Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE XXII
CONSUELO ET LES ROMANS SOCIALISTES

À son retour de Majorque, dans une lettre adress�e � madame Marliani le 3 juin 1839, George Sand se jugeait elle-m�me en ces termes: « Je l'avoue � ma honte, je n'ai gu�re �t� jusqu'ici qu'un artiste, et je suis encore � bien des �gards et malgr� moi un grand enfant. » Au cours des ann�es suivantes, sous les influences contraires de Chopin et de Pierre Leroux, la lutte va s'engager entre les pr�occupations de l'art et les sollicitations de la politique. De l�, dans les romans de George Sand, un double filon qu'il nous faut suivre: d'un c�t�, Consuelo et la Comtesse de Rudolstadt, de l'autre, Horace, le Compagnon du Tour de France, le Meunier d'Angibault et le P�ch� de Monsieur Antoine. C'est le parall�lisme des conceptions esth�tiques et des r�ves humanitaires.

Consuelo fut compos� sous l'inspiration imm�diate et dans le commerce quotidien de Chopin. L'oeuvre vaut, non seulement par l'int�r�t de la fable, mais encore et surtout par la d�licatesse et l'agr�ment de l'ex�cution. Tr�s touchante est l'aventure de cette cantatrice, fille d'une boh�mienne. George Sand en a succinctement r�sum� les p�rip�ties, � la page 176 du troisi�me et dernier volume. Ce sont: les fian�ailles de Consuelo au chevet de sa m�re avec Anzoleto, l'infid�lit� de celui-ci, la haine de la Corilla, les outrageants desseins de Zustiniani, les conseils du Porpora, le d�part de Venise, l'attachement qu'Albert avait pris pour elle, les offres de la famille de Rudolstadt, ses propres h�sitations et ses scrupules, sa fuite du ch�teau des G�ants, sa rencontre avec Joseph Haydn, son voyage, son effroi et sa compassion au lit de douleur de la Corilla, sa reconnaissance pour la protection accord�e par le chanoine � l'enfant d'Anzoleto, enfin son retour � Vienne et son entrevue avec Marie-Th�r�se.

