Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE XXIV
LES ROMANS CHAMPÊTRES

La rude commotion de 1848 eut l'effet inattendu de renouveler le talent de George Sand, en la soustrayant aux pr�occupations politiques et sociales qui risquaient d'accaparer sa pens�e et de restreindre son horizon litt�raire. Issue de la lign�e intellectuelle de Jean-Jacques, elle �tait, comme son glorieux anc�tre, tour � tour sollicit�e par les probl�mes du Contrat social et par la contemplation de la nature. C'est celle-ci qui va d�finitivement triompher. La sociologie — pour user du n�ologisme cr�� par Auguste Comte — devra s'avouer vaincue, apr�s avoir ajout� au bagage de George Sand le Compagnon du Tour de France, le Meunier d'Angibault et le P�ch� de Monsieur Antoine. Jamais, � dire vrai, l'auteur de Mauprat et de Consuelo n'avait d�sert� ce filon purement romanesque qui �tait la vraie richesse de son domaine et sera la meilleure part de son h�ritage. En 1840, elle retra�ait dans Pauline les aventures d'une fille de province, devenue actrice, qui rentre dans sa ville natale, revoit une amie, l'emm�ne � Paris, et ne r�ussit qu'� troubler une placide existence. Le manuscrit, commenc� en 1832, au temps de Valentine, fut �gar�, puis retrouv� huit ans apr�s, et termin�; on sent que cette nouvelle n'est pas d'une seule venue et que deux proc�d�s diff�rents s'y rencontrent, sans se fondre et s'amalgamer. — Il y a lieu pareillement de faire des r�serves sur Isidora, m�diocre roman en trois parties, publi� en 1845. Le jeune Jacques Laurent a le coeur partag� entre la courtisane Isidora, mari�e in extremis au comte F�lix, et sa belle-soeur la chaste Alice. C'est une s�rie de dissertations o� se rencontre cette d�finition alambiqu�e: « L'amour est un �change d'abandon et de d�lices; c'est quelque chose de si surnaturel et de si divin, qu'il faut une r�ciprocit� compl�te, une fusion intime des deux �mes; c'est une trinit� entre Dieu, l'homme et la femme. Que Dieu en soit absent, il ne reste plus que deux mortels aveugles et mis�rables qui luttent en vain pour entretenir le feu sacr�, et qui l'�teignent en se le disputant. » Plus loin, un parall�le entre la jeunesse, compar�e � un admirable paysage des Alpes, et la vieillesse, qui ressemble � un vaste et beau jardin, bien plant�, bien uni, bien noble, � l'ancienne mode.

Teverino est de la m�me ann�e 1845. Il n'y faut voir qu'une fantaisie sans plan, sans but, � la suite d'un jeune aventurier d�guis� en homme du monde. Émule de Figaro, tour � tour mod�le, batelier, jockey, enfant de choeur, figurant de th��tre, chanteur des rues, marchand de coquillages, gar�on de caf�, cic�rone, Teverino est un de ces enfants de l'Italie qui ont le sens de la beaut�, le go�t de la paresse et l'immoralit� native. — De provenance analogue le roman de Lucrezia Floriani, paru en 1847. Fille du p�cheur Menapace, la Floriani est enlev�e par le jeune Memmo Ranieri, remporte de grands succ�s au th��tre, et se retire au bord du lac d'Iseo, o� elle conquiert le coeur du prince Karol de Roswald. Et l'on pr�tendit que leur �trange et vraisemblable liaison �tait pr�cis�ment celle de George Sand et de Chopin. — À la m�me �poque et � la m�me inspiration se rattache une petite nouvelle, Lavinia, qui met en sc�ne une h�ro�ne coupant ses cheveux pour en faire un sacrifice � l'amour. À cela pr�s, cette restitution de lettres, apr�s dix ans de rupture, n'offre, en d�pit du cadre pyr�n�en de Saint-Sauveur, qu'un m�diocre agr�ment.

