Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE XXI
INFLUENCE ARTISTIQUE: LISZT ET CHOPIN

C'est � Franz Liszt qu'est adress�e la septi�me des Lettres d'un Voyageur, sur Lavater et la maison d�serte. À ce grand musicien, « l'enfant sublime », de quoi George Sand pouvait-elle parler, sinon de musique? « Heureux amis! s'�crie-t-elle, que l'art auquel vous vous �tes adonn�s est une noble et douce vocation, et que le mien est aride et f�cheux aupr�s du v�tre! Il me faut travailler dans le silence et la solitude, tandis que le musicien vit d'accord, de sympathie et d'union avec ses �l�ves et ses ex�cutants. La musique s'enseigne, se r�v�le, se r�pand, se communique. L'harmonie des sons n'exige-t-elle pas celle des volont�s et des sentiments? Quelle superbe r�publique r�alisent cent instrumentistes r�unis par un m�me esprit d'ordre et d'amour pour ex�cuter la symphonie d'un grand ma�tre! Oui, la musique, c'est la pri�re, c'est la foi, c'est l'amiti�, c'est l'association par excellence. » En m�me temps qu'� Franz Liszt, cette d�finition enthousiaste �tait destin�e � celle qui partageait sa vie et qui, pour lui, avait sacrifi� les s�ductions du monde et l'orgueil d'une origine aristocratique, la brillante Marie de Flavigny, comtesse d'Agoult, en litt�rature Daniel Stern.

George Sand avait rencontr� Liszt, en 1834, au temps de son intimit� avec Alfred de Musset. Elle le tint d'abord � distance, pour complaire sans doute � son ombrageux amant. Plus tard, quand l'illustre pianiste eut contract� une liaison rendue publique, tous obstacles disparurent. Au mois de mai 1835, George Sand �crivait � madame d'Agoult, qui avait suivi Liszt � Gen�ve: « Ma belle comtesse aux beaux cheveux blonds, je ne vous connais pas personnellement, mais j'ai entendu Franz parler de vous et je vous ai vue. Je crois que, d'apr�s cela, je puis sans folie vous dire que je vous aime, que vous me semblez la seule chose belle, estimable et vraiment noble que j'aie vue briller dans la sph�re patricienne. Il faut que vous soyez en effet bien puissante pour que j'aie oubli� que vous �tes comtesse. Mais, � pr�sent, vous �tes pour moi le v�ritable type de la princesse fantastique, artiste, aimante et noble de mani�res, de langage et d'ajustements, comme les filles des rois aux temps po�tiques. » Et la lettre se termine par ces simples mots, exquisement d�licats: « Adieu, ch�re Marie. Ave, Maria, gratia plena! »

Si plus tard une brouille ou un refroidissement se produisit entre ces deux femmes de lettres, ce ne fut point � l'occasion de Liszt. Il ne plut jamais, amoureusement s'entend, � George Sand qui ne lui plut pas davantage. Leurs atomes crochus refus�rent de se joindre. Et pourtant Liszt �tait un s�ducteur irr�sistible, qui tra�nait les coeurs sur son passage et cueillait ses fantaisies, comme des fleurs dans un parterre. Don Juan mystique, tour � tour vou� � la passion et � la religiosit�, il n'enrichit pas la galerie de George Sand. Peut-�tre e�t-elle souhait� d'esquisser vaguement avec lui un marivaudage, pour r�veiller par la jalousie la tendresse languissante de Musset. Mais « aimer Liszt, dit-elle famili�rement, m'e�t �t� aussi impossible que d'aimer les �pinards. » Il y avait de rares plats qui n'�taient pas � son go�t. Au demeurant, elle avait bon app�tit.

