Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE II
LES ANNÉES D'ENFANCE

Pour fil conducteur � travers l'enfance et la jeunesse de George Sand, nons avons encore l'Histoire de ma Vie, mais r�dig�e sous une inspiration sensiblement diff�rente. Tous les premiers chapitres, relatifs aux origines, avaient �t� compos�s et publi�s sous la monarchie de Juillet. L'�crivain reprend la plume et continue son autobiographie, le 1er juin 1848, apr�s avoir particip� aux �v�nements de la R�volution qui renversa Louis-Philippe et avoir collabor�, aupr�s de Ledru-Rollin, fondateur du suffrage universel, aux circulaires du gouvernement provisoire. Il en r�sulte une �volution de sa pens�e, une volte-face analogue � celle qu'on remarque, au regard de M. Thiers, dans les volumes de l'Histoire du Consulat et de l'Empire post�rieurs au Deux D�cembre. « J'ai beaucoup appris, d�clare George Sand, beaucoup v�cu, beaucoup vieilli durant ce court intervalle... Si j'eusse fini mon livre avant cette R�volution, c'e�t �t� un autre livre, celui d'un solitaire, d'un enfant g�n�reux, j'ose le dire, car je n'avais �tudi� l'humanit� que sur des individus souvent exceptionnels et toujours examin�s par moi � loisir. Depuis j'ai fait, de l'oeil, une campagne dans le monde des faits, et je n'en suis point revenue telle que j'y �tais entr�e. J'y ai perdu les illusions de la jeunesse, que par un privil�ge d� � ma vie de retraite et de contemplation, j'avais conserv�es plus tard que de raison. »

Ces illusions, nous les conna�trons mieux et pourrons en appr�cier la persistance, en repassant avec George Sand les p�rip�ties de ses premi�res ann�es et les hasards d'une �ducation o� se heurt�rent les influences rivales de sa m�re et de son a�eule.

Madame Dupin, en d�pit des fr�quents voyages que son fils faisait � Nohant, n'avait appris de lui ni le mariage avec madame Delaborde ni la naissance de l'enfant survenue le 12 messidor. C'est seulement vers la fin de brumaire an XIII (novembre 1804) qu'elle con�ut des soup�ons et voulut les �claircir. L'Histoire de ma Vie rapporte les deux lettres qu'elle adressa au maire du cinqui�me arrondissement: « J'ai de fortes raisons, �crivait-elle, pour craindre que mon fils unique ne se soit r�cemment mari� � Paris sans mon consentement. Je suis veuve; il a vingt-six ans; il sert, il s'appelle Maurice-Fran�ois-Élisabeth Dupin. La personne avec laquelle il a pu contracter mariage a port� diff�rents noms; celui que je crois le sien est Victoire Delaborde. Elle doit �tre un peu plus �g�e que mon fils — (elle avait effectivement trente ans), — tous deux demeurent ensemble rue Meslay, n� 15... Cette fille ou cette femme, car je ne sais de quel nom l'appeler, avant de s'�tablir dans la rue Meslay, demeurait en niv�se dernier rue de la Monnaie, o� elle tenait une boutique de modes. »

Les lettres ni les d�marches de madame Dupin ne purent aboutir � l'annulation du mariage. Elle recueillit seulement, comme pour attiser sa col�re, des renseignements fort peu �difiants sur les origines de cette bru qui entrait subrepticement dans sa famille, sur le p�re, Claude Delaborde, oiselier au quai de la M�gisserie, sur le grand-p�re maternel, un certain Cloquart, qui portait encore, par del� la R�volution, un grand habit rouge et un chapeau � cornes, son costume de noces sous le r�gne de Louis XV.

Cependant l'officier de l'�tat civil, un maire � l'�me patriarcale, tentait de calmer les inqui�tudes de madame Dupin. Il chargeait, selon ses propres expressions, une personne intelligente et s�re de p�n�trer, sous un pr�texte quelconque, dans l'int�rieur des jeunes �poux, et voici le tableau qu'il en trace, d'apr�s ce t�moin fid�le: « On a trouv� un local extr�mement modeste, mais bien tenu, les deux jeunes gens ayant un ext�rieur de d�cence et m�me de distinction, la jeune m�re au milieu de ses enfants, allaitant elle-m�me le dernier, et paraissant absorb�e par ces soins maternels; le jeune homme plein de politesse, de bienveillance et de s�r�nit�... Enfin, quels qu'aient pu �tre les ant�c�dents de la personne, ant�c�dents que j'ignore enti�rement, sa vie est actuellement des plus r�guli�res et d�note m�me une habitude d'ordre et de d�cence qui n'aurait rien d'affect�. En outre, les deux �poux avaient entre eux le ton d'intimit� douce qui suppose la bonne harmonie, et, depuis des renseignements ult�rieurs, je me suis convaincu que rien n'annonce que votre fils ait � se repentir de l'union contract�e. »

Le maire termine par quelques paroles de condol�ance, en pr�voyant qu'un jour ou l'autre le jeune homme se repentira d'avoir bris� le coeur de sa m�re. Mais c'est sa premi�re, sa seule faute. Elle est r�parable, elle comporte le pardon, et, au demeurant, le ton qu'on a vu chez lui ne justifie nullement les douloureux pr�sages que madame Dupin avait con�us. Comme beaucoup de belles-m�res, elle esp�rait que son fils serait malheureux et lui reviendrait. Il n'en �tait rien. Maurice n'avait d'autre souci imm�diat que de chercher les voies d'une r�conciliation malais�e. Il finit par les d�couvrir, sous une forme assez romanesque qui fut couronn�e de succ�s. Madame Dupin �tait venue secr�tement � Paris, afin de consulter M. de S�ze et deux autres avocats c�l�bres sur la validit� du mariage. Ils d�clar�rent l'affaire neuve, comme toutes celles du m�me genre qui d�coulaient de la l�gislation civile r�cemment mise en vigueur; mais ils estim�rent que le mariage avait toutes chances d'�tre reconnu valable par les tribunaux, partant la naissance d'�tre proclam�e l�gitime.