Le d�but du roman est un pur chef-d'oeuvre, avec de curieux d�tails sur la vie intime de Venise et cette attachante figure du Porpora, le professeur de chant de Consuelo qui ne tarda pas � �tre surnomm�e la Porporina. Puis c'est le d�but triomphal de la cantatrice au th��tre San Samuel, o� elle devient l'objet des poursuites du directeur, le comte Zustiniani. Il y a l� sur la vie des coulisses et des planches un brillant d�veloppement qui rappelle certaines tirades de Kean. Le sujet qu'Alexandre Dumas p�re avait trait� avec �loquence, George Sand s'en empare et le renouvelle ing�nieusement. « Un com�dien, dit-elle, n'est pas un homme; c'est une femme. Il ne vit que de vanit� maladive; il ne songe qu'� satisfaire sa vanit�; il ne travaille que pour s'enivrer de vanit�. La beaut� d'une femme lui fait du tort. Le talent d'une femme efface ou conteste le sien. Une femme est son rival, ou plut�t il est la rivale d'une femme; il a toutes les petitesses, tous les caprices, toutes les exigences, tous les ridicules d'une coquette. » Consuelo en fait l'exp�rience aupr�s d'Anzoleto, jusqu'� ce qu'elle s'�loigne, sur les conseils du Porpora, et se r�fugie en Boh�me, dans la famille de Rudolstadt. L'h�ritier de cette noble race, le comte Albert, a l'�me d'un vrai Hussite. Il descend du roi George Podiebrad et de Jean Ziska du Calice, chef des Taborites. Les doctrines d'autrefois hantent son imagination extatique: « Il ha�ssait les papes, ces ap�tres de J�sus-Christ qui se liguent avec les rois contre le repos et la dignit� des peuples. Il bl�mait le luxe des �v�ques et l'esprit mondain des abb�s, et l'ambition de tous les hommes d'�glise. » Cette question du hussitisme, les d�bats et les luttes qui se sont engag�s autour de « la coupe de bois » par opposition aux vases d'or des Romains, ont int�ress� et passionn� George Sand. En dehors du roman de Consuelo, elle a �crit sur ce sujet deux remarquables �tudes historiques. Jean Ziska est un �mouvant r�cit de la guerre des Hussites; on y rencontre l'exacte d�finition des points de d�saccord avec Rome. Dans Procope le Grand appara�t la doctrine de ces g�n�reux r�volt�s, telle que la formule le pape Martin V dans sa lettre au roi de Pologne, Wladislas IV: « Ils disent qu'il ne faut point ob�ir aux rois, que tous les biens doivent �tre communs, et que tous les hommes sont �gaux. » Bref, � l'estime de George Sand, ce sont les pr�curseurs de la R�volution fran�aise, dont ils r�alisent par anticipation la devise. Leur cri: « La coupe au peuple! » a la valeur d'un imp�rissable symbole. Ils pr�chent la communion universelle de l'humanit� et protestent contre la corruption et la d�bauche de l'Église ultramontaine. Derri�re le dogme utraquiste qui revendique la C�ne sous les deux esp�ces, l'h�ro�que Boh�me r�clame la libert� du culte, la libert� de conscience, la libert� politique, la libert� civile. George Sand synth�tise en ces termes l'enseignement qui d�coule du martyre de Jean Huss et de J�r�me de Prague: « L'Église est tomb�e au dernier rang dans l'esprit des peuples, parce qu'elle a vers� le sang. L'Église n'est plus repr�sent�e que par des processions et des cath�drales, comme la royaut� n'est plus repr�sent�e que par des citadelles et par des soldats. Mais l'Évangile, la doctrine de l'Égalit� et de la Fraternit�, est toujours et plus que jamais vivant dans l'�me du peuple. Et voyez le crucifi�, il est toujours debout au sommet de nos �difices, il est toujours le drapeau de l'Église! Il est l� sur son gibet, ce Galil�en, cet esclave, ce l�preux, ce paria, cette mis�re, cette pauvret�, cette faiblesse, cette protestation incarn�es!... Sa proph�tie s'est accomplie: il est remont� dans le Ciel, parce qu'il est rentr� dans l'Id�al. Et de l'Id�al il redescendra pour se manifester sur la terre, pour appara�tre dans le r�el. Et voil� pourquoi, depuis dix-huit si�cles, il plane ador� sur nos t�tes. » Puis George Sand, confrontant les b�chers de Constance et de Rouen, aboutit � cette conclusion, toute conforme � sa th�se: « Qui ne sent dans son coeur que si Jeanne d'Arc e�t vu le jour en Boh�me, elle aurait �t� une de ces intr�pides femmes du Tabor qui mouraient pour leur foi en Dieu et en l'Humanit�? »

Dans Consuelo, le hussitisme n'est qu'un �pisode. La partie vraiment attrayante de l'oeuvre, ce sont les incidents romanesques o� le g�nie de George Sand se donne carri�re: le voyage souterrain de la Porporina pour rejoindre Albert de Rudolstadt, l'arriv�e d'Anzoleto au ch�teau des G�ants, l'odyss�e d'Haydn, les emb�ches tendues par le recruteur Mayer. Ce sont aussi telles pages prestigieuses, comme le discours de Satan qui se dit le fr�re du Christ, et maints paysages qui �voquent devant nos yeux le charme et la diversit� de la nature. Quel po�te se flatterait d'�galer cette prose harmonieuse et rythm�e? Voici, par exemple, un passage qui traduit beaucoup mieux que le Chemineau, de M. Jean Richepin, la vision d'une route se d�roulant � travers champs, parmi les sapins et les bruy�res: « Qu'y-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait Consuelo; c'est le symbole et l'image d'une vie active et vari�e. Que d'id�es riantes s'attachent pour moi aux capricieux d�tours de celui-ci! Je ne me souviens pas des lieux qu'il traverse, et que pourtant j'ai travers�s jadis. Mais qu'ils doivent �tre beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort l� �ternellement sur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux p�les nuances d'or mat qui le rayent mollement, et ces gen�ts d'or br�lant qui le coupent de leurs ombres, sont plus doux � la vue que les all�es droites et les raides charmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu'� regarder les grandes lignes s�ches d'un jardin, la lassitude me prend: pourquoi mes pieds chercheraient-ils � atteindre ce que mes yeux et ma pens�e embrassent tout d'abord? Au lieu que le libre chemin qui s'enfuit et se cache � demi dans les bois m'invite et m'appelle � suivre ses d�tours et � p�n�trer ses myst�res. Et puis ce chemin, c'est le passage de l'humanit�, c'est la route de l'univers. Il n'appartient pas � un ma�tre qui puisse le fermer et l'ouvrir, � son gr�. Ce n'est pas seulement le puissant et le riche qui ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid � ses branches, tout vagabond peut reposer sa t�te sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissade ne ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas devant lui; et, tant que la vue peut s'�tendre, le chemin est une terre de libert�. À droite, � gauche, les champs, les bois appartiennent � des ma�tres; le chemin appartient � celui qui ne poss�de pas autre chose; aussi comme il l'aime! Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu'on lui b�tisse des h�pitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours des prisons; sa po�sie, son r�ve, sa passion, ce sera toujours le grand chemin. »