Franz Liszt offre, au regard des aspirations intellectuelles, le m�me contraste que dans l'ordre moral et religieux. Son esprit fut aussi contradictoire que son coeur. N� en 1811 d'une famille tr�s modeste de Hongrie — son p�re �tait attach� aux domaines du prince Esterhazy — il eut la fortune et les succ�s pr�coces d'un petit prodige, dou� d'une merveilleuse virtuosit�. La soci�t� la plus aristocratique de toute l'Europe lui octroya ses flatteries et ses caresses. Il se glissa pourtant quelques d�boires � travers tant de cajoleries f�minines. Franz Liszt ne put �pouser la jeune fille qu'il aimait, une de ses �l�ves, mademoiselle Caroline de Saint-Criq. Cette d�ception, le tour naturel de son esprit id�aliste et humanitaire, le milieu ambiant, satur� d'effluves socialistes, l'amen�rent � professer des doctrines d�mocratiques qui s'harmonisaient avec les revendications de George Sand. Pour compl�ter une instruction demeur�e fort incompl�te en dehors de la musique, le pianiste hongrois s'adressait � tout venant, il cherchait, de ci, de l�, cette lumi�re de l'�me que, plus tard, il pensera trouver dans le catholicisme. À l'avocat Cr�mieux, futur garde des sceaux et d�s lors intime ami, voire m�me secr�taire de la trag�dienne Rachel, il demandait un jour, � br�le-pourpoint: « Monsieur Cr�mieux, apprenez-moi toute la litt�rature fran�aise. »

Apr�s une p�riode saint-simonienne, analogue � celle que traversa Sainte-Beuve et qu'effleura George Sand, il v�cut dans l'intimit� de Lamennais dont il accepta avec enthousiasme la philosophie chr�tienne, la foi �largie et le dogmatisme �pur�. La religion du Christ devenait la religion d'une humanit� sup�rieure, la communion des �mes en des croyances compr�hensives et symboliques. Ce fut une des haltes de la pens�e mobile de George Sand, qui aimait � fuir vers de nouveaux horizons. Franz Liszt lui servit d'interm�diaire aupr�s de Lamennais, dont l'�me fonci�rement aimante, mais inqui�te, rev�tait des apparences de sauvagerie. Chez lui, l'humanitaire c�toyait le misanthrope. Le musicien servit de trait d'union entre l'ap�tre et la n�ophyte. Alfred de Musset ne risquait plus de projeter sur cette relation tout amicale l'ombre de sa jalousie. George Sand con�ut pour Lamennais de la v�n�ration, pour Franz Liszt, partant pour madame d'Agoult, une sympathie qui s'�pancha, de part et d'autre, en une correspondance chaleureuse.

On a publi� bon nombre de lettres adress�es par George Sand, non seulement � Liszt, mais encore � son amie. Or madame d'Agoult, abandonnant mari et enfant dans un de ces coups de t�te familiers � une nature qui se plaisait au tapage et � la publicit�, s'�tait r�fugi�e � Gen�ve. Liszt l'y avait rejointe. C'�tait la, au vrai, le th�me de l'un de ces romans o� George Sand plaidait les droits de l'amour libre contre les entraves conjugales. Tout aussit�t, entre les deux femmes �galement sollicit�es par la litt�rature, par la vie ind�pendante et par un besoin d'�mancipation sociale, se noua ce que M. Rocheblave a d�nomm� « une Amiti� romanesque. 1 » George Sand, aussi spontan�e et simple que la comtesse d'Agoult �tait calcul�e et hautaine, livra son coeur et sa pens�e avec sa prodigalit� coutumi�re. De Nohant elle envoya � Gen�ve des lettres charmantes. Dans celle du 1er novembre 1835, elle donne d'elle-m�me une d�finition pr�cieuse � retenir: « Imaginez-vous, ma ch�re amie, que mon plus grand supplice, c'est la timidit�. Vous ne vous en douteriez gu�re, n'est-ce pas? Tout le monde me croit l'esprit et le caract�re fort audacieux. On se trompe. J'ai l'esprit indiff�rent et le caract�re quinteux. »

