Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE XIX
INFLUENCE PHILOSOPHIQUE: LAMENNAIS

Quand George Sand rencontra Lamennais, il n'�tait plus le pr�tre ultramontain dont Rome avait pens� faire un cardinal, ni m�me le catholique lib�ral qui fondait le journal l'Avenir avec le comte de Montalembert, les abb�s Lacordaire et Gerbet. Il �tait devenu, par une �volution logique, loyale et douloureuse de la pens�e, le d�mocrate chr�tien qui trouvait dans l'Évangile la loi de libert�, d'�galit� et de fraternit�, recueillie par les philosophes et proclam�e par la R�volution. R�publicain, son amour du peuple lui dicta cette oeuvre de g�nie, les Paroles d'un Croyant. Excommuni�, il continua � dire la messe dans son oratoire. Et le parti cl�rical ne cessa de l'accabler d'outrages, de le repr�senter comme un apostat pr�destin� � cette chute, pour ce que, d�s ses d�buts dans le sacerdoce, il avait commis le double m�fait de renoncer � la lecture quotidienne du br�viaire et de porter un chapeau de paille. En d�pit des calomnies et de la haine des d�vots, il reste l'un des plus sublimes penseurs et le premier prosateur du si�cle �coul�. Son style a la concision et la majest� bibliques.

C'est Liszt qui, au milieu des p�rip�ties du proc�s monstre, en mai 1835, mit en relations George Sand et Lamennais. « Il le fit consentir, dit-elle, � monter jusqu'� mon grenier de po�te. » Tout aussit�t elle re�ut la commotion de l'enthousiasme, voire m�me de la v�n�ration, et cette fois l'imagination seule �tait en cause. F�licit� de Lamennais n'avait aucun agr�ment physique et pratiquait la plus stricte chastet� 1. N� en 1782 � Saint-Malo, il �tait alors �g� de cinquante-trois ans et paraissait en avoir plus de soixante. Voici comment George Sand le vit avec les yeux de l'extase: « M. Lamennais, petit, maigre et souffreteux, n'avait qu'un faible souffle de vie dans la poitrine. Mais quel rayon dans sa t�te! Son nez �tait trop pro�minent pour sa petite taille et pour sa figure �troite. Sans ce nez disproportionn�, son visage e�t �t� beau. L'oeil clair lan�ait des flammes; le front droit et sillonn� de grands plis verticaux, indice d'ardeur dans la volont�, la bouche souriante et le masque mobile sous une apparence de contraction aust�re, c'�tait une t�te fortement caract�ris�e pour la vie de renoncement, de contemplation et de pr�dication. Toute sa personne, ses mani�res simples, ses mouvements brusques, ses attitudes gauches, sa gaiet� franche, ses obstinations emport�es, ses soudaines bonhomies, tout en lui, jusqu'� ses gros habits propres, mais pauvres, et � ses bas bleus, sentait le cloarek breton. Il ne fallait pas longtemps pour �tre saisi de respect et d'affection pour cette �me courageuse et candide. Il se r�v�lait tout de suite et tout entier, brillant comme l'or et simple comme la nature. »

Lamennais quittait sa Bretagne afin de commencer une vie nouvelle, o� le philosophe sto�que allait se doubler d'un lutteur intr�pide. Il s'improvisait avocat, en acceptant de d�fendre les accus�s d'avril, � la barre de la Chambre des pairs. « C'�tait beau et brave, dit George Sand. Il �tait plein de foi, et il disait sa foi avec nettet�, avec clart�, avec chaleur; sa parole �tait belle, sa d�duction vive, ses images rayonnantes, et chaque fois qu'il se reposait dans un des horizons qu'il a successivement parcourus, il y �tait tout entier, pass�, pr�sent et avenir, t�te et coeur, corps et biens, avec une candeur et une bravoure admirables. Il se r�sumait alors dans l'intimit� avec un �clat que temp�rait un grand fonds d'enjouement naturel. Ceux qui, l'ayant rencontr� perdu dans ses r�veries, n'ont vu de lui que son oeil vert, quelquefois hagard, et son grand nez ac�r� comme un glaive, ont eu peur de lui et ont d�clar� son aspect diabolique. »

