Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE XXV
SOUS LE SECOND EMPIRE

La politique n'est qu'une aventure, les romans champ�tres ne sont qu'une �tape, peut-�tre une oasis, dans la destin�e laborieuse et f�conde de George Sand. D�s le lendemain des journ�es de Juin, elle avait repris sa plume, et, lorsque le coup d'État du 2 D�cembre �trangle la R�publique et envoie les meilleurs citoyens en exil ou � Lambessa, elle continue paisiblement � produire, vaille que vaille, ses deux volumes par ann�e. Elle appartient � son m�tier et accomplit ainsi une fonction naturelle. C'est la poule, exacte et diligente, qui pond son oeuf au fond de la basse-cour, sans s'inqui�ter si l'on se querelle � la maison. Certains amis de George Sand s'�meuvent de cette qui�tude, devant la d�tresse du parti et des hommes qui lui �taient chers. Elle veut s'expliquer et se disculper dans une lettre du 15 d�cembre 1853, � Joseph Mazzini: « Vous vous �tonnez que je puisse faire de la litt�rature; moi, je remercie Dieu de m'en conserver la facult�, parce qu'une conscience honn�te, et pure comme la mienne, trouve encore, en dehors de toute discussion, une oeuvre de moralisation � poursuivre. Que ferais-je donc si j'abandonnais mon humble t�che? Des conspirations? Ce n'est pas ma vocation, je n'y entendrais rien. Des pamphlets? Je n'ai ni fiel ni esprit pour cela. Des th�ories? Nous en avons trop fait et nous sommes tomb�s dans la dispute, qui est le tombeau de toute v�rit�, de toute puissance. Je suis, j'ai toujours �t� artiste avant tout; je sais que les hommes purement politiques, ont un grand m�pris pour l'artiste, parce qu'ils le jugent sur quelques types de saltimbanques qui d�shonorent l'art. Mais vous, mon ami, vous savez bien qu'un v�ritable artiste est aussi utile que le pr�tre et le guerrier; et que, quand il respecte le vrai et le bon, il est dans une voie o� Dieu le b�nit toujours. L'art est de tous les temps et de tous les pays; son bienfait particulier est pr�cis�ment de vivre encore quand tout semble mourir. »

George Sand va-t-elle traduire en actes cette fi�re profession de foi? Trouvera-t-elle les m�mes inspirations �loquentes et path�tiques, alors que l'exaltation enthousiaste de ses premi�res oeuvres fera place � des sentiments plus pond�r�s et plus bourgeois? Il semble qu'elle ait voulu dresser son bilan en composant l'Histoire de ma Vie, qu'elle termine ou plut�t qu'elle arr�te � la veille des �v�nements de 1848. Son oeuvre, � partir de cette �poque, cesse d'�tre orient�e, soit vers la th�se conjugale, soit vers la formule socialiste, soit vers les horizons rustiques, et tente un peu au hasard des sentiers nouveaux.