Elle explique que l'esp�ce humaine est son ennemie, qu'elle a eu, comme Alceste, des haines vigoureuses. Mais elles se sont calm�es. Toute furie a disparu. Cependant, dit-elle, « il y a un froid de mort pour tout ce que je ne connais pas. J'ai bien peur que ce ne soit l� ce qu'on appelle l'�go�sme de la vieillesse. » Elle se calomnie, car elle aime ses amis avec tendresse, avec engouement, avec aveuglement, et elle aspire � se gu�rir de ses moments de raideur. Pour cette cure morale, elle compte sur l'assistance bienveillante de madame d'Agoult et se remet entre ses mains. « Si nous nous lions davantage, comme je le veux, il faudra que vous preniez de l'empire sur moi; autrement, je serai toujours d�sagr�able. Si vous me traitez comme un enfant, je deviendrai bonne, parce que je serai � l'aise, parce que je ne craindrai pas de tirer � cons�quence, parce que je pourrai dire tout ce qu'il y a de plus b�te, de plus fou, de plus d�plac�, sans avoir honte. Je saurai que vous m'avez accept�e... Il faut vous arranger bien vite pour que je vous aime. Ce sera bien facile. D'abord, j'aime Franz. Il m'a dit de vous aimer. Il m'a r�pondu de vous comme de lui. » Puis voici, ce qui est assez rare sous la plume de George Sand, un m�lange de coquetterie et de subtilit� un peu mi�vre, avec un impatient d�sir de plaire: « La premi�re fois que je vous ai vue, je vous ai trouv�e jolie; mais vous �tiez froide. La seconde fois, je vous ai dit que je d�testais la noblesse. Je ne savais pas que vous en �tiez. Au lieu de me donner un soufflet, comme je le m�ritais, vous m'avez parl� de votre �me, comme si vous me connaissiez depuis dix ans. C'�tait bien, et j'ai eu tout de suite envie de vous aimer; mais je ne vous aime pas encore. Ce n'est pas parce que je ne vous connais pas assez. Je vous connais autant que je vous conna�trai dans vingt ans. C'est vous qui ne me connaissez pas assez. Ne sachant si vous pourrez m'aimer, telle que je suis en r�alit�, je ne veux pas vous aimer encore. » Et elle se compare tr�s modestement � un porc-�pic que fr�le une main douce et blanche. Elle appr�hende de rebuter les caresses ou simplement la sollicitude. « Ainsi, voyez si vous pouvez accorder votre coeur � un porc-�pic. Je suis capable de tout. Je vous ferai mille sottises. Je vous marcherai sur les pieds. Je vous r�pondrai une grossi�ret� � propos de rien. Je vous reprocherai un d�faut que vous n'avez pas. Je vous supposerai une intention que vous n'aurez jamais eue. Je vous tournerai le dos. En un mot, je serai insupportable jusqu'� ce que je sois bien s�re que je ne peux pas vous f�cher et vous d�go�ter de moi. Oh! alors, je vous porterai sur mon dos. Je vous ferai la cuisine. Je laverai vos assiettes. Tout ce que vous me direz me semblera divin. Si vous marchez dans quelque chose de sale, je trouverai que cela sent bon. »

Au porc-�pic, comment va r�pondre celle que George Sand d�finissait « la blonde p�ri � la robe d'azur? » Elle se compare � une tortue qu'elle a re�ue pour ses �trennes, ironique symbole de la rapidit� et de la mobilit� de ses id�es. « Eh bien, ajoute-t-elle, ne vous laissez pas rebuter par les �cailles de la tortue, qui ne s'effraie nullement des piquants du porc-�pic. Sous ces �cailles, il y a encore de la vie. » Est-ce une fable, imit�e de La Fontaine, « la Tortue et le Porc-�pic, » qui va nous d�duire quelque moralit�? Elle commence � merveille. George couvre Marie de louanges, s'extasie devant son incommensurable sup�riorit�, lui conseille, la supplie d'�crire et de manifester son talent. « Faites-en profiter le monde: vous le devez. » La fum�e de cet encens �tait suave � l'orgueilleuse sensualit� de la comtesse d'Agoult. En cette lune de miel de l'amiti�, George Sand d�verse les effluves de sa tendresse. On se donne de petits noms caressants. Piffo�l, de Nohant, adore les Fellows, de Gen�ve. Elle aspire � les rejoindre. Ce projet, entrav� par l'instance contre M. Dudevant, se r�alise, non pas en septembre 1835, comme l'indique par erreur M. Rocheblave, mais seulement en septembre 1836. Ce sont douze mois d'attente impatiente. George Sand maudit les lenteurs de Th�mis. Le 5 mai 1836, en pleine bataille judiciaire, elle �crit � Franz Liszt: « Je serais depuis longtemps pr�s de vous, sans tous ces d�boires. C'est mon r�ve, c'est l'Eldorado que je me fais, quand je puis avoir, entre le proc�s et le travail, un quart d'heure de r�vasserie. Pourrai-je entrer dans ce beau ch�teau en Espagne? Serai-je quelque jour assise aux pieds de la belle et bonne Marie, sous le piano de Votre Excellence? » Et deux mois plus tard, le 10 juillet, elle emploie presque les m�mes termes, dans une lettre � madame d'Agoult: « Je r�ve mon oasis pr�s de vous et de Franz. Apr�s tant de sables travers�s, apr�s avoir affront� tant d'orages, j'ai besoin de la source pure et de l'ombrage des deux beaux palmiers du d�sert. » Au pr�alable, ce sont des �changes d'impressions litt�raires. Lamartine subit de rudes assauts. « Il m'est impossible, �crit Liszt, d'accepter comme une grande oeuvre l'ensemble de Jocelyn. » Et George Sand lui r�pond, non moins s�v�re: « Jocelyn est, en somme, un mauvais ouvrage. Pens�es communes, sentiment faux, style l�ch�, vers plats et diffus, sujet rebattu, personnages tra�nant partout, affectation jointe � la n�gligence; mais, au milieu de tout cela, il y a des pages et des chapitres qui n'existent dans aucune langue et que j'ai relus jusqu'� sept fois de suite en pleurant comme un �ne. » La post�rit� ne retiendra que la seconde partie de ce jugement. Ane ou non, celui qui a pleur� est d�sarm� et conquis.

