Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE XX
INFLUENCE MÉTAPHYSIQUE: PIERRE LEROUX

Lorsque la doctrine id�aliste, chr�tienne et d�mocratique de Lamennais ne suffit plus � satisfaire la ferveur r�formatrice de George Sand, elle trouva un nouveau guide et un autre Mentor, un peu n�buleux celui-l�, en la personne de Pierre Leroux. Un enthousiasme non moins moindre, plus humain et sans doute mieux pay� de retour, la poss�da. Durant quatre ou cinq ans, elle jura sur la foi de ce m�taphysicien socialiste. À propos de la traduction qu'il fit de Werther et qui �tait illustr�e d'eaux-fortes de Tony Johannot, elle �crivit: « C'est une chose infiniment pr�cieuse que le livre d'un homme de g�nie traduit dans une autre langue par un autre homme de g�nie. » Le mot d�passe, � coup s�r, le jugement que la post�rit� portera sur Pierre Leroux; mais George Sand, comme on sait, n'�tait pas sans outrance dans ses admirations. Le philosophe, � qui Buloz refusait un jour certain article sur Dieu parce que ce n'�tait point un sujet d'actualit�, fut pr�sent� � l'auteur de L�lia par le berrichon Planet, toujours pr�occup� d'�lucider et de r�soudre la question sociale. Ils cherchaient, les uns et les autres, � t�tons, le moyen de compl�ter et de parachever la R�volution de 1789 qu'ils jugeaient trop exclusivement politique. George Sand explique, dans l'Histoire de ma Vie, comment et pourquoi elle d�sira entrer en relations avec Pierre Leroux: « J'ai ou� dire � Sainte-Beuve qu'il y avait deux hommes dont l'intelligence sup�rieure avait creus� et �clair� particuli�rement ce probl�me dans une tendance qui r�pondait � mes aspirations et qui calmerait mes doutes et mes inqui�tudes. Ils se trouvent, par la force des choses et par la loi du temps, plus avanc�s que M. Lamennais, parce qu'ils n'ont pas �t� retard�s comme lui par les emp�chements du catholicisme. Ils sont d'accord sur les points essentiels de leur croyance, et ils ont autour d'eux une �cole de sympathies qui les entretient dans l'ardeur de leurs travaux. Ces deux hommes sont Pierre Leroux et Jean Reynaud. Quand Sainte-Beuve me voyait tourment�e des d�sesp�rances de L�lia, il me disait de chercher vers eux la lumi�re, et il m'a propos� de m'amener ces savants m�decins de l'intelligence. » Elle h�sita longtemps, s'estimant « trop ignorante pour les comprendre, trop born�e pour les juger, trop timide pour leur exposer ses doutes int�rieurs. » Égale, sinon plus grande, �tait la timidit� de Pierre Leroux. Enfin, ce fut la femme qui fit les premirs pas. Elle lui demanda par lettre, pour un meunier de ses amis, le cat�chisme du r�publicain en deux ou trois heures de conversation. Planet tint l'emploi du meunier, personnage muet.

Un d�ner rassembla les trois convives dans la mansarde de George Sand. « Pierre Leroux fut d'abord g�n�, dit-elle; il �tait trop fin pour n'avoir pas devin� le pi�ge innocent que je lui avais tendu, et il balbutia quelque temps avant de s'exprimer. » La bonhomie de Planet, la sollicitude attentive de l'h�tesse, le mirent � l'aise. Et voici l'impression que laissa chez son auditrice cette premi�re entrevue: « Quand il eut un peu tourn� autour de la question, comme il fait souvent quand il parle, il arriva � cette grande clart�, � ces vifs aper�us et � cette v�ritable �loquence qui jaillissent de lui comme de grands �clairs d'un nuage imposant. Nulle instruction n'est plus pr�cieuse que la sienne, quand on ne le tourmente pas trop pour formuler ce qu'il ne croit pas avoir suffisamment d�gag� pour lui-m�me. Il a la figure belle et douce, l'oeil p�n�trant et pur, le sourire affectueux, la voix sympathique, et ce langage de l'accent et de la physionomie, cet ensemble de chastet� et de bont� vraies qui s'emparent de la persuasion autant que la force des raisonnements. Il �tait d�s lors le plus grand critique possible dans la philosophie de l'histoire, et, s'il ne vous faisait pas bien nettement entrevoir le but de sa philosophie personnelle, du moins il faisait appara�tre le pass� dans une si vive lumi�re, et il en promenait une si belle sur tous les chemins de l'avenir, qu'on se sentait arracher le bandeau des yeux comme avec la main. »