Le Ch�teau des D�sertes est la suite de Lucrezia Floriani: dans cette demeure des Boccaferri on joue la com�die de salon sur une petite estrade, comme � Nohant. — Les Mississipiens sont une pi�ce �crite � la h�te sur l'affaire de Law, et qui met aux prises la noblesse et la roture. — Dans les Ma�tres Sonneurs, publi�s en 1853, r�sonne un �cho, m�lancoliquement affaibli, des romans champ�tres. La d�dicace est adress�e � cet Eug�ne Lambert, l'h�te familier de Nohant, sorte d'enfant adoptif, qui disait un jour � George Sand: « À propos, je suis venu ici, il y a bient�t dix ans, pour y passer un mois. Il faut pourtant que je songe � m'en aller. » Dans la pr�face des Ma�tres Sonneurs, elle lui r�pond: « Je t'ai laiss� partir, mais � la condition que tu reviendrais passer ici tous les �t�s. Je t'envoie ce roman comme un son lointain de nos cornemuses, pour te rappeler que les feuilles poussent, que les rossignols sont arriv�s, et que la grande f�te printani�re de la nature va commencer aux champs. » Sur les faits et gestes des muletiers ma�tres sonneurs du Bourbonnais, et notamment du Grand B�cheur dont le fils Huriel aime la gracieuse Brulette, se d�tachent quelques jolis dessins de la vie campagnarde, un brin po�tis�e. Voici des propos tenus entre deux danses, � une assembl�e villageoise: « Je suis sotte et r�vasseuse, dit la fille, enfin je m'imagine d'�tre aussi mal plac�e en une compagnie que le serait un loup ou un renard que l'on inviterait � danser. » Et le gars r�plique: « Vous n'avez pourtant mine de loup ni d'aucune b�te chafouine, et vous dansez d'une aussi belle gr�ce que les branches des saules quand un air doux les caresse. » Tr�s s�duisante aussi cette antith�se, qui �voque le souvenir de Cendrillon et de telle de ses soeurs: « Je venais de voir Brulette, aussi brillante qu'un soleil d'�t�, dans la joie de son amour et le vol de sa danse; Th�rence �tait l�, seule et contente, aussi blanche que la lune dans la nuit claire du printemps. On entendait au loin la musique des noceux; mais cela ne disait rien � l'oreille de la fille des bois, et je pense qu'elle �coutait le rossignol qui lui chantait un plus beau cantique dans le buisson voisin. » — Des champs nous passons sur les planches, avec Adriani. C'est, en quelque ch�teau du Vivarais, l'histoire d'un chanteur, d'abord amateur, qui s'�prend de Laure de Larnac, veuve d'Octave de Monteluz. Elle n'a gu�re plus de vingt ans et passe pour folle. Il la console. Ils s'aiment, et elle l'�pouse, malgr� les anath�mes de son entourage aristocratique. L'id�e ma�tresse du roman est l'apologie des musiciens, des acteurs, de tous les gens de th��tre. Et Laure d�clare, au d�nouement: « Je ha�ssais l'�tat de com�dien. Tu t'es fait com�dien. J'ai reconnu que c'�tait le plus bel �tat du monde. » — M�me th�se, ou peu s'en faut, dans Narcisse: la vertueuse mademoiselle d'Estorade aime le chanteur Albany. Elle r�siste � sa passion et se retire au couvent. Plus tard, quand elle �pouse le brave, mais vulgaire Narcisse Pardoux, elle succombe � un mal de langueur. Elle a silencieusement ador� Albany.

Le Piccinino, qui sort de la mani�re habituelle de l'auteur, est un roman d'aventures ayant pour cadre la Sicile et se d�roulant dans une atmosph�re de conspirations. George Sand d�crivait l� une contr�e qu'elle n'avait pas visit�e: c'est le proc�d� dont usa M�ry, puis Victor Hugo lui-m�me, dans les Orientales et Han d'Islande. Or, le Piccinino contient des paysages, par exemple ceux de Catane, qu'un voyageur bien inform� peut attester scrupuleusement exacts. — C'est, au contraire, apr�s un s�jour � Rome que George Sand �crivit la Daniella (1857), o� s'amalgament une intrigue romanesque et le guide du touriste dans « la ville �ternelle de Satan. » De Guernesey Victor Hugo lui envoya de chaleureuses f�licitations, en cette forme hyperbolique qui caract�rise ses jugements litt�raires: « La Daniella est un grand et beau livre. Je ne vous parle pas du c�t� politique de l'ouvrage, car les seules choses que je pourrais �crire � propos de l'Italie seraient impossibles � lire en France et emp�cheraient ma lettre de vous parvenir. Quant aux grandes aspirations de libert� et de progr�s, elles font invinciblement partie de votre nature, et une po�sie comme la v�tre souffle toujours du c�t� de l'avenir. La R�volution, c'est de la lumi�re, et qu'�tes-vous, sinon un flambeau? » La Rome, c�l�br�e par tant d'�crivains et classiques et romantiques et modernes, voire m�me par les fr�res de Goncourt dans Madame Gervaisais, avait caus� � George Sand une d�ception profonde, qui se traduit dans une lettre du 20 janvier 1861 � Ernest P�rigois: « Vous avez envie de voir les splendeurs de la papaut�? Vous verrez trois comparses mal costum�s et une bande d'affreux Allemands pr�tendus Suisses, dont le d�guisement tombe en loques et dont les pieds infectent Saint-Pierre de Rome. Pouah! Je ne donnerais pas deux sous pour revoir la pauvre mascarade. » Dans la Daniella, George Sand nous montre un �trange artiste qui, ayant � choisir entre deux amours, pr�f�re � l'�l�gante miss M�dora sa cam�riste, bient�t devenue stiratrice, c'est-�-dire blanchisseuse. Deux fois par jour, il �change quelques regards avec cette Daniella qui, dans une salle basse des communs, travaille � une formidable lessive. Mais cet homme, supr�mement d�licat avec les lavandi�res, a grand soin d'ajouter: « J'ai tant de respect pour elle qu'afin de ne pas l'exposer aux plaisanteries des gens de la maison, je fais semblant de ne pas la conna�tre. » Ô pudeur des tendresses subalternes, � po�sie des amours ancillaires, sous le ciel o� Lamartine a rencontr� Graziella!

