plus calme et plus indulgent. Il a droit � cette indulgence, il y compte. » Moins solennelle et encore plus sinc�re est l'impression formul�e dans une lettre du 1er mai au graveur Calamatta: « J'ai �t� hu�e et siffl�e comme je m'y attendais. Chaque mot approuv� et aim� de toi et de mes amis a soulev� des �clats de rire et des temp�tes d'indignation. On criait sur tous les bancs que la pi�ce �tait immorale, et il n'est pas s�r que le gouvernement ne la d�fende pas. Les acteurs, d�concert�s par ce mauvais accueil, avaient perdu la boule et jouaient tout de travers. Enfin, la pi�ce a �t� jusqu'au bout, tr�s attaqu�e et tr�s d�fendue, tr�s applaudie et tr�s siffl�e. Je suis contente du r�sultat et je ne changerai pas un mot aux repr�sentations suivantes. J'�tais l�, fort tranquille et m�me fort gaie; car on a beau dire et beau croire que l'auteur doit �tre accabl�, tremblant et agit�; je n'ai rien �prouv� de tout cela, et l'incident me para�t burlesque. »

Cosima avait pour interpr�tes les meilleurs artistes de la Com�die-Fran�aise: Menjaud, Geffroy, Maillard, Beauvallet, madame Dorval, alors dans toute la splendeur de son talent, et intimement li�e avec George Sand. Mais le sujet �tait invraisemblable et maladroitement expos�. Cosima, �pouse d'Alvice Petruccio, bourgeois et n�gociant de Florence, se trouve en butte aux assiduit�s d'un riche V�nitien, Ordonio Elisei. Il la poursuit � l'�glise — o� se passe le premier acte — puis � la promenade; il monte la garde sous ses fen�tres. Une telle obsession d'amour voudrait le d�ploiement des grandes tirades romantiques d'Antony, d'Henri III et sa Cour, ou de Chatterton. Il para�t que l'auteur de Jacques et d'Indiana se piquait de mettre en sc�ne l'int�rieur d'un m�nage. Son dessein a �t� m�diocrement rempli; car il n'avait � sa disposition ni les ressources d'une psychologie d�licate ni l'�blouissement du dialogue. Au d�nouement, Cosima s'empoisonne. Pourquoi? Ce n'est cependant pas une Lucr�ce. George Sand all�gue des raisons qui sont insuffisantes et mal adapt�es: « Non, dit-elle, tous les hommes d'aujourd'hui ne sont pas livr�s � des pens�es de despotisme et de cruaut�. Non, la vengeance n'est pas le seul sentiment, le seul devoir de l'homme froiss� dans son bonheur domestique et bris� dans les affections de son coeur. Non, la patience, le pardon et la bont� ne sont pas ridicules aux yeux de tous; et, si la femme est encore faible, impressionnable et sujette � faiblir, dans le temps o� nous vivons, l'homme qui se pose aupr�s d'elle en protecteur, en ami et en m�decin de l'�me, n'est ni l�che ni coupable: c'est l� l'immoralit� que j'ai voulu proclamer. » Il se peut que l'auteur ait pens� mettre tout cela dans Cosima et l'y ait mis en effet; mais nous avons peine � l'y d�couvrir.