Ce passage de l'Histoire de ma Vie, post�rieur � la mort de Lamennais, fait justice des calomnies et des invectives qui s'acharn�rent sur le penseur sublime, sur le merveilleux �crivain. George Sand, m�me par del� les dissidences de doctrine, ne peut parler de lui qu'avec un infini respect. Elle r�pond � ceux qui le m�connaissent: « S'ils l'avaient regard� trois minutes, s'ils avaient �chang� avec lui trois paroles, ils eussent compris qu'il fallait ch�rir cette bont�, tout en frissonnant devant cette puissance, et qu'en lui tout �tait vers� � grandes doses, la col�re et la douceur, la douleur et la gaiet�, l'indignation et la mansu�tude. » Elle honore en Lamennais « le pr�tre du vrai Dieu, crucifi� pendant soixante ans », qui fut « insult� jusque sur son lit de mort par les pamphl�taires, conduit � la fosse commune sous l'oeil des sergents de ville, comme si les larmes du peuple eussent menac� de r�veiller son cadavre ». Elle montre l'homog�n�it�, non pas apparente peut-�tre, mais intime, de cette destin�e qui nous r�v�le l'ascension du g�nie vers la v�rit� et la lumi�re. C'est, dit-elle, « le progr�s d'une intelligence �close dans les liens des croyances du pass� et condamn�e par la Providence � les �largir et � les briser, � travers mille angoisses, sous la pression d'une logique plus puissante que celle des �coles, la logique du sentiment. » Elle explique, avec une clairvoyance doubl�e de po�sie, ce m�lange de dogmatisme absolu et de sensibilit� imp�tueuse qui d�termina Lamennais � chercher, d'�tape en �tape, un lieu d'asile pour son imagination tourment�e et morose. Maintes fois il crut l'avoir trouv�. Il s'en r�jouissait et le proclamait. Mais le duel continuait entre son coeur et sa raison, et celui-l� criait � celle-ci une adjuration que George Sand r�sume en ces termes: « Eh bien! tu t'�tais donc tromp�e! car voil� que des serpents habitaient avec toi, � ton insu. Ils s'�taient gliss�s, froids et muets, sous ton autel, et voil� que, r�chauff�s, ils sifflent et rel�vent la t�te. Fuyons, ce lieu est maudit et la v�rit� y serait profan�e. Emportons nos lares, nos travaux, nos d�couvertes, nos croyances; mais allons plus loin, montons plus haut, suivons ces esprits qui s'�l�vent en brisant leurs fers; suivons-les pour leur b�tir un autel nouveau, pour leur conserver un id�al divin, tout en les aidant � se d�barrasser des liens qu'ils tra�nent apr�s eux et � se gu�rir du venin qui les a souill�s dans les horreurs de cette prison. »

Alors sur d'autres bases et d'autres plans, en quelque contr�e qui avoisine la R�publique de Salente et la Cit� de Dieu, surgit une �glise nouvelle, ouverte toute grande � des foules qui pr�f�reront, h�las! l'�troitesse et la vulgarit� de leurs anciens sanctuaires. La foi d�mocratique et chr�tienne de Lamennais ne s'adresse qu'� une �lite id�aliste. De l� les d�ceptions et les surprises qu'il �prouve, lorsqu'il entre en contact avec les r�alit�s coutumi�res, lorsqu'il redescend des sommets radieux vers l'humanit� mis�rable. Il se laissait parfois, � l'estime de George Sand, s�duire et duper par des influences passag�res et inf�rieures. Elle se plaint d'en avoir p�ti. « Ces incons�quences, �crit-elle, ne partaient pas des entrailles de son sentiment. Elles �taient � la surface de son caract�re, au degr� du thermom�tre de sa fr�le sant�. Nerveux et irascible, il se f�chait souvent avant d'avoir r�fl�chi, et son unique d�faut �tait de croire avec pr�cipitation � des torts qu'il ne prenait pas le temps de se faire prouver. » Il en attribua, para�t-il, quelques-uns � George Sand, dont elle se d�fend, sans les pr�ciser. De vrai, il y avait entre eux une divergence irr�ductible sur un point essentiel. Elle revendiquait pour la femme des titres et des droits qu'il ne voulait, en aucune mani�re, conc�der. Ils se heurt�rent, et elle n'en garda ni froissement ni rancune. S'ils ne se brouill�rent pas, selon l'habituelle issue des enthousiasmes de George Sand, c'est qu'elle ne ressentit pour lui qu'une tendresse intellectuelle, tout immat�rielle. « J'avais, d�clare-t-elle dans l'Histoire de ma Vie, comme une faiblesse maternelle pour ce vieillard, que je reconnaissais en m�me temps pour un des p�res de mon Église, pour une des v�n�rations de mon �me. Par le g�nie et la vertu qui rayonnaient en lui, il �tait dans mon ciel, sur ma t�te. Par les infirmit�s de son temp�rament d�bile, par ses d�pits, ses bouderies, ses susceptibilit�s, il �tait � mes yeux comme un enfant g�n�reux, mais enfant � qui l'on doit dire de temps en temps: « Prenez garde, vous allez �tre injuste. Ouvrez donc les yeux! »