George Sand confesse qu'elle ne l'entendit qu'� moiti�, quand il d�veloppa le syst�me de la propri�t� des instruments de travail. Elle essaie de croire ou de faire croire que c'�tait le fait des arcanes de la langue philosophique, inaccessible � la m�diocrit� de sa culture intellectuelle. En v�rit�, elle est trop modeste, et le Pierre Leroux n'est pas tr�s clair. N�anmoins, elle discerna des lueurs et le proclame avec joie: « La logique de la Providence m'apparut dans ses discours, et c'�tait d�j� beaucoup: c'�tait une assise jet�e dans le champ de mes r�flexions. Je me promis d'�tudier l'histoire des hommes, mais je ne le fis pas, et ce ne fut que plus tard que, gr�ce � ce grand et noble esprit, je pus saisir enfin quelques certitudes. »

Ces certitudes, que nous t�cherons de d�m�ler, resteront assez vagues, la philosophie de Pierre Leroux �tant si �th�r�e, si loin des r�alit�s mesquines ou grossi�res, qu'elle risque parfois de dispara�tre dans les nuages ou de planer aux r�gions lointaines et impr�cises de l'empyr�e.

D�s ce temps-l�, la m�taphysique nourrissait mal son pr�tre. Pierre Leroux, en d�pit d'un travail �norme, avait grand'peine � suffire aux besoins d'une famille nombreuse. Aussi, lorsqu'il alla passer quelques jours � Nohant en octobre 1837, George Sand con�ut le projet de lui �lever ses enfants et de le tirer de la mis�re � son insu. « C'est plus difficile que nous ne pensions, �crit-elle � madame d'Agoult. Il a une fiert� d'autant plus invincible qu'il ne l'avoue pas et donne � ses r�sistances toute sorte de pr�textes. Je ne sais pas si nous viendrons � bout de lui. Il est toujours le meilleur des hommes et l'un des plus grands. Il est tr�s dr�le quand il raconte son apparition dans votre salon de la rue Laffitte. Il dit:

» — J'�tais tout crott�, tout honteux. Je me cachais dans un coin. Cette dame est venue � moi et m'a parl� avec une bont� incroyable. Elle �tait bien belle!

» Alors je lui demande comment vous �tiez v�tue, si vous �tes blonde ou brune, grande ou petite, etc. Il r�pond:

— Je n'en sais rien, je suis tr�s timide; je ne l'ai pas vue.

— Mais comment savez-vous si elle est belle?

— Je ne sais pas; elle avait un beau bouquet, et j'en ai conclu qu'elle devait �tre belle et aimable.

» Voil� bien une raison philosophique! qu'en dites-vous? »

Entre temps, Pierre Leroux reprenait aupr�s de George Sand la place laiss�e vide par Sainte-Beuve, lui servait de directeur de conscience. Il avait fort � faire. Elle le chargeait notamment de sermonner F�licien Mallefille, qui, occupant � Nohant le poste de pr�cepteur auquel Eug�ne Pelletan fut trouv� impropre, ajouta � ses fonctions officielles un autre emploi que l'on pr�sume. Six mois durant, il eut l'honneur d'�tre un secr�taire tr�s intime, et il ne voulait pas abdiquer; mais l'affection de George Sand suivit l'�volution coutumi�re. Au d�but, pendant l'hiver de 1837-38, elle atteste que Mallefille est une « nature sublime », qu'elle « l'aime de toute son �me » et donnerait pour lui « la moiti� de son sang. » Or, il advint que le sentimental et envahissant pr�cepteur s'avisa de vouloir supplanter ou doubler Liszt, et adressa � la comtesse d'Agoult une lettre enflamm�e et irrespectueuse. George Sand, que cette liaison domestique commen�ait � lasser, saisit l'occasion propice pour le rendre � ses stricts devoirs de p�dagogue. Il r�sista, fit des sc�nes, faillit se battre en duel avec un ami de la maison. Afin de calmer cet effervescent, elle le d�p�cha aupr�s de Pierre Leroux, en le munissant d'une petite image colori�e qui repr�sentait saint Pierre au moment o� le Christ le pr�serve d'�tre englouti par les flots. Elle avait joint cette d�dicace: « Soyez le sauveur de celui qui se noie. » Et elle fournissait des explications compl�mentaires, dans une lettre en date du 26 septembre 1838: « Quand viendra entre vous la question des femmes, dites-lui bien qu'elles n'appartiennent pas � l'homme par droit de force brutale, et qu'on ne raccommode rien en se coupant la gorge. » Pierre Leroux administra la mercuriale demand�e, d�barrassa George Sand, sauva Mallefille et fut son rempla�ant.