Sur ces entrefaites, Maurice, inform� du voyage de sa m�re, prit la petite Aurore dans ses bras et chargea la porti�re de monter avec l'enfant chez madame Dupin, en lui disant: « Voyez donc, madame, la jolie petite fille dont je suis grand'm�re! Sa nourrice me l'a apport�e aujourd'hui, et j'en suis si heureuse que je ne peux pas m'en s�parer un instant. » Tout en bavardant, elle d�posa le b�b� sur les genoux de la vieille dame qui cherchait sa bonbonni�re. Soudain un soup�on traversa l'esprit de madame Dupin. Elle s'�cria: « Vous me trompez, cette enfant n'est pas � vous; ce n'est pas � vous qu'elle ressemble... Je sais, je sais ce que c'est. » Et elle repoussait la petite Aurore qui, effray�e, se mit � verser des larmes. La porti�re s'appr�tait � reprendre et � emporter l'enfant. La grand'm�re fut vaincue. Lorsqu'elle sut que son fils �tait en bas, elle le fit appeler. C'�tait le pardon. Quand ils se retir�rent, Aurore avait dans la main une bague de rubis que madame Dupin envoyait � sa belle-fille: George Sand a toujours port� cette bague. Quelques semaines plus tard, la r�conciliation fut compl�te. La ch�telaine de Nohant consentit � recevoir l'humble modiste qui s'�tait introduite dans la famille; elle assista au mariage religieux, ainsi qu'au repas qui suivit. Aussit�t apr�s, elle regagna son manoir berrichon.

Le jeune m�nage s'�tait install� dans un �troit appartement de la rue Grange Bateli�re. Bient�t Maurice fut oblig� de rejoindre son r�giment pour la campagne d'Ulm, et sa femme demeura � Paris avec ses deux enfants, la petite Aurore et son a�n�e Caroline, qui n'�tait pas la fille de Maurice Dupin. Le train de vie �tait des plus modestes, l'existence des plus r�guli�res. Celle qui jadis avait suivi un g�n�ral sur les grandes routes de l'Italie, n'aspirait d�sormais qu'� la qui�tude. Elle n'avait aucun go�t pour le monde. « Les grands d�ners, �crit George Sand, les longues soir�es, les visites banales, le bal m�me, lui �taient odieux. C'�tait la femme du coin du feu ou de la promenade rapide et fol�tre. » En ce point, ses sentiments �taient tout � fait conformes � ceux de son mari. « Ils ne se trouvaient heureux, ajoute l'Histoire de ma Vie, que dans leur petit m�nage. Partout ailleurs ils �touffaient de m�lancoliques b�illements, et ils m'ont l�gu� cette secr�te sauvagerie qui m'a rendu toujours le monde insupportable et le home n�cessaire. »

Nous n'avons que de rares lettres de Maurice Dupin � sa femme et nous n'en poss�dons point qui aient �t� adress�es � sa m�re, durant la campagne de 1805. On sait toutefois qu'il participa � la s�rie d'op�rations militaires qui devaient se terminer par l'occupation de Vienne. Mais il n'est pas certain qu'il ait assist� � la bataille d'Austerlitz. Son avancement s'effectuait avec lenteur. Depuis Marengo, il marquait le pas au grade de lieutenant. Il s'en plaint dans sa correspondance. De l� cette phrase de l'Histoire de ma Vie, sans qu'on voie bien exactement s'il faut l'attribuer � George Sand ou � son p�re: « Chacun sous l'Empire songe � soi; sous la R�publique, c'�tait � qui s'oublierait. »

Nomm� enfin capitaine du 1er hussards le 30 frimaire an XIV (20 d�cembre 1805) et chevalier de la L�gion d'honneur � la m�me �poque, Maurice Dupin revint passer quelques semaines � Paris. Entre temps, la petite Aurore avait �t� mise en sevrage � Chaillot, chez la tante Lucie, soeur de sa m�re, qui avait �pous� M. Mar�chal, officier retrait�. Elle jouait avec sa cousine Clotilde, leur fille, qui �tait du m�me �ge et qui fut la meilleure amie de ses jeunes ann�es. On louait, pour promener les enfants, l'�ne d'un jardinier voisin, et on les pla�ait sur du foin dans les paniers qui servaient � porter les fruits, les l�gumes ou le lait au march�, Caroline dans l'un, Clotilde et Aurore dans l'autre.

Voil� le plus lointain souvenir qu'ait gard� George Sand, ainsi que celui d'un accident qui vers deux ans lui arriva. La bonne qui la tenait dans ses bras la laissa tomber sur l'angle d'une chemin�e. Ce fut pour l'enfant comme un �veil de la sensibilit�. La venue du m�decin, les sangsues, le d�part de la bonne, sont rest�s grav�s dans sa m�moire. À quatre ans, elle savait lire et elle r�citait sans broncher ses pri�res, n'y comprenant rien, sauf ces quelques mots qui la touchaient: « Mon Dieu, je vous donne mon coeur. » C'�tait, assure-t-elle � distance, le seul endroit o� elle e�t une id�e de Dieu et d'elle-m�me. Le Pater, le Credo et l'Ave Maria, qu'elle disait en fran�ais, lui �taient aussi inintelligibles que si elle les e�t appris en latin. Quant aux fables de La Fontaine, elles lui �taient pareillement lettre close. À la r�flexion, elle les juge trop fortes et trop profondes pour le premier �ge.

Sa douceur n'�tait pas exempte d'un certain ent�tement ing�nu. Un jour, par exemple, au cours de la le�on d'alphabet, elle r�pondit � sa m�re: « Je sais bien dire A, mais je ne sais pas dire B. » Et, comme elle �pelait toutes les lettres except� la seconde, elle donna pour unique raison de cette r�sistance opini�tre: « C'est que je ne connais pas le B. » Le v�ritable fond de son caract�re �tait une propension � la r�verie. « L'imagination, a-t-elle dit, c'est toute la vie de l'enfant. » Elle proteste contre la doctrine de Jean-Jacques qui, dans l'Émile, veut supprimer le merveilleux, sous pr�texte de mensonge. Pour elle, l'impression fut tr�s douloureuse, la premi�re ann�e o� s'insinua dans son esprit un doute sur la r�alit� du p�re No�l. « J'avais, �crit-elle, cinq ou six ans, et il me sembla que ce devait �tre ma m�re qui mettait le g�teau dans mon soulier. Aussi me parut-il moins beau et moins bon que les autres fois, et j'�prouvais une sorte de regret de ne pouvoir plus croire au petit homme � barbe blanche. »

Elle eut une affection tr�s vive, tr�s persistante pour ses poup�es, et de l'horreur pour un certain polichinelle, somptueusement costum�, mais qui lui apparaissait comme un redoutable et malfaisant personnage. Plus tard un go�t analogue s'emparera d'elle, celui des marionnettes. Elle leur �l�vera un th��tre � Nohant et composera pour elles, en collaboration avec son fils, de v�ritables com�dies. D�s son plus jeune �ge, elle aimait se raconter � elle-m�me de longues et fantastiques histoires. Sa soeur Caroline avait �t� mise en pension, sa m�re �tait tr�s occup�e par les soins du m�nage. Aussi, pour qu'elle pr�t un peu l'air, la pla�ait-on volontiers dans la cour, entre quatre chaises, au milieu desquelles il y avait une chaufferette sans feu, en guise de tabouret. Aurore, ainsi emprisonn�e, employait ses loisirs � d�garnir avec ses ongles la paille des chaises, et grimp�e sur la chaufferette, tandis que ses mains �taient occup�es, elle laissait errer son imagination. À haute voix elle d�bitait les contes improvis�s que sa m�re appelait des romans.

