Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'éd. Littéraires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE XXII
CONSUELO ET LES ROMANS SOCIALISTES

À son retour de Majorque, dans une lettre adressée à madame Marliani le 3 juin 1839, George Sand se jugeait elle-même en ces termes: « Je l'avoue à ma honte, je n'ai guère été jusqu'ici qu'un artiste, et je suis encore à bien des égards et malgré moi un grand enfant. » Au cours des années suivantes, sous les influences contraires de Chopin et de Pierre Leroux, la lutte va s'engager entre les préoccupations de l'art et les sollicitations de la politique. De là, dans les romans de George Sand, un double filon qu'il nous faut suivre: d'un côté, Consuelo et la Comtesse de Rudolstadt, de l'autre, Horace, le Compagnon du Tour de France, le Meunier d'Angibault et le Péché de Monsieur Antoine. C'est le parallélisme des conceptions esthétiques et des rêves humanitaires.

Consuelo fut composé sous l'inspiration immédiate et dans le commerce quotidien de Chopin. L'oeuvre vaut, non seulement par l'intérêt de la fable, mais encore et surtout par la délicatesse et l'agrément de l'exécution. Très touchante est l'aventure de cette cantatrice, fille d'une bohémienne. George Sand en a succinctement résumé les péripéties, à la page 176 du troisième et dernier volume. Ce sont: les fiançailles de Consuelo au chevet de sa mère avec Anzoleto, l'infidélité de celui-ci, la haine de la Corilla, les outrageants desseins de Zustiniani, les conseils du Porpora, le départ de Venise, l'attachement qu'Albert avait pris pour elle, les offres de la famille de Rudolstadt, ses propres hésitations et ses scrupules, sa fuite du château des Géants, sa rencontre avec Joseph Haydn, son voyage, son effroi et sa compassion au lit de douleur de la Corilla, sa reconnaissance pour la protection accordée par le chanoine à l'enfant d'Anzoleto, enfin son retour à Vienne et son entrevue avec Marie-Thérèse.