À Nohant, l'existence �tait celle de la libert� absolue, en m�me temps que du travail opini�tre. De m�me � Paris, lorsque George Sand y faisait de rapides s�jours. Elle se sentit d�livr�e de ses derni�res entraves morales, lorsqu'elle perdit sa m�re, � la fin d'ao�t 1837. Tout aussit�t, elle �crit de Fontainebleau � son ami Gustave Papet: « Elle a eu la mort la plus douce et la plus calme; sans aucune agonie, sans aucun sentiment de sa fin, et croyant s'endormir pour se r�veiller un instant apr�s. Tu sais qu'elle �tait proprette et coquette. Sa derni�re parole a �t�: « Arrangez-moi mes cheveux. » Pauvre petite femme! fine, intelligente, artiste, g�n�reuse; col�re dans les petites choses, et bonne dans les grandes. Elle m'avait fait bien souffrir, et mes plus grands maux me sont venus d'elle. Mais elle les avait bien r�par�s dans ces derniers temps, et j'ai eu la satisfaction de voir qu'elle comprenait enfin mon caract�re et qu'elle me rendait une compl�te justice. J'ai la conscience d'avoir fait pour elle tout ce que je devais. Je puis bien dire que je n'ai plus de famille. Le ciel m'en a d�dommag�e en me donnant des amis tels que personne peut-�tre n'a eu le bonheur d'en avoir. »

Dans le nombre, Pierre Leroux occupe une situation avantageuse et comme privil�gi�e. Il n'�tait ni assez jeune ni assez s�duisant pour obtenir l'affection exalt�e qu'eurent en partage Jules Sandeau, Alfred de Musset et le docteur Pagello. Du moins il n'encourut pas la m�me disgr�ce que Michel (de Bourges), F�licien Mallefille et plusieurs autres. En ce qui le concerne, la brouille retentissante ne succ�da pas au violent enthousiasme. Ce fut une bonne liaison tr�s litt�raire, plus intellectuelle que tendre. George Sand y recueillit la substance m�taphysique de Pierre Leroux, qui re�ut en �change des romans humanitaires pour la Revue Ind�pendante. Elle subit cependant � tel point l'ascendant du philosophe qu'elle voulut �duquer ses enfants dans les principes de cette religion sociale. D'autres furent ses amants, Pierre Leroux fut son grand-pr�tre la�que. « Dites-lui, mande-t-elle le 22 f�vrier 1839 de Majorque o� elle cohabite avec Chopin, que j'�l�ve Maurice dans son Évangile. Il faudra qu'il le perfectionne lui-m�me, quand le disciple sera sorti de page. En attendant, c'est un grand bonheur pour moi, je vous jure, que de pouvoir lui formuler mes sentiments et mes id�es. C'est � Leroux que je dois cette formule, outre que je lui dois aussi quelques sentiments et beaucoup d'id�es de plus 1. »

O� trouver cette formule? Sera-ce dans les deux oeuvres de George Sand que Pierre Leroux a marqu�es de son empreinte la plus profonde, Spiridion et les Sept Cordes de la Lyre? L'�l�ment de haute et abstraite psychologie y domine et presque y �touffe l'intrigue romanesque. Buloz n'avait aucune sympathie pour ce genre de litt�rature et ne l'accueillait dans la Revue des Deux Mondes qu'en maugr�ant et en r�clamant pour ses lecteurs une p�ture plus l�g�re, plus facilement assimilable. George Sand, le 22 avril 1839, s'en explique dans une lettre � madame Marliani: « Dites � Buloz de se consoler! Je lui fais une esp�ce de roman dans son go�t. Mais il faudra qu'il paye comptant, et qu'avant tout il fasse para�tre la Lyre. Au reste, ne vous effrayez pas du roman au go�t de Buloz, j'y mettrai plus de philosophie qu'il n'en pourra comprendre. Il n'y verra que du feu, la forme lui fera avaler le fond. » De quel roman s'agit-il l�? Ce ne peut �tre d' Engelwald, un long r�cit dont l'intrigue, se d�roulant au Tyrol, refl�tait les doctrines r�publicaines de Michel (de Bourges), et dont le manuscrit fut retir� et d�truit. Il est sans doute question, non pas d'Horace qui sera refus� par la Revue en raison de ses tendances socialistes, mais de Gabriel, roman devenu un drame, qui obtint les �loges les plus chaleureux de Balzac et repose sur l'ambigu�t� de sexe d'une jeune fille, d�guis�e en gar�on pour recueillir un majorat. Gabriel fut �crit � Marseille, au retour du voyage aux �les Bal�ares, et l'on peut supposer que l'�crivain y mit le reflet de son caract�re et de sa pens�e.