Apr�s un s�jour � la cour de Marie-Th�r�se, o� l'�l�ve pr�f�r�e du Porpora, la compagne d'Haydn, redevient cantatrice, voici le retour au ch�teau des G�ants. Elle y arrive pour �pouser Albert et pour assister � sa mort. Mais cette mort — comme nous le verrons dans les deux volumes suivants de la Comtesse de Rudolstadt — n'�tait qu'une crise de catalepsie. Consuelo, veuve aussit�t que mari�e, et d�daigneuse de la richesse, a quitt� Vienne pour se r�fugier � Berlin. Elle y courra d'autres dangers. Fr�d�ric la poursuivra de ses assiduit�s, puis de sa rancune. Alors se succ�dent la silhouette de Voltaire et celle de la soeur du roi, Am�lie, abbesse de Quedlimbourg. Elle a une p�rilleuse aventure d'amour. Consuelo, qui s'y trouve m�l�e par d�vouement, est arr�t�e, incarc�r�e � Spandau, sous la surveillance des �poux Schwartz. Or c'est � leur fils, le mystique et sentimental Gottlieb, qu'elle devra la libert�. Ça et l�, apparaissent de d�licieux �pisodes, ainsi celui du rouge-gorge et les adieux de Consuelo � sa prison.

Elle est libre, sauv�e, entra�n�e dans une voiture par un individu masqu�. Quel est-il? Elle ressent un trouble profond et ne songe pas � se d�rober. Tandis que les chevaux galopent, elle s'endort aupr�s de ce singulier compagnon, qui a serr� les deux bras autour de sa taille. Au r�veil, elle essaie de se d�gager, mais sans trop insister. Un vague attrait la domine. « L'inconnu rapprocha Consuelo de sa poitrine, dont la chaleur embrasa magn�tiquement la sienne, et lui �ta la force et le d�sir de s'�loigner. Cependant il n'y avait rien de violent ni de brutal dans l'�treinte douce et br�lante de cet homme. La chastet� ne se sentait ni effray�e ni souill�e par ses caresses; et Consuelo, comme si un charme e�t �t� jet� sur elle, oubliant la retenue, on pourrait m�me dire la froideur virginale dont elle n'avait jamais �t� tent�e de se d�partir, m�me dans les bras du fougueux Anzoleto, rendit � l'inconnu le baiser enthousiaste et p�n�trant qu'il cherchait sur ses l�vres. Comme tout �tait bizarre et insolite chez cet �tre myst�rieux, le transport involontaire de Consuelo ne parut ni le surprendre, ni l'enhardir, ni l'enivrer. Il la pressa encore lentement contre son coeur; et quoique ce fut avec une force extraordinaire, elle ne ressentit pas la douleur qu'une violente pression cause toujours � un �tre d�licat. Elle n'�prouva pas non plus l'effroi et la honte qu'un si notable oubli de sa pudeur accoutum�e e�t d� lui apporter apr�s un instant de r�flexion. Aucune pens�e ne vint troubler la s�curit� ineffable de cet instant d'amour senti et partag� comme par miracle. C'�tait le premier de sa vie. Elle en avait l'instinct ou plut�t la r�v�lation; et le charme en �tait si complet, si profond, si divin, que rien ne semblait pouvoir jamais l'alt�rer. L'inconnu lui paraissait un �tre � part, quelque chose d'ang�lique dont l'amour la sanctifiait. Il passa l�g�rement le bout de ses doigts, plus doux que le tissu d'une fleur, sur les paupi�res de Consuelo, et � l'instant elle se rendormit comme par enchantement. Il resta �veill� cette fois, mais calme en apparence, comme s'il e�t �t� invincible, comme si les traits de la tentation n'eussent pu p�n�trer son armure. Il veillait en entra�nant Consuelo vers des r�gions inconnues, tel qu'un archange emportant sous son aile un jeune s�raphin an�anti et consum� par le rayonnement de la Divinit�. »