Le début du roman est un pur chef-d'oeuvre, avec de curieux détails sur la vie intime de Venise et cette attachante figure du Porpora, le professeur de chant de Consuelo qui ne tarda pas à être surnommée la Porporina. Puis c'est le début triomphal de la cantatrice au théâtre San Samuel, où elle devient l'objet des poursuites du directeur, le comte Zustiniani. Il y a là sur la vie des coulisses et des planches un brillant développement qui rappelle certaines tirades de Kean. Le sujet qu'Alexandre Dumas père avait traité avec éloquence, George Sand s'en empare et le renouvelle ingénieusement. « Un comédien, dit-elle, n'est pas un homme; c'est une femme. Il ne vit que de vanité maladive; il ne songe qu'à satisfaire sa vanité; il ne travaille que pour s'enivrer de vanité. La beauté d'une femme lui fait du tort. Le talent d'une femme efface ou conteste le sien. Une femme est son rival, ou plutôt il est la rivale d'une femme; il a toutes les petitesses, tous les caprices, toutes les exigences, tous les ridicules d'une coquette. » Consuelo en fait l'expérience auprès d'Anzoleto, jusqu'à ce qu'elle s'éloigne, sur les conseils du Porpora, et se réfugie en Bohême, dans la famille de Rudolstadt. L'héritier de cette noble race, le comte Albert, a l'âme d'un vrai Hussite. Il descend du roi George Podiebrad et de Jean Ziska du Calice, chef des Taborites. Les doctrines d'autrefois hantent son imagination extatique: « Il haïssait les papes, ces apôtres de Jésus-Christ qui se liguent avec les rois contre le repos et la dignité des peuples. Il blâmait le luxe des évêques et l'esprit mondain des abbés, et l'ambition de tous les hommes d'église. » Cette question du hussitisme, les débats et les luttes qui se sont engagés autour de « la coupe de bois » par opposition aux vases d'or des Romains, ont intéressé et passionné George Sand. En dehors du roman de Consuelo, elle a écrit sur ce sujet deux remarquables études historiques. Jean Ziska est un émouvant récit de la guerre des Hussites; on y rencontre l'exacte définition des points de désaccord avec Rome. Dans Procope le Grand apparaît la doctrine de ces généreux révoltés, telle que la formule le pape Martin V dans sa lettre au roi de Pologne, Wladislas IV: « Ils disent qu'il ne faut point obéir aux rois, que tous les biens doivent être communs, et que tous les hommes sont égaux. » Bref, à l'estime de George Sand, ce sont les précurseurs de la Révolution française, dont ils réalisent par anticipation la devise. Leur cri: « La coupe au peuple! » a la valeur d'un impérissable symbole. Ils prêchent la communion universelle de l'humanité et protestent contre la corruption et la débauche de l'Église ultramontaine. Derrière le dogme utraquiste qui revendique la Cène sous les deux espèces, l'héroïque Bohême réclame la liberté du culte, la liberté de conscience, la liberté politique, la liberté civile. George Sand synthétise en ces termes l'enseignement qui découle du martyre de Jean Huss et de Jérôme de Prague: « L'Église est tombée au dernier rang dans l'esprit des peuples, parce qu'elle a versé le sang. L'Église n'est plus représentée que par des processions et des cathédrales, comme la royauté n'est plus représentée que par des citadelles et par des soldats. Mais l'Évangile, la doctrine de l'Égalité et de la Fraternité, est toujours et plus que jamais vivant dans l'âme du peuple. Et voyez le crucifié, il est toujours debout au sommet de nos édifices, il est toujours le drapeau de l'Église! Il est là sur son gibet, ce Galiléen, cet esclave, ce lépreux, ce paria, cette misère, cette pauvreté, cette faiblesse, cette protestation incarnées!... Sa prophétie s'est accomplie: il est remonté dans le Ciel, parce qu'il est rentré dans l'Idéal. Et de l'Idéal il redescendra pour se manifester sur la terre, pour apparaître dans le réel. Et voilà pourquoi, depuis dix-huit siècles, il plane adoré sur nos têtes. » Puis George Sand, confrontant les bûchers de Constance et de Rouen, aboutit à cette conclusion, toute conforme à sa thèse: « Qui ne sent dans son coeur que si Jeanne d'Arc eût vu le jour en Bohême, elle aurait été une de ces intrépides femmes du Tabor qui mouraient pour leur foi en Dieu et en l'Humanité? »

Dans Consuelo, le hussitisme n'est qu'un épisode. La partie vraiment attrayante de l'oeuvre, ce sont les incidents romanesques où le génie de George Sand se donne carrière: le voyage souterrain de la Porporina pour rejoindre Albert de Rudolstadt, l'arrivée d'Anzoleto au château des Géants, l'odyssée d'Haydn, les embûches tendues par le recruteur Mayer. Ce sont aussi telles pages prestigieuses, comme le discours de Satan qui se dit le frère du Christ, et maints paysages qui évoquent devant nos yeux le charme et la diversité de la nature. Quel poète se flatterait d'égaler cette prose harmonieuse et rythmée? Voici, par exemple, un passage qui traduit beaucoup mieux que le Chemineau, de M. Jean Richepin, la vision d'une route se déroulant à travers champs, parmi les sapins et les bruyères: « Qu'y-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait Consuelo; c'est le symbole et l'image d'une vie active et variée. Que d'idées riantes s'attachent pour moi aux capricieux détours de celui-ci! Je ne me souviens pas des lieux qu'il traverse, et que pourtant j'ai traversés jadis. Mais qu'ils doivent être beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort là éternellement sur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux pâles nuances d'or mat qui le rayent mollement, et ces genêts d'or brûlant qui le coupent de leurs ombres, sont plus doux à la vue que les allées droites et les raides charmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu'à regarder les grandes lignes sèches d'un jardin, la lassitude me prend: pourquoi mes pieds chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma pensée embrassent tout d'abord? Au lieu que le libre chemin qui s'enfuit et se cache à demi dans les bois m'invite et m'appelle à suivre ses détours et à pénétrer ses mystères. Et puis ce chemin, c'est le passage de l'humanité, c'est la route de l'univers. Il n'appartient pas à un maître qui puisse le fermer et l'ouvrir, à son gré. Ce n'est pas seulement le puissant et le riche qui ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid à ses branches, tout vagabond peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissade ne ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas devant lui; et, tant que la vue peut s'étendre, le chemin est une terre de liberté. À droite, à gauche, les champs, les bois appartiennent à des maîtres; le chemin appartient à celui qui ne possède pas autre chose; aussi comme il l'aime! Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu'on lui bâtisse des hôpitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours des prisons; sa poésie, son rêve, sa passion, ce sera toujours le grand chemin. »