La communaut� des aspirations r�publicaines les avait rapproch�s; mais l'�l�ve ne tarda pas � alarmer le ma�tre par l'audace de ses tendances socialistes. Lamennais ne souhaitait que d'instituer le r�gne de l'Évangile dans les consciences. George Sand avait des conceptions plus hardies et plus hasardeuses. Elle battait en br�che l'autorit� maritale et la propri�t� individuelle. Elle professait d�j� une sorte de collectivisme qui ne demandait qu'� devenir gouvernemental. Et Lamennais renon�ait � la suivre. « Apr�s m'avoir pouss�e en avant, dit-elle, il a trouv� que je marchais trop vite. Moi, je trouvais qu'il marchait parfois trop lentement � mon gr�. Nous avions raison tous les deux � notre point de vue: moi, dans mon petit nuage, comme lui dans son grand soleil, car nous �tions �gaux, j'ose le dire, en candeur et en bonne volont�. Sur ce terrain-l�, Dieu admet tous les hommes � la m�me communion. »

Elle avait promis d'�crire, et elle n'a pas �crit l'histoire de leurs petites dissidences; elle voulait le montrer « sous un des aspects de sa rudesse apostolique, soudainement temp�r�e par sa supr�me �quit� et sa bont� charmante. » Nous savons seulement qu'il exer�a sur elle l'action d'un directeur de conscience, et l'initia � une m�thode de philosophie religieuse qui la toucha profond�ment, « en m�me temps, ajoute-t-elle, que ses admirables �crits rendirent � mon esp�rance la flamme pr�te � s'�teindre. »

Durant les six ou sept ann�es qui suivirent 1835, ce fut chez George Sand une adh�sion sans r�serve aux doctrines propag�es par l'auteur des Paroles d'un Croyant. Dans la septi�me des Lettres d'un Voyageur, elle c�l�bre « la probit� inflexible, l'aust�rit� c�nobitique, le travail incessant d'une pens�e ardente et vaste comme le ciel; mais, poursuit-elle, le sourire qui vient tout d'un coup humaniser ce visage change ma terreur en confiance, mon respect en adoration. » Elle unit alors dans un m�me culte Lamennais et Michel (de Bourges), l'�crivain et l'orateur qui font vibrer en elle les cordes secr�tes. « Les voyez-vous, s'�crie-t-elle, se donner la main, ces deux hommes d'une constitution si fr�le, qui ont paru cependant comme des g�ants devant les Parisiens �tonn�s, lorsque la d�fense d'une sainte cause les tira derni�rement de leur retraite, et les �leva sur la montagne de J�rusalem pour prier et pour menacer, pour b�nir le peuple, et pour faire trembler les pharisiens et les docteurs de la loi jusque dans leur synagogue? »

Entre tous les jugements litt�raires port�s par George Sand sur le caract�re et le g�nie de Lamennais, le plus d�cisif est celui qu'elle formula dans un article de la Revue Ind�pendante de 1842. Elle y analysait l'oeuvre �trange et vigoureuse qu'il venait de publier sous ce titre symbolique: Amschaspands et Darvands — c'est-�-dire les bons et les mauvais g�nies. Et George Sand, spirituelle et malicieuse contre son ordinaire, proposait de traduire ainsi en fran�ais moderne, pour �tre compris du Journal des D�bats et de la presse conservatrice: Chenapans et P�dants. Cet article, apr�s une sortie v�h�mente contre le gouvernement de Louis-Philippe qui est accus� de corruption et de v�nalit�, contient une �loquente apologie de Lamennais: « Écoutez avec respect la voix aust�re de cet ap�tre. Ce n'est ni pour endormir complaisamment vos souffrances, ni pour flatter vos r�ves dor�s que l'esprit de Dieu l'agite, le trouble et le force � parler. Lui aussi a souffert, lui aussi a subi le martyre de la foi. Il a lutt� contre l'envie, la calomnie, la haine aveugle, l'hypocrite intol�rance. Il a cru � la sinc�rit� des hommes, � la puissance de la v�rit� sur les consciences. Il a rencontr� des hommes qui ne l'ont pas compris, et d'autres hommes qui ne voulaient pas le comprendre, qui taxaient son m�le courage d'ambition, sa candeur de d�pit, sa g�n�reuse indignation de basse animosit�. Il a parl�, il a fl�tri les turpitudes du si�cle, et on l'a jet� en prison. Il �tait vieux, d�bile, maladif: ils se sont r�jouis, pensant qu'ils allaient le tuer, et que de la ge�le, o� ils l'enfermaient, ils ne verraient bient�t sortir qu'une ombre, un esprit d�chu, une voix �teinte, une puissance an�antie. Et cependant il parle encore, il parle plus haut que jamais. Ils ont cru avoir affaire � un enfant timide qu'on brise avec les ch�timents, qu'on abrutit avec la peur. Les p�dants! ils se regardent maintenant confus, �pouvant�s, et se demandent quelle �tincelle divine anime ce corps si fr�le, cette �me si tenace. » Au seul Lamennais George Sand attribue le r�veil �vang�lique qui combat le mat�rialisme, institue une philosophie chr�tienne et triomphe du voltairianisme, r�pandu dans le peuple aussi bien que dans les hautes classes. « Il est, dit-elle, le dernier pr�tre, le dernier ap�tre du christianisme de nos p�res, le dernier r�formateur de l'Église qui viendra faire entendre � vos oreilles �tonn�es cette voix de la pr�dication, cette parole accentu�e et magnifique des Augustin et des Bossuet, qui ne retentit plus, qui ne pourra plus jamais retentir sous les vo�tes affaiss�es de l'Église. »