Le lecteur a devin�, mais Consuelo ignore que l'inconnu c'est Albert de Rudolstadt, sorti de l�thargie. Elle est l�gitimement enlev�e par son �poux. Avec lui, et sous la sympathique protection de cet homme masqu�, elle s'initiera � la doctrine des Invisibles, confr�rie franc-ma�onnique. Ils lui r�v�leront la trilogie d�mocratique: Libert�, Égalit�, Fraternit�, et ils d�montreront qu'elle proc�de de l'Évangile. Leur foi est le d�isme chr�tien. Écoutez les questions et les r�ponses de cette initiation: « Qu'est-ce que le Christ? — C'est la pens�e divine, r�v�l�e � l'humanit�. — Cette pens�e est-elle tout enti�re dans la lettre de l'Évangile? — Je ne le crois pas; mais je crois qu'elle est tout enti�re dans son esprit. » L'interrogatoire de Consuelo satisfait les Invisibles, qui la f�licitent de son courage, de ses talents et des vertus. Elle recevra, en d�pit de son sexe, les degr�s de tous les rites. On le lui d�clare solennellement: « L''�pouse et l'�l�ve d'Albert de Rudolstadt est notre fille, notre soeur et notre �gale. Comme Albert, nous professons le pr�cepte de l'�galit� divine de l'homme et de la femme. » Avec Consuelo ils communieront en une sorte de christianisme sup�rieur et �pur�. Aussi bien �tait-ce alors l'intime religion de George Sand. Elle charge son h�ro�ne d'en esquisser les principaux lin�aments: « Le Christ est un homme divin que nous r�v�rons comme le plus grand philosophe et le plus grand saint des temps antiques. Nous l'adorons autant qu'il est permis d'adorer le meilleur et le plus grand des ma�tres et des martyrs... Mais nous adorons Dieu en lui, et nous ne commettons pas le crime d'idol�trie. Nous distinguons la divinit� de la r�v�lation de celle du r�v�lateur. »

De m�me que pour composer Consuelo, qui parut en 1843, George Sand avait �tudi� les annales religieuses de la Boh�me, elle consacra plusieurs mois � s'assimiler les doctrines des soci�t�s secr�tes, qui forment la substance de la Comtesse de Rudolstadt. Elle �crit, le 6 juin 1843, � son fils: « Je suis dans la franc-ma�onnerie jusqu'aux oreilles; je ne sors pas du Kadosh, du Rose-Croix et du Sublime Écossais. Il va en r�sulter un roman des plus myst�rieux. Je t'attends pour retrouver les origines de tout cela dans l'histoire d'Henri Martin, les templiers, etc. » Et la semaine suivante, � madame Marliani: « Dites � Pierre Leroux qu'il m'a jet�e l� dans un ab�me de folies et d'incertitudes, mais que j'y barbote avec courage, sauf � n'en tirer que des b�tises. Dites-lui, enfin, que je l'aime toujours, comme les d�votes aiment leur doux J�sus. » Le 28 novembre 1843, elle avertit Maurice que la Comtesse de Rudolstadt, en cours de publication dans la Revue Ind�pendante, risque d'�tre interrompue. Il lui sera impossible de fournir du manuscrit pour le num�ro du 10 d�cembre, tellement elle est envahie par la politique et pr�occup�e par la fondation d'un journal, l'Éclaireur de l'Indre.