Après un séjour à la cour de Marie-Thérèse, où l'élève préférée du Porpora, la compagne d'Haydn, redevient cantatrice, voici le retour au château des Géants. Elle y arrive pour épouser Albert et pour assister à sa mort. Mais cette mort — comme nous le verrons dans les deux volumes suivants de la Comtesse de Rudolstadt — n'était qu'une crise de catalepsie. Consuelo, veuve aussitôt que mariée, et dédaigneuse de la richesse, a quitté Vienne pour se réfugier à Berlin. Elle y courra d'autres dangers. Frédéric la poursuivra de ses assiduités, puis de sa rancune. Alors se succèdent la silhouette de Voltaire et celle de la soeur du roi, Amélie, abbesse de Quedlimbourg. Elle a une périlleuse aventure d'amour. Consuelo, qui s'y trouve mêlée par dévouement, est arrêtée, incarcérée à Spandau, sous la surveillance des époux Schwartz. Or c'est à leur fils, le mystique et sentimental Gottlieb, qu'elle devra la liberté. Ça et là, apparaissent de délicieux épisodes, ainsi celui du rouge-gorge et les adieux de Consuelo à sa prison.

Elle est libre, sauvée, entraînée dans une voiture par un individu masqué. Quel est-il? Elle ressent un trouble profond et ne songe pas à se dérober. Tandis que les chevaux galopent, elle s'endort auprès de ce singulier compagnon, qui a serré les deux bras autour de sa taille. Au réveil, elle essaie de se dégager, mais sans trop insister. Un vague attrait la domine. « L'inconnu rapprocha Consuelo de sa poitrine, dont la chaleur embrasa magnétiquement la sienne, et lui ôta la force et le désir de s'éloigner. Cependant il n'y avait rien de violent ni de brutal dans l'étreinte douce et brûlante de cet homme. La chasteté ne se sentait ni effrayée ni souillée par ses caresses; et Consuelo, comme si un charme eût été jeté sur elle, oubliant la retenue, on pourrait même dire la froideur virginale dont elle n'avait jamais été tentée de se départir, même dans les bras du fougueux Anzoleto, rendit à l'inconnu le baiser enthousiaste et pénétrant qu'il cherchait sur ses lèvres. Comme tout était bizarre et insolite chez cet être mystérieux, le transport involontaire de Consuelo ne parut ni le surprendre, ni l'enhardir, ni l'enivrer. Il la pressa encore lentement contre son coeur; et quoique ce fut avec une force extraordinaire, elle ne ressentit pas la douleur qu'une violente pression cause toujours à un être délicat. Elle n'éprouva pas non plus l'effroi et la honte qu'un si notable oubli de sa pudeur accoutumée eût dû lui apporter après un instant de réflexion. Aucune pensée ne vint troubler la sécurité ineffable de cet instant d'amour senti et partagé comme par miracle. C'était le premier de sa vie. Elle en avait l'instinct ou plutôt la révélation; et le charme en était si complet, si profond, si divin, que rien ne semblait pouvoir jamais l'altérer. L'inconnu lui paraissait un être à part, quelque chose d'angélique dont l'amour la sanctifiait. Il passa légèrement le bout de ses doigts, plus doux que le tissu d'une fleur, sur les paupières de Consuelo, et à l'instant elle se rendormit comme par enchantement. Il resta éveillé cette fois, mais calme en apparence, comme s'il eût été invincible, comme si les traits de la tentation n'eussent pu pénétrer son armure. Il veillait en entraînant Consuelo vers des régions inconnues, tel qu'un archange emportant sous son aile un jeune séraphin anéanti et consumé par le rayonnement de la Divinité. »