Entre toutes les oeuvres contemporaines des romans socialistes, il en est une qui m�rite d'�tre retenue et attentivement examin�e. C'est Jeanne, publi�e en 1844 par le Constitutionnel, alors que George Sand avait rompu avec la Revue des Deux Mondes. Pour la premi�re fois elle se hasardait dans le feuilleton d'un journal quotidien. « Ce mode, dit-elle, exige un art particulier que je n'ai pas essay� d'acqu�rir, ne m'y sentant pas propre. Alexandre Dumas et Eug�ne Sue poss�daient d�s lors, au plus haut point, l'art de finir un chapitre sur une p�rip�tie int�ressante, qui devait tenir sans cesse le lecteur en haleine, dans l'attente de la curiosit� ou de l'inqui�tude. Tel n'�tait pas le talent de Balzac, tel est encore moins le mien. » Mais surtout George Sand abordait un genre nouveau, celui o� elle obtiendra ses plus �clatants et plus durables succ�s. Elle le d�clare dans la notice de 1852: « Jeanne est une premi�re tentative qui m'a conduit � faire plus tard la Mare au Diable, [Fran�ois] le Champi et la Petite Fadette. La vierge d'Holbein m'avait toujours frapp� comme un type myst�rieux o� je ne pouvais voir qu'une fille des champs r�veuse, s�v�re et simple: la candeur infinie de l'�me, par cons�quent un sentiment profond dans une m�lancolie vague, o� les id�es ne se formulent point. Cette femme primitive, cette vierge de l'�ge d'or, o� la trouver dans la soci�t� moderne? » George Sand a voulu que son h�ro�ne f�t une paysanne gauloise, sorte de Jeanne d'Arc ignor�e, qui ne s�t ni lire ni �crire, et v�c�t, non pas m�me aux champs, mais au d�sert, « sur une lande inculte, sur une terre primitive qui porte les stigmates myst�rieux de notre plus antique civilisation. » Malheureusement, le romancier fut entrav� ou par la h�te de son travail, ou par la nouveaut� de son dessein, ou par l'idiome semi-campagnard pr�t� aux personnages. La notice plaide, � ce sujet, les circonstances att�nuantes: « Je n'osai point alors faire ce que j'ai os� plus tard, peindre mon type dans son vrai milieu, et l'encadrer exclusivement de figures rustiques en harmonie avec la mesure, assez limit�e en litterature, de ses id�es et de ses sentiments. » Jeanne est un ouvrage composite, o� des sensations et des pens�es contradictoires ne procurent pas cette impression d'unit� qui est la r�gle sup�rieure de l'art. Ici, les contrastes du fond se retrouvent dans la forme, et l'auteur en a tr�s nettement conscience: « Je me sentis d�rang� de l'oasis aust�re o� j'aurais voulu oublier et faire oublier � mon lecteur le monde moderne et la vie pr�sente. Mon propre style, ma phrase me g�nait. Cette langue nouvelle ne peignait ni les lieux, ni les figures que j'avais vues avec mes yeux et comprises avec ma r�verie. Il me semblait que je barbouillais d'huile et de bitume les peintures s�ches, brillantes, na�ves et plates des ma�tres primitifs, que je cherchais � faire du relief sur une figure �trusque, que je traduisais Hom�re en r�bus, enfin que je profanais le nu antique avec des draperies modernes. » Or, ce sont pr�cis�ment ces imperfections qu'il est pr�cieux de saisir et d'analyser. On y discerne les t�tonnements de George Sand, avant que son g�nie p�t d�couvrir et suivre la large voie du roman champ�tre.