À noter aussi cette appr�ciation d'un Italien que madame d'Agoult interrogeait sur les c�l�brit�s litt�raires: « Conoscete i libri di George Sand? — Si, Signora (ici une moue ind�finissable voulant dire � peu pr�s: ce n'est pas le P�rou) mi piace di pi�... », je crus entendre Victor Hugo; pourtant, pour plus de s�ret�, et comme par un pressentiment de la joie qu'il allait me donner, je lui fis r�p�ter le nom: « Mi piace molto di pi�, Paul de Kock. » Et madame d'Agoult a beau s'�crier: « Ô soleil, voile ta face! Ô lune, rougis de honte, » on se demande si elle n'a pas �prouv� quelque contentement � informer George Sand qu'on lui pr�f�re Paul de Kock. N'est-ce pas bien d'une femme, � tout le moins d'une femme de lettres?

À Paris, le bruit courait que Liszt �tait � Gen�ve, non pas avec madame d'Agoult, mais avec George Sand. Celle-ci, fort occup�e � plaider, trouve plaisir � leur communiquer ce racontar extravagant, qui circule � travers la petite ville cancani�re de La Ch�tre. Elle envie leur sort d'�tres lib�r�s des servitudes mondaines, tandis qu'elle supporte l'inquisition des curiosit�s provinciales, et, travailleuse nocturne, elle termine ainsi sa lettre: « Bonjour! il est six heures du matin. Le rossignol chante, et l'odeur d'un lilas arrive jusqu'� moi par une mauvaise petite rue tortueuse, noire et sale. » Ce bonjour, elle le leur apporte en personne, d�s qu'elle peut sortir de l'antre de la chicane et disposer de trois cents �cus. Elle part de Nohant, le 28 ao�t 1836, avec Maurice et Solange, et passe en Suisse tout le mois de septembre. Son arriv�e � Gen�ve est plaisante. En descendant de la diligence, elle demande au postillon le domicile de M. Liszt, en disant que c'est un artiste: l'un veut la conduire chez un v�t�rinaire, un autre chez un marchand de violons, un troisi�me chez un musicien du th��tre.

Ce mois de s�jour fut charmant. Piffo�ls et Fellows s'�taient rejoints � Chamonix. La troupe joyeuse et folle s'�gayait de tout, mais d'abord des effarements d'Ursule, la servante berrichonne, qui, � Martigny, croyait �tre � la Martinique et tremblait de traverser la mer pour revenir au pays. La famille Piffo�ls — surnom tir� du long nez de George Sand et de son fils — s'inscrivait ainsi sur un registre d'h�tel: Domicile, la nature; d'o� ils viennent, de Dieu; o� ils vont, au ciel; lieu de naissance, Europe; qualit�s, fl�neurs.