En 1848, pour le Th��tre de la R�publique, c'est-�-dire pour la Com�die-Fran�aise, George Sand composa un prologue intitul� le Roi attend. On y voyait Moli�re et les acteurs et actrices de sa troupe, ainsi que les ombres de Sophocle, Eschyle, Euripide, Shakespeare, Voltaire et Beaumarchais. La repr�sentation eut lieu le 9 avril. Les r�les �taient tenus par Samson, Ligier, Maubant, Maillard, Geffroy, Provost, R�gnier, Delaunay, Mirecour, Leroux, mesdames Rachel et Augustine Brohan. Dans cette pi�ce de circonstance, destin�e � glorifier la R�volution r�cente, il n'y a lieu de retenir qu'une tirade o� Moli�re, d�chirant les voiles de l'avenir, pressent et annonce l'av�nement de la d�mocratie. Et voici son dithyrambe: « Je vois bien un roi, mais il ne s'appelle plus Louis XIV; il s'appelle le peuple! le peuple souverain! C'est un mot que je ne connaissais point, un mot grand comme l'�ternit�! Ce souverain-l� est grand aussi, plus grand que tous les rois, parce qu'il est bon, parce qu'il n'a pas d'int�r�t � tromper, parce qu'au lieu de courtisans il a des fr�res... Ah! oui, je le reconnais maintenant, car j'en suis aussi, moi, de cette forte race, o� le g�nie et le coeur vont de compagnie. Quoi! pas un seul marquis, point de pr�cieuse ridicule, point de gras financier, point de Tartufe, point de f�cheux, point de Pourceaugnac? » George Sand, on le sent de reste, ne recule pas devant l'anachronisme, et cette apologie de la R�publique, dans la bouche de Moli�re, a la valeur d'un feu d'artifice pour f�te officielle.

Moli�re, tel est le titre d'un drame en cinq actes que madame Sand fit repr�senter, le 10 mai 1851, � la Ga�t�. Le sujet, c'est la mort du grand et m�lancolique �crivain, qui tant aura fait rire les contemporains et la post�rit�, et qui fut un mari malheureux, jaloux de son �l�ve Baron. De ci, de l�, quelques sentences �galitaires, celle-ci par exemple: « Les grands ne sont grands que parce que nous les portons sur nos �paules; nous n'avons qu'� les secouer pour en joncher la terre. » Si l'oeuvre est m�diocre, la pr�face, d�di�e � Alexandre Dumas, ne manque pas d'int�r�t. George Sand y relate que l'absence d'incidents et d'action est un peu volontaire. Elle oppose le th��tre psychologique au th��tre dramatique, et pr�conise une forme nouvelle, destin�e tout ensemble � distraire, � �duquer et � moraliser le peuple. Un de ses personnages, reprenant un th�me d�velopp� dans Kean et qu'elle-m�me a utilis� dans plusieurs de ses romans, analyse ainsi le caract�re de Moli�re: « Qui croirait que ce misanthrope est, sur les planches, le plus beau rieur de la troupe? Le public ne se doute gu�re de l'humeur v�ritable du joyeux Gros-Ren�! le public ne sait point que le masque qui rit et grimace est souvent coll� au visage du com�dien par ses pleurs! »

Il y a, dans le bagage th��tral de George Sand, trois pi�ces champ�tres, de valeur in�gale: Fran�ois le Champi, Claudie et le Pressoir. Fran�ois le Champi est la plus r�put�e. Non qu'elle vaille le roman d'o� elle a �t� extraite, et l'on peut � ce propos se demander, selon la formule employ�e dans la pr�face de Mauprat, « s'il est favorable au d�veloppement de l'art litt�raire de faire deux coupes de la m�me id�e. » Le cadre romanesque ne suffisait plus aux curiosit�s rurales de George Sand. Elle voulait porter � la sc�ne les moeurs campagnardes avec la bonne odeur des gu�rets et le parfum des tra�nes berrichonnes. Elle y fut vivement incit�e par son ami, l'acteur r�publicain Bocage, devenu directeur de l'Od�on. C'est � lui que sont d�di�es les deux pr�faces de Fran�ois le Champi et de Claudie. La premi�re de ces oeuvres fut repr�sent�e le 25 novembre 1849 � l'Od�on, la seconde le 11 janvier 1851 � la Porte-Saint-Martin. Elles ont d'�troites affinit�s.