Que va-t-il cependant devenir, sortant de sa tour d'ivoire, de sa solitude de La Chesnaie, pour entrer dans la politique militante, dans la m�l�e des partis? Il se fixe � Paris, il fonde un journal, qui s'appelle le Monde. George Sand l'annonce � madame d'Agoult, dans une lettre envoy�e de La Ch�tre � Gen�ve, le 25 mai 1836. Que sera ce journal? Sera-t-il viable? Lamennais sera-t-il l'homme de la pol�mique quotidienne? Et elle se r�pond � elle-m�me: « Il lui faut une �cole, des disciples. En morale et en politique, il n'en aura pas, s'il ne fait d'�normes concessions � notre �poque et � nos lumi�res. Il y a encore en lui, d'apr�s ce qui m'est rapport� par ses intimes amis, beaucoup plus du pr�tre que je ne croyais. On esp�rait l'amener plus avant dans le cercle qu'on n'a pu encore le faire. Il r�siste. On se querelle et on s'embrasse. On ne conclut rien encore. Je voudrais bien que l'on s'entend�t. Tout l'espoir de l'intelligence vertueuse est l�. Lamennais ne peut marcher seul. »

Va-t-elle s'enr�gimenter dans la phalange sacr�e du proph�te? Sera-t-elle une unit� dans cette arm�e? « Le plus grand g�n�ral du monde, dit-elle, ne fait rien sans soldats. Mais il faut des soldats �prouv�s et croyants. » Elle l'invite � se m�fier des gens qui ne disputeront pas avant d'accepter sa direction. Elle-m�me est fort ind�cise en r�fl�chissant aux cons�quences d'un tel engagement, et le confesse: « Je m'entendrais ais�ment avec lui sur tout ce qui n'est pas le dogme. Mais, l�, je r�clamerais une certaine libert� de conscience, et il ne me l'accorderait pas. » S'il �choue, qu'adviendra-t-il de ceux qui aspirent � la religion de l'id�al? À cette pens�e, elle �prouve une grande consternation de coeur et d'esprit: « Les �l�ments de lumi�re et d'�ducation des peuples s'en iront encore �pars, flottant sur une mer capricieuse, �chouant sur tous les rivages, s'y brisant avec douleur, sans avoir pu rien produire. Le seul pilote qui e�t pu les rassembler leur aura retir� son appui et les laissera plus tristes, plus d�sunis et plus d�courag�s que jamais. » Elle adjure madame d'Agoult et Franz Liszt de d�terminer Lamennais � bien conna�tre et bien appr�cier « l'�tendue du mandat que Dieu lui a confi�. Les hommes comme lui, ajoute-t-elle, font les religions et ne les acceptent pas. C'est l� leur devoir. Ils n'appartiennent point au pass�. Ils ont un pas � faire faire � l'humanit�. L'humilit� d'esprit, le scrupule, l'orthodoxie sont des vertus de moine que Dieu d�fend aux r�formateurs. »