Le lecteur a deviné, mais Consuelo ignore que l'inconnu c'est Albert de Rudolstadt, sorti de léthargie. Elle est légitimement enlevée par son époux. Avec lui, et sous la sympathique protection de cet homme masqué, elle s'initiera à la doctrine des Invisibles, confrérie franc-maçonnique. Ils lui révéleront la trilogie démocratique: Liberté, Égalité, Fraternité, et ils démontreront qu'elle procède de l'Évangile. Leur foi est le déisme chrétien. Écoutez les questions et les réponses de cette initiation: « Qu'est-ce que le Christ? — C'est la pensée divine, révélée à l'humanité. — Cette pensée est-elle tout entière dans la lettre de l'Évangile? — Je ne le crois pas; mais je crois qu'elle est tout entière dans son esprit. » L'interrogatoire de Consuelo satisfait les Invisibles, qui la félicitent de son courage, de ses talents et des vertus. Elle recevra, en dépit de son sexe, les degrés de tous les rites. On le lui déclare solennellement: « L''épouse et l'élève d'Albert de Rudolstadt est notre fille, notre soeur et notre égale. Comme Albert, nous professons le précepte de l'égalité divine de l'homme et de la femme. » Avec Consuelo ils communieront en une sorte de christianisme supérieur et épuré. Aussi bien était-ce alors l'intime religion de George Sand. Elle charge son héroïne d'en esquisser les principaux linéaments: « Le Christ est un homme divin que nous révérons comme le plus grand philosophe et le plus grand saint des temps antiques. Nous l'adorons autant qu'il est permis d'adorer le meilleur et le plus grand des maîtres et des martyrs... Mais nous adorons Dieu en lui, et nous ne commettons pas le crime d'idolâtrie. Nous distinguons la divinité de la révélation de celle du révélateur. »

De même que pour composer Consuelo, qui parut en 1843, George Sand avait étudié les annales religieuses de la Bohême, elle consacra plusieurs mois à s'assimiler les doctrines des sociétés secrètes, qui forment la substance de la Comtesse de Rudolstadt. Elle écrit, le 6 juin 1843, à son fils: « Je suis dans la franc-maçonnerie jusqu'aux oreilles; je ne sors pas du Kadosh, du Rose-Croix et du Sublime Écossais. Il va en résulter un roman des plus mystérieux. Je t'attends pour retrouver les origines de tout cela dans l'histoire d'Henri Martin, les templiers, etc. » Et la semaine suivante, à madame Marliani: « Dites à Pierre Leroux qu'il m'a jetée là dans un abîme de folies et d'incertitudes, mais que j'y barbote avec courage, sauf à n'en tirer que des bêtises. Dites-lui, enfin, que je l'aime toujours, comme les dévotes aiment leur doux Jésus. » Le 28 novembre 1843, elle avertit Maurice que la Comtesse de Rudolstadt, en cours de publication dans la Revue Indépendante, risque d'être interrompue. Il lui sera impossible de fournir du manuscrit pour le numéro du 10 décembre, tellement elle est envahie par la politique et préoccupée par la fondation d'un journal, l'Éclaireur de l'Indre.