Vers la m�me �poque (1855), George Sand, sollicit�e par les r�veries paling�n�siques de Ballanche et par l'id�alisme cosmique de Jean Reynaud, imaginait de reconstituer, hors des fronti�res du christianisme, un mythe analogue � celui d'Adam et d'Ève. L'aventure sentimentale d'Évenor et de Leucippe s'intitula d�finitivement les Amours de l'�ge d'or. La th�orie darwinienne y est r�fut�e, plut�t par des impressions morales que par des arguments scientifiques. « �coutez, dit George Sand, les grands esprits; ils vous diront que l'homme est vraiment le fils de Dieu, tandis que toutes les cr�atures inf�rieures ne sont que son ouvrage. » Et elle cite, � l'appui de sa foi spiritualiste, ces vers d'un po�te alors tr�s jeune, Henri Brissac, dans le Banquet:

Je cherche vainement le sein D'o� d�coule notre origine. Je vois l'arbre; — mais la racine? Mais la souche du genre humain?

Le singe fut-il notre anc�tre? Rude coup frapp� sur l'orgueil! Soit! mais je trouve cet �cueil: Homme ou singe, qui le fit na�tre?

Cette doctrine, g�n�reuse et r�confortante, d'un au del� o� r�gnera l'absolue justice avec ses r�parations providentielles, George Sand l'a synth�tis�e dans une lettre du 25 mai 1866 � M. Desplanches: « Croyons quand m�me et disons: Je crois! ce n'est pas dire: « J'affirme; » disons: J'esp�re! ce n'est pas dire: « Je sais. » Unissons-nous dans cette notion, dans ce voeu, dans ce r�ve, qui est celui des bonnes �mes. Nous sentons qu'il est n�cessaire; que, pour avoir la charit�, il faut avoir l'esp�rance et la foi; de m�me que, pour avoir la libert� et l'�galit�, il faut avoir la fraternit�. »

En l'ann�e 1855, une grande douleur frappa George Sand. Elle perdit sa petite-fille Jeanne, issue du mariage, h�las! si orageux, de Solange et du sculpteur Cl�singer. Ce deuil, cruel � la grand'm�re, ne fit qu'aviver et renforcer l'id�alisme de l'�crivain. « Je vois, mande-t-elle le 14 f�vrier 1855 � Édouard Charton, disciple de Jean Reynaud, je vois la vie future et �ternelle devant moi comme une certitude, comme une lumi�re dans l'�clat de laquelle les objets sont insaisissables; mais la lumi�re y est, c'est tout ce qu'il me faut. Je sais bien que ma Jeanne n'est pas morte, je sais bien que je la retrouverai et qu'elle me reconna�tra, quand m�me elle ne se souviendrait pas, ni moi non plus. Elle �tait une partie de moi-m�me, et cela ne peut �tre chang�. » Quinze mois r�volus, le ler mai 1856, elle �crit encore � madame Arnould-Plessy, la d�licieuse artiste: « Ce que j'ai retrouv� � Nohant, c'est la pr�sence de cette enfant qui, ici, ne me semble jamais possible � oublier. Dans cette maison, dans ce jardin, je ne peux pas me persuader qu'elle ne va pas revenir un de ces jours. Je la vois partout, et cette illusion-l� ram�ne des d�chirements continuels. Dieu est bon quand m�me: il l'a reprise pour son bonheur, � elle, et nous nous reverrons tous, un peu plus t�t, un peu plus tard. » Elle a mis de c�t� les poup�es de l'enfant, ses joujoux, ses livres, sa brouette, son arrosoir, son bonnet, ses petits ouvrages, et elle contemple, a�eule m�lancolique, tous ces objets qui attendent vainement le retour de l'absente.