À de longs intervalles, son p�re revenait entre deux campagnes. La maison s'emplissait de bruit et de ga�t�. L'enfant entendait prononcer le nom et raconter les victoires de l'Empereur. Un jour, � la promenade, elle l'aper�ut. Il passait la revue des troupes sur le boulevard. Sa m�re s'�cria, toute joyeuse: « Il t'a regard�e, souviens-toi de �a; �a te portera bonheur! » Et George Sand ajoute dans l'Histoire de ma Vie: « Je crois que l'Empereur entendit ces paroles na�ves, car il me regarda tout � fait, et je crois voir encore une sorte de sourire flotter sur son visage p�le, dont la s�v�rit� froide m'avait effray�e d'abord. Je n'oublierai donc jamais sa figure et surtout cette expression de son regard qu'aucun portrait n'a pu rendre. Il �tait � cette �poque assez gras et bl�me. Il avait une redingote sur son uniforme, mais je ne saurais dire si elle �tait grise; il avait son chapeau � la main au moment o� je le vis, et je fus comme magn�tis�e un instant par ce regard clair, si dur au premier moment, et tout � coup si bienveillant et si doux. » Elle vit �galement le Roi de Rome dans les bras de sa nourrice, � une fen�tre des Tuileries d'o� il riait aux passants. En apercevant Aurore, dont la physionomie lui plut sans doute, il se mit � rire davantage et jeta de son c�t� un gros bonbon. Malgr� les signes de la gouvernante du Roi, le factionnaire qui �tait au pied de la fen�tre ne voulut pas que le bonbon f�t ramass�.

De ces temps �loign�s George Sand avait conserv� des souvenirs tr�s pr�cis. Elle revoyait les jeux de son p�re qui, � table, pour la d�sappointer, feignait de vouloir manger tout le plat de vermicelle cuit dans du lait sucr�, ou qui avec sa serviette faisait des figures de moine, de lapin ou de pantin, — distraction famili�re aux mess de sous-officiers. Cependant le bien-�tre et l'aisance ne r�gnaient pas � la maison. Maurice Dupin, aide de camp de Murat, en d�pit de ses appointements et des dons de sa m�re, se laissait endetter. On a accus� sa femme d'avoir �t� d�sordonn�e et d�pensi�re. L'Histoire de ma Vie proteste contre ce reproche: « Ma m�re faisait elle-m�me son lit, balayait l'appartement, raccommodait ses nippes et faisait la cuisine. C'�tait une femme d'une activit� et d'un courage extraordinaires. Toute sa vie, elle s'est lev�e avec le jour et couch�e � une heure du matin. »

Le grand ami d'Aurore, en ces premi�res ann�es d'enfance, fut un certain Pierret, d'origine champenoise, dont George Sand s'est complu � �voquer la physionomie. Il occupait au Tr�sor un emploi des plus modestes, et il �tait la seule personne que madame Maurice Dupin re��t dans l'intimit�, en l'absence de son mari. Ce Pierret avait pour la fillette « la tendresse d'un p�re et les soins d'une m�re ». Le surplus de ses loisirs s'�coulait dans un estaminet du faubourg Poissonni�re, � l'enseigne du Cheval blanc; car il aimait le vin, la bi�re, la pipe, le billard et le domino. Il aimait surtout Aurore. C'�tait un disgraci�, � l'�me tendre, aux effusions sentimentales. « Le plus laid des hommes, dit George Sand, mais cette laideur �tait si bonne qu'elle appelait la confiance et l'amiti�. Il avait un gros nez �pat�, une bouche �paisse et de tr�s petits yeux; ses cheveux blonds frisaient obstin�ment, et sa peau �tait si blanche et si rose qu'il parut toujours jeune. À quarante ans, il se mit fort en col�re, parce qu'un commis de la mairie, o� il servait de t�moin au mariage de ma soeur, lui demanda de tr�s bonne foi s'il avait atteint l'�ge de majorit�. » Grand et gros, la figure contract�e par des tics nerveux, Pierret �tait le meilleur des hommes. Une ann�e o� Aurore ne cessait de troubler le sommeil de sa m�re, il prit l'enfant, l'emporta chez lui, passa une vingtaine de nuits aupr�s du berceau, administrant le lait et pr�parant l'eau, sucr�e avec la vigilance d'une nourrice. Le matin, il ramenait Aurore en allant � son bureau, et le soir il la reprenait en sortant du Cheval blanc.

Il fallut pourtant quitter l'ami Pierret. Madame Maurice Dupin, depuis longtemps �loign�e de son mari et un peu jalouse, voulut le rejoindre � Madrid. Elle �tait enceinte, et ce voyage semblait assez imprudent. Elle r�solut n�anmoins de l'entreprendre, laissa Caroline en pension et partit avec Aurore. Comme Victor Hugo, George Sand �tait vou�e, tout enfant, � visiter l'Espagne: Elle en a rapport� des impressions qui m�ritent d'�tre recueillies. D'abord son imagination fut �mue par les hautes montagnes des Asturies, puis elle admira la v�g�tation avec cet instinctif enthousiasme qui devait faire d'elle l'�l�ve et l'imitatrice de Jean-Jacques: « Je vis, dit-elle, pour la premi�re fois, sur les marges du chemin, du liseron en fleur. Ces clochettes roses, d�licatement ray�es de blanc, me frapp�rent beaucoup. » Sa m�re attira son attention: « Respire-les, cela sent le bon miel, et ne les oublie pas! » George Sand conserva, en effet, cette premi�re sensation de l'odorat, et depuis lors elle ne put respirer des fleurs de liseron-vrille sans se rappeler le bord du chemin espagnol. Le liseron �tait pour elle comme pour Rousseau la pervenche des Confessions.

Une autre rencontre marqua le voyage avant l'arriv�e � Madrid. C'�tait par une nuit assez claire. Tout � coup le postillon mod�ra l'allure de son attelage et cria au jockey: « Dites � ces dames de ne pas avoir peur, j'ai de bons chevaux. » Trois �normes silhouettes, d'aspect ramass�, se projetaient sur les bords de la route. Madame Dupin les prit pour des voleurs. C'�taient de grands ours de montagne.