Au mois d'octobre, George Sand rentre � Paris, apr�s avoir touch� barre � Nohant. Elle s'installe � l'H�tel de France, rue Laffitte, o� viennent �galement habiter Liszt et madame d'Agoult. Les deux femmes ont un salon commun. Au bout de deux mois de cette cohabitation de phalanst�re, George Sand, fid�le � ses pr�f�rences pour la campagne, regagne son Berry: elle y travaille plus � l'aise. Elle �tait �blouie, fatigu�e du mouvement intellectuel et mondain o� se complaisait sa tumultueuse amie et o� tournoyaient toutes les c�l�brit�s litt�raires de l'�poque: Lamennais, Henri Heine, Lamartine, Berryer, Pierre Leroux, Eug�ne Sue, Mickiewicz, Ballanche, Louis de Ronchaud. C'�tait un kal�idoscope, une lanterne magique.

L'intimit� cependant subsistait. À la fin de janvier 1837, madame d'Agoult — autrement dit, « la Princesse » ou « Mirabelle » — se rendit � Nohant. Elle y passa plusieurs semaines, amenant derri�re elle Franz Liszt et plusieurs amis, tels que Charles Didier, Alexandre Rey et l'acteur Bocage. Fr�d�ric Chopin, l'�mule de Liszt, avait �t� invit�. Il ne vint pas.

L'illustre compositeur polonais, alors �g� de vingt-huit ans — de six ans plus jeune que George Sand— �tait r�cemment entr� en relations avec elle. Dans quelles conditions? On a peine � le pr�ciser. Il a racont�, et ses biographes r�p�tent, que ce fut � une soir�e chez la comtesse Marliani. Le comte Wodzinski, dans son livre, les Trois Romans de Chopin, a singuli�rement dramatis� l'aventure: « Toute la journ�e, il crut entendre de ces appels myst�rieux qui jadis, aux temps de son adolescence, le faisaient souvent se retourner, au milieu de ses promenades ou de ses r�veries, et qu'il disait �tre ses esprits avertisseurs... Le soir, arriv� � la porte de l'h�tel Marliani, un tremblement nerveux le secoua; un instant, il eut l'id�e de retourner sur ses pas; puis il d�passa le seuil des salons. Le sort en d�cidait ainsi. » Il ne tarda pas � s'asseoir devant le piano et � improviser. Quand il s'arr�ta, il se trouva en face de George Sand qui le f�licitait.

Fr�d�ric Chopin n'avait pas la beaut� radieuse, la gr�ce florentine de Franz Liszt; mais celui-ci �tait le talent, celui-l� le g�nie. George Sand fut vite �prise, encore que les choses se fussent plus simplement pass�es que ne l'indiquent les biographies romanesques. Elle avait un vif d�sir de conna�tre Chopin, lequel n'�prouvait aucune sympathie pour les bas-bleus. Liszt et madame d'Agoult les rapproch�rent et ne tard�rent pas � le regretter. Le 28 mars 1837, de Nohant George Sand �crit � Franz: « Dites � Chopin que je le prie de vous accompagner; que Marie ne peut pas vivre sans lui, et que, moi, je l'adore. » Et, le 5 avril, � madame d'Agoult elle-m�me: « Dites � Chopin que je l'idol�tre. » La belle Princesse fut aussit�t jalouse, mordante et acerbe. Elle envoya ce malicieux bulletin de sant�: « Chopin tousse avec une gr�ce infinie. C'est l'homme irr�solu; il n'y a chez lui que la toux de permanente. » Est-ce pour d�tourner ses soup�ons que George Sand r�plique, le 10 avril 1837: « Je veux les Fellows, je les veux le plus t�t et le plus longtemps possible. Je les veux � mort. Je veux aussi le Chopin et tous les Mickiewicz et Grzymala du monde. Je veux m�me Sue, si vous le voulez... Tout, except� un amant. » Or, cet amant, elle allait l'avoir en Chopin, pour pr�s de dix ann�es. Madame d'Agoult ne le pardonna, ni � elle, ni � lui. Les relations se refroidirent, les lettres s'espac�rent. Et Lamennais, qui jugeait toutes ces incartades de femmes avec sa s�v�rit� asc�tique, r�sumera ainsi la brouille, dans une lettre adress�e de Sainte-P�lagie, le 20 mai 1841, � M. de Vitrolles: « Elles s'aiment comme ces deux diables de Le Sage, l'un desquels disait: « On nous r�concilia, nous nous embrass�mes; depuis ce temps-l�, nous sommes ennemis mortels. »

