Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE XXIII
EN 1848

D�s 1830, George Sand �tait r�publicaine. Durant les dix-huit ann�es du r�gne de Louis-Philippe, elle ne cessa d'appeler de ses voeux une r�volution qui renvers�t la monarchie et le r�gime censitaire. Elle avait donn� son �me � la d�mocratie, elle �tait en communion parfaite avec les accus�s d'avril. Les ennemis du gouvernement de Juillet pouvaient compter sur sa coop�ration intellectuelle: les romans qu'elle publiait sapaient les assises de la royaut� bourgeoise. Toutefois, elle refusa d'approuver l'�chauffour�e du 12 mai 1839, tent�e par la Soci�t� des Saisons, et dont elle apprit � G�nes l'infructueuse issue. Elle se contenta de plaindre et d'admirer les vaincus. « À Dieu ne plaise, �crit-elle dans son autobiographie, que j'accuse Barb�s, Martin Bernard et les autres g�n�reux martyrs de cette s�rie, d'avoir aveugl�ment sacrifi� � leur audace naturelle, � leur m�pris de la vie, � un �go�ste besoin de gloire! Non! c'�taient des esprits r�fl�chis, studieux, modestes; mais ils �taient jeunes, ils �taient exalt�s par la religion du devoir, ils esp�raient que leur mort serait f�conde. Ils croyaient trop � l'excellence soutenue de la nature humaine; ils la jugeaient d'apr�s eux-m�mes. Ah! mes amis, que votre vie est belle, puisque, pour y trouver une faute, il faut faire, au nom de la froide raison, le proc�s aux plus nobles sentiments dont l'�me de l'homme soit capable! La v�ritable grandeur de Barb�s se manifesta dans son attitude devant ses juges et se compl�ta dans le long martyre de la prison. C'est l� que son �me s'�leva jusqu'� la saintet�. C'est du silence de cette �me profond�ment humble et pieusement r�sign�e qu'est sorti le plus �loquent et le plus pur enseignement � la vertu qu'il ait �t� donn� � ce si�cle de comprendre. Les lettres de Barb�s � ses amis sont dignes des plus beaux temps de la foi. »

À ce chevalier, � ce paladin h�ro�que de la d�mocratie, aboutissait le cycle des enthousiasmes de George Sand. Elle avait tour � tour demand� la certitude philosophique et la v�rit� sociale aux sources les plus diverses; elle avait interrog� le pass� et le pr�sent, elle s'�tait efforc�e d'arracher � l'avenir son redoutable secret. Et elle s'�crie, au terme de l'Histoire de ma Vie: « Terre de Pierre Leroux, Ciel de Jean Reynaud, Univers de Leibnitz, Charit� de Lamennais, vous montez ensemble vers le Dieu de J�sus... Quand, avec la jeunesse de mon temps, je secouais la vo�te de plomb des myst�res, Lamennais vint � propos �tayer les parties sacr�es du temple. Quand, indign�s apr�s les lois de septembre, nous �tions pr�ts encore � renverser le sanctuaire r�serv�, Leroux vint, �loquent, ing�nieux, sublime, nous promettre le r�gne du ciel sur cette m�me terre que nous maudissions. Et de nos jours, comme nous d�sesp�rions encore, Reynaud, d�j� grand, s'est lev� plus grand encore pour nous ouvrir, au nom de la science et de la foi, au nom de Leibnitz et de J�sus, l'infini des mondes comme une patrie qui nous r�clame. »

La R�publique, en effet, qu'elle attend, qu'elle appelle, c'est l'Évangile en acte, c'est la r�alisation de cette doctrine « toute d'id�al et de sentiment sublime » qui fut apport�e aux hommes par le Nazar�en. Du haut de ses r�ves, elle devait choir dans la r�alit�. La d�sillusion sera cruelle.