La d�dicace de Jeanne est adress�e � une humble paysanne, Fran�oise Maillant, en des termes d'une touchante d�licatesse: « Tu ne sais pas lire, ma paisible amie, mais ta fille et la mienne ont �t� � l'�cole. Quelque jour, � la veill�e d'hiver, pendant que tu fileras ta quenouille, elles te raconteront cette histoire qui deviendra beaucoup plus jolie en passant par leurs bouches. » Les principales sc�nes du r�cit se d�roulent � Toull-Sainte-Croix, sur la fronti�re de la Marche. Nous assistons � l'agonie de Tula, m�re de Jeanne, et c'est un �mouvant spectacle que la veill�e fun�bre, sur la pierre d'Ep-Nell. La silhouette de la jeune fille se d�tache, immobile et tragique, au-dessus du cadavre: « Peut-�tre s'�tait-elle endormie dans l'attitude de la pri�re. Sa mante grise, dont le capuchon �tait rabattu sur son visage en signe de deuil, lui donnait, au clair de la lune, l'aspect d'une ombre. Le cur�, tout v�tu de noir, et la morte roul�e dans son linceul blanc, formaient avec elle un tableau lugubre. De temps en temps, le feu, contenu sous les amas de d�bris, faisait, en petit, l'effet d'une �ruption volcanique. Il s'�chappait avec une l�g�re d�tonation, lan�ait au loin la paille noircie qui l'avait couv�, et montait en jets de flamme pour s'�teindre au bout de peu d'instants. Ces lueurs fugitives faisaient alors vaciller tous les objets. La morte semblait s'agiter sur sa pierre, et Jeanne avait l'air de suivre ses mouvements, comme pour la bercer dans son dernier sommeil. On entendait au loin le hennissement de quelques cavales au p�turage et les aboiements des chiens dans les m�tairies. La reine verte des mar�cages coassait d'une fa�on monotone, et ce qu'il y avait de plus �trange dans ces voix, insouciantes des douleurs et des agitations humaines, c'�tait le chant des grillons de chemin�e, ces h�tes incombustibles du foyer domestique, qui, r�jouis par la chaleur des pierres, couraient sur les ruines de leur asile en s'appelant et en se r�pondant avec force dans la nuit silencieuse et sonore. »

Voil� les pr�mices du genre litt�raire o� George Sand excellera, et voil� aussi l'apoth�ose de la beaut� en son �panouissement juv�nile. Jeanne la paysanne — c'est encore la th�se �galitaire — a un charme et une gr�ce qui ne redoutent aucune comparaison avec les femmes les plus �l�gantes de la bourgeoisie ou de la noblesse. Le cur� lui-m�me la regarde avec une discr�te complaisance. La remarque en est faite, sans irr�v�rence ni malice: « Comme il n'avait pas plus de trente ans, qu'il avait des yeux, du go�t et de la sensibilit�, il �tait bien un peu agit� aupr�s d'elle ». Non moins �mu, et plus libre en ses desseins, sera l'Anglais millionnaire, Arthur Harley, qui veut �pouser Jeanne, domestique chez madame de Boussac. Et ce roman, qui d�bute par une mort, se termine par une agonie mystique. La pastoure expire, ayant � son chevet sir Arthur, et les derni�res paroles qui viennent � ses l�vres sont les vers d'une chanson de terroir:

En traversant les nuages, J'entends chanter ma mort. Sur le bord du rivage On me regrette encore.

Dans l'avant-propos de Fran�ois le Champi, George Sand imagine un dialogue, � nuit close, avec un ami qui censure la forme mixte dont elle s'est servie pour instituer un genre o� la litt�rature se m�le � la paysannerie. L'homme des champs, � ce prix, ne parle ni son v�ritable langage — il serait besoin d'une traduction pour l'entendre — ni la langue de la soci�t� polie — ce serait aussi invraisemblable que l'Astr�e. George Sand s'est arr�t�e � un proc�d� interm�diaire, conventionnel et aimable, qui est une mani�re de transposition ou d'adaptation artistique. Et l'ami anonyme r�pond: « Tu peins une fille des champs, tu l'appelles Jeanne, et tu mets dans sa bouche des paroles qu'� la rigueur elle peut dire. Mais toi, romancier, qui veux faire partager � tes lecteurs l'attrait que tu �prouves � peindre ce type, tu la compares � une druidesse, � Jeanne d'Arc, que sais-je? Ton sentiment et ton langage font avec les siens un effet disparate comme la rencontre de tons criards dans un tableau; et ce n'est pas ainsi que je peux entrer tout � fait dans la nature, m�me en l'id�alisant. » Il veut qu'elle raconte une de ces histoires qu'on a entendues � la veill�e, comme si elle avait un Parisien � sa droite, un paysan � sa gauche, et qu'il fall�t parler clairement pour le premier, na�vement pour le second. C'est sur ce patron qu'elle a excellemment trac� l'aventure de Fran�ois le Champi, l'enfant trouv�, le b�tard, abandonn� dans les champs, qui, recueilli par Madeleine Blanchet, s'�prend pour sa m�re adoptive d'une myst�rieuse et grandissante tendresse.