En d�pit de parties attachantes, la Comtesse de Rudolstadt n'�gale pas Consuelo. Le d�nouement tourne au symbole, alors que l'h�ro�que �l�ve du Porpora devient r�ellement l'�pouse d'Albert et se voue � rester cantatrice, pour offrir le spectacle de la vertu sur les planches. Ils accomplissent � travers l'Europe un infatigable p�lerinage: elle, s'adonnant � son art, lui, annon�ant la r�publique prochaine, plus de ma�tres ni d'esclaves, les sacrements � tout le monde, la coupe � tous. Et Consuelo la Zingara, et Albert le mystique, vont de province en province, comme des boh�miens, accompagn�s de leurs enfants. Ils proph�tisent la renaissance du Beau et l'av�nement du Vrai. Ils vont au triomphe ou au martyre, z�lateurs de l'Id�al, pr�curseurs de la R�volution.

La curiosit� artistique, qui anime Consuelo et la Comtesse de Rudolstadt, ne pouvait d�tacher George Sand des visions de renouveau social dont sa pens�e �tait obs�d�e. Son r�ve d'un monde r�g�n�r� et �galitaire s'�panche dans ses oeuvres, dans Horace qui, en 1841, la brouilla avec la Revue des Deux Mondes, mais surtout dans le Compagnon du Tour de France. Ce premier roman vraiment socialiste fut inspir� par la lecture d'un ouvrage qu'avait compos� un simple ouvrier, Agricol Perdiguier, menuisier au faubourg Saint-Antoine, et plus tard repr�sentant du peuple. Son Livre du Compagnonnage, publi� sous le pseudonyme d'Avignonnais-la-Vertu, relatait la g�n�alogie et les affiliations de ces associations ouvri�res, v�ritables soci�t�s secr�tes, non avou�es par les lois, mais tol�r�es par la police, qui prirent le titre de Devoirs. On trouve l� le lien qui rattache les syndicats ouvriers d'� pr�sent aux anciennes corporations. Aussi bien les rites de ces Devoirs remontent-ils, les uns au moyen �ge, les autres � la plus lointaine antiquit�. Ils sont domin�s, de m�me que l'institution de la franc-ma�onnerie, par le symbole du Temple de Salomon.

Entre les diff�rents Devoirs, il s'en fallait de beaucoup que r�gn�t un accord parfait. De rite � rite, le compagnonnage avait ses querelles et ses batailles, qui enfantaient toute une litt�rature en prose et en vers, sorte de chansons de geste du prol�tariat � travers les �ges. Ce fut l'honneur d'Agricol Perdiguier de vouloir op�rer une r�conciliation durable parmi les associations ouvri�res profond�ment divis�es. Son petit volume, dont les journaux d�mocratiques de l'�poque, notamment le National, reproduisirent de nombreux extraits, pr�chait aux travailleurs manuels l'union et la concorde qui devaient am�liorer leur condition morale et mat�rielle. Agricol Perdiguier ne se contenta pas d'enseigner � ses fr�res, les compagnons du Tour de France, la sublimit� de l'id�al �clos et �panoui dans son coeur. Il effectua lui-m�me un voyage social et humanitaire � travers les d�partements. Tous les Devoirs entendirent cette bonne parole, anim�e d'un souffle �vang�lique. Presque tous en profit�rent. La devise d'Avignonnais-la-Vertu n'�tait autre que celle de l'ap�tre Jean: « Aimez-vous les uns les autres. » Si la cause �tait gagn�e aupr�s des compagnons, qui renonc�rent � leurs vieilles haines corporatives et ouvrirent leurs �mes au sentiment de la solidarit�, il restait � faire p�n�trer les id�es nouvelles dans le public bourgeois, fort ignorant des questions ouvri�res. La monarchie de Juillet avait institu� le pays l�gal, qui affectait de ne point conna�tre et de d�daigner le pays v�ritable. Pour cette t�che de vulgarisation et de propagande au del� des fronti�res professionnelles, Agricol Perdiguier eut la plus retentissante et la plus efficace des collaborations. Il obtint le concours litt�raire de George Sand.