En dépit de parties attachantes, la Comtesse de Rudolstadt n'égale pas Consuelo. Le dénouement tourne au symbole, alors que l'héroïque élève du Porpora devient réellement l'épouse d'Albert et se voue à rester cantatrice, pour offrir le spectacle de la vertu sur les planches. Ils accomplissent à travers l'Europe un infatigable pèlerinage: elle, s'adonnant à son art, lui, annonçant la république prochaine, plus de maîtres ni d'esclaves, les sacrements à tout le monde, la coupe à tous. Et Consuelo la Zingara, et Albert le mystique, vont de province en province, comme des bohémiens, accompagnés de leurs enfants. Ils prophétisent la renaissance du Beau et l'avènement du Vrai. Ils vont au triomphe ou au martyre, zélateurs de l'Idéal, précurseurs de la Révolution.

La curiosité artistique, qui anime Consuelo et la Comtesse de Rudolstadt, ne pouvait détacher George Sand des visions de renouveau social dont sa pensée était obsédée. Son rêve d'un monde régénéré et égalitaire s'épanche dans ses oeuvres, dans Horace qui, en 1841, la brouilla avec la Revue des Deux Mondes, mais surtout dans le Compagnon du Tour de France. Ce premier roman vraiment socialiste fut inspiré par la lecture d'un ouvrage qu'avait composé un simple ouvrier, Agricol Perdiguier, menuisier au faubourg Saint-Antoine, et plus tard représentant du peuple. Son Livre du Compagnonnage, publié sous le pseudonyme d'Avignonnais-la-Vertu, relatait la généalogie et les affiliations de ces associations ouvrières, véritables sociétés secrètes, non avouées par les lois, mais tolérées par la police, qui prirent le titre de Devoirs. On trouve là le lien qui rattache les syndicats ouvriers d'à présent aux anciennes corporations. Aussi bien les rites de ces Devoirs remontent-ils, les uns au moyen âge, les autres à la plus lointaine antiquité. Ils sont dominés, de même que l'institution de la franc-maçonnerie, par le symbole du Temple de Salomon.

Entre les différents Devoirs, il s'en fallait de beaucoup que régnât un accord parfait. De rite à rite, le compagnonnage avait ses querelles et ses batailles, qui enfantaient toute une littérature en prose et en vers, sorte de chansons de geste du prolétariat à travers les âges. Ce fut l'honneur d'Agricol Perdiguier de vouloir opérer une réconciliation durable parmi les associations ouvrières profondément divisées. Son petit volume, dont les journaux démocratiques de l'époque, notamment le National, reproduisirent de nombreux extraits, prêchait aux travailleurs manuels l'union et la concorde qui devaient améliorer leur condition morale et matérielle. Agricol Perdiguier ne se contenta pas d'enseigner à ses frères, les compagnons du Tour de France, la sublimité de l'idéal éclos et épanoui dans son coeur. Il effectua lui-même un voyage social et humanitaire à travers les départements. Tous les Devoirs entendirent cette bonne parole, animée d'un souffle évangélique. Presque tous en profitèrent. La devise d'Avignonnais-la-Vertu n'était autre que celle de l'apôtre Jean: « Aimez-vous les uns les autres. » Si la cause était gagnée auprès des compagnons, qui renoncèrent à leurs vieilles haines corporatives et ouvrirent leurs âmes au sentiment de la solidarité, il restait à faire pénétrer les idées nouvelles dans le public bourgeois, fort ignorant des questions ouvrières. La monarchie de Juillet avait institué le pays légal, qui affectait de ne point connaître et de dédaigner le pays véritable. Pour cette tâche de vulgarisation et de propagande au delà des frontières professionnelles, Agricol Perdiguier eut la plus retentissante et la plus efficace des collaborations. Il obtint le concours littéraire de George Sand.