Ce sentiment �quivoque, o� l'affection filiale se mue en inclination amoureuse, �tait d�licat � analyser. George Sand s'y compla�t et devait y r�ussir. Elle connaissait les d�viations troublantes des sollicitudes et des caresses qui se croient ou se disent maternelles. Dans Madeleine, veuve de Cadet Blanchet, elle a mis quelque chose d'elle-m�me, un peu de cette passion ambigu� qu'elle �prouva pour Alfred de Musset et Chopin. Avec le prestige d'un cadre de nature, l'�l�ment de vague inceste se dissipe, et s'�vanouit. Nous connivons au secret d�sir de deux �tres, trop in�gaux d'�ge, mais appari�s par le coeur, qui se recherchent et s'adorent sans oser murmurer l'aveu.

En regard, le roman comporte le personnage inh�rent et indispensable � tout bon m�lodrame, celui du tra�tre. Ici, c'est une tra�tresse, la S�v�re, faraude comm�re, qui a d�j� domin�, ruin� fou Blanchet, et qui maintenant porte sa convoitise sur les dix-sept ans du Champi. C'est la sir�ne, la Circ� de village, dont le chanvreur � la verve conteuse esquisse ainsi le portrait: « Cette femme-l� s'appelait S�v�re, et son nom n'�tait pas bien ajust� sur elle, car elle n'avait rien de pareil dans son id�e. Elle en savait long pour endormir les gens dont elle voulait voir reluire les �cus au soleil. On ne peut pas dire qu'elle f�t m�chante, car elle �tait d'humeur r�jouissante et sans souci, mais elle rapportait tout � elle, et ne se mettait gu�re en peine du dommage des autres, pourvu qu'elle f�t brave et f�t�e. Elle avait �t� � la mode dans le pays, et, disait-on, elle avait trouv� trop de gens � son go�t. Elle �tait encore tr�s belle femme et tr�s avenante, vive quoique corpulente, et fra�che comme une guigne. » Comment en vint-elle � s'amouracher du Champi? D'abord, ce fut un jeu, un badinage: « Si elle le rencontrait dans son grenier ou dans sa cour, elle lui disait quelque fadaise pour se moquer de lui, mais sans mauvais vouloir, et pour l'amusement de le voir rougir; car il rougissait comme une fille quand cette femme lui parlait, et il se sentait mal � son aise. » Puis elle le consid�ra avec plus d'attention et de contentement; elle le trouva diablement beau gar�on. Or il l'�tait. « Il ne ressemblait pas aux autres enfants de campagne, qui sont trapus et comme tass�s � cet �ge-l�, et qui ne font mine de se d�nouer et de devenir quelque chose que deux ou trois ans plus tard. Lui, il �tait d�j� grand, bien b�ti; il avait la peau blanche, m�me en temps de moisson, et des cheveux tout fris�s qui �taient comme brunets � la racine et finissaient en couleur d'or. »

Fran�ois le Champi paraissait en feuilleton dans le Journal des D�bats, lorsque �clata la r�volution de f�vrier 1848. Il fallut interrompre la publication: la politique rel�guait � l'arri�re-plan la litt�rature romanesque. Quatre mois r�volus, George Sand, d�sabus�e, reprenait sa plume rustique et composait la Petite Fadette. Elle explique, dans la notice de l'ouvrage, que « l'horreur profonde du sang vers� de part et d'autre et une sorte de d�sespoir � la vue de cette haine, de ces injures, de ces menaces, de ces calomnies qui montent vers le ciel comme un impur holocauste, � la suite des convulsions sociales », s'empar�rent de son esprit, au lendemain des journ�es de Juin. Elle alla demander au contact de la nature et � la contemplation de la vie rurale, sinon le bonheur, du moins la foi. Tout comme un politique �vinc�, elle retournait � ses ch�res �tudes. Les lettres ont une vertu myst�rieusement apaisante, que George Sand pr�conise. « L'artiste, dit-elle, qui n'est que le reflet et l'�cho d'une g�n�ration assez semblable � lui, �prouve le besoin imp�rieux de d�tourner la vue et de distraire l'imagination, en se reportant vers un id�al de calme, d'innocence et de r�verie. Sa mission est de c�l�brer la douceur, la confiance, l'amiti�, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis ou d�courag�s, que les moeurs pures, les sentiments tendres et l'�quit� primitive sont ou peuvent �tre encore de ce monde. Les allusions directes aux malheurs pr�sents, l'appel aux passions qui fermentent, ce n'est point l� le chemin du salut; mieux vaut une douce chanson, un son de pipeau rustique, un conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans souffrance, que le spectacle des maux r�els renforc�s et rembrunis encore par les couleurs de la fiction. »