Dou�e d'une intelligence religieuse et d'une raison anticl�ricale, elle �tait d�lib�r�ment hostile � la th�ologie et aux pratiques du catholicisme. L'Église romaine lui apparaissait inconciliable avec l'esprit de libert�. Le 13 novembre 1844, elle r�pondait � un desservant qui, par circulaire, venait la solliciter pour une oeuvre pie: « Depuis qu'il n'y a plus, dans la foi catholique, ni discussions, ni conciles, ni progr�s, ni lumi�res, je la regarde comme une lettre morte, qui s'est plac�e comme un frein politique au-dessous des tr�nes et au-dessus des peuples. C'est � mes yeux un voile mensonger sur la parole du Christ, une fausse interpr�tation des sublimes Évangiles, et un obstacle insurmontable � la sainte �galit� que Dieu promet, que Dieu accordera aux hommes sur la terre comme au ciel. » Plus tard, en f�vrier 1848, � la veille de la R�volution, George Sand communique au Constitutionnel une lettre adress�e � Pie IX par Joseph Mazzini, et elle y ajoute un commentaire qui se termine par cette adjuration: « Courage, Saint-P�re! Soyez chr�tien! »

C'est avec le m�me instinct de g�n�rosit� confiante et un peu cr�dule qu'elle se tourne vers le prince Louis-Napol�on Bonaparte, prisonnier au fort de Ham, pour le f�liciter de son « remarquable travail, l'Extinction du Paup�risme. » Cette correspondance est du mois de d�cembre 1844. George Sand �tait alors vaguement communiste, tout au moins dans le Compagnon du Tour de France, le Meunier d'Angibault et le P�ch� de Monsieur Antoine. Elle compte, pour assurer le triomphe de la libert�, sur l'imp�rial r�veur, chez qui se d�robe un sinistre ambitieux. En lui elle ne veut voir qu'un guerrier captif, un h�ros d�sarm�, un grand citoyen. Elle demande impatiemment � l'homme d'�lite de tirer la France des mains d'un homme vulgaire, pour ne rien dire de pis. Par l� elle a d�sign� Louis-Philippe. Comme la plupart des contemporains, elle subit la fascination de la l�gende napol�onienne. « Ce n'est pas, dit-elle, le nom terrible et magnifique que vous portez qui nous e�t s�duit. Nous avons � la fois diminu� et grandi depuis les jours d'ivresse sublime qu'IL nous a donn�s: son r�gne illustre n'est plus de ce monde, et l'h�ritier de son nom se pr�occupe du sort des prol�taires!... Quant � moi personnellement, je ne connais pas le soup�on, et, s'il d�pendait de moi, apr�s vous avoir lu, j'aurais foi en vos promesses et j'ouvrirais la prison pour vous faire sortir, la main pour vous recevoir... Parlez-nous donc encore de libert�, noble captif! Le peuple est comme vous dans les fers. Le Napol�on d'aujourd'hui est celui qui personnifie la douleur du peuple comme l'autre personnifiait sa gloire. » À c�l�brer ainsi le renouveau des souvenirs d'antan, George Sand ne pressent pas qu'elle est sur le chemin de l'�lection pr�sidentielle, du coup d'État et de l'Empire.

D�s 1844, elle estimait, comme elle le proclamera en 1848 dans sa lettre Aux Riches, que « le communisme, c'est le vrai christianisme, » et elle ajoutera: « H�las! non, le peuple n'est pas communiste, et cependant la France est appel�e � l'�tre avant un si�cle. » Sous le minist�re Guizot, elle recueille des signatures en faveur de la P�tition pour l'organisation du travail, qui contient en germe la doctrine socialiste de Louis Blanc et les ateliers nationaux. Elle va de l'avant, mais sans discerner tr�s nettement ceux qu'elle suit, non plus que ceux qu'elle entra�ne. Le 18 f�vrier 1848, elle ne croit aucunement � la r�volution qui �clatera six jours plus tard. « Je n'y vois pas, �crit-elle � son fils, de pr�texte raisonnable dans l'affaire des banquets. C'est une intrigue entre ministres qui tombent et ministres qui veulent monter. Si l'on fait du bruit autour de leur table, il n'en r�sultera que des horions, des assassinats commis par les mouchards sur des badauds inoffensifs, et je ne crois pas que le peuple prenne parti pour la querelle de M. Thiers contre M. Guizot. Thiers vaut mieux, � coup s�r; mais il ne donnera pas plus de pain aux pauvres que les autres. » Elle d�clare que se faire assommer pour Odilon Barrot et compagnie, ce serait trop b�te, et elle exhorte Maurice � observer les �v�nements de loin, sans se fourrer dans une bagarre que du reste elle ne pr�voit pas. Et voici sa conclusion: « Nous sommes gouvern�s par de la canaille. »