Inqui�te de la sant� de son fils qu'elle avait d� retirer du coll�ge Henri IV et soigner � Nohant de m�me que Solange, tous deux gravement atteints de la variole, George Sand r�solut de passer dans le midi l'hiver de 1838-39. Tandis que Liszt et sa compagne s'�taient rendus en Italie afin de d�rober � la soci�t� parisienne quelque �v�nement extra-conjugal, l'auteur de L�lia partit pour les �les Bal�ares. Outre ses enfants, elle emmenait Chopin. Entre temps, elle avait fourni � Balzac les mat�riaux d'un roman qu'elle lui conseillait d'intituler les Gal�riens, et o� Liszt et madame d'Agoult devaient occuper le premier plan. Il modifia l�g�rement le sujet, �largit le cadre, et dans B�atrix ajouta le portrait de George Sand, d'ailleurs id�alis�e en Camille Maupin.

L'Histoire de ma Vie, d'o� les pr�occupations apolog�tiques ne sont jamais absentes, laisse croire que Chopin s'imposa comme compagnon de voyage et que George Sand l'emmena par pure affection maternelle. Elle lui portait alors, � dire vrai, des sentiments plus tendres, qu'elle d�robait officiellement en l'appelant son cher enfant, son malade ordinaire. Et nous ne devons pas �tre dupes, lorsqu'elle pr�tend, quinze ans apr�s, que ses amis et ceux de Chopin lui forc�rent la main. « J'eus tort, dit-elle, par le fait, de c�der � leur esp�rance et � ma propre sollicitude. C'�tait bien assez de m'en aller seule � l'�tranger avec deux enfants, l'un d�j� malade, l'autre exub�rant de sant� et de turbulence, sans prendre encore un tourment de coeur et une responsabilit� de m�decin. » M. Rocheblave a dit excellemment, pour qualifier cette fugue et ce coup de t�te sentimental: « Le voyage de Majorque fut, comme folie, le pendant du voyage de Venise. » Mais, lorsque George Sand �tait �namour�e, elle ne raisonnait point et c�dait � des �lans impulsifs, qu'elle d�savouait plus tard.

Chopin rejoignit � Perpignan ses compagnons de route, qui �taient venus � petites journ�es par la vall�e du Rh�ne. La travers�e fut favorable. Le 14 novembre 1838, George Sand �crivait, de Palma de Mallorca, � madame Marliani: « J'ai une jolie maison meubl�e, avec jardin et site magnifique, pour cinquante francs par mois. De plus, j'ai, � deux lieues de l�, une cellule, c'est-�-dire trois pi�ces et un jardin plein d'oranges et de citrons, pour trente-cinq francs par an, dans la grande chartreuse de Valdemosa. » Les d�sillusions furent presque imm�diates. Elles apparaissent dans la Correspondance, elles pullulent dans le volume intitul� Un Hiver � Majorque. « Notre voyage, avoue-t-elle, est un fiasco �pouvantable. » À Palma, il n'y avait pas d'h�tel. Ils durent se contenter de « deux petites chambres garnies, ou plut�t d�garnies, dans une esp�ce de mauvais lieu, o� les �trangers sont bien heureux d'avoir chacun un lit de sangle avec un matelas douillet et rebondi comme une ardoise, une chaise de paille, et, en fait d'aliments, du poivre et de l'ail � discr�tion. » On trouve de la vermine dans les paillasses, des scorpions dans la soupe. Pour se procurer les objets de premi�re n�cessit�, diurne ou nocturne, il faut �crire � Barcelone. Deux mois sont le moindre d�lai pour confectionner une paire de pincettes. Le piano de Chopin est soumis � 700 francs de droits d'entr�e, chiffre qui s'abaisse � 400, en faisant sortir l'instrument par une autre porte de la ville. « Enfin, dit George Sand, le naturel du pays est le type de la m�fiance, de l'inhospitalit�, de la mauvaise gr�ce et de l'�go�sme. De plus, ils sont menteurs, voleurs, d�vots comme au moyen �ge. Ils font b�nir leurs b�tes, tout comme si c'�taient des chr�tiens. Ils ont la f�te des mulets, des chevaux, des �nes, des ch�vres et des cochons. Ce sont de vrais animaux eux-m�mes, puants, grossiers et poltrons; avec cela, superbes, tr�s bien costum�s, jouant de la guitare et dansant le fandango. » D'o� proviennent tous ces vices, toute cette mis�re intellectuelle et morale? Du joug cl�rical sous lequel Majorque est courb�e. Ce ne sont que couvents. L'Inquisition a trouv� l� sa terre d'�lection. Tous les domestiques, tous les gueux du pays sont fils de moines.