Spiridion, commenc� � Nohant et termin� � Majorque, dans la chartreuse de Valdemosa, en janvier 1839, est d�di� en ces termes � Pierre Leroux: « Ami et fr�re par les ann�es, p�re et ma�tre par la vertu et la science, agr�ez l'envoi d'un de mes contes, non comme un travail digne de vous �tre offert, mais comme un t�moignage d'amiti� et de v�n�ration. » Ils �taient alors, elle et lui, en parfaite communion d'aspirations philosophiques, en pleine lune de miel litt�raire. « J'ai la certitude, �crira-t-elle encore le 27 septembre 1841 � Charles Duvernet, qu'un jour on lira Leroux comme on lit le Contrat social. C'est le mot de M. de Lamartine... Au temps de mon scepticisme, quand j'�crivais L�lia, la t�te perdue de douleurs et de doutes sur toute chose, j'adorais la bont�, la simplicit�, la science, la profondeur de Leroux; mais je n'�tais pas convaincue. Je le regardais comme un homme dupe de sa vertu. J'en ai bien rappel�; car, si j'ai une goutte de vertu dans les veines, c'est � lui que je la dois, depuis cinq ans que je l'�tudie, lui et ses oeuvres. » Cette �tude inspira � George Sand la th�se de Spiridion, ainsi qu'elle l'indique dans la pr�face g�n�rale �crite en 1842 et recueillie dans le volume, Questions d'art et de litt�rature: « Je demandai � mon si�cle quelle �tait sa religion. On m'observa que cette pr�occupation de mon cerveau manquait d'actualit�. Les critiques qui m'avaient tant reproch� de n'avoir ni foi ni loi, de n'�tre qu'un artiste, c'est-�-dire, dans leurs id�es d'alors, un brouillon et un ath�e, m'adress�rent de doctes et paternels reproches sur ma pr�tention � une croyance, et m'accus�rent de vouloir me donner des airs de philosophe. « Restez artiste! » me disait-on alors de toutes parts, comme Voltaire disait � son perruquier: « Fais des perruques. »

Dans Spiridion appara�t la trilogie ou la trinit� mystique, ch�re � Pierre Leroux, et que George Sand r�sumait en une lettre � mademoiselle Leroyer de Chantepie, le 28 ao�t 1842: « Je crois � la vie �ternelle, � l'humanit� �ternelle, au progr�s �ternel. » Cette religion de bienfaisance et d'amour ouvre � nos regards des perspectives infinies de beaut�, de bonheur et d'espoir. Le ma�tre a vu clair dans ces espaces, et le n�ophyte, qui a la foi, redit ce que le ma�tre a vu. Il s'en fait gloire et le proclame dans une lettre � M. Guillon, du 14 f�vrier 1844: « George Sand n'est qu'un p�le reflet de Pierre Leroux, un disciple fanatique du m�me id�al, mais un disciple muet et ravi devant sa parole, toujours pr�t � jeter au feu toutes ses oeuvres, pour �crire, parler, penser, prier et agir sous son inspiration. Je ne suis que le vulgarisateur � la plume diligente et au coeur impressionnable, qui cherche � traduire dans des romans la philosophie du ma�tre. Otez-vous donc de l'esprit que je suis un grand talent. Je ne suis rien du tout, qu'un croyant docile et p�n�tr�. » Suit une d�claration, que nous n'accepterons pas sans r�serve, sur le genre d'amour, essentiellement platonique, — « psychique » dirait le Bellac du Monde o� l'on s'ennuie, — qui a fait ce miracle. « L'amour de l'�me, dit-elle, je le veux bien, car, de la crini�re du philosophe, je n'ai jamais song� � toucher un cheveu et n'ai jamais eu plus de rapports avec elle qu'avec la barbe du Grand Turc. Je dis cela pour que vous sentiez bien que c'est un acte de foi s�rieux, le plus s�rieux de ma vie, et non l'engouement �quivoque d'une petite dame pour son m�decin ou son confesseur. Il y a encore de la religion et de la foi en ce monde. »