Certaine nuit, il fallut coucher dans une chambre d'auberge o� le plancher avait une large tache de sang. La m�re d'Aurore, tremblante de peur, voulut aller � la d�couverte. Elle �tait persuad�e qu'un pauvre soldat fran�ais avait �t� assassin� par les Espagnols. En ouvrant une porte, elle finit par d�couvrir les cadavres de trois porcs. Et cette anecdote rappelle celle de Paul-Louis Courier, au fin fond des Calabres.

Nous voici � Madrid. Maurice Dupin �tait log� au troisi�me �tage du palais du prince de la Paix, « le plus riche, dit George Sand, et le plus confortable de Madrid, car il avait prot�g� les amours de la reine et de son favori (Godoy), et il y r�gnait plus de luxe que dans la maison du roi l�gitime. » Elle nous d�peint un appartement immense, tout tendu en damas de soie cramoisi. « Les corniches, les lits, les fauteuils, les divans, tout �tait dor� et me parut en or massif, comme dans les contes de f�es. Il y avait d'�normes tableaux qui me faisaient peur. » Si le palais �tait somptueux, il �tait �galement malpropre. Les animaux domestiques y pullulaient, notamment des lapins qui circulaient en libert� � travers les corridors, les chambres et les salons. La petite Aurore se prit d'une particuli�re affection pour l'un d'eux, tout blanc, avec des yeux de rubis. Il �gratignait les inconnus, mais avec elle il �tait tr�s familier, dormant sur ses genoux ou sur sa robe, tandis qu'elle racontait des histoires.

Le palais du prince de la Paix avait pour h�te principal Joachim Murat, � l'�tat-major duquel Maurice Dupin �tait attach�. Murat a laiss� dans l'imagination de George Sand un souvenir �blouissant. Il avait pris en grande amiti� cette enfant qu'on lui pr�senta rev�tue d'un uniforme militaire, semblable � quelque d�guisement de carnaval, mais que l'Histoire de ma Vie nous retrace avec complaisance: « Cet uniforme �tait une merveille. Il consistait en un dolman de Casimir blanc tout galonn� et boutonn� d'or fin, une pelisse pareille garnie de fourrure noire et jet�e sur l'�paule, et un pantalon de casimir amarante avec des ornements et broderies d'or � la hongroise. J'avais aussi les bottes de maroquin rouge � �perons dor�s, le sabre, le ceinturon de ganses de soie cramoisi � canons et aiguillettes d'or �maill�s, la sabretache avec un aigle brod� en perles fines, rien n'y manquait. En me voyant �quip�e absolument comme mon p�re, soit qu'il me pr�t pour un gar�on, soit qu'il voul�t bien faire semblant de s'y tromper, Murat, sensible � cette petite flatterie de ma m�re, me pr�senta en riant aux personnes qui venaient chez lui, comme son aide de camp, et nous admit dans son intimit�. »

Aurore �tait g�n�e par ce bel uniforme tr�s lourd et tr�s serr�. Aussi se lassa-t-elle bien vite de tra�ner son sabre et d'arborer sa pelisse. Volontiers elle quittait la fourrure et les galons pour le joli costume espagnol de l'�poque, robe de soie noire tr�s courte avec une frange qui tombait sur la cheville, mantille de cr�pe noir � large bande de velours. Murat, si redoutable � la guerre, si h�ro�que sur le champ de bataille, �tait le plus douillet des hommes devant la maladie. George Sand se souvient de l'avoir entendu rugir comme si on l'assassinait, au milieu de la nuit, pour une simple inflammation qui ne mettait pas sa vie en danger. Elle se rappelle l'�moi qu'elle ressentit et ce cri qu'elle poussait au milieu des sanglots: On tue mon prince Fanfarinet. C'est le nom que dans ses contes elle donnait au beau Murat. Il �tait, d'ailleurs, plein de sollicitude et m�me de tendresse pour elle. Un jour, en s'�veillant, elle trouva � ses c�t�s, la t�te sur le m�me oreiller, un jeune faon, couch� en rond, les pattes repli�es. Elle le tenait enlac� entre ses bras. C'�tait un cadeau que Murat lui avait apport� nuitamment, au retour de la chasse, et il venait, de bon matin, contempler le tableau. Certains foudres de guerre ont de ces recoins idylliques dans l'�me.

Madame Dupin avait mis au monde � Madrid un enfant ch�tif et aveugle; puis il fallut abandonner le palais du prince de la Paix. L'arm�e fran�aise �tait oblig�e de battre en retraite. Nos troupes, d�guenill�es et rong�es par la gale, se repliaient sur les Pyr�n�es, tandis que Murat allait occuper le tr�ne de Naples. On traversait des villages incendi�s, on suivait des routes encombr�es de cadavres. On avait soif, et dans l'eau des foss�s on trouvait des caillots de sang. On avait faim, et l'on manquait de vivres. Un soir, dans un campement fran�ais, Aurore partagea la gamelle du soldat, un bouillon tr�s gras o� le pain se m�lait � quelques m�ches noircies: c'�tait une soupe faite avec des bouts de chandelles.

Apr�s maintes souffrances, la famille arriva � Nohant, chez la grand'm�re, et George Sand la revoit, telle qu'elle lui apparut, sur le seuil de la demeure: « Une figure blanche et ros�e, un air imposant, un invariable costume compos� d'une robe de soie brune � taille longue et � manches plates, une perruque blonde et cr�p�e en touffe sur le front, un petit bonnet rond avec une cocarde de dentelle au milieu. » C'�tait la premi�re fois que Maurice amenait sa femme et ses enfants, et sur-le-champ il fut n�cessaire de les soigner tous pour l'affreuse maladie �ruptive qu'ils avaient rapport�e d'Espagne. Aurore, au bout de quelques jours de traitement, fut gu�rie. Elle eut vite li� connaissance avec Hippolyte, un gros gar�on de neuf ans que Maurice avait eu avant son mariage, et aussi avec Deschartres, qui, pour recevoir les nouveaux h�tes, avait rev�tu son plus beau costume: culottes courtes, bas blancs, gu�tres de nankin, habit noisette, casquette � soufflet. Il semblait qu'apr�s toutes les p�rip�ties du voyage en Espagne ce d�t �tre le repos et le bonheur. Bien au contraire, le petit aveugle mourut, consum� par la fi�vre, et ce fut pour madame Maurice Dupin une telle douleur qu'elle �prouva une v�ritable hallucination. Elle s'imagina qu'on l'avait inhum� vivant, et elle persuada � son mari d'aller rouvrir la tombe. George Sand a relat� l'�v�nement dans une des pages les plus tragiques de l'Histoire de ma Vie. Il y passe un frisson d'�pouvante:

« Mon p�re se l�ve, s'habille, ouvre doucement les portes, va prendre une b�che et court au cimeti�re, qui touche � notre maison et qu'un mur s�pare du jardin; il approche de la terre fra�chement remu�e et commence � creuser... Il ne put voir assez clair pour distinguer la bi�re qu'il d�couvrait, et ce ne fut que quand il l'eut d�barrass�e en entier, �tonn� de la longueur de son travail, qu'il la reconnut trop grande pour �tre celle de l'enfant. C'�tait celle d'un homme de notre village qui �tait mort peu de jours auparavant. Il fallut creuser � c�t�, et l�, en effet, il retrouva le petit cercueil. Mais, en travaillant � le retirer, il appuya fortement le pied sur la bi�re du pauvre paysan, et cette bi�re, entra�n�e par le vide plus profond qu'il avait fait � c�t�, se dressa devant lui, le frappa � l'�paule et le fit tomber dans le foss�. »

Surmontant l'�motion qui l'agitait et lui mettait la sueur aux tempes, il rapporta le cercueil de son enfant. La m�re dut se rendre compte que l'oeuvre de la mort �tait accomplie. Elle voulut pourtant garder le petit cadavre un jour et une nuit encore; puis ils all�rent le confier � la terre dans un coin du jardin, au pied d'un vieux poirier. Une semaine plus tard, Maurice, en rentrant de La Ch�tre o� il avait d�n� chez des amis, �tait d�sar�onn� par un cheval ombrageux qu'il avait ramen� d'Espagne. Il tomba sur un tas de pierres et se brisa les vert�bres du cou. La mort dut �tre instantan�e.

Ce fut un deuil cruel; qui laissait face � face une m�re affol�e de douleur, une veuve d�sesp�r�e. Les larmes auraient pu, semble-t-il, les r�concilier, effacer les souvenirs amers. Tout au rebours, leur tendresse jalouse et �go�ste va se disputer la direction et l'affection de l'enfant. Sur tous les points essentiels de l'�ducation elles seront en d�saccord. La m�re d'Aurore lisait et lui conseillait de lire des contes, des r�cits fantastiques, les romans de madame de Genlis, alors que la vieille madame Dupin, f�rue de principes voltairiens, e�t souhait� un autre commerce intellectuel. Quoi qu'il en soit, George Sand contracta d�s le premier �ge ce go�t passionn� de la lecture qu'elle a d�licieusement analys� dans la septi�me des Lettres d'un Voyageur, adress�e � Franz Liszt:

« Un livre a toujours �t� pour moi un ami, un conseil, un consolateur �loquent et calme, dont je ne voulais pas �puiser vite les ressources, et que je gardais pour les grandes occasions. Oh! quel est celui de nous qui ne se rappelle avec amour les premiers ouvrages qu'il a d�vor�s ou savour�s! La couverture d'un bouquin poudreux, que vous retrouvez sur les rayons d'une armoire oubli�e, ne vous a-t-elle jamais retrac� les gracieux tableaux de vos jeunes ann�es? N'avez-vous pas cru voir surgir devant vous la grande prairie baign�e des rouges clart�s du soir, lorsque vous le l�tes pour la premi�re fois, le vieil ormeau et la haie qui vous abrit�rent, et le foss� dont le revers vous servit de lit de repos et de table de travail, tandis que la grive chantait la retraite � ses compagnes et que le pipeau du vacher se perdait dans l'�loignement? Oh! que la nuit tombait vite sur ces pages divines! que le cr�puscule faisait cruellement flotter les caract�res sur la feuille p�lissante! C'en est fait, les agneaux b�lent, les brebis sont arriv�es � l'�table, le grillon prend possession des chaumes de la plaine. Les formes des arbres s'effacent dans le vague de l'air, comme tout � l'heure les caract�res sur le livre. Il faut partir; le chemin est pierreux, l'�cluse est �troite et glissante, la c�te est rude; vous �tes couvert de sueur, mais vous aurez beau faire, vous arriverez trop tard, le souper sera commenc�. C'est en vain que le vieux domestique qui vous aime aura retard� le coup de cloche autant que possible; vous aurez l'humiliation d'entrer le dernier, et la grand'm�re, inexorable sur l'�tiquette, m�me au fond de ses terres, vous fera, d'une voix douce et triste, un reproche bien l�ger, bien tendre, qui vous sera plus sensible qu'un ch�timent s�v�re. Mais quand elle vous demandera, le soir, la confession de votre journ�e, et que vous aurez avou�, en rougissant, que vous vous �tes oubli� � lire dans un pr�, et que vous aurez �t� somm� de montrer le livre, apr�s quelque h�sitation et une grande crainte de le voir confisqu� sans l'avoir fini, vous tirerez en tremblant de votre poche, quoi? Estelle et N�morin ou Robinson Cruso�! Oh! alors la grand'm�re sourit. Rassurez-vous, votre tr�sor vous sera rendu: mais il ne faudra pas d�sormais oublier l'heure du souper. Heureux temps! � ma Vall�e Noire! � Corinne! � Bernardin de Saint-Pierre! � l'Iliade! � Millevoye! � Atala! � les saules de la rivi�re! � ma jeunesse �coul�e! � mon vieux chien, qui n'oubliait pas l'heure du souper, et qui r�pondait au son lointain de la cloche par un douloureux hurlement de regret et de gourmandise! ».

Tels sont les souvenirs que George Sand avait gard�s de l'�ge d'or, o� elle eut comme compagne de jeu Ursule, ni�ce de la femme de chambre de madame Dupin, et qui restera pour elle, � travers la vie, une amie fid�le, malgr� la diff�rence des conditions. Quand il �tait question pour Aurore de choisir entre sa grand'm�re et sa m�re, de sacrifier celle-ci au profit de celle-l�, Ursulette disait, en toute petite paysanne d�j� attach�e � l'argent: « C'est pourtant gentil d'avoir une grande maison et un grand jardin comme �a pour se promener, et des voitures, et des robes, et des bonnes choses � manger tous les jours. Qu'est-ce qui donne tout �a? C'est le richement. Il ne faut donc pas que tu pleures, car tu auras, avec ta bonne maman, toujours de l'�ge d'or et toujours du richement. » L'enfant d�veloppait le mot qu'elle avait entendu sa tante Julie dire un jour � Aurore: « Vous voulez donc retourner dans votre petit grenier manger des haricots? »