Le 24 f�vrier, le peuple de Paris est debout. George Sand accourt de Nohant, � la premi�re nouvelle de la R�volution. Elle vient mettre sa plume � la disposition du Gouvernement provisoire: on l'utilisera. Le 6 mars, elle �crit � son ami Girerd, commissaire de la R�publique � Nevers: « Tout va bien. Les chagrins personnels disparaissent quand la vie publique nous appelle et nous absorbe. La R�publique est la meilleure des familles, le peuple est le meilleur des amis. » Elle lui envoie — car elle est l'auteur de sa nomination — les instructions suivantes, au nom du citoyen Ledru-Rollin, ministre de l'Int�rieur: « Agis avec vigueur, mon cher fr�re. Dans une situation comme celle o� nous sommes, il ne faut pas seulement du d�vouement et de la loyaut�, il faut du fanatisme au besoin. Il faut s'�lever au-dessus de soi-m�me, abjurer toute faiblesse, briser ses propres affections si elles contrarient la marche d'un pouvoir �lu par le peuple et r�ellement, fonci�rement r�volutionnaire. « Elle lui en offre une preuve en sacrifiant un ami que, d'ailleurs, elle a cess� d'aimer — ce qui amoindrit son m�rite d'h�ro�ne � la Corneille: « Ne t'apitoie pas sur le sort de Michel (de Bourges); Michel est riche, il est ce qu'il a souhait�, ce qu'il a choisi d'�tre. Il nous a trahis, abandonn�s, dans les mauvais jours. À pr�sent, son orgueil, son esprit de domination se r�veillent. Il faudra qu'il donne � la R�publique des gages certains de son d�vouement s'il veut qu'elle lui donne sa confiance. » Elle n'admet aucune transaction, aucun accommodement; on doit balayer tout ce qui a l'esprit bourgeois. C'est avec encore plus d'all�gresse qu'elle mande, le 9 mars, � Charles Poncy, l'ouvrier-po�te de Toulon: « Vive la R�publique! Quel r�ve, quel enthousiasme, et, en m�me temps, quelle tenue, quel ordre � Paris! J'ai vu s'ouvrir les derni�res barricades sous mes pieds. J'ai vu le peuple grand, sublime, na�f, g�n�reux, le peuple fran�ais, r�uni au coeur de la France, au coeur du monde; le plus admirable peuple de l'univers! J'ai pass� bien des nuits sans dormir, bien des jours sans m'asseoir. On est fou, on est ivre, on est heureux de s'�tre endormi dans la fange et de se r�veiller dans les cieux... J'ai le coeur plein et la t�te en feu. Tous mes maux physiques, toutes mes douleurs personnelles sont oubli�s. Je vis, je suis forte, je suis active, je n'ai plus que vingt ans. » Cet hosannah, nous le retrouvons dans tous les �crits de George Sand, en ces deux mois de mars et d'avril, notamment dans les Lettres de Blaise Bonnin, qui figurent au volume intitul� Souvenirs de 1848 et qui sont d'excellente propagande d�mocratique � l'usage des paysans. De m�me, sous le titre g�n�rique: Questions politiques et sociales, voici les Lettres au peuple, celle par exemple du 7 mars, o� George Sand d�ploie une �loquence qu'elle n'a jamais surpass�e: « Venez, tous, morts illustres, ma�tres et martyrs v�n�r�s, venez voir ce qui se passe maintenant sur la terre; viens le premier, � Christ, roi des victimes, et, � ta suite, le long et sanglant cort�ge de ceux qui ont v�cu d'un souffle de ton esprit, et qui ont p�ri dans les supplices pour avoir aim� ton peuple! Venez, venez en foule, et que votre esprit soit parmi nous! » Puis, le 19 mars, s'adressant encore au peuple dans un �lan mystique, elle s'�crie: « La R�publique est un bapt�me, et, pour le recevoir dignement, il faut �tre en �tat de gr�ce. L'�tat de gr�ce, c'est un �tat de l'�me o�, � force de ha�r le mal, on n'y croit pas. »