Elle c�de toutefois � l'ascendant du ma�tre, au prestige du g�nie, et collabore au Monde, en m�me temps qu'elle refuse de travailler dans les D�bats. De ce refus elle donne l'explication en une lettre � Jules Janin, du 15 f�vrier 1837: « Je ne vous parle pas des opinions, qui sont choses sacr�es, m�me chez une femme, mais seulement de la mani�re d'envisager la question litt�raire. Songez que je n'ai pas l'ombre d'esprit, que je suis lourde, prolixe, emphatique, et que je n'ai aucune des conditions du journalisme. » Comme Jules Janin pouvait s'�tonner qu'elle pr�f�r�t aux D�bats, riches et solides, un journal qui ne payait pas ses r�dacteurs, elle d�clare � son correspondant: « Je ne travaille pas dans le Monde, je ne suis l'associ�e de personne. Associ�e de l'abb� de Lamennais est un titre et un honneur qui ne peuvent m'aller. Je suis son d�vou� serviteur. Il est si bon et je l'aime tant que je lui donnerai autant de mon sang et de mon encre qu'il m'en demandera. Mais il ne m'en demandera gu�re, car il n'a pas besoin de moi, Dieu merci! Je n'ai pas l'outrecuidance de croire que je le sens autrement que pour donner, par mon babil frivole, quelques abonn�s de plus � son journal; lequel journal durera ce qu'il voudra et me paiera ce qu'il pourra. Je ne m'en soucie pas beaucoup. L'abb� de Lamennais sera toujours l'abb� de Lamennais, et il n'y a ni conseil ni association possibles pour faire, de George, autre chose qu'un tr�s pauvre gar�on. »

Un journal, tel que le Monde, ne pouvait gu�re ins�rer un vulgaire roman. George Sand lui donna une sorte de feuilleton philosophique, les Lettres � Marcie, qu'elle �crivait au jour le jour, malgr� sa r�pugnance pour ce labeur h�tif et haletant. Elle se reconna�t impropre � la « fabrication rapide, pittoresque et habilement accident�e de ces romans dont l'int�r�t se soutient malgr� les hasards de la publication quotidienne. » Elle ne continua pas les Lettres � Marcie, du jour o� Lamennais abandonna la direction du Monde. « Je n'avais pas de go�t, dit-elle, et je manquais de facilit� pour ce genre de travail interrompu, et pour ainsi dire hach�. » L'oeuvre avait cependant une id�e directrice. George Sand voulait r�pondre aux pr�tendus moralistes qui l'avaient souvent mise au d�fi de d�voiler ses criminelles intentions � l'endroit du mariage. Elle expose sa doctrine sous le patronage de Lamennais, qui sera bient�t assez g�n� de couvrir cette marchandise de son pavillon.