Il faut pourtant que la vie de labeur suive son cours, il faut travailler, peiner, produire; car le budget de Nohant est lourd. Pour que la maison maintienne sa large hospitalit� et que les siens aient le superflu, George Sand se prive souvent du n�cessaire. Le 8 janvier 1858, elle avoue � Charles Edmond qu'elle n'a pas pu s'acheter un manteau et une robe d'hiver. Depuis vingt-cinq ans, elle gagne au jour le jour l'argent vite d�pens�. Les circonstances ou sa nature lui ont interdit l'�pargne. Et elle entasse les volumes, sacrifiant peut-�tre la qualit� � la quantit�. — En 1855, c'est Mont-Rev�che o� se manifeste la th�se proclam�e dans la pr�face: « Le roman n'a rien � prouver. » Il ne s'agit que d'int�resser. Ici, Duterte, grand propri�taire et d�put�, mari� en secondes noces � une jeune et jolie femme, Olympe, fait la cruelle exp�rience des mis�res qu'entra�ne la disproportion d'�ge. Olympe succombe � une maladie de langueur. Les caract�res dissemblables des trois filles de Dutertre, Nathalie, Éveline et Caroline, sont agr�ablement dessin�s. Mont-Rev�che est d'une litt�rature fluide et facile. — La m�me ann�e, George Sand termine le Diable aux Champs, commenc� avant le Deux D�cembre et d�di� � son intime commensal, le graveur Manceau. Le livre parut, expurg� de toutes les th�ories politiques et sociales que l'Empire e�t pu trouver subversives, et ce sont, sous forme de dialogue, des dissertations longuettes sur la nature du diable, sur les ch�timents apr�s la mort, �tranges propos tenus par des personnages au nombre desquels figurent des h�ros de George Sand, tels que Jacques, le mari qui se suicide pour lib�rer sa femme, et Ralph, d'Indiana.

La mort d'Alfred de Musset, ravivant des souvenirs vieux d'un quart de si�cle, provoquait en 1858 la d�plorable pol�mique, r�ciproquement diffamatoire, o� George Sand publiait Elle et Lui, et Paul de Musset Lui et Elle. Si ce fut une faute grave, une mani�re de sacril�ge sentimental sous forme posthume, George Sand en a �t� trop rudement ch�ti�e. Elle avait expliqu� une crise, comment� une rupture. Paul de Musset lan�a contre une femme des imputations ignominieuses. Elle produisit, peu apr�s, une justification �mue et �loquente, dans la pr�face de Jean de la Roche, o�, � propos de Narcisse, elle affirme le droit pour l'artiste de puiser dans sa vie et d'analyser les sentiments de son coeur. Venant alors au cas de Paul de Musset, elle le r�sout par pr�t�rition: « Sans nous occuper, dit-elle, d'une tentative d�shonorante pour ceux qui l'ont faite, pour ceux qui l'ont conseill�e en secret et pour ceux qui l'ont approuv�e publiquement, sans vouloir en appeler � la justice des hommes pour r�primer un d�lit bien conditionn� d'outrage et de calomnie, r�pression qui nous serait trop facile, et qui aurait l'inconv�nient d'atteindre, dans la personne des vivants, le nom port� par un mort illustre... On peut, ajoute-t-elle, �tre femme et ne pas se sentir atteint par les divagations de l'ivresse ou les hallucinations de la fi�vre, encore moins par les accusations de perversit� qui viennent � l'esprit de certaines gens habitu�s � trop vivre avec eux-m�mes. » Elle atteste qu'Elle et Lui est un livre sinc�re — mais �tait-ce un livre utile? — elle le d�clare « vrai sans amertume et sans vengeance »; enfin, elle lance cette apostrophe o� l'indignation imprime au style un incomparable �clat: « Quant aux malheureux esprits qui viennent d'essayer un genre nouveau dans la litt�rature et dans la critique en publiant un triste pamphlet, en annon�ant � grand renfort de r�clames et de d�clamations imprim�es que l'horrible h�ro�ne de leur �lucabration �tait une personne vivante dont il leur �tait permis d'�crire le nom en toutes lettres, et qui lui ont pr�t� leur style en affirmant qu'ils tenaient leurs preuves et leurs d�tails de la main d'un mourant, le public a d�j� prononc� que c'�tait l� une tentative monstrueuse dont l'art rougit et que la vraie critique renie, en m�me temps que c'�tait une souillure jet�e sur une tombe. Et nous disons, nous, que le mort illustre renferm� dans cette tombe se rel�vera indign� quand le moment sera venu. Il revendiquera sa v�ritable pens�e, ses propres sentiments, le droit de faire lui-m�me la fi�re confession de ses souffrances et de jeter encore une fois vers le ciel les grands cris de justice et de v�rit� qui r�sument la meilleure partie de son �me et la plus vivante phase de sa vie. Ceci ne sera ni un roman, ni un pamphlet, ni une d�lation. Ce sera un monument �crit de ses propres mains et consacr� � sa m�moire par des mains toujours amies. Ce monument sera �lev� quand les insulteurs se seront assez compromis. Les laisser dans leur voie est la seule punition qu'on veuille leur infliger. Laissons-les donc blasph�mer, divaguer et passer. » D'un dernier trait d�daigneux, l'auteur de la pr�face signale qu'occup� en Auvergne � suivre les traces d'un roman nouveau � travers les sentiers embaum�s, au milieu des plus belles sc�nes du printemps, « il avait bien emport� le pamphlet pour le lire, mais il ne le lut pas. Il avait oubli� son herbier, et les pages du livre inf�me furent purifi�es par le contact des fleurs du Puy-de-D�me et du Sancy. »