Ces envol�es dans l'empyr�e ne lui font point n�gliger les r�alit�s de la politique courante et des int�r�ts �lectoraux. Elle recommande � Maurice, qui est maire de Nohant, de travailler � pr�cher, � r�publicaniser les bons paroissiens, et elle n'oublie pas l'irr�sistible argument: « Nous ne manquons pas de vin cette ann�e, tu peux faire rafra�chir ta garde nationale arm�e, mod�r�ment, dans la cuisine, et, l�, pendant une heure, tu peux causer avec eux et les �clairer beaucoup. » Elle lui adresse, pour �tre lues aux populations, les circulaires officielles qu'elle-m�me a r�dig�es comme secr�taire b�n�vole de Ledru-Rollin, et elle hasarde un calembour — ce qui est assez rare sous sa plume — � propos du maire qui recevra les instructions de sa m�re. De vrai, elle est occup�e, absorb�e comme un homme d'État. Le romancier a c�d� la place au publiciste politique, qui alimente de sa prose le Bulletin de la R�publique. Elle en est fi�re, mais cette collaboration « ne doit pas �tre cri�e sur les toits. » Elle ne signe pas.

George Sand serait-elle antis�mite? En 1861, dans son roman de Valv�dre, elle cr�era l'�trange figure de l'Isra�lite Moserwald, et l'un des personnages formulera cette d�claration de principes: « Le juif a instinctivement besoin de manger un morceau de notre coeur, lui qui a tant de motifs pour nous ha�r, et qui n'a pas acquis avec le bapt�me la sublime notion du pardon. » D�j�, le 24 mars 1848, elle �crivait � son fils: « Rothschild fait aujourd'hui de beaux sentiments sur la R�publique. Il est gard� � vue par le Gouvernement provisoire, qui ne veut pas qu'il se sauve avec son argent et qui lui mettrait de la mobile � ses trousses. Encore motus l�-dessus. » Elle professe, en effet, la r�pugnance des r�publicains si probes et si d�sint�ress�s d'alors, � l'endroit des hommes d'affaires, des sp�culateurs et des agioteurs. Dans une admirable lettre � Lamartine, au commencement d'avril, elle le plaint de s'asseoir et de manger � la table des centeniers. Elle en profite pour exposer ce qu'on pourrait appeler la conception id�aliste de la d�mocratie: « Eh quoi! dit-elle, en peu d'ann�es, vous vous �tes �lev� dans les plus hautes r�gions de la pens�e humaine, et, vous faisant jour au sein des t�n�bres du catholicisme, vous avez �t� emport� par l'esprit de Dieu, assez haut pour crier cet oracle que je r�p�te du matin au soir: « Plus il fait clair, mieux on voit Dieu! » Alors elle l'interroge, elle l'adjure, elle le presse: « Pourquoi �tes-vous avec ceux que Dieu ne veut pas �clairer, et non avec ceux qu'il �claire? pourquoi vous placez-vous entre la bourgeoisie et le prol�tariat?... Vous avez de la conscience, vous �tes pur, incorruptible, sinc�re, honn�te dans toute l'acception du mot en politique, je le sais maintenant; mais qu'il vous faudrait de force, d'enthousiasme, d'abn�gation et de pieux fanatisme pour �tre en prose le m�me homme que vous �tes en vers!... Mais non, vous n'�tes pas fanatique, et cependant vous devriez l'�tre, vous � qui Dieu parle sur le Sina�. Vous devez porter les feux dont vous avez �t� embras� dans votre rencontre avec le Seigneur, au milieu des glaces o� les mauvais coeurs languissent et se paralysent. Vous �tes un homme d'intelligence et un homme de bien. Il vous reste � �tre un homme vertueux. Faites, � source de lumi�re et d'amour, que le z�le de votre maison d�vore le coeur de cette cr�ature d'�lite! »