L'auteur d'Indiana, de Valentine et de Mauprat ne pouvait demeurer insensible � aucune des manifestations du renouveau qui p�n�trait dans les classes intellectuelles. Elle s'indignait de cet �go�sme ploutocratique, personnifi� en Louis-Philippe. Elle aspirait � un r�veil de l'esprit r�volutionnaire qui, un demi-si�cle plus t�t, s'�tait affirm� avec tant d'�clat. Selon l'expression qu'elle emploiera dans le P�ch� de Monsieur Antoine, elle voulait r�g�n�rer « l'antique bourgeoisie, cette race intelligente, vindicative et t�tue, qui a eu de si grands jours dans l'histoire, et qui serait encore si noble, si elle avait tendu la main au peuple au lieu de le repousser du pied. » Et elle ajoutait, pour calmer les inqui�tudes des lib�raux et des r�publicains doctrinaires: « Ceux qui accusent les �crits socialistes d'incendier les esprits devraient se rappeler qu'ils ont oubli� d'apprendre � lire aux paysans. »

Entre les diverses �coles r�formatrices, George Sand cherchait sa voie. Elle �tait hant�e, comme toutes les �mes fi�res, par le r�ve d'une humanit� meilleure, d'une soci�t� plus juste, qui aid�t � r�parer les in�galit�s de la naissance. Fourier et Victor Consid�rant proposaient le phalanst�re, Pierre Leroux un vague communisme sentimental, Cabet une Icarie qui tenait de la r�publique de Platon et de la cit� d'Utopie. Lamennais, au lendemain de son h�ro�que rupture avec l'Église ultramontaine, ouvrait � la d�mocratie les avenues de l'id�alisme chr�tien et de la fraternit� �vang�lique. Il concevait un majestueux �difice, fond� sur les assises du devoir et habit� par un peuple de sages. — Toutes ces doctrines, s�duisantes � des degr�s divers, George Sand les avait pressenties et �prouv�es; elle en avait extrait le suc et la substance. Elle ha�ssait le « gouvernement inf�me de Louis-Philippe », elle stigmatisait le « cancan des prostitu�es et de la bourgeoisie », elle entendait avec joie les craquements de l'�difice. Son coeur et sa raison la conduisaient de Jean-Jacques � Robespierre, et l'incitaient � se pencher avec sollicitude vers le peuple. De l� ses sympathies pour Agricol Perdiguier, et l'enthousiasme qu'elle apporta, durant toute l'ann�e 1840, � �crire le Compagnon du Tour de France. Cette oeuvre, qui suscita l'admiration parmi le monde de la pens�e, r�pandit la terreur dans la soci�t� ignorante et cossue, pour qui toute nouveaut� est une perturbation s�ditieuse. George Sand fut maudite par les gens du bel air, les classes dirigeantes et le clerg�. Elle n'eut garde de s'en �mouvoir. « Voil�, dit-elle simplement dans la pr�face du roman, comment un certain monde et une certaine religion accueillent les tentatives de moralisation, et comment un livre dont l'id�e �vang�lique �tait le but bien d�clar�, fut re�u par les conservateurs de la morale et les ministres de l'Évangile. » Le crime, en effet, de George Sand �tait double: dans la th�se et dans la fable. Pour exposer les doctrines du compagnonnage telles que les formulait Agricol Perdiguier, elle avait eu recours � une intrigue qui place le peuple au-dessus de la noblesse, exalte le travail aux d�pens de l'oisivet� et c�l�bre les vertus pl�b�iennes. On estima, en haut lieu, que de pareilles maximes �taient subversives et antisociales.

Le h�ros du Compagnon du Tour de France, Pierre Huguenin, surnomm� l'Ami-du-Trait, simple ouvrier menuisier, ne s'avise-t-il pas de se faire platoniquement aimer de la belle Yseult de Villepreux, et ne s'�loigne-t-il pas avec fiert�, plut�t que de lui infliger ce que le monde appelle une m�salliance? Et son camarade Amaury, dit le Corinthien, ne p�n�tre-t-il pas assez intimement dans les bonnes gr�ces de la marquise Jos�phine, pour que certaine cal�che, durant la nuit, leur rende le m�me office hospitalier que le fiacre de Madame Bovary? Cela �tait impardonnable, au gr� des lecteurs bien pensants. George Sand avait l'audace de montrer le travailleur qui s'�l�ve, et des filles ou des femmes nobles qui tombent dans des bras pl�b�iens. Son Pierre Huguenin �tait bon, loyal et brave; il savait plaire. Et Yseult voulait �pouser un homme du peuple, afin de devenir peuple elle-m�me!