L'alimentation �tait d�testable pour la sant� pr�caire de Chopin. Il y avait cinq sortes de viandes: du cochon, du porc, du lard, du jambon, du sal�. Pour dessert, la tourte de cochon � l'ail. Le climat, propice � Maurice et � Solange, avait une humidit� ti�de, tr�s nuisible � Chopin. Les Majorquains, le croyant phtisique au dernier degr� et le voyant cohabiter avec une famille qui n'allait pas � la messe, les mirent tous � l'index. Trois m�decins, les meilleurs de l'�le, furent appel�s en consultation. « L'un, raconte Chopin, pr�tendait que j'allais finir; le second, que je me mourais; le troisi�me, que j'�tais mort. » Pour George Sand, ce fut une torture. « Le pauvre grand artiste, dit-elle, �tait un malade d�testable. Doux, enjou�, charmant dans le monde, il �tait d�sesp�rant dans l'intimit� exclusive... Son esprit �tait �corch� vif; le pli d'une feuille de rose, l'ombre d'une mouche le faisaient saigner. »

Toute la colonie ne demandait qu'� repartir. Petits et grands geignaient, moiti� riant, moiti� pleurant: « J'veux m'en aller cheux nous, dans noute pays de La Ch�tre, l'ous' qu'y a pas de tout �a. » Au commencement de mars, Chopin eut un crachement de sang qui �pouvanta George Sand. Le lendemain, ils s'embarqu�rent, en compagnie de cent pourceaux, sur l'unique vapeur de l'�le. Pendant la travers�e, le malade vomissait le sang � pleine cuvette. À Barcelone, l'h�telier voulait faire payer le lit o� il avait couch�, sous pr�texte que la police ordonnait de le br�ler.

Le 8 mars, ils �taient � Marseille, puis ils firent une excursion � G�nes. Qu'allait devenir Chopin? Il demanda � George Sand de la suivre � Nohant. Elle acquies�a, mais, dans l'Histoire de ma Vie, revenue � d'autres sentiments, elle fournit des explications peu vraisemblables. « La perspective, dit-elle, de cette sorte d'alliance de famille avec un ami nouveau me donna � r�fl�chir. Je fus effray�e de la t�che que j'allais accepter et que j'avais crue devoir se borner au voyage en Espagne. » À ce prix, elle ob�issait, non pas � la passion, mais � une sorte d'adoration maternelle tr�s vive, tr�s vraie, qu'elle d�clare d'ailleurs moins profonde en elle que « l'amour des entrailles, le seul sentiment chaste qui puisse �tre passionn�. » Enfin, elle se persuade ou veut nous persuader qu'elle accueillit Chopin, pour se d�fendre contre l'�ventualit� d'autres amours qui auraient risqu� de la distraire de ses enfants. Elle y vit, citons le mot, un pr�servatif contre des �motions qu'elle ne voulait plus conna�tre. Et elle s'�crie, longtemps apr�s, en un �lan de phras�ologie mystique: « Un devoir de plus dans ma vie, d�j� si remplie et si accabl�e de fatigue, me parut une chance de plus pour l'aust�rit� vers laquelle je me sentais attir�e avec une sorte d'enthousiasme religieux. » Bref, elle r�sume ainsi sa vocation sentimentale: « J'avais de la tendresse et le besoin imp�rieux d'exercer cet instinct-l�. Il me fallait ch�rir ou mourir. » Elle a beaucoup ch�ri, et elle est morte plus que septuag�naire.