Lamartine, sur ses sommets, n'entendit pas l'appel de George Sand, et ce fut pour elle un pr�mier d�boire. Elle en �prouva un second, encore plus amer, en cette journ�e du 17 avril o� deux cent mille bouches prof�r�rent les cris: « Mort aux communistes! Mort � Cabet! » Le soir m�me, elle �crit � Maurice une lettre d�sesp�r�e: « J'ai bien dans l'id�e que la R�publique a �t� tu�e dans son principe et dans son avenir, du moins dans son prochain avenir. » Elle s'apitoie sur ceux qui seront les vaincus, les victimes, les proscrits, et plus particuli�rement sur Barb�s, en qui elle voit— �trange rapprochement! — la vertu de Jeanne d'Arc et la puret� de Robespierre l'incorruptible. Il lui semble que son r�le, � elle, son r�le civique est fini, qu'il est temps de regagner Nohant. Elle a r�dig� un Bulletin qu'elle d�clare « un peu raide » et qui a d�cha�n� toutes les fureurs de la bourgeoisie. Un moment, elle reprend courage, le 20 avril, devant la f�te de la Fraternit�, « la plus belle journ�e de l'histoire », o� un million d'�mes communient dans la religion d'amour: « Du haut de l'Arc de l'Étoile, le ciel, la ville, les horizons, la campagne verte, les d�mes des grands �difices dans la pluie et dans le soleil, quel cadre pour la plus gigantesque sc�ne humaine qui se soit jamais produite! De la Bastille, de l'Observatoire � l'Arc de triomphe, et au del� et en de�� hors de Paris, sur un espace de cinq lieues, quatre cent mille fusils press�s comme un mur qui marche, l'artillerie, toutes les armes de la ligne, de la mobile, de la banlieue, de la garde nationale, tous les costumes, toutes les pompes de l'arm�e, toutes les guenilles de la sainte canaille, et toute la population de tout �ge et de tout sexe pour t�moin, chantant, criant, applaudissant, se m�lant au cort�ge. C'�tait vraiment sublime. » Trois semaines s'�coulent. Le 15 mai, l'Assembl�e Constituante, � peine r�unie, est envahie sous pr�texte d'une manifestation en faveur de la Pologne. George Sand, qui avait l'�me polonaise — en ce temps-l� on ex�crait la Russie — s'est m�l�e � la foule des p�titionnaires, sans peut �tre conniver � leur dessein de violer la repr�sentation nationale. Elle est d�nonc�e, compromise, et se retire � Nohant, d'o� elle envoie des articles au journal ultra d�mocratique du citoyen Th�ophile Thor�, la Vraie R�publique. Par ainsi elle se s�pare de Ledru-Rollin, qui devient suspect de mod�rantisme et que, dans certains d�partements, on appelait le duc Rollin. Dans le Berry, une r�action forcen�e domine. Les bourgeois racontent, et les paysans croient, que George Sand est l'ardent disciple du p�re Communisme, « un gaillard tr�s m�chant qui brouille tout � Paris et qui veut que l'on mette � mort les enfants au-dessous de trois ans et les vieillards au-dessus de soixante. » Comment r�futer de telles inepties, propag�es par le fanatisme, accueillies par l'ignorance et la sottise? George Sand �panche sa tristesse dans des lettres indign�es, adress�es soit � Barb�s, d�tenu au donjon de Vincennes, soit � Joseph Mazzini, qui caressait � Milan son beau r�ve de l'unit� italienne, avec la glorieuse devise: Dio e Popolo. Dieu, o� est-il? On croirait qu'il se d�sint�resse du train des choses humaines. La solitaire de Nohant g�mit de ce spectacle. « Si J�sus reparaissait parmi nous, s'�crie-t-elle, il serait empoign� par la garde nationale comme factieux et anarchiste. »