Le type de cet ouvrier pouvait-il para�tre embelli, po�tis�, aux gens du monde qui n'avaient pas de rapports directs avec l'atelier? George Sand se d�fend de ce reproche: « Agricol Perdiguier, �crit-elle, �tait au moins aussi intelligent, aussi instruit que Pierre Huguenin. Un autre ouvrier, le premier venu, pouvait �tre jeune et beau, personne ne le niera. Une femme bien n�e, comme on dit, peut aimer la beaut� dans un homme sans naissance, cela s'est vu! » Le romancier souhaite que l'aventure se g�n�ralise, que l'amour ne connaisse d'autres affinit�s que celles du coeur et de l'esprit. « Un ouvrier, s'�crie-t elle, est un homme tout pareil � un autre homme, un monsieur tout pareil � un autre monsieur, et je m'�tonne beaucoup que cela �tonne encore quelqu'un. » On s'�tonna, effectivement, et m�me on se r�volta, parmi les censitaires de 1840. George Sand, non contente de heurter les pr�jug�s nobiliaires ou bourgeois, appelait un autre �tat social, fond� sur cette maxime: « À chacun selon ses besoins! » Elle estimait que le morcellement de la propri�t� g�te la beaut� de la nature. Elle honorait le peuple qui peine avec r�signation: « Effacez ses souillures, disait-elle, rem�diez � ses maux, et vous verrez bien que ce vil troupeau est sorti des entrailles de Dieu tout aussi bien que vous. C'est en vain que vous voulez faire des distinctions et des cat�gories; il n'y a pas deux peuples, il n'y en a qu'un. » Et l'�me id�aliste de George Sand se rencontrait avec l'esprit pratique d'Agricol Perdiguier pour enseigner aux humbles l'ascension vers le mieux. Dans le compagnonnage, elle d�couvrait un germe bienfaisant, la loi mutuelle d'assistance et d'amour.

De la m�me inspiration proc�de le Meunier d'Angibault, qui parut en 1845. Marcelle, comtesse de Blanchemont, veuve et � demi ruin�e, aime l'ouvrier m�canicien Henri L�mor, qui ne voulait pas l'�pouser, la croyant riche. Elle se r�fugie au fin fond du Berry; il la suit. L� surgit, en parall�le, un autre couple amoureux. Rose, fille de ma�tre Bricolin, l'avide r�gisseur de Blanchemont, aime le meunier Grand-Louis, qui est sans fortune. Les parents de Rose, surtout sa m�re, s'opposent au mariage. Ils ont pourtant une fille a�n�e qui est devenue folle « d'une amour contrari�e » et qui erre � travers la campagne. Cette poss�d�e incendie la ferme de Blanchemont. Alors les th�ories socialistes resplendissent de leur plus pur �clat. Marcelle, pauvre et radieuse, �pouse Henri L�mor. Et Rose se marie avec le Grand-Louis, le farinier d'Angibault.

Plus accentu�es encore sont les doctrines du roman qui suivit, le P�ch� de Monsieur Antoine. Compos� en 1845 � la campagne, « dans une phase de calme ext�rieur et int�rieur, nous dit George Sand, comme il s'en rencontre peu dans la vie des individus », cet ouvrage hardiment socialiste fut publi� en feuilleton par un journal ultra-conservateur, l'Époque, vers le m�me temps o� les romans d'Eug�ne Sue paraissaient dans les D�bats et le Constitutionnel, feuilles gouvernementales. En effet, les organes r�publicains, tels que le National, se refusaient � accueillir les oeuvres de George Sand qu'ils estimaient subversives et r�volutionnaires.