George Sand convient que sa m�re avait un caract�re assez difficile � manier. Elle �tait brusque, emport�e, vaniteuse en m�me temps, au point de se faire adresser son courrier au nom de madame de Nohant-Dupin. L'Histoire de ma Vie lui pr�te des opinions d�mocratiques qu'elle n'eut jamais. Elle �tait grisette dans l'�me et cherchait � inculquer � sa fille des habitudes de frivolit� et de coquetterie. Ne passait-elle pas des heures � la coiffer � la chinoise? « C'�tait bien, dit George Sand, la plus affreuse coiffure que l'on p�t imaginer, et elle a �t� certainement invent�e par les figures qui n'ont pas de front. On vous rebroussait les cheveux en les peignant � contre-sens jusqu'� ce qu'ils eussent pris une attitude perpendiculaire, et alors on en tortillait le fouet juste au sommet du cr�ne, de mani�re � faire de la t�te une boule allong�e surmont�e d'une petite houle de cheveux. On ressemblait ainsi � une brioche ou � une gourde de p�lerin. Ajoutez � cette laideur le supplice d'avoir les cheveux plant�s � contre-poil; il fallait huit jours d'atroces douleurs et d'insomnie avant qu'ils eussent pris ce pli forc�, et on les serrait si bien avec un cordon pour les y contraindre qu'on avait la peau du front tir�e et le coin des yeux, relev� comme les figures d'�ventail chinois. » La grand'm�re, qui trouvait ridicules toutes ces futilit�s et qui n'avait pour les go�ts vulgaires et pl�b�iens de sa bru aucune indulgence, s'�vertua et r�ussit � prendre en mains l'�ducation d'Aurore. Les deux femmes, vers la fin de 1810, rompirent la vie commune. L'enfant passa presque toute l'ann�e � Nohant, sauf un court s�jour � Paris en hiver. Sophie, au contraire, domicili�e � Paris avec sa fille Caroline et jouissant d'une pension que lui servait sa belle-m�re, allait seulement � Nohant pour la saison des vacances. Ce train d'existence dura jusqu'� la fin de 1814.

Outre Ursule, Aurore avait un grand ami � la campagne: c'�tait un �ne, tr�s vieux et tr�s bon, qui ne connaissait ni la corde ni le r�telier. On le laissait errer en libert�. « Il lui prenait souvent fantaisie d'entrer dans la maison, dans la salle � manger et m�me dans l'appartement de ma grand'm�re, qui le trouva un jour install� dans son cabinet de toilette, le nez sur une bo�te de poudre d'iris qu'il respirait d'un air s�rieux et recueilli. Il avait m�me appris � ouvrir les portes qui ne fermaient qu'au loquet... Il lui �tait indiff�rent de faire rire; sup�rieur aux sarcasmes, il avait des airs de philosophe qui n'appartenaient qu'� lui. Sa seule faiblesse �tait le d�soeuvrement et l'ennui de la solitude qui en est la cons�quence. Une nuit, ayant trouv� la porte du lavoir ouverte, il monta un escalier de sept ou huit marches, traversa la cuisine, le vestibule, souleva le loquet de deux ou trois pi�ces et arriva � la porte de la chambre � coucher de ma grand'm�re; mais trouvant l� un verrou, il se mit � gratter du pied pour avertir de sa pr�sence. Ne comprenant rien � ce bruit, et croyant qu'un voleur essayait de crocheter sa porte, ma grand'm�re sonna sa femme de chambre, qui accourut sans lumi�re, vint � la porte, et tomba sur l'�ne en jetant les hauts cris. »

Chez madame Dupin, dans la solitude de Nohant, il y avait, � c�t� des heures de distraction, bien des journ�es moroses pour une enfant aussi exub�rante que l'�tait instinctivement Aurore. Depuis l'arrangement — ou m�me l'engagement — sign� par Sophie, et qui laissait � la grand'm�re toute libert� et pleins pouvoirs pour l'�ducation de la fillette, celle-ci �tait livr�e sans contrepoids � une direction solennelle, c�r�monieuse et guind�e. La vieille madame Dupin, fuyant la familiarit�, exigeait le respect, et semblait �viter de caresser sa petite-fille; elle lui donnait des baisers � titre de r�compense. Aussi Aurore regrettait-elle l'humeur mobile, parfois brutale, mais affectueuse de sa m�re, et souffrait-elle de l'exc�s de tenue qu'on lui imposait. Il �tait interdit de se rouler par terre, de rire bruyamment, de parler berrichon. Sa grand'm�re lui disait vous, l'obligeait � porter des gants, � parler bas et � faire la r�v�rence aux personnes qui venaient en visite. D�fense d'aller � la cuisine et de tutoyer les domestiques. Avec madame Dupin Aurore devait m�me employer la troisi�me personne: Ma bonne maman veut-elle me permettre d'aller au jardin?

Les voyages � Paris �taient comme une oasis pour cette enfant qui avait soif de tendresse. On mettait trois ou quatre jours, car madame Dupin, quoique circulant en poste, refusait de passer la nuit en voiture. De Ch�teauroux � Orl�ans, le paysage �tait monotone: on traversait la Sologne. En revanche, la for�t d'Orl�ans, avec ses grands arbres, avait une r�putation tragique; les diligences y �taient assez souvent arr�t�es. Avant la R�volution, on s'armait jusqu'aux dents, lorsqu'il s'agissait de s'aventurer dans ce coupe-gorge. La mar�chauss�e avait d'ailleurs une singuli�re fa�on de rassurer les voyageurs: « Quand les brigands �taient pris, jug�s et condamn�s, on les pendait aux arbres de la route, � l'endroit m�me o� ils avaient commis le crime; si bien qu'on voyait de chaque c�t� du chemin, et � des distances tr�s rapproch�es, des cadavres accroch�s aux branches et que le vent balan�ait sur votre t�te. » D'ann�e en ann�e, on comptait les nouveaux pendus, autour desquels volaient des corbeaux rapaces, et c'�tait tout ensemble un spectacle lugubre et une odeur r�pugnante.

Le s�jour de Paris raviva chaque fois la tendresse d'Aurore pour sa m�re dont on chercha vainement � la d�tacher. Madame Dupin, imbue de rancunes et de pr�jug�s aristocratiques, ne voulait pas que sa petite-fille, qui descendait du mar�chal de Saxe et d'un roi de Pologne, fray�t avec cette soeur a�n�e, Caroline Delaborde, n�e de p�re inconnu. Ce fut la source de querelles o� la grand'm�re finit par c�der. Il y avait, en effet, nous dit George Sand, deux camps dans la maison: « le parti de ma m�re, repr�sent� par Rose, Ursule et moi; le parti de ma grand'm�re, repr�sent� par Deschartres et par Julie. »

Quand Aurore eut la rougeole, comme sa m�re ne venait pas la voir ou s'arr�tait au seuil de sa chambre, cette conduite fut, dans la domesticit�, l'objet d'appr�ciations contradictoires. Pour les uns, madame Sophie Dupin craignait de contracter la maladie et s'abstenait d'approcher son enfant. Pour les autres — et cette version est plus vraisemblable — elle appr�hendait d'apporter la rougeole � Caroline.