Si la pr�face de Claudie, est un simple remerciement � Bocage qui avait cr�� le r�le du p�re R�my, celle de Fran�ois le Champi a l'allure d'un manifeste dramatique. Sans affecter la solennit� de Victor Hugo dans la profession de foi qui accompagna Cromwell, George Sand apporte une conception renouvel�e du th��tre. Elle introduit le paysan sur les planches, en la place du berger et de la pastorale. Son paysan ne ressemble en aucune mani�re � celui que M. Émile Zola devait pr�senter quarante ans plus tard dans le milieu naturaliste de la Terre. Il a ses origines chez Jean Jacques, il proc�de des Confessions, des R�veries d'un promeneur solitaire et des Lettres de la Montagne. On lui trouve un air de parent� avec Saint-Preux et Julie; il est d'une branche rustique de la m�me lign�e. Aussi bien George Sand, alors que ses personnages rev�tent des costumes et tiennent des propos champ�tres, demeure telle d�lib�r�ment attach�e � l'�cole id�aliste. Elle s'en explique sous une forme un peu sinueuse: « L'art cherchait la r�alit�, et ce n'est pas un mal, il l'avait trop longtemps �vit�e ou sacrifi�e. Il a peut-�tre �t� un peu trop loin. L'art doit vouloir une v�rit� relative plut�t qu'une r�alit� absolue. En fait de bergerie, Sedaine, dans quelques sc�nes adorables, avait peut-�tre touch� juste et marqu� la limite. Je n'ai pas pr�tendu faire une tentative nouvelle; j'ai subi comme nos bons a�eux, et pour parler comme eux, la douce ivresse de la vie rustique. » Se rattachant au Comme il vous plaira de Shakespeare et � la Symphonie pastorale de Beethoven, George Sand d�clare avec sa modestie coutumi�re: « J'ai cherch� � jouer de ce vieux luth et de ces vieux pipeaux, chauds encore des mains de tant de grands ma�tres, et je n'y ai touch� qu'en tremblant, car je savais bien qu'il y avait l� des notes sublimes que je ne trouverais pas. » Elle aspire � nous montrer, sous des v�tements et avec des sentiments modernes, Nausicaa tordant le linge � la fontaine et Calypso trayant les vaches. Toutefois elle se d�fend de faire acte de r�action litt�raire et de s'associer au mouvement n�o-classique de l'�cole du bon sens, qui se manifestait avec Lucr�ce et Agn�s de M�ranie, de Ponsard, avec la Cigu� et Gabrielle, d'Émile Augier. Elle d�finit Fran�ois le Champi une pastorale romantique.

Par la doctrine non moins que par le style, le th��tre champ�tre de George Sand rappelle l'enseignement moral et social de Jean-Jacques, le grand anc�tre. Elle invoque et m�me elle « prend � deux mains ce pauvre coeur que Dieu a fait tendre et faible, que les discordes civiles rendent amer et d�fiant. » N'entendez-vous pas l'�cho de l'Émile, quand un de ces paysans s'�crie avec la na�vet� berrichonne: « Mon Dieu, je suis pourtant bon; d'o� vient donc que je suis m�chant? »

Le socialisme humanitaire de 1840 a touch� l'auteur et ses personnages. Il est question des vertus du peuple, de l'�ducation du coeur, du bon grain qui germe dans la bonne terre. George Sand ajoute avec attendrissement: « Il n'y a pas de mauvaise terre, les agriculteurs vous le disent; il y a des ronces et des pierres: �tez-les; il y a des oiseaux qui d�vorent la semence, pr�servez la semence. Veillez � l'�closion du germe, et croyez bien que Dieu n'a rien fait qui soit condamn� � nuire et � p�rir. » Telle est la po�tique qui inspire les deux pi�ces champ�tres de George Sand. Il s'y rencontre des maximes sociales, celle-ci notamment: « Vous m'avez fait apprendre � lire, ce qui est la clef de tout pour un paysan. » Et c'est aussi la r�habilitation des naissances ill�gitimes, th�se qu'Alexandre Dumas fils reprendra dans le Fils naturel. Fran�ois le Champi, l'enfant de l'hospice, trouv� dans les champs, abandonn� de p�re et de m�re, sera le parfait exemplaire du d�vouement et du sacrifice, encore que bien �tranges nous apparaissent, � la sc�ne et surtout dans le roman, ses sentiments pour Madeleine Blanchet qui l'a recueilli et �lev�. Mais il est issu de l'imagination, semi-maternelle, semi-passionn�e, de George Sand. C'est un petit cousin rural de l'Alfred de Musset que nous avons entrevu � Venise dans une atmosph�re de sollicitude et de duperie, � travers les dissertations path�tiques et les paysages chaudement color�s des Lettres d'un Voyageur.