L'h�ro�ne, Marcie, est une fille de vingt-cinq ans, sans fortune, � qui sont adress�es les six Lettres qui traitent de la condition de la femme et de l'�galit� des droits des deux sexes. N�anmoins, l'ami qui correspond avec elle, n'admet pas les �quivoques revendications f�minines formul�es par les saint-simoniens. La th�orie de l'amour libre, nagu�re pr�conis�e par George Sand, a c�d� devant l'aust�re influence de Lamennais. Voici la d�claration tr�s explicite de la premi�re Lettre: « Quant � ces dangereuses tentatives qu'ont faites quelques femmes dans le saint-simonisme pour go�ter le plaisir dans la libert�, pensez-en ce que vous voudrez, mais ne vous y hasardez pas. » Et dans la troisi�me Lettre: « Les femmes crient � l'esclavage. Qu'elles attendent que l'homme soit libre, car l'esclavage ne peut donner la libert�! » En revendiquant certains droits pour la femme, George Sand n'a garde d'identifier ses facult�s avec celles de l'homme. « L'�galit�, dit-elle, n'est pas la similitude. » Et elle r�pudie telles tendances aventureuses et chim�riques: « Des vell�it�s d'ambition se sont trahies chez quelques femmes trop fi�res de leur �ducation de fra�che date. Les complaisantes r�veries des modernes philosophes les ont encourag�es, et ces femmes ont donn� d'assez tristes preuves de l'impuissance de leur raisonnement. Il est � craindre que les vaines tentatives de ce genre et ces pr�tentions mal fond�es ne fassent beaucoup de tort � ce qu'on appelle aujourd'hui la cause des femmes. Les femmes ont des droits, n'en doutons pas, car elles subissent des injustices. Elles doivent pr�tendre � un meilleur avenir, � une sage ind�pendance, � une plus grande participation aux lumi�res, � plus de respect, d'estime et d'int�r�t de la part des hommes. Mais cet avenir est entre leurs mains. Les hommes seront un jour � leur �gard ce qu'elles les feront. » Aussi bien George Sand s'abstient-elle de postuler pour la femme, soit la mission sacerdotale, soit l'action politique. Elle ne l'estime pas propre � tous les emplois. « Vous ne pouvez �tre qu'artiste, �crit-elle, et cela, rien ne vous en emp�chera... Loin de moi cette pens�e que la femme soit inf�rieure � l'homme. Elle est son �gale devant Dieu, et rien dans les desseins providentiels ne la destine � l'esclavage. Mais elle n'est pas semblable � l'homme, et son organisation comme son penchant lui assignent un autre r�le, non moins beau, non moins noble, et dont, � moins d'une d�pravation de l'intelligence, je ne con�ois gu�re qu'elle puisse trouver � se plaindre. » Ce sont les fonctions et les joies de la maternit�, ce sont les fatigues et les devoirs du m�nage, c'est la tendresse consolatrice qui assiste et r�conforte. George Sand a exprim� la m�me pens�e en d'autres termes, dans ce r�cit de la guerre des Hussites, intitul� Jean Ziska: « Femmes, je n'ai jamais dout� que malgr� vos vices, vos travers, votre insigne paresse, votre absurde coquetterie, votre frivolit� pu�rile, il n'y e�t en vous quelque chose de pur, d'enthousiaste, de candide, de grand et de g�n�reux, que les hommes ont perdu ou n'ont point encore. Vous �tes de beaux enfants. Votre t�te est faible, votre �ducation mis�rable, votre pr�voyance nulle, votre m�moire vide, vos facult�s de raisonnement inertes. La faute n'en est point � vous. » Elle reprenait l� et d�veloppait une id�e favorite de Lamennais, qui compare la femme � un brillant et fol�tre papillon. Mais, chez cet �tre plus d�licat que r�fl�chi, quelles ressources de sensibilit�! « Les larmes pr�cieuses des �mes mystiques, �crit George Sand, f�condent un germe de salut. » Et quelle ardeur vers une foi religieuse qui est l'humaine figuration de l'id�al! La femme a l'instinct ritualiste. Dans les c�r�monies du culte, elle cherche les formes plus encore que la substance, elle croit et elle pratique plut�t par les sens que par la raison. Elle veut « la splendeur des rites, les �motions du sanctuaire, la richesse ou la grandeur des temples, ce concours de sympathies explicites, l'autorit� du pr�tre, en un mot tout ce qui frappe l'imagination. » George Sand s'inscrit l� contre et r�pudie ce mat�rialisme religieux. « Il faudra, dit-elle, que les femmes renoncent � faire du culte un spectacle. » Elle demande une croyance plus m�le, des communications plus directes, plus intimes avec la Divinit�. Elle formule ce qui nous appara�t comme la religion �pur�e et sublime. « Dieu, �crit-elle, a plac� notre vie entre une foi �teinte et une foi � venir... Votre catholicisme, Marcie, est tomb� dans les t�n�bres du doute. Votre christianisme est � son aurore de foi et de certitude... S'il est encore des �mes croyantes, laissons-les s'endormir, p�les fleurs, parmi l'herbe des ruines. » Et voici le myst�rieux appel qu'elle adresse � la vierge en qui se symbolisent le r�ve et la recherche des v�rit�s futures, aux clart�s radieuses:

« Marcie, il est une heure dans la nuit que vous devez conna�tre, vous qui avez veill� au chevet des malades ou sur votre prie-Dieu, � g�mir, � invoquer l'esp�rance: c'est l'heure qui pr�c�de le lever du jour; alors, tout est froid, tout est triste; les songes sont sinistres et les mourants ferment leurs paupi�res. Alors, j'ai perdu les plus chers d'entre les miens, et la mort est venue dans mon sein comme un d�sir. Cette heure, Marcie, vient de sonner pour nous; nous avons veill�, nous avons pleur�, nous avons souffert, nous avons dout�; mais vous, Marcie, vous �tes plus jeune; levez-vous donc et regardez: le matin descend d�j� sur vous � travers les pampres et les girofl�es de votre fen�tre. Votre lampe solitaire lutte et p�lit; le soleil va se lever, son rayon court et tremble sur les cimes mouvantes des for�ts; la terre, sentant ses entrailles se f�conder, s'�tonne et s'�meut comme une jeune m�re, quand, pour la premi�re fois, dans son sein, l'enfant a tressailli. »