Sa m�lancolie va redoubler devant les journ�es de Juin. Elle est atteinte dans les oeuvres vives de sa foi. O� peut aller, sinon au suicide, une R�publique qui, suivant sa vigoureuse expression, commence par tuer ses prol�taires? De vrai, George Sand, en proie � l'exaltation de g�n�reuses utopies, ne s'aper�oit pas qu'on a �pouvant� les classes moyennes en discutant leurs croyances les plus ch�res, en �branlant et sapant la propri�t� individuelle, pour lui substituer on ne sait quelle propri�t� sociale qui, un demi-si�cle plus tard, ne sera pas encore clairement d�finie. Il va falloir que la docile �l�ve de Pierre Leroux d�pouille, une � une, toutes ses illusions. Ce sera une mue lente et douloureuse. Nous retrouvons les angoisses de son coeur et de sa pens�e, � travers la Correspondance. Le 30 septembre 1848, elle �crit � Joseph Mazzini: « La majorit� du peuple fran�ais est aveugle, cr�dule, ignorante, ingrate, m�chante et b�te; elle est bourgeoise enfin! Il y a une minorit� sublime dans les villes industrielles. » Elle dit vrai; c'est cette minorit� qui, par la bouche d'un ouvrier parisien, pronon�ait l'h�ro�que parole: « Nous avons encore trois mois de mis�re au service de la R�publique. » Mais que peuvent des d�vouements �pars et indisciplin�s, en face de la veulerie g�n�rale? George Sand a r�sum� en une formule synth�tique la r�sistance des uns, l'impuissance des autres: « Les riches ne veulent pas, et les pauvres ne savent pas. »

Durant l'ann�e 1849, le d�couragement s'accentue. À distance, elle s'�vertue � porter sur les �v�nements et sur les hommes un jugement impartial. De Ledru-Rollin elle esquisse un portrait o� subsiste � peine quelque vague trace de son engouement d'autrefois: « Je commence par vous dire, mande-t-elle � Mazzini le 5 juillet 1849, que j'ai de la sympathie, de l'amiti� m�me pour cet homme-l�. Il est aimable, expansif, confiant, brave de sa personne, sensible, chaleureux, d�sint�ress� en fait d'argent. Mais je crois ne pas me tromper, je crois �tre bien s�re de mon fait quand je vous d�clare, apr�s cela, que ce n'est point un homme d'action; que l'amour-propre politique est excessif en lui; qu'il est vain; qu'il aime le pouvoir et la popularit� autant que Lamartine; qu'il est femme dans la mauvaise acception du mot, c'est-�-dire plein de personnalit�, de d�pits amoureux et de coquetteries politiques; qu'il est faible, qu'il n'est pas brave au moral comme au physique; qu'il a un entourage mis�rable et qu'il subit des influences mauvaises; qu'il aime la flatterie; qu'il est d'une l�g�ret� impardonnable; enfin, qu'en d�pit de ses pr�cieuses qualit�s, cet homme, entra�n� par ses incurables d�fauts, trahira la v�ritable cause populaire. » Et l'appr�ciation se r�sume ainsi: « C'est l'homme capable de tout, et pourtant c'est un tr�s honn�te homme, mais c'est un pauvre caract�re.

Les pr�f�rences de George Sand vont � Louis Blanc, dont le socialisme �rudit lui para�t plus substantiel que le jacobinisme � la fois d�clamatoire et bourgeois de Ledru-Rollin. D�s 1845, elle avait consacr� � l'Histoire de Dix ans un article enthousiaste, qui figure dans le volume Questions politiques et sociales. Pareil �loge, en novembre 1847, pour les deux premiers tomes de l'Histoire de la R�volution fran�aise. Ils avaient, elle et lui, le m�me culte de Robespierre, le m�me respect de la Montagne, le m�me amour religieux de cette Convention nationale qui a fond� la R�publique une et indivisible. Et les vers, prosa�ques mais excellemment intentionn�s de Ponsard, dans le Lion amoureux, remontent � la m�moire:

La Convention peut, comme l'ancien Romain, Sur l'autel attest� posant sa forte main, R�pondre fi�rement, alors qu'on l'injurie: « Je jure que tel jour j'ai sauv� la patrie! »