Dans la Petite Fadette, George Sand remplit son dessein. C'est une na�ve et touchante histoire que celle des deux bessons, Landry et Sylvinet. Et Fadette, « le pauvre grelet, » est une �trange cr�ature, qui se rend � la danse, plaisamment habill�e: « Elle avait une coiffe toute jaunie par le renferm�, qui, au lieu d'�tre petite et bien retrouss�e par le derri�re, selon la nouvelle mode du pays, montrait de chaque c�t� de sa t�te deux grands oreillons bien larges et bien plats; et, sur le derri�re de sa t�te, la cayenne retombait jusque sur son cou, ce qui lui donnait l'air de sa grand'm�re et lui faisait une t�te large comme un boisseau sur un petit cou mince comme un b�ton. Son cotillon de droguet �tait trop court de deux mains; et, comme elle avait grandi beaucoup dans l'ann�e, ses bras maigres, tout mordus par le soleil, sortaient de ses manches comme deux pattes d'aranelle. Elle avait cependant un tablier d'incarnat dont elle �tait bien fi�re, mais qui lui venait de sa m�re, et dont elle n'avait point song� � retirer la bavousette, que, depuis plus de dix ans, les jeunesses ne portent plus. »

Landry pr�cis�ment, le bel adolescent, fait grief � Fanchon Fadet de ne point �tre coquette comme le sont les autres danseuses. « C'est, dit-il, que tu n'as rien d'une fille et tout d'un gar�on, dans ton air et dans tes mani�res; c'est que tu ne prends pas soin de ta personne. Pour commencer, tu n'as point l'air propre et soigneux, et tu te fais para�tre laide par ton habillement et ton langage. » En effet, elle galope sur une jument sans bride ni selle, elle grimpe aux arbres comme un chat-�curieux, et les enfants du pays l'appellent le grelet ou m�me le m�lot.

De tous ces reproches Fadette est fort marrie, car elle a du penchant pour Landry, le joli gars. Mais � quoi bon y songer et se troubler la cervelle? « Je sais, dit-elle, ce qu'il est, et je sais ce que je suis. Il est beau, riche et consid�r�; je suis laide, pauvre et m�pris�e. » N'importe, elle est touch�e, et l'amour exerce sur elle son influence coutumi�re. Elle en sera embellie, m�tamorphos�e. Et voyez comme elle appara�t un dimanche � la messe: « C'�tait bien toujours son pauvre dressage, son jupon de droguet, son devanteau rouge et sa coiffe de linge sans dentelle; mais elle avait reblanchi, recoup� et recousu tout cela dans le courant de la semaine. Sa robe �tait plus longue et tombait plus convenablement sur ses bas, qui �taient bien blancs, ainsi que sa coiffe, laquelle avait pris la forme nouvelle et s'attachait gentillement sur ses cheveux noirs bien liss�s; son fichu �tait neuf et d'une jolie couleur jaune doux qui faisait valoir sa peau brune. Elle avait aussi rallong� son corsage, et, au lieu d'avoir l'air d'une pi�ce de bois habill�e, elle avait la taille fine et ployante comme le corps d'une belle mouche � miel. De plus, je ne sais pas avec quelle mixture de fleurs ou d'herbes elle avait lav� pendant huit jours son visage et ses mains, mais sa figure p�le et ses mains mignonnes avaient l'air aussi net et aussi doux que la blanche �pine du printemps. Landry, la voyant si chang�e, laissa tomber son livre d'heures, et, au bruit qu'il fit, la petite Fadette se retourna tout � fait et le regarda, tout en m�me temps qu'il la regardait. Et elle devint un peu rouge, pas plus que la petite rose des buissons; mais cela fa fit para�tre quasi belle, d'autant plus que ses yeux noirs, auxquels jamais personne n'avait pu trouver � redire, laiss�rent �chapper un feu si clair qu'elle en parut transfigur�e. Et Landry pensa encore: Elle est sorci�re; elle a voulu devenir belle de laide qu'elle �tait, et la voil� belle par miracle. Il en fut comme transi de peur, et sa peur ne l'emp�chait pourtant point d'avoir une telle envie de s'approcher d'elle et de lui parler, que, jusqu'� la fin de la messe, le coeur lui en sauta d'impatience. »