Vers qui se tournera l'esp�rance de ceux qui cherchent les horizons nouveaux de la Terre promise? Vers Lamennais, au gr� de George Sand. Il conduira l'humanit� par des sentiers inconnus, il abaissera devant elle les barri�res et les obstacles. Ce sera le bon guide de l'heureux voyage, sous des cieux propices. Les Lettres � Marcie nous entra�nent sur ses traces: « Quelques �lus ont march� sans crainte et sans fatigue par des chemins b�nis; ils ont gravi des pentes douces � travers de riantes vall�es... Ils ont d�pouill� sans effort ni terreur le fond de la forme, l'erreur du mensonge; ils ont tendu la main � ceux qui tremblaient, ils ont port� dans leurs bras les d�biles et les accabl�s. D�j� ils pourraient sans doute formuler le christianisme futur, si le monde voulait les �couter; et, quant � eux, ils ont plac� leur temple sur les hauteurs au-dessus des orages, au-dessus du souffle des passions humaines. Ceux-l� ne connaissent ni indignation contre la faiblesse, ni col�re contre l'incertitude, ni haine contre la sinc�rit�. Peut-�tre l'avenir n'acceptera-t-il pas tout ce qu'ils ont conserv� des formes du pass�; mais ce qu'ils auront sauv� d'�ternellement durable, c'est l'amour, �lan de l'homme � Dieu; c'est la charit�, rapport de l'homme � l'homme. Quant � nous qui sommes les enfants du si�cle, nous chercherons dans notre Éden ruin� quelques palmiers encore debout, pour nous agenouiller � l'ombre et demander � Dieu de rallumer la lampe de la foi... L� o� notre conviction restera impuissante � percer le myst�re de la lettre, nous nous rattacherons � l'esprit de l'Évangile, doctrine c�leste de l'id�al, essence de la vie de l'�me. »

Est-ce � dire que Lamennais accept�t de tous points les th�ories de sa collaboratrice? Il devait, au contraire, en �tre inquiet et m�me �pouvant�, si l'on s'en rapporte � la lettre que lui adressait George Sand, le 28 f�vrier 1837: « Monsieur et excellent ami, �crit-elle de Nohant, vous m'avez entra�n�e, sans le savoir, sur un terrain difficile � tenir. » Elle en est effray�e, elle voudrait parler de tous les devoirs de la femme, du mariage, de la maternit�, et ce sont mati�res scabreuses. Evitera-t-elle les fondri�res? » Je crains, confesse-t-elle, d'�tre emport�e par ma p�tulance naturelle, plus loin que vous ne me permettriez d'aller, si je pouvais vous consulter d'avance. Mais ai-je le temps de vous demander, � chaque page, de me tracer le chemin? Avez-vous le temps de suffire � mon ignorance? Non, le journal s'imprime, je suis accabl�e de mille autres soins, et, quand j'ai une heure le soir pour penser � Marcie, il faut produire et non chercher. »

Dans cette lettre qui r�sume ses hardiesses, elle proclame la n�cessit� du divorce, bien que, pour sa part, elle aim�t mieux passer le reste de sa vie dans un cachot que de se remarier. Elle renonce � la th�orie de l'union libre, mais elle proteste contre l'indissolubilit� du mariage. « J'ai beau, dit-elle, chercher le rem�de aux injustices sanglantes, aux mis�res sans fin, aux passions souvent sans rem�de qui troublent l'union des sexes, je n'y vois que la libert� de rompre et de reformer l'union conjugale. Je ne serais pas d'avis qu'on d�t le faire � la l�g�re et sans des raisons moindres que celles dont on appuie la s�paration l�gale aujourd'hui en vigueur. » Elle estime que Lamennais, chaste et inaccessible aux faiblesses humaines, ignore certains ab�mes qu'elle-m�me a mesur�s. « Vous avez v�cu avec les anges; moi, j'ai v�cu avec les hommes et les femmes. Je sais combien on souffre, combien on p�che. » Mais, si elle �voque les fautes pass�es, elle d�clare que son �ge lui permet d'envisager avec calme les orages qui palpitent et meurent � son horizon. En cela, ou bien elle s'abuse, ou bien elle induit en erreur celui qu'elle appelle « p�re et ami. » La p�cheresse n'a pas termin� son cycle.