George Sand n'�tait pas Girondine. À telles enseignes qu'elle se d�roba � l'universelle admiration soulev�e par l'Histoire des Girondins. Elle ne go�tait ni la prose po�tique ni la forme oratoire, �l�gamment verbeuse, de Lamartine. M�me elle le juge avec quelque cruaut� dans une lettre du 4 ao�t 1850, adress�e � Mazzini: « Croyez-moi, ceux qui sont toujours en voix et qui chantent d'eux-m�mes, sont des �go�stes qui ne vivent que de leur propre vie. Triste vie que celle qui n'est pas une �manation de la vie collective. C'est ainsi que bavarde, radote et divague ce pauvre Lamartine, toujours abondant en phrases, toujours ing�nieux en appr�ciations contradictoires, toujours riche en paroles et pauvre d'id�es et de principes; il s'enterre sous ses phrases et ensevelit sa gloire, son honneur peut-�tre, sous la facilit� prostitu�e de son �loquence. » Est-elle plus favorable � Victor Hugo? Il s'�chauffait pour la R�publique � l'�poque m�me o�, tout au contraire, elle commen�ait � se refroidir. On ne trouve dans la Correspondance aucune appr�ciation sur les discours, gonfl�s d'emphase et d'antith�ses, qu'il pronon�ait � la L�gislative, mais bien ce passage un peu rude qui vise les Contemplations: « Je n'ai jamais compris les po�tes faisant des vers sur la tombe de leur m�re et de leurs enfants. Je ne saurais faire de l'�loquence sur la tombe de la patrie! » Elle n'en fera m�me pas sur les ruines de la libert�. Au fond de l'�me, elle �tait, sinon imp�rialiste et napol�onienne, du moins teint�e de bonapartisme. Un r�gime consulaire devait lui agr�er. De l� ses sympathies, avant et pendant l'Empire, pour J�r�me Napol�on, le prince qui se disait r�publicain. Au 10 d�cembre 1848, quand le suffrage universel alla jusqu'� pr�f�rer le neveu de l'Empereur au g�n�ral Cavaignac, George Sand voulut voir dans ce r�sultat un triomphe, non pas de l'esprit r�trograde, mais du socialisme et m�me du communisme dont alors elle �tait f�rue. Cette opinion paradoxale inspire l'article intitul�: À propos de l'�lection de Louis Bonaparte � la pr�sidence de la R�publique. Trois ans plus tard, on souhaiterait que la d�mocrate exalt�e de 1848 s'indign�t devant le 2 D�cembre, devant la victoire de la force brutale, le triomphe du parjure et la violation du droit. Or, elle �crit simplement de Nohant, le 6 d�cembre 1851, � son amie madame Augustine de Bertholdi: « Ch�re enfant, rassure-toi. Je suis partie de Paris, le 4 au soir, � travers la fusillade, et je suis ici avec Solange, sa fille, Maurice, Lambert et Manceau. » — Lambert �tait un peintre, ami de Maurice; Manceau, un graveur, mi-artisan, mi-artiste, qu'elle avait attach� � sa personne et qui demeura quinze ans en fonctions, lentement phtisique. Il eut le chant du cygne. — Elle poursuit: « Le pays est aussi tranquille qu'il peut l'�tre, au milieu d'�v�nements si impr�vus. Cela tue mes affaires qui �taient en bon train. » Voil� le cri de l'�go�sme ou de la lassitude! Puis elle reprend: « N'importe! tant d'autres souffrent en ce monde, qu'on n'a pas le droit de s'occuper de soi-m�me. » Et ce vague correctif est la seule protestation que lui arrache le coup d'État, l'assassinat de cette R�publique qu'elle a tant aim�e. Elle garde le silence, alors que partent en exil Victor Hugo, Charras, Edgar Quinet, Barni, Émile Deschanel, et tant d'autres, les meilleurs citoyens, demeur�s les serviteurs de la libert�. Elle d�sarme et capitule.

Sans doute elle profite de ses relations amicales avec le prince J�r�me pour le prier d'interc�der aupr�s de son cousin et solliciter quelques gr�ces en faveur de r�publicains livr�s aux commissions mixtes, et condamn�s � la prison, � la d�portation ou au bannissement. Elle demande qu'on relaxe Fleury, P�rigois, Aucante. Mais, s'il faut reconna�tre la g�n�rosit� de l'intention, le ton des lettres est parfois d�concertant. D�s le 3 janvier 1852, elle s'adresse � Son Altesse le Prince J�r�me Napol�on, et les r�ponses in�dites de son imp�rial correspondant m�riteraient d'�tre publi�es. Il �crit le 14 janvier: « On m'a promis, mais toujours avec des restrictions, on n'obtient pas, on arrache! » Le 18 f�vrier, il la f�licite de d�rober le plus de victimes possible � la r�action. Et le 27 mai: « Voici, dit-il, une occasion pour moi d'�tre utile � de malheureux r�publicains dont je partage les opinions. » Langage de prince, qui se d�clare d�mocrate, mais qui a accept� une grosse dotation et, l'Empire r�tabli, habitera au Palais-Royal!