Cette foi, cette religion, qui �voquent la m�moire du Vicaire Savoyard, vont prendre corps dans un couvent de B�n�dictins o� doit �clore et rayonner la lumi�re du renouveau. H�bronius, c'est-�-dire Spiridion, moine parvenu aux extr�mes confins d'un spiritualisme �pur� qui, derri�re le mythe et le symbole, entrevoit la r�alit� divine, a d�pouill�, au sanctuaire de sa conscience, toutes les superstitions rituelles. George Sand nous d�peint ainsi l'�tat douloureux de cette �me: « Il renon�a sans retour au christianisme; mais, comme il n'avait plus de religion nouvelle � embrasser � la place, et que, devenu plus prudent et plus calme, il ne voulait pas se faire inutilement accuser encore d'inconstance et d'apostasie, il garda toutes les pratiques ext�rieures de ce culte qu'il avait int�rieurement abjur�. Mais ce n'�tait pas assez d'avoir quitt� l'erreur; il aurait encore fallu trouver la v�rit�. « Spiridion l'a cherch�e, et apr�s lui son disciple Fulgence, et ensuite Alexis, disciple de Fulgence, et enfin Angel, disciple d'Alexis. À quel r�sultat sont-ils parvenus? Ils n'ont �tabli que ce qu'on pourrait appeler des constatations n�gatives. Leur doctrine, tr�s nette en sa partie critique, demeurera vague en ses conclusions positives. Le P. Alexis a �t� con�u fort exactement: il expose � Angel les vices et les calculs des moines, leurs voisins de cellules. C'est un tableau, s�v�re mais v�ridique, de la vie conventuelle et de l'�me monacale: « Ils ont pressenti en toi un homme de coeur, sensible � l'outrage, compatissant � la souffrance, ennemi des f�roces et l�ches passions. Ils se sont dit que dans un tel homme ils ne trouveraient pas un complice, mais un juge; et ils veulent faire de toi ce qu'ils font de tous ceux dont la vertu les effraie et dont la candeur les g�ne. Ils veulent t'abrutir, effacer en toi par la pers�cution toute notion du juste et de l'injuste, �mousser par d'inutiles souffrances toute g�n�reuse �nergie. Ils veulent, par de myst�rieux et vils complots, par des �nigmes sans mot et des ch�timents sans objet, t'habituer � vivre brutalement dans l'amour et l'estime de toi seul, � te passer de sympathie, � perdre toute confiance, � m�priser toute amiti�. Ils veulent te faire d�sesp�rer de la bont� du ma�tre, te d�go�ter de la pri�re, te forcer � mentir ou � trahir tes fr�res dans la confession, te rendre envieux, sournois, calomniateur, d�lateur. Ils veulent te rendre pervers, stupide et inf�me. Ils veulent t'enseigner que le premier des biens c'est l'intemp�rance et l'oisivet�, que pour s'y livrer en paix il faut tout avilir, tout sacrifier, d�pouiller tout souvenir de grandeur, tuer tout noble instinct. Ils veulent t'enseigner la haine hypocrite, la vengeance patiente, la couardise et la f�rocit�. Ils veulent que ton �me meure pour avoir �t� nourrie de miel, pour avoir aim� la douceur et l'innocence. Ils veulent, en un mot, faire de toi un moine. » Et, comme Angel se r�crie devant cette peinture d'un monast�re avili, peupl� de pr�varicateurs, Alexis r�sume ce qui, dans sa bouche, n'est pas une philippique ou une d�clamation sous forme de r�quisitoire, mais une th�se �tay�e par des faits: « Tu chercherais en vain un couvent moins souill� et des moines meilleurs; tous sont ainsi. La foi est perdue sur la terre, et le vice est impuni. »

Comment r�veiller la foi et exterminer le vice? Il faut d'abord, � l'estime du P. Alexis, �cho de Spiridion, c'est-�-dire de Pierre Leroux, remonter � l'origine de l'Étre et se donner � soi-m�me une explication plus normale que la simple pr�-existence d'un Dieu pur esprit, qui tire de sa seule substance la mati�re et peut la faire rentrer en lui par un an�antissement pareil � sa cr�ation. Voici de la Cause des causes, dont nous sommes les effets, l'interpr�tation m�taphysique que le vertueux Alexis ne saurait admettre: « Organis� comme il l'est, l'homme, qui ne doit pourtant juger et croire que d'apr�s ses perceptions, peut-il concevoir qu'on fasse de rien quelque chose, et de quelque chose rien? Et sur cette base, quel �difice se trouve b�ti? Que vient faire l'homme sur ce monde mat�riel que le pur esprit a tir� de lui-m�me? Il a �t� tir� et form� de la mati�re, puis plac� dessus par le Dieu qui conna�t l'avenir, pour �tre soumis � des �preuves que ce Dieu dispose � son gr� et dont il sait d'avance l'issue, pour lutter, en un mot, contre un danger auquel il doit n�cessairement succomber, et expier ensuite une faute qu'il n'a pu s'emp�cher de commettre. »