Plus dramatique et moins exceptionnelle que Fran�ois le Champi est l'intrigue de Claudie. Cette jeune fille de vingt et un ans, qui travaille comme un moissonneur de profession, aux c�t�s de son grand-p�re octog�naire, a une noblesse et une v�rit� que L�opold Robert ne sut pas imprimer aux personnages de son tableau fameux, solennellement romantique. Et la physionomie de l'a�eul rev�t un caract�re de majest� qui domine la pi�ce et �meut le spectateur. Nos sympathies conspirent avec celles de George Sand, pour que Claudie n'expie pas trop s�v�rement l'erreur de ses quinze ans abus�s et pour qu'apr�s la tromperie de Denis Ronciat elle trouve chez Sylvain Fauveau les joies du foyer domestique. C'est, dans un milieu paysan, un sujet analogue � celui qu'Alexandre Dumas fils, avec les Id�es de Madame Aubray, placera en bonne bourgeoisie. L'infortune de Claudie sera celle de Denise.

Pour f�ter la gerbaude, George Sand a mis dans la bouche du p�re R�my un couplet de superbe prose, �l�gante et rythm�e: « Gerbe! gerbe de bl�, si tu pouvais parler! si tu pouvais dire combien il t'a fallu de gouttes de notre sueur pour t'arroser, pour te lier l'an pass�, pour s�parer ton grain de ta paille avec le fl�au, pour te pr�server tout l'hiver, pour te remettre en terre au printemps, pour te faire un lit au tranchant de l'arrau, pour te recouvrir, te fumer, te herser, t'h�serber, et enfin pour te moissonner et te lier encore, et pour te rapporter ici, o� de nouvelles peines vont recommencer pour ceux qui travaillent... Gerbe de bl�! tu fais blanchir et tomber les cheveux, tu courbes les reins, tu uses les genoux. Le pauvre monde travaille quatre-vingts ans pour obtenir � titre de r�compense une gerbe qui lui servira peut-�tre d'oreiller pour mourir et rendre � Dieu sa pauvre �me fatigu�e. »

Tout ce morceau, o� s'�panouit la gloire de la terre restituant au laboureur le fruit de ses peines opini�tres, �voque le souvenir de l'antique Cyb�le, l'oeuvre myst�rieuse de C�r�s. On dirait d'un �pisode des G�orgiques, illustr� par le romantisme et transform� en symbole.

C'est un sujet analogue que George Sand traite dans le Pressoir (1853), o� elle met en sc�ne, non plus des paysans, mais des villageois. « Les villageois, dit-elle, sont plus instruits. Ils ont des �coles, des industries qui �tendent leurs relations. Ils ont des rapports et des causeries journali�res avec le cur�, le magistrat local, le m�decin, le marchand, le militaire en retraite, que sais-je? tout un petit monde qui a vu un peu plus loin que l'horizon natal. » L'intrigue du Pressoir est des plus simples, mais non sans agr�ment. La petite Reine, filleule de Ma�tre Bienvenu, menuisier, aime le gars Valentin, fils de Ma�tre Valentin, charpentier, et ne veut pas l'avouer; car elle est sans dot. D'autre part, le fils Valentin a de l'amiti� pour Pierre Bienvenu et craint de le supplanter. On surmonte les obstacles, et Valentin �pouse Reine. Pour donner un sp�cimen du parler villageois, il suffit de citer cette d�claration d'un coureur de cotillons: « Savez-vous, Reine, que vous �tes tous les matins plus jolie que la veille, et que �a cr�ve un peu le coeur � un jeune homme sur le point de se marier, de voir que tant de belles roses fleurissent quand m�me dans le jardin des amours? »

À propos de Claudie, Gustave Planche avait surnomm� George Sand le disciple de Sedaine. Elle voulut m�riter cette flatteuse d�nomination et composa le Mariage de Victorine, qui fut repr�sent� le 26 novembre 1851 au Gymnase-Dramatique. C'�tait, en trois actes, la suite attrayante du Philosophe sans le savoir. Victorine, fille du brave caissier Antoine, aime le fils Vanderke, et l�, comme dans le Pressoir, l'amour triomphe des difficult�s. Le th��tre de George Sand se compla�t aux d�nouements optimistes.