Il y a, dans Jean de la Roche, mieux qu'une pr�face vibrante, le r�cit d�licat d'un amour contrari�, avec la perspective des paysages d'Auvergne o� se dresse la pittoresque silhouette du ch�teau de Murols. Jean, �lev� par une m�re pieuse dans un petit manoir du Velay, aime Love, la fille un peu capricieuse de M. Butler. « En elle la gr�ce et les parfums couvraient un coeur de pierre inaccessible. » Écart� d'abord par la maladive jalousie du jeune Hope, fr�re de Love, il part pour un voyage de cinq ans autour du monde. Quand il revient, il trouve Hope apais�, et les accordailles se concluent sur les pentes du Sancy, alors que Jean de la Roche, d�guis� en guide, aide � porter la chaise de Love qui s'est foul� le pied � la Roche-Vendeix.

Un peu auparavant, George Sand avait publi�, en 1859, les Dames Vertes, bizarre aventure du jeune avocat Nivi�res, qui, charg� de plaider en 1788 pour la famille d'Ionis contre la famille d'Aillane, couche au ch�teau d'Ionis dans la chambre o� apparaissent les dames vertes: l'apparition, c'est mademoiselle d'Aillane qu'il �pousera; — la Filleule, non moins baroque odyss�e de la gitanilla Morenita, recueillie � Fontainebleau par le romanesque Stephen, et qui s'�prend de son protecteur: — Laura, avec le sous-titre: Voyage dans le cristal, r�verie fantasmagorique de p�r�grination au p�le arctique — Flavie, analyse d'une jeune fille � l'�me de papillon, qui h�site entre deux pr�tendants Malcolm et Émile de Voreppe, honn�te r�cit o� il n'y a lieu de retenir que cet aphorisme o� se refl�te George Sand: « Je n'aime pas l'argent, mais j'adore la d�pense »; — Constance Verrier, dont la pr�face est consacr�e � r�futer la th�orie de Jean-Jacques contre la pernicieuse influence des romans, et dont la fable est un peu bien singuli�re. Trois femmes sont intimement li�es et dissertent sur l'amour: la duchesse Sibylle d'Évereux, veuve galante qui sauve les apparences, la cantatrice Solia Mozzelli, et Constance Verrier, jeune fille bourgeoise de vingt-cinq ans, qui attend son fianc�, absent depuis quatre longues ann�es. Or, ce Raoul Mahoult a �t�, en voyage, l'amant de la duchesse d'Évereux et de la Mozzelli. Etrange co�ncidence! Quand Constance l'apprend, elle tombe �vanouie; on la soigne, on la sauve. Elle pardonne ou plut�t efface, et finit par �pouser Raoul: ils seront peut-�tre heureux. Constance Verrier aurait d� s'intituler « Trois femmes pour un mari ». Il s'y trouve quelques jolis d�veloppements sur l'amour et aussi ce portrait, qui semble celui de George Sand dessin� par elle-m�me: « Elle ne se piquait, comme feu Ninon, que d'unir le plaisir � l'amiti�; elle bannissait les grands mots de son vocabulaire; mais elle �tait bonne, serviable, d�vou�e, indulgente, courageuse dans ses opinions, g�n�reuse dans ses triomphes... Tout ce qu'elle d�ployait de finesse, de pers�v�rance, d'habilet�, d'empire sur elle-m�me pour se satisfaire sans blesser personne et sans porter atteinte � la dignit� de sa position, est inimaginable. » De vrai, pour George Sand, nombre d'hommes, en un long cort�ge depuis Jules Sandeau jusqu'� Manceau, pourraient en t�moigner.