À cette conception des antiques th�ologies, que l'on retrouve encore dans le christianisme, Spiridion opposait une croyance d'�ternel devenir et de perp�tuel recommencement, qu'il d�duisait au cours de ses entretiens avec Fulgence: « Que peut signifier ce mot, pass�? et quelle action veut marquer ce verbe, n'�tre plus? Ne sont-ce pas l� des id�es cr��es par l'erreur de nos sens et l'impuissance de notre raison? Ce qui a �t� peut-il cesser d'�tre? Et ce qui est peut-il n'avoir pas �t� de tout temps? » Puis, comme Fulgence l'interroge � la mani�re dont les ap�tres interrogeaient le Christ, et lui demande s'il ne mourra point ou si on le verra encore apr�s qu'il ne sera plus, Spiridion insiste et cherche � pr�ciser. C'est ici qu'en d�pit de ses efforts la doctrine devient fluide: « Je ne serai plus et je serai encore, r�pondit le ma�tre. Si tu ne cesses pas de m'aimer, tu me verras, tu me sentiras, tu m'entendras partout. Ma forme sera devant tes yeux, parce qu'elle restera grav�e dans ton esprit; ma voix vibrera � ton oreille, parce qu'elle restera dans la m�moire de ton coeur; mon esprit se r�v�lera encore � ton esprit, parce que ton �me me comprend et me poss�de. » Par suite, la mort n'est plus qu'une apparence, c'est en r�alit� une transformation de la substance et une migration. Spiridion, � son lit d'agonie, l�gue cette promesse et cette certitude � Fulgence: « Je ne m'en vais pas... Tous les �l�ments de mon �tre retournent � Dieu, et une partie de moi passe en toi. » Ainsi le spiritualisme transcendant de Pierre Leroux rejoint l'enseignement du Christ. À d�faut du Jardin des Olives et du Golgotha, nous gardons une C�ne symbolique et une Pentec�te qui veut r�pandre � travers le monde d'autres �vang�listes. Il n'y a pas r�surrection de l'�tre, mais p�rennit� de l'esprit. À telles enseignes que, lorsque Spiridion appara�t � ses disciples, on peut se demander si c'est par la pr�sence r�elle ou par la permanence secr�te et la survivance suprasensible. Ni Alexis ni Angel, ni George Sand ni Pierre Leroux, ne se chargent de traduire le mythe, d'�lucider le myst�re.

Voici l'une de ces apparitions, � peine entrevue, bient�t enfuie comme un mirage, alors qu'Alexis, hant� par la curiosit� de l'inconnu, p�n�tre dans la biblioth�que close, r�serv�e aux livres h�r�tiques: « Il '�tait assis dans l'embrasure d'une longue crois�e gothique, et le soleil enveloppait d'un chaud rayon sa lumineuse chevelure blonde; il semblait lire attentivement. Je le contemplai, immobile, pendant environ une demi-minute, puis je fis un mouvement pour m'�lancer � ses pieds; mais je me trouvai � genoux devant un fauteuil vide: la vision s'�tait �vanouie dans le rayon solaire. » Au sortir de ces hallucinations ou de ces extases, Alexis, ne pouvant d�chiffrer l'�nigme de l'au del�, essaie au moins d'arracher � l'histoire des religions le secret de leurs vicissitudes. Il �tudie tour � tour Ab�lard, Arnauld de Brescia, Pierre Valdo, tous les h�t�rodoxes du moyen �ge, Wiclef, Jean Huss, Luther, ainsi que les philosophes de l'antiquit� pa�enne. C'est la voie qui conduira George Sand, sur les traces de Pierre Leroux, vers les prodigieux h�ros de la guerre des Hussites, un Jean Ziska, un Procope le Grand, pour aboutir � la fiction de Consuelo et de la Comtesse de Rudolstadt. De cette p�r�grination, et le P. Alexis et George Sand ont rapport� une sainte et l�gitime horreur contre cette fausse orthodoxie et cette pr�tendue infaillibilit� qui �dictent la maxime abominable: « Hors de l'Église, point de salut. » Et l'auteur de Spiridion, se substituant � son personnage, aboutit � une conclusion aussi lamentable que patente: « Il n'y a pas de milieu pour le catholique: il faut qu'il reste catholique ou qu'il devienne incr�dule. Il faut que sa religion soit la seule vraie, ou que toutes les religions soient fausses. »