Que dire des Vacances de Pandolphe (1852), sinon que c'est une tr�s m�diocre restitution de la com�die italienne? — Dans le D�mon du Foyer, il y a trois soeurs qui avec des m�rites in�gaux sont cantatrices. Camille Corsari a le talent, Flora la beaut� — c'est le « d�mon du foyer » — et Nina tient l'emploi de Cendrillon. Le prince qui enl�ve Flora n'est pas sans ressemblance avec Carnioli de Dalila, mais le m�lomane d'Octave Feuillet prodigue une verve et un brio qui manquent � son �mule. — Flaminio (1854) est un proche parent de Teverino, le type de l'aventurier effront� et pourtant sympathique. Champi italien, il a �t� trouv� sous un berceau de pampres, au bord de l'Adriatique, au pied d'une belle et souriante madone. De pauvres p�cheurs l'ont recueilli, nourri, battu, puis d�laiss�, le jour o� il fut assez fort pour devenir contrebandier. Voici son portrait peint par lui-m�me: « Je suis artiste, monsieur; je chante, j'ai une voix magnifique. Je ne suis pas musicien pr�cis�ment, mais je joue de tous les instruments, depuis l'orgue d'�glise jusqu'au triangle. Je suis n� sculpteur et je dessine... mieux que vous, sans vous offenser. J'improvise en vers dans plusieurs langues. Je suis bon com�dien dans tous les emplois. Je suis adroit de mes mains, j'ai une superbe �criture, je sais un peu de m�canique, un peu de latin et le fran�ais comme vous voyez. Je ne monte pas mal les bijoux; je suis savant en c�ramique et en numismatique. Je danse la tarentelle, je tire les cartes, je magn�tise. Attendez! j'oublie quelque chose. Je suis bon nageur, bon rameur, homme de belles mani�res, hardi conteur, orateur entra�nant!... enfin j'imite dans la perfection le cri des divers animaux. » Tel est l'homme qui, sous son d�guisement mondain, a touch� la trop sensible Sarah Melvil et r�ussit � l'�pouser. — Ma�tre Favilla (1855) est un musicien hallucin� qui croit avoir h�rit� du ch�teau de Muhldorf; on flatte sa manie. — Dans Lucie, Andr� revient au g�te et s'�prend de celle qu'il croit �tre sa soeur naturelle. Il n'en est rien. Ils peuvent se marier. — Fran�oise, repr�sent�e au Gymnase en 1856 avec le concours pr�cieux de Rose-Ch�ri, retrace l'aventure sentimentale de la fille du docteur Laurent. George Sand y r�fute l'�go�sme d'une bourgeoise qui formule ainsi sa conception de la vie: « L'amour, �a passe; le rang, �a reste. » — Marguerite de Sainte-Gemme, � ce m�me th��tre du Gymnase, et en d�pit de la m�me interpr�te, n'eut qu'une m�diocre fortune en 1859. — George Sand devait �tre plus heureuse avec deux pi�ces tir�es de ses romans: d'abord avec Mauprat, quoique la distribution des actes et des tableaux soit imparfaitement agenc�e, mais surtout avec le Marquis de Villemer, o� elle eut la prestigieuse collaboration d'Alexandre Dumas fils saupoudrant d'esprit le dialogue et donnant � l'oeuvre une allure entra�nante. Le succ�s fut �clatant � l'Od�on, le 29 f�vrier 1864, et se prolongea durant plusieurs mois. Aussi bien George Sand rendait-elle justice � son pr�cieux auxiliaire. Elle savait qu'il avait imprim� � l'ouvrage le tour vraiment dramatique. La veille de la premi�re repr�sentation, elle �crit � Maurice: « Le th��tre, depuis le directeur jusqu'aux ouvreuses, dont l'une m'appelle notre tr�sor, les musiciens, les machinistes, la troupe, les allumeurs de quinquets, les pompiers, pleurent � la r�p�tition comme un tas de veaux et dans l'ivresse d'un succ�s qui va d�passer celui du Champi. » Le lendemain, elle raconte � son fils les ovations fr�n�tiques, et que les �tudiants l'ont escort�e aux cris de « Vive George Sand! Vive Mademoiselle La Quintinie! À bas les cl�ricaux! » Puis cinq ou six mille personnes sont all�es manifester devant le club catholique et la maison des J�suites, en chantant: Esprit saint, descendez en nous! La police les a dispers�es avec quelque rudesse, peut-�tre parce qu'on saluait l'imp�ratrice par les couplets du Sire de Framboisy. Dans la salle, c'�tait un enthousiasme confinant au d�lire. L'empereur applaudissait et pleurait. De m�me Gustave Flaubert. Le prince J�r�me faisait l'office de chef de claque, en criant � tue-t�te. George Sand �tait radieuse.