En 1859, parut un v�ritable chef-d'oeuvre en trois volumes, l'Homme de neige. C'est, dans un paysage de Dal�carlie, au manoir gothique de Stollborg, la s�rie des �preuves travers�es par Christiano, montreur de marionnettes, qui recouvre son noble nom de Waldemora et �pouse la gracieuse comtesse Marguerite Elveda, apr�s avoir �t� ouvrier mineur. Voici la double morale, sociale et m�taphysique, de l'ouvrage: « Dans toute mis�re (ce doit �tre George Sand qui parle), il y a moiti� de la faute des gouvernants et moiti� de celle des gouvern�s. » C'est encore elle qui formule, par la bouche de Christiano, sa profession de foi d�iste: « Nous vivons dans un temps o� personne ne croit � grand'chose, si ce n'est � la n�cessit� et au devoir de la tol�rance; mais, moi, je crois vaguement � l'�me du monde, qu'on l'appelle comme on voudra, � une grande �me, toute d'amour et de bont�, qui re�oit nos pleurs et nos aspirations. Les philosophes d'aujourd'hui disent que c'est une platitude de s'imaginer que l'Être des �tres daignera s'occuper de vermisseaux de notre esp�ce. Moi, je dis qu'il n'y a rien de petit et rien de grand devant celui qui est tout, et que, dans un oc�an d'amour, il y aura toujours de la place pour recueillir avec bont� une pauvre petite larme humaine. »

De m�me aloi et de non moindre m�rite est le Marquis de Villemer, qui a conquis au th��tre une �clatante notori�t�, gr�ce � la pr�cieuse collaboration d'Alexandre Dumas fils. Le roman, moins alerte, mais plus d�licat, met agr�ablement en lumi�re le caract�re hautain de la marquise et la rivalit� de ses deux fils, le duc Ga�tan d'Al�ria et le marquis Urbain de Villemer, qui ont distingu�, celui-l� pour le mauvais, celui-ci pour le bon motif, la trop attrayante lectrice Caroline de Saint-Geneix. Toute la partie descriptive qui dispara�t � la sc�ne, les paysages du Velay, la poursuite d'Urbain enseveli sous la neige au pied du Mezenc et sauv� par Caroline, tous ces d�tails purement romanesques ont un charme p�n�trant; puis le d�nouement est de nature � satisfaire les �mes sensibles. Comme il convient, Urbain �pouse Caroline au gr� de son coeur, et Ga�tan la jeune Diane de Xaintrailles, plusieurs fois millionnaire. Eternelle antith�se de l'honneur et de l'argent.