Sur ces ruines et avec les mat�riaux qui jonchent le sol, est-il possible d'op�rer une reconstruction, d'�difier la J�rusalem nouvelle? Dans Spiridion, George Sand a consomm� la besogne de d�molition. Dans les Sept Cordes de la Lyre, se dessinera en 1839 le concept de la Cit� future, o� l'humanit�, au lieu de v�g�ter, devra prosp�rer et s'�panouir en une atmosph�re de lumi�re et de beaut�. Cette id�e se formule sous les esp�ces d'un drame philosophique, analogue � ceux que s'est complu � concevoir Renan sur son d�clin: l'Abbesse de Jouarre, Caliban, l'Eau de Jouvence, le Pr�tre de N�mi. Ici, l'oeuvre se divise en cinq actes, qui ont pour d�nominations: la Lyre, les Cordes d'or, les Cordes d'argent, les Cordes d'acier, la Corde d'airain. Ma�tre Albertus, docteur �s m�taphysique, a h�rit� cette lyre de son vieil ami, le luthier Meinbaker, qui lui a l�gu� le soin d'�lever sa fille H�l�ne. Elle grandit parmi les disciples du philosophe, encline � cultiver la po�sie et la musique qui lui sont interdites. Ma�tre Albertus est un �ducateur aust�re, incorruptible. À tous les acheteurs successifs il refusera de vendre la lyre merveilleuse; il la prot�gera contre le perfide M�phistoph�l�s, qui t�chera de la d�rober ou de la d�truire. Il honore en elle la majest� d'un symbole. « L'�me, dit-il, est une lyre dont il faut faire vibrer toutes les cordes, tant�t ensemble, tant�t une � une, suivant les r�gles de l'harmonie et de la m�lodie; mais, si on laisse rouiller ou d�tendre ces cordes � la fois d�licates et puissantes, en vain l'on conservera avec soin la beaut� ext�rieure de l'instrument, en vain l'or et l'ivoire de la lyre resteront purs et brillants; la voix du ciel ne l'habite plus, et ce corps sans �me n'est plus qu'un meuble inutile. « C'est la m�me doctrine que professe Hanz, disciple favori du ma�tre, et qui para�t �tre un double de Pierre Leroux. Il r�cite fort congr�ment sa le�on de m�taphysique: « L'humanit� est un vaste instrument dont toutes les cordes vibrent sous un souffle providentiel, et, malgr� la diff�rence des tons, elles produisent la sublime harmonie. Beaucoup de cordes sont bris�es, beaucoup sont fauss�es; mais la loi de l'harmonie est telle que l'hymne �ternel de la civilisation s'�l�ve incessamment de toutes parts, et que tout tend � r�tablir l'accord souvent d�truit par l'orage qui passe. »

Le drame entier des Sept Cordes de la Lyre est sur ce ton m�taphorique, un peu sibyllin. Tant�t, ce sont des apostrophes: « Principe �ternel, �me de l'univers, � grand esprit, � Dieu! toi qui resplendis dans ce firmament sublime, et qui vis dans l'infini de ces soleils et de ces mondes �tincelants... » Tant�t, des sentences synth�tiques: « Je d�finis la m�taphysique l'id�e de Dieu, et la po�sie, le sentiment de Dieu. » Ou encore: « Vous autres artistes, vous �tes des colombes, et nous, logiciens, des b�tes de somme. » Parfois, mais rarement, il y a un trait d'ironie: « À quoi sert la critique? À tracer des �pitaphes. » Et ce passage, assez amer, semble viser Victor Cousin, chef de l'�clectisme, irr�ductible adversaire de Pierre Leroux: « Au nom de la philosophie, tel ambitieux occupe les premi�res charges de l'État, tandis que, martyr de son g�nie, tel artiste vit dans la mis�re, entre le d�sespoir et la vulgarit�. »