L'auteur d'Indiana, de Valentine et de Mauprat ne pouvait demeurer insensible à aucune des manifestations du renouveau qui pénétrait dans les classes intellectuelles. Elle s'indignait de cet égoïsme ploutocratique, personnifié en Louis-Philippe. Elle aspirait à un réveil de l'esprit révolutionnaire qui, un demi-siècle plus tôt, s'était affirmé avec tant d'éclat. Selon l'expression qu'elle emploiera dans le Péché de Monsieur Antoine, elle voulait régénérer « l'antique bourgeoisie, cette race intelligente, vindicative et têtue, qui a eu de si grands jours dans l'histoire, et qui serait encore si noble, si elle avait tendu la main au peuple au lieu de le repousser du pied. » Et elle ajoutait, pour calmer les inquiétudes des libéraux et des républicains doctrinaires: « Ceux qui accusent les écrits socialistes d'incendier les esprits devraient se rappeler qu'ils ont oublié d'apprendre à lire aux paysans. »

Entre les diverses écoles réformatrices, George Sand cherchait sa voie. Elle était hantée, comme toutes les âmes fières, par le rêve d'une humanité meilleure, d'une société plus juste, qui aidât à réparer les inégalités de la naissance. Fourier et Victor Considérant proposaient le phalanstère, Pierre Leroux un vague communisme sentimental, Cabet une Icarie qui tenait de la république de Platon et de la cité d'Utopie. Lamennais, au lendemain de son héroïque rupture avec l'Église ultramontaine, ouvrait à la démocratie les avenues de l'idéalisme chrétien et de la fraternité évangélique. Il concevait un majestueux édifice, fondé sur les assises du devoir et habité par un peuple de sages. — Toutes ces doctrines, séduisantes à des degrés divers, George Sand les avait pressenties et éprouvées; elle en avait extrait le suc et la substance. Elle haïssait le « gouvernement infâme de Louis-Philippe », elle stigmatisait le « cancan des prostituées et de la bourgeoisie », elle entendait avec joie les craquements de l'édifice. Son coeur et sa raison la conduisaient de Jean-Jacques à Robespierre, et l'incitaient à se pencher avec sollicitude vers le peuple. De là ses sympathies pour Agricol Perdiguier, et l'enthousiasme qu'elle apporta, durant toute l'année 1840, à écrire le Compagnon du Tour de France. Cette oeuvre, qui suscita l'admiration parmi le monde de la pensée, répandit la terreur dans la société ignorante et cossue, pour qui toute nouveauté est une perturbation séditieuse. George Sand fut maudite par les gens du bel air, les classes dirigeantes et le clergé. Elle n'eut garde de s'en émouvoir. « Voilà, dit-elle simplement dans la préface du roman, comment un certain monde et une certaine religion accueillent les tentatives de moralisation, et comment un livre dont l'idée évangélique était le but bien déclaré, fut reçu par les conservateurs de la morale et les ministres de l'Évangile. » Le crime, en effet, de George Sand était double: dans la thèse et dans la fable. Pour exposer les doctrines du compagnonnage telles que les formulait Agricol Perdiguier, elle avait eu recours à une intrigue qui place le peuple au-dessus de la noblesse, exalte le travail aux dépens de l'oisiveté et célèbre les vertus plébéiennes. On estima, en haut lieu, que de pareilles maximes étaient subversives et antisociales.

Le héros du Compagnon du Tour de France, Pierre Huguenin, surnommé l'Ami-du-Trait, simple ouvrier menuisier, ne s'avise-t-il pas de se faire platoniquement aimer de la belle Yseult de Villepreux, et ne s'éloigne-t-il pas avec fierté, plutôt que de lui infliger ce que le monde appelle une mésalliance? Et son camarade Amaury, dit le Corinthien, ne pénètre-t-il pas assez intimement dans les bonnes grâces de la marquise Joséphine, pour que certaine calèche, durant la nuit, leur rende le même office hospitalier que le fiacre de Madame Bovary? Cela était impardonnable, au gré des lecteurs bien pensants. George Sand avait l'audace de montrer le travailleur qui s'élève, et des filles ou des femmes nobles qui tombent dans des bras plébéiens. Son Pierre Huguenin était bon, loyal et brave; il savait plaire. Et Yseult voulait épouser un homme du peuple, afin de devenir peuple elle-même!