Chez sa bonne maman, Aurore avait coutume de voir en visite un certain nombre de personnes de qualit�: son grand-oncle M. de Beaumont, madame de la Marli�re, madame Junot, plus tard duchesse d'Abrant�s, madame de Pardaillan, « petite bonne vieille qui avait �t� fort jolie, qui �tait encore proprette, mignonne et fra�che sous les rides, » et donnait � la jeune Aurore ce conseil en forme d'horoscope: « Soyez toujours bonne, ma pauvre enfant, car ce sera votre seul bonheur en ce monde. » Il y avait encore deux vieilles comtesses, comme disait d�daigneusement Sophie Dupin: madame de Ferri�res qui, ayant de beaux restes � montrer, avait toujours les bras nus dans son manchon d�s le matin; « mais ces beaux bras de soixante ans, relate George Sand, �taient si flasques qu'ils devenaient tout plats quand ils se posaient sur une table, et cela me causait une sorte de d�go�t. »

L'autre �tait madame de B�ranger, dont le mari pr�tendait descendre de B�ranger, roi d'Italie au temps des Goths. La R�volution les avait ruin�s. N'importe, ils demeuraient haut perch�s sur leur orgueil,


Et comme du fumier regardaient tout le monde.

Madame de B�ranger avait des pr�tentions � la sveltesse de la taille. Il fallait deux femmes de chambre pour serrer son corset en appuyant les genoux sur la cambrure du dos. À soixante ans, elle avait le ridicule de porter une perruque blonde fris�e � l'enfant, qui contrastait avec la rudesse de ses traits et la teinte bilieuse de sa peau. Apr�s d�ner, en jouant aux cartes, elle �tait fr�quemment cette perruque qui la g�nait, et, en petit serre-t�te noir, elle ressemblait � un vieux cur�. S'il survenait une visite, elle cherchait pr�cipitamment sa perruque, qui �tait � terre ou dans sa poche, ou sur laquelle elle �tait assise, et elle la remettait de c�t� ou � l'envers, ce qui lui donnait l'aspect le plus comique.

Aurore �tait parfois enfant terrible. À une madame de Maleteste qui fr�quentait chez sa grand'm�re, elle demanda un jour comment elle s'appelait pour de bon, en ajoutant: « Mal de t�te, mal � la t�te, mal t�te, ce n'est pas un nom. Vous devriez vous f�cher quand on vous appelle comme �a. » Et � l'abb� d'Andrezel qui portait des spencers sur ses habits, qui allait au spectacle et mangeait de la poularde le vendredi saint, Aurore posa une fois cette question embarrassante: « Si tu n'es pas cur�, o� donc est ta femme? Et, si tu es cur�, o� donc est ta messe? »

Il y avait �galement la famille de Villeneuve, alli�e aux Dupin de Francueil, qui vivait de fa�on patriarcale dans une maison de la rue de Grammont o� les quatre g�n�rations �taient r�unies. À telles enseignes que la bisa�eule, madame de Courcelles, pouvait dire � madame de Guibert: « Ma fille, va-t'en dire � ta fille que la fille de sa fille crie. » C'�taient l�, pour Aurore, les relations mondaines et �l�gantes qu'elle devait � sa grand'm�re: elle en parle avec complaisance. Celles de sa m�re �taient plus humbles: elle n'y fait m�me pas allusion. Mais, comme elle a contract� depuis 1835 des sentiments d�mocratiques, George Sand leur donne dans l'Histoire de ma Vie un caract�re r�trospectif. À l'en croire, fillette de dix ans, elle d�daignait les gens de qualit� et elle avait coutume de dire: « Je voudrais �tre un boeuf ou un �ne; on me laisserait marcher � ma guise et brouter comme je l'entendrais, au lieu qu'on veut faire de moi un chien savant, m'apprendre � marcher sur les pieds de derri�re et � donner la patte. » Elle atteste qu'il lui semblerait plus enviable d'�tre une laveuse de vaisselle qu'une vieille marquise fleurant le musc ou le benjoin. Il y a peut-�tre l� quelque exag�ration syst�matique. À l'�poque o� George Sand faisait ces d�clarations, elle �tait f�rue de socialisme, voire m�me de communisme; car le mot de collectivisme n'�tait pas encore � la mode. Et elle �crivait: « L'id�e communiste a beaucoup de grandeur, parce qu'elle a beaucoup de v�rit�. »

À Nohant et � Paris, vers 1814, Aurore entendait, tant�t sa m�re faire l'�loge de l'Empereur — et madame Sand a toujours conserv� des sympathies napol�oniennes, — tant�t sa grand'm�re, les vieilles comtesses et Deschartres raconter sur lui les anecdotes les plus invraisemblables. Il avait battu l'imp�ratrice, arrach� la barbe du Saint-P�re, crach� � la figure de M. Cambac�r�s. Le fils de Marie-Louise �tait mort en venant au monde, et on lui avait substitu� l'enfant d'un boulanger. Voil� de quelles billeves�es se repaissaient les habitu�s des salons royalistes.