De ci, de l�, le dialogue s'�maille de morceaux d'�loquence, de maximes d'un style noble, un peu tendu. H�l�ne s'�crie, en soutenant la lyre d'une main, en levant l'autre vers le ciel: « La vie est courte, mais elle est pleine! L'homme n'a qu'un jour, mais ce jour est l'aurore de l'�ternit�! » Et la lyre r�sonne magnifiquement, et Hanz s'�crie � son tour, comme l'antistrophe succ�dant � la strophe: « Oui, l'�me est immortelle, et, apr�s cette vie, l'infini s'ouvrira devant nous. » Puis, r�sonne � notre oreille, tandis que nous gravissons les pentes du Parnasse, du Pinde ou de l'H�licon, le Choeur des esprits c�lestes: « Chaque grain de poussi�re d'or qui se balance dans le rayon solaire chante la gloire et la beaut� de l'Eternel; chaque goutte de ros�e qui brille sur chaque brin d'herbe chante la gloire et la beaut� de l'Eternel; chaque flot du rivage, chaque rocher, chaque brin de mousse, chaque insecte chante la gloire et la beaut� de l'Eternel! Et le soleil de la terre, et la lune p�le, et les vastes plan�tes, et tous les soleils de l'infini avec les mondes innombrables qu'ils �clairent, et les splendeurs de l'�ther �tincelant, et les ab�mes incommensurables de l'empyr�e, entendent la voix du grain de sable qui roule sur la pente de la montagne, la voix que l'insecte produit en d�pliant son aile diapr�e, la voix de la fleur qui s�che et �clate en laissant tomber sa graine, la voix de la mousse qui fleurit, la voix de la feuille qui se dilate en buvant la goutte de ros�e; et l'Eternel entend toutes les voix de la lyre universelle. »

Pourquoi ma�tre Albertus brise-t-il successivement les deux cordes d'or, les deux cordes d'argent, qui repr�sentent, celles-l� la foi et l'infini, celles-ci l'esp�rance et la beaut�? Ce n'est pas pour complaire � M�phistoph�l�s, qu'il traite avec une rudesse antis�mite: « Votre maladie, dites-vous, �tait mortelle, mais les juifs ont la vie si dure!... Quand un juif se plaint, c'est signe qu'il est content. » Albertus, quoique ce drame ne soit ni localis� ni dat�, est un id�aliste que le machinisme moderne doit d�concerter. Mais l'Esprit de la lyre lui annonce — comme la Sibylle � Én�e les glorieux destins r�serv�s aux chemins de fer. Cette proph�tie ne sera point sans int�r�t, formul�e qu'elle est en 1839: « Sur ces chemins �troits, ray�s de fer, qui tant�t s'�l�vent sur les collines et tant�t s'enfoncent et se perdent dans le sein des la terre, vois rouler, avec la rapidit� de la foudre, ces lourds chariots encha�n�s � la file, qui portent des populations enti�res d'une fronti�re � l'autre dans l'espace d'un jour, et qui n'ont pour moteur qu'une colonne de noire fum�e! Ne dirait-on pas du char de Vulcain roul� par la main formidable des invisibles cyclopes? » On pourrait ajouter que la description de George Sand ressemble au d�veloppement d'une mati�re de vers latins ou � une paraphrase en prose de l'abb� Delille.

Apr�s les cordes d'acier bris�es, qui �taient les cordes humaines, il ne reste plus que la seule corde d'airain, la corde d'amour. Et l'Esprit de la lyre murmure � H�l�ne, mystiquement �prise d'Albertus: « Ô H�l�ne, aime-moi comme je t'aime! L'amour est puissant, l'amour est immense, l'amour est tout; c'est l'amour qui est dieu; car l'amour est la seule chose qui puisse �tre infinie dans le coeur de l'homme. » En un paroxysme d'extase, la jeune fille saisit la lyre, touche avec imp�tuosit� la corde d'airain et la brise. Elle tombe morte, Albertus �vanoui. Quand il se r�veille, il dit � ses disciples ces simples paroles: « Mes enfants, l'orage a �clat�, mais le temps est serein; mes pleurs ont coul�, mais mon front est calme; la lyre est bris�e, mais l'harmonie a pass� dans mon �me. Allons travailler! » Et ce dernier mot est pr�cis�ment celui que Claude Ruper, qui a pri� comme Albertus, adresse � son disciple Antonin, quand le rideau du dernier acte tombe sur la Femme de Claude.

Voil� les pens�es sublimes d'�ternit� et de pardon que nous retrouverons au terme de la Comtesse de Rudolstadt! Elles rappellent la maxime admirable du sage: « Il faut travailler comme si l'on devait vivre toujours, et �tre pr�t comme si l'on devait partir demain. » Cet id�al de perfection, de bont� et d'amour, hantait l'�me g�n�reuse de George Sand, alors que la calomnie stupide l'accusait d'aller le dimanche � la barri�re et d'en revenir ivre avec Pierre Leroux.


Notes

  1. Il convient, d'ailleurs, d'observer qu'elle �crira plus tard, en d�cembre 1847: « C'est un g�nie admirable dans la vie id�ale, mais qui patauge toujours dans la vie r�elle. »