Voici des oeuvres de second plan: — Valv�dre, o� le tr�s entreprenant Francis Valigny s�duit et enl�ve madame Alida de Valv�dre, �pouse d'un savant adonn� � la botanique et � la m�t�orologie; mais la science reprend ses droits, alors que l'expiation arrive et qu'Alida, min�e par le chagrin, rapprochant � son lit de mort mari et amant, leur tient ce mirifique discours: « Je voudrais mourir entre vous deux, lui qui a tout fait pour sauver ma vie, vous qui �tes venu sauver mon �me. » Et la r�conciliation finale a lieu, au bord de l'alc�ve, dans cette molle atmosph�re de Palerme embaum�e par les orangers. — C'est Tamaris, o� la peinture d'une plage m�diterran�enne qu'habita George Sand encadre les amours du lieutenant de vaisseau la Florade, lequel courtise � la fois mademoiselle Roque, une demi-mahom�tane, la Zinov�se, femme d'un brigadier, et la marquise d'Elmeval. Or, la Zinov�se s'empoisonne, la marquise �pouse un m�decin, et la Florade mademoiselle Roque. — Antonia est le nom d'un lis merveilleux, cr�� par les soins d'un septuag�naire aussi riche qu'�go�ste, Antoine Thierry, dont le neveu Julien, peintre tr�s pauvre et tr�s sentimental, aime la comtesse Julie d'Estrelle. Et leur amour finit par attendrir le vieillard. — La Famille de Germandre, c'est le Testament de C�sar Girodot transport� dans un milieu de noblesse, vers 1808. L'h�ritage du marquis de Germandre appartient � celui de ses collat�raux qui d�couvre le secret pour ouvrir une bo�te qu'il a minutieusement fabriqu�e. — La Ville-Noire, retour indirect vers les pr�occupations sociales, atteste la sup�riorit� de l'ouvrier sur le patronat.

Une incursion dans le roman d'aventures produit cette oeuvre charmante, les Beaux Messieurs de Bois-Dor� (1862). C�ladon de Bois-Dor�, aimable paladin attard�, demande, en sa soixante-dixi�me ann�e, la main de Lauriane de Beuvre, petite veuve de dix-huit ans. Tr�s spirituelle, elle feint d'�tre �mue et l'ajourne � sept ann�es d'intervalle. On r�fl�chira, au pr�alable. Apr�s des faits et gestes divers, batailles, si�ges, assassinats, le marquis C�ladon retrouve, pour sa plus grande joie, et adopte son neveu Mario, qui �pousera Lauriane. L'oncle galant renonce au b�n�fice de l'�ch�ance promise.

Tr�s long, tr�s lent est le roman intitul� la Confession d'une jeune fille, odyss�e d'une enfant vol�e � sa nourrice. — Dans Monsieur Sylvestre et dans le volume qui lui fait suite, le Dernier Amour, il y a des parties descriptives qui ne sont point sans agr�ment. C'est le r�cit des recherches et des d�boires d'un isol�, Monsieur Sylvestre, qui aspire � la v�rit�, en poursuivant la d�finition du bonheur. Voici celle qu'il propose: « Le bonheur n'est pas un mot, mais c'est une �le lointaine. La mer est immense, et les navires manquent. » À soixante ans — c'est un peu tard — Monsieur Sylvestre est aim� par la myst�rieuse F�licie, qui atteint la trentaine et qui cache une faute de la seizi�me ann�e. Elle a une rechute et s'empoisonne. « Ne jouez pas avec l'amour! » murmure le sexag�naire, � qui le dernier amour n'a pas plus r�ussi que le premier.

Pierre qui roule et le Beau Laurence sont l'histoire, en deux tomes, d'un com�dien qui voit appara�tre une inconnue exquisement belle dans une maison de Blois. Il m�ne la vie errante de sa profession, va au Mont�n�gro, revient, fait un h�ritage, retrouve en madame de Vald�re sa d�licieuse apparition et l'�pouse. — Dans Mademoiselle Merquem (1868), George Sand, reprenant un sentier parall�le � Balzac, d�peint, non pas la femme, mais la fille de trente ans, �l�ve d'un Bellac qui n'�tait pas professeur pour dames, mais pour simples ruraux. C�lie Merquem servira de mod�le et de consolation aux c�libataires attard�es du sexe f�minin: « Peut-�tre, observe l'auteur, ne sait-on pas � quel degr� de charme et de m�rite pourrait s'�lever la femme bien dou�e, si on la laissait m�rir, et si elle-m�me avait la patience d'attendre son d�veloppement complet pour entrer dans la vie compl�te. On les marie trop jeunes, elles sont m�res avant d'avoir cess� d'�tre des enfants. »