Enfin les aveux s'�changent, le jour o� Fadette doit s'�loigner, et les paroles qu'elle prononce sont d'une chastet� parfaite et d'une suavit� p�n�trante, Landry en est tout troubl�. Il rit, il pleure, comme un fou. « Et il embrassait Fanchon sur ses mains, sur sa robe; et il l'e�t embrass�e sur ses pieds, si elle avait voulu le souffrir; mais elle le releva et lui donna un vrai baiser d'amour dont il faillit mourir; car c'�tait le premier qu'il e�t jamais re�u d'elle, ni d'aucune autre, et, du temps qu'il en tombait comme p�m� sur le bord du chemin, elle ramassa son paquet, toute rouge et confuse qu'elle �tait, et se sauva en lui d�fendant de la suivre et en lui jurant qu'elle reviendrait. » Elle revient en effet, et ils s'�pousent. Heureuse et riche, elle se comporte en bonne villageoise � l'�me socialiste, tout comme la ch�telaine de Nohant. Dans sa demeure elle recueille, quatre heures chaque jour, les enfants n�cessiteux de la commune, les instruit, les assiste, leur enseigne la vraie religion, sans doute le christianisme int�gral. Mais il y a une ombre � ce patriarcal tableau. Landry, h�las! n'�tait pas seul � aimer Fanchon Fadette. Le besson Sylvinet nourrissait les m�mes sentiments. Il lui serait trop cruel d'�tre le t�moin d'un bonheur dont il se trouve frustr�. Alors il s'engage dans la Grande Arm�e, devient capitaine, obtient la croix, et peut-�tre ira-t-il finir ses jours au village, quand la blessure de son coeur sera d�finitivement cicatris�e.

Pour compl�ter la trilogie des romans champ�tres, voici le plus court, mais le plus exquis, la Mare au Diable, qui fut compos� avant Fran�ois le Champi et la Petite Fadette. Ce triptyque, dans la pens�e de l'auteur, ne correspondait � aucun syst�me, � aucune pr�tention r�volutionnaire en litt�rature. George Sand se bornait � traduire d'instinct les douces �motions rurales qui lui �taient famili�res. « Si l'on me demande, �crit-elle dans la « notice » de la Mare au Diable, ce que j'ai voulu faire, je r�pondrai que j'ai voulu faire une chose tr�s touchante et tr�s simple, et que je n'ai pas r�ussi � mon gr�. J'ai bien vu, j'ai bien senti le beau dans le simple, mais voir et peindre sont deux! Tout ce que l'artiste peut esp�rer de mieux, c'est d'engager ceux qui ont des yeux � regarder aussi. Voyez donc la simplicit�, vous autres, voyez le ciel et les champs, et les arbres, et les paysans surtout dans ce qu'ils ont de bon et de vrai: vous les verrez un peu dans mon livre, vous les verrez beaucoup dans la nature. »

Par quel �trange caprice du romancier cette oeuvre, essentiellement descriptive et reposante, met-elle � son frontispice le m�lancolique spectacle d'une composition d'Holbein, presque macabre? Un laboureur, qui pousse son maigre attelage, est talonn� par un personnage fantastique, squelette arm� d'un fouet. Ce valet de charrue, c'est la Mort. Et George Sand, dans le chapitre pr�liminaire intitul�: « L'auteur au lecteur », proteste contre cette philosophie du d�sespoir, r�sum�e dans le vieux quatrain:

À la sueur de ton visaige Tu gagnerois ta pauvre vie. Apr�s long travail et usaige, Voicy la mort qui te convie.