Le type de cet ouvrier pouvait-il paraître embelli, poétisé, aux gens du monde qui n'avaient pas de rapports directs avec l'atelier? George Sand se défend de ce reproche: « Agricol Perdiguier, écrit-elle, était au moins aussi intelligent, aussi instruit que Pierre Huguenin. Un autre ouvrier, le premier venu, pouvait être jeune et beau, personne ne le niera. Une femme bien née, comme on dit, peut aimer la beauté dans un homme sans naissance, cela s'est vu! » Le romancier souhaite que l'aventure se généralise, que l'amour ne connaisse d'autres affinités que celles du coeur et de l'esprit. « Un ouvrier, s'écrie-t elle, est un homme tout pareil à un autre homme, un monsieur tout pareil à un autre monsieur, et je m'étonne beaucoup que cela étonne encore quelqu'un. » On s'étonna, effectivement, et même on se révolta, parmi les censitaires de 1840. George Sand, non contente de heurter les préjugés nobiliaires ou bourgeois, appelait un autre état social, fondé sur cette maxime: « À chacun selon ses besoins! » Elle estimait que le morcellement de la propriété gâte la beauté de la nature. Elle honorait le peuple qui peine avec résignation: « Effacez ses souillures, disait-elle, remédiez à ses maux, et vous verrez bien que ce vil troupeau est sorti des entrailles de Dieu tout aussi bien que vous. C'est en vain que vous voulez faire des distinctions et des catégories; il n'y a pas deux peuples, il n'y en a qu'un. » Et l'âme idéaliste de George Sand se rencontrait avec l'esprit pratique d'Agricol Perdiguier pour enseigner aux humbles l'ascension vers le mieux. Dans le compagnonnage, elle découvrait un germe bienfaisant, la loi mutuelle d'assistance et d'amour.

De la même inspiration procède le Meunier d'Angibault, qui parut en 1845. Marcelle, comtesse de Blanchemont, veuve et à demi ruinée, aime l'ouvrier mécanicien Henri Lémor, qui ne voulait pas l'épouser, la croyant riche. Elle se réfugie au fin fond du Berry; il la suit. Là surgit, en parallèle, un autre couple amoureux. Rose, fille de maître Bricolin, l'avide régisseur de Blanchemont, aime le meunier Grand-Louis, qui est sans fortune. Les parents de Rose, surtout sa mère, s'opposent au mariage. Ils ont pourtant une fille aînée qui est devenue folle « d'une amour contrariée » et qui erre à travers la campagne. Cette possédée incendie la ferme de Blanchemont. Alors les théories socialistes resplendissent de leur plus pur éclat. Marcelle, pauvre et radieuse, épouse Henri Lémor. Et Rose se marie avec le Grand-Louis, le farinier d'Angibault.

Plus accentuées encore sont les doctrines du roman qui suivit, le Péché de Monsieur Antoine. Composé en 1845 à la campagne, « dans une phase de calme extérieur et intérieur, nous dit George Sand, comme il s'en rencontre peu dans la vie des individus », cet ouvrage hardiment socialiste fut publié en feuilleton par un journal ultra-conservateur, l'Époque, vers le même temps où les romans d'Eugène Sue paraissaient dans les Débats et le Constitutionnel, feuilles gouvernementales. En effet, les organes républicains, tels que le National, se refusaient à accueillir les oeuvres de George Sand qu'ils estimaient subversives et révolutionnaires.