La premi�re communion de son fr�re Hippolyte frappa l'imagination d'Aurore. La c�r�monie eut lieu � la paroisse voisine de Saint-Chartier, celle de Nohant �tant supprim�e. Le cur� de Saint-Chartier �tait bien le pr�tre le plus �trange et le plus paysan qui se p�t concevoir. Bonhomme et terre � terre, il se souciait beaucoup moins de l'Évangile que des int�r�ts temporels de ses ouailles et des profits de son minist�re. Entre beaucoup, George Sand nous a transmis l'un de ses sermons: « Mes chers amis, voil� que je re�ois un mandement de l'archev�que qui nous prescrit encore une procession. Monseigneur en parle bien � son aise! Il a un beau carrosse pour porter sa Grandeur, et un tas de personnages pour se donner du mal � sa place; mais moi, me voil� vieux, et ce n'est pas une petite besogne que de vous ranger en ordre de procession. La plupart de vous n'entendent ni � hue ni � dia. Vous vous poussez, vous vous marchez sur les pieds, vous vous bousculez pour entrer ou pour sortir de l'�glise, et j'ai beau me mettre en col�re, jurer apr�s vous, vous ne m'�coutez point, et vous vous comportez comme des veaux dans une �table. Il faut que je sois � tout dans ma paroisse et dans mon �glise. C'est moi qui suis oblig� de faire toute la police, de gronder les enfants et de chasser les chiens. Or je suis las de toutes ces processions qui ne servent � rien du tout pour votre salut et pour le mien. Le temps est mauvais, les chemins sont g�t�s, et si Monseigneur �tait oblig� de patauger comme nous deux heures dans la boue avec la pluie sur le dos, il ne serait pas si friand de c�r�monies. Ma foi, je n'ai pas envie de me d�ranger pour celle-l�, et, si vous m'en croyez, vous resterez chacun chez vous... Oui-da, j'entends le p�re un tel qui me bl�me, et voil� ma servante qui ne m'approuve point. Écoutez, que ceux qui ne sont pas contents aillent... se promener. Vous en ferez ce que vous voudrez; mais, quant � moi, je ne compte pas sortir dans les champs. Je vous ferai votre procession autour de l'�glise. C'est bien suffisant. Allons, allons, c'est entendu. Finissons cette messe, qui n'a dur� que trop longtemps. »

Avec de tels pr�nes, les offices � Saint-Chartier ne devaient pas manquer d'impr�vu, d'autant que le banc des marguilliers �tait occup� par la femme du maire, ci-devant religieuse qui avait escalad� les murailles de son couvent pour rejoindre un garde-fran�aise. Pendant le sermon, elle b�illait avec ostentation ou bien elle interpellait le cur�: « Quelle diable de messe! ce gredin n'en finira pas! — Allez au diable, r�pliquait le cur� � mi-voix en b�nissant les fid�les. Dominus vobiscum! »

On juge que les c�r�monies du culte ainsi pratiqu�es n'�taient pas fort �difiantes pour Aurore, qui respirait l'atmosph�re voltairienne. Aussi, au retour de la premi�re messe � laquelle elle assista, interrog�e par sa grand'm�re sur ses impressions, elle r�pondit: « J'ai vu le cur� qui d�jeunait tout debout devant une grande table et qui de temps en temps se retournait pour nous dire des sottises. »

George Sand raconte tr�s plaisamment les circonstances qui accompagn�rent la premi�re communion de son fr�re Hippolyte. Pour ce grand jour, le brave cur� avait invit� � d�jeuner le jeune communiant qui lui apportait, � titre de cadeau, douze bouteilles de vin muscat de la part de madame Dupin. On en d�boucha une. « Ma foi, dit l'abb�, voil� un petit vin blanc qui se laisse boire et qui ne doit pas porter � la t�te comme le vin du cru; c'est doux, c'est gentil, �a ne peut pas faire de mal. Buvez, mon gar�on, mettez-vous l�. Manette, appelez le sacristain, et nous go�terons la seconde bouteille quand la premi�re sera finie. »

La servante et le sacristain, Hippolyte et le cur� d�clar�rent, d'un commun accord, que ce vin ne portait pas l'eau. On passa, comme disait l'abb�, au troisi�me et au quatri�me feuillet du br�viaire — figur� par les bouteilles du panier. Enfin les convives se s�par�rent p�niblement. Hippolyte voyait danser les buissons et se r�veilla sous un arbre. Alors, conclut George Sand, « il put revenir � la maison, o� il nous �difia tous par sa gravit� et sa sobri�t� le reste de la journ�e. »

Le presbyt�re de Saint-Chartier �tait une maison joyeuse. Manette �tait sourde, le cur� de m�me. Il disait d'elle: « Elle n'entend pas la grosse cloche. » Et il ne l'entendait pas davantage. Elle avait sauv� la vie de son ma�tre pendant la R�volution et elle le faisait marcher comme un petit gar�on, depuis cinquante-sept ans. C'�tait un pr�tre, d'un mod�le rare, jurant comme un dragon, buvant comme un templier. « Je ne suis point un cagot, moi, disait-il sous la Restauration. Je ne suis pas un de ces hypocrites qui ont chang� de mani�res depuis que le gouvernement nous prot�ge; je suis le m�me qu'auparavant et n'exige pas que mes paroissiens me saluent plus bas ni qu'ils se privent du cabaret et de la danse, comme si ce qui �tait permis hier ne devait plus l'�tre aujourd'hui. » Il se targuait d'�tre un vieux de la vieille roche, n'aimait pas la loi du sacril�ge, non plus que de mettre de l'eau dans son vin. « Si l'archev�que n'est pas content, qu'il le dise, je lui r�pondrai, moi! Et je me moquerai bien de tous les archev�ques du monde. » Le pr�lat en fit l'exp�rience.

Étant venu pour la confirmation � Saint-Chartier et d�jeunant au presbyt�re, il dit au cur�, par mani�re de badinage �piscopal: « Vous avez quatre-vingt-deux ans, monsieur le cur�, c'est un bel �ge. — Oui-da, Monseigneur, r�pliqua l'abb� en son libre langage, vous avez beau z'�tre archev�que, vous n'y viendrez peut-�tre point! » Et, au dessert, impatient� de la longueur du repas, il grommela entre haut et bas: « Ah! �a, emmenez-le donc et d�barrassez-moi de tous ces grands messieurs-l�, qui me font une d�pense de tous les diables et qui mettent ma maison sens dessus dessous. J'en ai prou, et grandement plus qu'il ne faut pour savoir qu'ils mangent mes perdrix et mes poulets tout en se gaussant de moi. » Et l'archev�que et son vicaire g�n�ral de rire aux �clats.

Ayant une fois �t� vol�, le cur� de Saint-Chartier se conduisit, au vrai, � peu pr�s comme M. Myriel dans les Mis�rables: il refusa de d�noncer le coupable. Voil� le brave homme de pr�tre qui forma la conscience religieuse de George Sand. « L'Aurore, avait-il coutume de dire, est une enfant que j'ai toujours aim�e. » Il �crira � M. Dudevant: « Ma foi, monsieur, prenez-le comme vous voudrez, mais j'aime tendrement votre femme. » Il fr�quentait chez les Dupin, ramenait parfois madame Dudevant en croupe; car il montait � cheval, s'endormait, et l'animal s'arr�tait pour brouter. Apr�s d�ner, le cur� ronflait dans le salon du ch�teau, puis demandait un petit air d'�pinette. Sa religion �tait tol�rante, placide et bourgeoise. Il ne fut pour rien dans la crise de mysticisme qui guettait George Sand, vers la seizi�me ann�e.