L'optimisme, non pas inn�, mais acquis et voulu, qui inspire les « romans champ�tres, » ne saurait souscrire � une conception aussi d�senchant�e. Une voix s'�l�ve, la voix bienfaisante de l'id�alisme: « Non, nous n'avons plus affaire � la mort, mais � la vie. Nous ne croyons plus ni au n�ant de la tombe, ni au salut achet� par un renoncement forc�; nous voulons que la vie soit bonne, parce que nous voulons qu'elle soit f�conde. Il faut que Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne se r�jouisse plus de la mort du riche. Il faut que tous soient heureux, afin que le bonheur de quelques-uns ne soit pas criminel et maudit de Dieu. Il faut que le laboureur, en semant son bl�, sache qu'il travaille � l'oeuvre de vie, et non qu'il se r�jouisse de ce que la mort marche � ses c�t�s. Il faut enfin que la mort ne soit plus ni le ch�timent de la prosp�rit�, ni la consolation de la d�tresse. Dieu ne l'a destin�e ni � punir, ni � d�dommager de la vie: car il a b�ni la vie, et la tombe ne doit pas �tre un refuge o� il soit permis d'envoyer ceux qu'on ne veut pas rendre heureux. »

Telle est, chez George Sand, la transition du roman socialiste au roman champ�tre. Elle formule d'abord la th�orie id�aliste, qui se flatte d'embellir un peu le domaine de l'imagination: « L'art, dit-elle, n'est pas une �tude de la r�alit� positive; c'est une recherche de la v�rit� id�ale »; puis elle se retourne, comme dans un adieu, vers la th�orie socialiste qui lui fut si ch�re: « Ces richesses qui couvrent le sol, ces moissons, ces fruits, ces bestiaux orgueilleux qui s'engraissent dans les longues herbes, sont la propri�t� de quelques-uns et les instruments de la fatigue et de l'esclavage du plus grand nombre. » Elle ne se r�signe pas, mais elle cesse de s'indigner, et demeure triste et perplexe devant les d�plorables in�galit�s.

La Mare au Diable n'est gu�re qu'une promenade nocturne, mais p�n�tr�e d'une harmonie suave et d'une sensibilit� toute virgilienne. Germain, le fin laboureur, est veuf et doit se d�cider � reprendre femme, afin d'�lever ses trois enfants. Son beau-p�re lui parle de la L�onard, veuve d'un Gu�rin. Il ira docilement la voir au domaine de la Fourche, et, comme il est homme d'honn�tet�, on le charge de conduire Marie, fille de la Guillette, qui se rend en condition, tout aupr�s, pour faire l'office de berg�re. Germain n'a que vingt-huit ans, et « quoique, selon les id�es de son pays, il pass�t pour vieux au point de vue du mariage, il �tait encore le plus bel homme de l'endroit. » Le teint frais, l'oeil vif et bleu comme le ciel de mai, la bouche rose, des dents superbes, le corps �l�gant et souple comme celui d'un jeune cheval qui n'a pas encore quitt� le pr�, — voil� prestement dessin� le « veuf » auquel est confi�e la mission de mener aux Ormeaux la petite pastoure de seize ans. Marie monte en croupe sur la Grise, et Petit-Pierre, l'enfant de Germain, les rejoint � un d�tour du sentier. Ce sera comme leur ange gardien. Ils s'�garent � travers bois. La nuit est glac�e. Il faut allumer un feu de brindilles et de feuilles � demi-s�ches. Petit-Pierre murmure sa pri�re et s'endort sur les genoux de la jeune fille, apr�s avoir balbuti� ces touchantes et simples paroles: « Mon petit p�re, si tu veux me donner une autre m�re, je veux que ce soit la petite Marie. » L'appel candide de l'enfant sera exauc�, et sur la na�vet� charmante du r�cit s'�pand une atmosph�re de s�r�nit�. Le g�nie de George Sand s'est �pur�, rajeuni, apais�, au sein de la nature, radieuse et consolatrice.