Ce socialisme, purement intellectuel, n'eût pas été désavoué par Fénelon en sa république de Salente. Il n'est aucunement responsable du décevant résultat des ateliers nationaux, non plus que de la sinistre aventure des journées de Juin. À sa base on trouve un communisme virtuel, la communauté par association, embryon de propriété collective. Mais l'idée demeura incomprise et rejetée par les masses. « Elle est, déclare George Sand, antipathique dans la campagne et n'y sera réalisable que par l'initiative d'un gouvernement fort, ou par une rénovation philosophique, religieuse et chrétienne, ouvrage des siècles peut-être ».

À sa thèse généreuse l'écrivain avait adapté une intrigue assez invraisemblable, mais attachante. Émile Cardonnet, étudiant enthousiaste, est appelé auprès de son père, industriel positif, esprit sec et précis, superlativement bourgeois. Dans le pays, aux environs de Gargilesse, sur les confins de la Marche, habitent en leurs manoirs respectifs deux anciens amis devenus ennemis mortels, le comte Antoine de Chateaubrun et le marquis de Boisguilbault. À Chateaubrun, tout est dévasté, et le comte ruiné s'est transformé en une manière de paysan qui s'appelle M. Antoine. Il a une fille de dix-huit ans, Gilberte, blanche et blonde, « belle comme la plus belle fleur inculte de ces gracieuses solitudes. » À Boisguilbault, autre original, hanté par l'hypocondrie, un misanthrope de soixante-dix ans. Encore droit, mais très maigre, ses vêtements semblaient couvrir un homme de bois. Et, de fait, il n'avait pas changé la coupe de son costume depuis un demi-siècle: « Un habit vert très court, des pantalons de nankin, un jabot très roide, des bottes à coeur, et, pour rester fidèle à ses habitudes, une petite perruque blonde, de la nuance de ses anciens cheveux et ramassée en touffe sur le milieu du front. Des cols empesés montant très haut, et relevant jusqu'aux yeux ses longs favoris blancs comme la neige, donnaient à sa longue figure la forme d'un triangle. » Habillé en petit maître de l'Empire, M. de Boisguilbault était communiste.

D'où provenait la brouille entre le comte et le marquis? Quel était le péché de M. Antoine? Quel était le grief du septuagénaire? C'est — nous l'apprendrons au dénouement — qu'Antoine de Châteaubrun, en sa fringante jeunesse, avait été l'amant de madame de Boisguilbault. Au demeurant, Émile Cardonnet, qui aime la fille du comte et les théories du marquis, entre en rébellion contre son père, prompt à pourfendre le socialisme. « Voilà, s'écrie l'industriel avec indignation, voilà les utopies du frère Émile, frère morave, quaker, néo-chrétien, néo-platonicien, que sais-je? C'est superbe, mais c'est absurde. » Sans cesse ils sont aux prises, l'un prenant pour formule: « À chacun suivant sa capacité », l'autre ayant pour axiome: « À chacun suivant ses besoins ». Émile, rudoyé par l'infaillibilité paternelle, se console auprès du marquis, qui lui enseigne que l'égalité des droits implique l'égalité des jouissances, que la vérité communiste est tout aussi respectable que la vérité évangélique. C'est, en effet, l'Évangile qui, par les voies esséniennes, les conduit à une conclusion d'égalité niveleuse. Le Dieu qu'ils adorent est la justice sans alliage, la miséricorde sans défaillance. « Dieu est dans tout, et la nature est son temple. » Mais la raison pure peut-elle suffire à la vingtième année? Si l'esprit d'Émile est plus souvent à Boisguilbault, son coeur est presque toujours à Chateaubrun. Après des chapitres interminables de dissertations socialistes, la jeunesse et l'amour recouvrent leurs droits. Le fils altruiste de l'égoïste industriel épouse la fille de M. Antoine. On peut espérer que les deux époux n'examineront pas seulement les beautés du communisme. Vainement le marquis, qui se plaignait d'avoir jadis partagé sa femme, professe que tout doit être mis en commun: Émile n'y mettra pas Gilberte. Et les théories de George Sand viennent se briser sur le roc de l'amour, qui est un irréductible individualiste.