Ce socialisme, purement intellectuel, n'e�t pas �t� d�savou� par F�nelon en sa r�publique de Salente. Il n'est aucunement responsable du d�cevant r�sultat des ateliers nationaux, non plus que de la sinistre aventure des journ�es de Juin. À sa base on trouve un communisme virtuel, la communaut� par association, embryon de propri�t� collective. Mais l'id�e demeura incomprise et rejet�e par les masses. « Elle est, d�clare George Sand, antipathique dans la campagne et n'y sera r�alisable que par l'initiative d'un gouvernement fort, ou par une r�novation philosophique, religieuse et chr�tienne, ouvrage des si�cles peut-�tre ».

À sa th�se g�n�reuse l'�crivain avait adapt� une intrigue assez invraisemblable, mais attachante. Émile Cardonnet, �tudiant enthousiaste, est appel� aupr�s de son p�re, industriel positif, esprit sec et pr�cis, superlativement bourgeois. Dans le pays, aux environs de Gargilesse, sur les confins de la Marche, habitent en leurs manoirs respectifs deux anciens amis devenus ennemis mortels, le comte Antoine de Chateaubrun et le marquis de Boisguilbault. À Chateaubrun, tout est d�vast�, et le comte ruin� s'est transform� en une mani�re de paysan qui s'appelle M. Antoine. Il a une fille de dix-huit ans, Gilberte, blanche et blonde, « belle comme la plus belle fleur inculte de ces gracieuses solitudes. » À Boisguilbault, autre original, hant� par l'hypocondrie, un misanthrope de soixante-dix ans. Encore droit, mais tr�s maigre, ses v�tements semblaient couvrir un homme de bois. Et, de fait, il n'avait pas chang� la coupe de son costume depuis un demi-si�cle: « Un habit vert tr�s court, des pantalons de nankin, un jabot tr�s roide, des bottes � coeur, et, pour rester fid�le � ses habitudes, une petite perruque blonde, de la nuance de ses anciens cheveux et ramass�e en touffe sur le milieu du front. Des cols empes�s montant tr�s haut, et relevant jusqu'aux yeux ses longs favoris blancs comme la neige, donnaient � sa longue figure la forme d'un triangle. » Habill� en petit ma�tre de l'Empire, M. de Boisguilbault �tait communiste.

D'o� provenait la brouille entre le comte et le marquis? Quel �tait le p�ch� de M. Antoine? Quel �tait le grief du septuag�naire? C'est — nous l'apprendrons au d�nouement — qu'Antoine de Ch�teaubrun, en sa fringante jeunesse, avait �t� l'amant de madame de Boisguilbault. Au demeurant, Émile Cardonnet, qui aime la fille du comte et les th�ories du marquis, entre en r�bellion contre son p�re, prompt � pourfendre le socialisme. « Voil�, s'�crie l'industriel avec indignation, voil� les utopies du fr�re Émile, fr�re morave, quaker, n�o-chr�tien, n�o-platonicien, que sais-je? C'est superbe, mais c'est absurde. » Sans cesse ils sont aux prises, l'un prenant pour formule: « À chacun suivant sa capacit� », l'autre ayant pour axiome: « À chacun suivant ses besoins ». Émile, rudoy� par l'infaillibilit� paternelle, se console aupr�s du marquis, qui lui enseigne que l'�galit� des droits implique l'�galit� des jouissances, que la v�rit� communiste est tout aussi respectable que la v�rit� �vang�lique. C'est, en effet, l'Évangile qui, par les voies ess�niennes, les conduit � une conclusion d'�galit� niveleuse. Le Dieu qu'ils adorent est la justice sans alliage, la mis�ricorde sans d�faillance. « Dieu est dans tout, et la nature est son temple. » Mais la raison pure peut-elle suffire � la vingti�me ann�e? Si l'esprit d'Émile est plus souvent � Boisguilbault, son coeur est presque toujours � Chateaubrun. Apr�s des chapitres interminables de dissertations socialistes, la jeunesse et l'amour recouvrent leurs droits. Le fils altruiste de l'�go�ste industriel �pouse la fille de M. Antoine. On peut esp�rer que les deux �poux n'examineront pas seulement les beaut�s du communisme. Vainement le marquis, qui se plaignait d'avoir jadis partag� sa femme, professe que tout doit �tre mis en commun: Émile n'y mettra pas Gilberte. Et les th�ories de George Sand viennent se briser sur le roc de l'amour, qui est un irr�ductible individualiste.