C'est au Pr�sident lui m�me que George Sand demande une audience, le 26 janvier 1852, en une longue lettre dont il faut retenir les passages essentiels: « Je ne suis pas madame de Sta�l. Je n'ai ni son g�nie ni l'orgueil qu'elle mit � lutter contre la double force du g�nie et de la puissance... Prince, je vous ai toujours regard� comme un g�nie socialiste, et, le 2 D�cembre, apr�s la stupeur d'un instant, en pr�sence de ce dernier lambeau de soci�t� r�publicaine foul� aux pieds de la conqu�te, mon premier cri a �t�: « Ô Barb�s, voil� la souverainet� du but! Je ne l'acceptais pas m�me dans ta bouche aust�re: mais voil� que Dieu te donne raison et qu'il l'impose � la France, comme sa derni�re chance de salut, au milieu de la corruption des esprits et de la confusion des id�es... Vous qui, pour accomplir de tels �v�nements, avez eu devant les yeux une apparition id�ale de justice et de v�rit�, il importe bien que vous sachiez ceci: c'est que je n'ai pas �t� seule dans ma religion � accepter votre av�nement avec la soumission qu'on doit � la logique de la Providence. » Enfin, la lettre se termine par ces mots: « Amnistie, amnistie bient�t, mon Prince! » À travers l'appel � la piti�, c'est l'acquiescement au r�gime issu du coup d'État. Tandis qu'elle adresse encore � Jules Hetzel, le 20 f�vrier 1832, une profession de foi r�publicaine o� elle atteste que « toute la s�ve �tait dans quelques hommes aujourd'hui prisonniers, morts ou bannis, » George Sand �crit, le 1er du m�me mois, au chef de cabinet du ministre de l'Int�rieur: « Le peuple accepte, nous devons accepter. » Et le m�me jour, h�las! qu'elle renouvelait � Hetzel l'assurance de son r�publicanisme, elle disait humblement au Prince-Pr�sident: « Prenez la couronne de la cl�mence; celle-l�, on ne la perd jamais. » Puis le mois suivant: « Prince, prince, �coutez la femme qui a des cheveux blancs et qui vous prie � genoux; la femme cent fois calomni�e, qui est toujours sortie pure, devant Dieu et devant les t�moins de sa conduite, de toutes les �preuves de la vie, la femme qui n'abjure aucune de ses croyances et qui ne croit pas se parjurer en croyant en vous. Son opinion laissera peut-�tre une trace dans l'avenir. »

Dans le camp r�publicain, parmi les proscrits et les vaincus, on la d�savoue, on lui crie: « Vous vous compromettez, vous vous perdez, vous vous d�shonorez, vous �tes bonapartiste. » Elle s'en d�fend, mais elle d�clare au Prince qu'elle est le seul esprit socialiste qui lui soit rest� personnellement attach�, malgr� tous les coups frapp�s sur son Église. Elle confesse � son brave ami Fleury que s'il fallait tomber dans un pouvoir oligarchique et militaire, elle aime autant celui-ci. Lorsque l'Empire est proclam�, elle s'incline devant le fait accompli. Que dis-je? elle a d�j� r�pudi� ses anciens compagnons d'armes, dans une ample lettre � Mazzini, du 23 mai 1852, qui contient ce triste passage: « La grande v�rit�, c'est que le parti r�publicain, en France, compos� de tous les �l�ments possibles, est un parti indigne de son principe et incapable, pour toute une g�n�ration, de le faire triompher. » Est-ce bien l� ce qu'elle pense du parti qui comptait dans ses rangs Lamartine, Louis Blanc, Ledru-Rollin, Michelet, Edgar Quinet, Barb�s, Victor Hugo? Ceux-l� n'ont pas chant� la palinodie. Et Mazzini, que de tels aveux devaient navrer, mais qui restait courtois devant la faiblesse d'une femme, prononce le mot de r�signation. Elle est plus que r�sign�e � l'Empire, elle est ralli�e, ou peu s'en faut. Qu'elle retourne � la litt�rature! De nouveaux chefs-d'oeuvre vont pallier les d�faillances et les virevoltes de sa politique.