Huit ann�es durant, Chopin fut un compagnon absorbant et tyrannique. Ilvoulait chaque ann�e retourner � Nohant, et chaque ann�e il y languissait. Mondain, il s'ennuyait � la campagne. Aristocrate et raffin�, il �tait froiss� et choqu� dans un milieu sans appr�t, o� Hippolyte Chatiron, le b�tard n� heureux, fr�re naturel de George Sand, lui prodiguait ses effusions d'apr�s boire. Catholique exalt�, il ne pouvait communier en la religion humanitaire de Lamennais ou de Pierre Leroux. Il demeurait pourtant, attach� par l'admiration, l'adulation, les caresses enveloppantes qui l'ensorcelaient. Ne se donnant qu'� demi, il voulait qu'on lui appart�nt tout � fait. L'Histoire de ma Vie observe avec une nettet� un peu cruelle: « Il n'�tait pas n� exclusif dans ses affections; il ne l'�tait que par rapport � celles qu'il exigeait. Il aimait passionn�ment trois femmes dans la m�me soir�e de f�te, et s'en allait tout seul, ne songeant � aucune d'elles, les laissant toutes trois convaincues de l'avoir exclusivement charm�. » Sa vanit� maladive et son �go�sme allaient � ce point qu'il rompit avec une jeune fille qu'il allait demander en mariage, parce que, recevant sa visite avec celle d'un autre musicien, elle avait offert une chaise � ce dernier avant de faire asseoir Chopin.

À Paris �galement, d'abord rue Pigalle, puis square d'Orl�ans, le pianiste poitrinaire v�cut aupr�s de George Sand, qui remplit avec un z�le infatigable l'office de garde-malade. Un refroidissement advint, lorsqu'il crut qu'elle l'avait peint dans Lucrezia Floriani, sous les traits du prince Karol, un r�veur d�s�quilibr�. Et Lucrezia n'�tait-ce pas elle-m�me, cette �trange femme qui a des passions de huit jours ou d'une heure toujours sinc�res, m�re de quatre enfants issus de trois p�res diff�rents? Ainsi se r�sume son signalement pathologique: « Une pauvre vieille fille de th��tre comme moi, veuve de... plusieurs amants (je n'ai jamais eu la pens�e d'en revoir le compte). » Chopin avait lu Lucrezia Floriani, jour apr�s jour, sur la table de George Sand. Il ne s'alarma et ne se crut vis� que lorsque l'oeuvre parut en feuilleton dans la Presse: c'�tait au commencement de 1847. Le roman se termine par la victoire que l'amour des enfants remporte sur l'amour des amants. Il en fut de m�me dans la vie r�elle. À la suite d'une querelle avec Maurice qui parla de quitter la partie — « cela, dit George Sand, ne pouvait pas et ne devait pas �tre ». — Chopin abandonna, en juillet 1847, la maison du square d'Orl�ans. Elle murmure avec m�lancolie: « Il ne supporta pas mon intervention l�gitime et n�cessaire. Il baissa la t�te et pronon�a que je ne l'aimais plus. Quel blasph�me, apr�s ces huit ann�es de d�vouement maternel! Mais le pauvre coeur froiss� n'avait pas conscience de son d�lire. » Et elle �crit � Charles Poncy, l'ouvrier-po�te: « J'ai �t� pay�e d'ingratitude, et le mal l'a emport� dans une �me dont j'aurais voulu faire le sanctuaire et le foyer du beau et du bien... Que Dieu m'assiste! je crois en lui et j'esp�re. »

Avant la mort de Chopin survenue le 17 octobre 1849, ils se rencontr�rent une seule fois dans un salon ami. George Sand s'approcha avec angoisse; en balbutiant: « Fr�d�ric. » Il rencontra son regard suppliant, p�lit, se leva sans r�pondre et s'�loigna. Quels �taient ses myst�rieux griefs? C'est le mutuel secret que tous deux ont emport� dans la tombe. Au terme de l'Histoire de ma Vie, George Sand se contente de quelques �loquentes apostrophes � ceux qu'elle a aim�s et qui ont cess� d'�tre. Chopin, qui avait eu le plus long bail, doit en prendre sa part: « Saintes promesses des cieux, s'�crie-t-elle, o� l'on se retrouve et o� l'on se reconna�t, vous n'�tes pas un vain r�ve!... Ô heures de supr�me joie et d'ineffables �motions, quand la m�re retrouvera son enfant, et les amis les dignes objets de leur amour! » Puis, faisant un retour sur soi-m�me, voici qu'elle prononce cette lugubre parole: « Mon coeur est un cimeti�re. » Sans doute elle y voit d�filer les cort�ges et s'accumuler les tombes des affections d�funtes. D�s 1833, Jules Sandeau, �vinc� et jetant la fl�che du Parthe, la comparait � une n�cropole. Plus habile, il avait �vit� d'�tre livr� au fossoyeur.


Notes

  1. Revue de Paris, du 15 d�cembre 1894.