Elle retrouvera un succ�s presque �gal avec une pi�ce � th�se, l'Autre, repr�sent�e � l'Od�on, le 25 f�vrier 1870. Il s'y pose un assez curieux cas de conscience: Une jeune fille doit-elle pardonner � celui qui est son v�ritable p�re, hors du mariage, et absoudre ainsi la faute de sa m�re? Les divers personnages �piloguent. La morale du pardon est indiqu�e par la vieille grand'm�re, et l'autre, qui s'appelle Maxwell, �rige ainsi sa protestation, pareille � celle du marquis de Neste, dans l'Énigme de M. Paul Hervieu: « J'en appelle � la justice de l'avenir. Il faudra bien que la piti� entre dans les jugements humains et qu'on choisisse entre prot�ger ou pardonner! Mais le monde ne comprend pas encore. »

De moindre valeur, Cadio, qui fut primitivement un roman dialogu� en onze parties, puis un drame sur la guerre de Vend�e, o� l'on voit l'ascension du peuple, et le paysan Cadio, devenu capitaine r�publicain, r�habiliter la fille au sang bleu, d�shonor�e par le vil patricien Saint-Gueltas; — ensuite, les Beaux Messieurs de Bois-Dor�, extraits du roman par M. Paul Meurice, et o� Bocage trouva le dernier r�le, les supr�mes applaudissements d'une glorieuse carri�re, assombrie vers le d�clin par la double �clipse de la R�publique et du romantisme.

Faut-il ranger dans le bagage dramatique de George Sand les essais et les fantaisies qu'elle rassembla sous le titre de Th��tre de Nohant? La moins n�gligeable de ces petites oeuvres est le Drac, r�verie en trois actes, d�di�e � Alexandre Dumas fils, et dont le titre �voque un lutin des bords de la M�diterran�e. Ces dialogues, improvis�s pour la sc�ne familiale de Nohant, pouvaient �tre la distraction de quelques soir�es consacr�es � r�p�ter et � jouer la pi�ce. Les r�unir en volume ne devait rien ajouter au renom de George Sand. Les lire est un peu fastidieux. Ce sont les amusettes enfantines d'un talent qui vieillit.

La grand'm�re, en effet, appara�t chez George Sand, au lendemain du deuil qui frappe son coeur encore sensible de sexag�naire. En septembre 1865, � Palaiseau, elle perd Alexandre Manceau, le graveur, qui fut moins un compagnon qu'un factotum. « Me voil�, �crit-elle � Gustave Flaubert, toute seule dans ma maisonnette... Cette solitude absolue, qui a toujours �t� pour moi vacance et r�cr�ation, est partag�e maintenant par un mort qui a fini l�, comme une lampe qui s'�teint, et qui est toujours l�. Je ne le tiens pas pour malheureux, dans la r�gion qu'il habite; mais cette image qu'il a laiss�e autour de moi, qui n'est plus qu'un reflet, semble se plaindre de ne pouvoir plus me parler. » Nous tenons ainsi le dernier cha�non, nous avons �gren� tout le chapelet d'amour qui d'Aur�lien de S�ze, l'aristocrate raffin�, � Manceau, l'artisan d�grossi, occupa quarante ann�es d'une existence partag�e entre le travail r�gulier et la curiosit� vagabonde.