Si Lamennais fut effarouch� des Lettres � Marcie, il dut l'�tre bien davantage du Po�me de Myrza, o� George Sand transpose le proc�d� litt�raire des Paroles d'un Croyant sur le mode amoureux. C'est, en un style alternativement mystique et voluptueux, la rencontre paradisiaque de l'homme et de la femme. Il la voit, l'admire et reconna�t l'oeuvre et la fille de Dieu. « Il marcha devant elle, et elle le suivit jusqu'� la porte de sa demeure, qui �tait faite de bois de c�dre et recouverte d'�corce de palmier. Il y avait un lit de mousse fra�che; l'homme cueillit les fleurs d'un rosier qui tapissait le seuil, et, les effeuillant sur sa couche, il y fit asseoir la femme en lui disant: — « L'Eternel soit b�ni. » — Et, allumant une torche de m�l�ze, il la regarda, et la trouva si belle qu'il pleura, et il ne sut quelle ros�e tombait de ses yeux, car jusque l� l'homme n'avait pas pleur�. Et l'homme connut la femme dans les pleurs et dans la joie. »

Au r�veil, « quand l'�toile du matin vint � p�lir sur la mer, » il se demanda si c'�tait un r�ve, et il attendit avec impatience que le jour �clair�t l'obscurit� de sa demeure. « Mais la femme lui parla, et sa voix fut plus douce � l'homme que celle de l'alouette qui venait chanter sur sa fen�tre au lever de l'aube. » Tout aussit�t il se mit � verser des pleurs d'amertume et de d�solation. Pourquoi? C'est qu'avec l'amour il a con�u la pr�carit� de son destin. « Car tu vaux mieux que la vie, dit-il, et pourtant je te perdrai avec elle. » D'un regard, d'un sourire, elle le console en murmurant ces mots: « Si tu dois mourir, je mourrai aussi, et j'aime mieux un seul jour avec toi que l'�ternit� sans toi. » Il suffit de cette parole pour endormir la douleur de l'homme. La femme lui a apport� l'esp�rance. « Il courut chercher des fruits et du lait pour la nourrir, des fleurs pour la parer. » Et le Po�me de Myrza, qui commence par une cantil�ne d'hym�n�e, se termine par un appel mystique sur la route qui m�ne au d�sert de la Th�ba�de. En allant de l'homme � Dieu, Myrza peut encore dire: « Ma foi, c'est l'amour! »

Lamennais et George Sand allaient suivre des chemins divers, elle vers le socialisme sentimental de Pierre Leroux, lui vers l'id�alisme d'une d�mocratie chr�tienne. En f�vrier 1841, quand l'auteur des Paroles d'un Croyant, enferm� � Sainte-P�lagie, lan�a une sorte d'anath�me contre les revendications f�ministes, George Sand lui r�pliqua en s'�tonnant qu'il refus�t estime et confiance � tout ce qui ne porte pas de barbe au menton. « Nous vous comptons, dit-elle, parmi nos saints, vous �tes le p�re de notre Église nouvelle. » Mais tous ces �loges ne sauraient �branler la rigidit� de Lamennais. Le 23 juin 1841, il mande � M. de Vitrolles dans une de ces lettres qu'a publi�es en 1883 la Nouvelle Revue: « Je crois vraiment que George Sand m'a pardonn� mes irr�v�rences; mais elle ne pardonne point � saint Paul d'avoir dit: Femmes, ob�issez � vos maris. C'est un peu dur, en effet. » Dans une autre lettre du 25 novembre 1841 au m�me M. de Vitrolles, Lamennais stigmatise les tendances anti-chr�tiennes de la Revue Ind�pendante, et pr�dit que son directeur Pierre Leroux ne tardera pas � rester seul avec madame Sand. « Celle-ci, ajoute-t-il, fid�le au r�v�lateur, pr�che, d�s la premi�re livraison, le communisme, dans un roman 2 o� je crains bien qu'on trouve peu de traces de son ancien talent. Comment peut-on g�ter � plaisir des dons naturels aussi rares! »

Dans la Correspondance de George Sand, on ne rencontre, � partir de 1842, aucune lettre adress�e � Lamennais. Mais elle lui d�dia, le 4 mai 1848, un article recueilli dans le volume intitul�: Souvenirs de 1848. Elle y discute le projet de Constitution �labor� par Lamennais, et lui reproche de remettre aux mains d'un seul homme le pouvoir ex�cutif. « La pr�sidence, dit-elle, serait forc�e de devenir la dictature, et tout dictateur serait forc� de marcher dans le sang. » Pour n'�tre que d'une femme, l'argument avait sa valeur. Lamennais et la France en comprirent la port�e au lendemain du 2 D�cembre. George Sand avait �t� plus clairvoyante que les hommes politiques et les fabricants de constitutions.


Notes

  1. Il y eut pourtant un voisin de campagne de George Sand assez ineptement calomniateur pour pr�tendre qu'il avait aper�u Lamennais, sur la terrasse de Nohant, en robe de chambre orientale, avec des babouches et une calotte grecque, fumant un narghileh, aupr�s de l'auteur de L�lia.
  2. Horace.