Entre tous les romans �crits par George Sand sous le Second Empire, celui o� elle a mis assur�ment le plus d'elle-m�me, l'ardeur intense de sa foi, c'est Mademoiselle La Quintinie, consacr�e � r�futer Sibylle, d'Octave Feuillet. À l'apologie de l'�ducation catholique et de la direction cl�ricale elle oppose la libre-pens�e spiritualiste. C'est le contraste du fanatisme et de la philosophie. Émile Lemontier aime Lucie, fille du g�n�ral La Quintinie, mais elle lui est disput�e et manque de lui �tre ravie par le confesseur Moreali, qui jadis a domin� la femme du g�n�ral. La fille apr�s la m�re! Contre les directeurs de conscience, contre la confession, il y a des pages enflamm�es. George Sand �voque le fameux passage de Paul-Louis Courier qui commence ainsi: « On leur d�fend l'amour, et le mariage surtout; on leur livre les femmes. Ils n'en peuvent avoir une, mais ils vivent avec toutes famili�rement, » et qui se termine en ces termes: « Seuls et n'ayant pour t�moins que ces vo�tes, que ces murs, ils causent! De quoi? H�las! de tout ce qui n'est pas innocent. Ils parlent, ou plut�t ils murmurent � voix basse, et leurs bouches s'approchent, et leur souffle se confond. Cela dure une heure, et se renouvelle souvent. » Mademoiselle La Quintinie est l'�loquente et �mouvante paraphrase de cette profession de foi anticl�ricale. George Sand montre la religion qui se mat�rialise, en m�me temps que se spiritualise la philosophie. Elle r�pudie les illusions ou les esp�rances catholiques de certains r�publicains de 1848, et elle pr�te � Moreali lui-m�me cet aveu: « J'ai vu Rome, et j'ai failli perdre la foi. » Le grand-p�re voltairien de Lucie, M. de Turdy, lance l'anath�me traditionnel � l'inf�me: « Maudite et trois fois maudite soit l'intervention du pr�tre dans les familles! » En la place de cette devise de l'Église: « que tout chemin m�ne � Rome », George Sand demande « que tout chemin m�ne Rome � Dieu. » Et, � c�t� de Moreali, j�suite mondain de robe courte, elle place le moine grossier Onorio, v�tu de bure et souill� de poussi�re, exhalant une odeur de terre et d'humidit�. Contre l'intrusion de l'un et de l'autre elle �rige la maxime vraiment �vang�lique: « La parole de J�sus est l'h�ritage de tous. » En doctrine et en discipline, elle conclut au mariage des pr�tres ou � l'abolition de la confession, dans quelques pages d'une r�volte sublime: « Ah! vous vous y entendez, s'�crie-t elle, ap�tres persistants du qui�tisme. Vous pr�levez la fleur des �mes, vous respirez le parfum du matin, et vous nous laissez l'enveloppe �puis�e de ses purs aromes. Vous appelez cela le divin amour pour vous autres! » Au d�nouement, comme il sied, Émile �pouse Lucie. Il a vaincu Moreali. L'amour a triomph� du fanatisme.

Dans la Correspondance de George Sand, mais surtout de 1860 � 1870, nous retrouvons les m�mes croyances qui s'�panouissent en Mademoiselle La Quintinie. Ce sont de fougueuses d�clarations contre le cl�ricalisme, contre « les parfums de la sacristie, » particuli�rement dans ses lettres au prince J�r�me. « Monseigneur, lui �crit-elle, ne laissez pas �lever votre fils par les pr�tres. » Elle pr�che d'exemple dans sa famille. Maurice a �pous� civilement mademoiselle Lina Calamatta, et plus tard c'est � un pasteur protestant qu'ils s'adressent pour b�nir leur mariage et baptiser leurs enfants. « Pas de pr�tres, s'�crie George Sand le 11 mai 1862, nous ne croyons pas, nous autres, � l'Église catholique, nous serions hypocrites d'y aller. » Dans sa pens�e, le protestantisme est une affirmation pure et simple de d�isme chr�tien. De l� ce qu'elle appelle « les bapt�mes spiritualistes » de ses petites-filles. Elle voit, avec une sorte de prescience, l'expansion mena�ante des J�suites, le r�veil du parti pr�tre, comme on disait sous la Restauration. Elle montre la France envahie par les couvents et « les sales ignorantins s'emparant de l'�ducation, abrutissant les enfants. » Dans le naufrage de sa foi politique, il n'a surnag� que l'horreur de l'intol�rance et de la superstition.