Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE XVIII
L'ÉPOQUE DE MAUPRAT

Ni les tourments du coeur ni les tracas de justice n'avaient interrompu la production litt�raire de George Sand. Elle travaillait chaque jour, ou plut�t chaque apr�s-midi et chaque nuit, avec une r�gularit� automatique. Le graveur Manceau, qui v�cut longtemps dans son intimit� et qui l'expliquait un peu comme un montreur de ph�nom�nes, si nous en croyons le Journal des Goncourt, donnait d'elle cette d�finition: « C'est �gal qu'on la d�range. Supposez que vous ayez un robinet ouvert chez vous, on entre, vous le fermez: c'est madame Sand. » Rien ne la pouvait distraire de sa besogne quotidienne. Bonne ou m�diocre, la copie qu'elle devait fournir prenait le chemin de l'�diteur. Ainsi, en 1836-1837, deux oeuvres fort in�gales: Simon et Mauprat. « Le roman de Simon, dit George Sand dans la notice, n'est pas, je crois, des mieux conduits, mais j'en avais connu les types, en plusieurs exemplaires dans la r�alit�. » De vrai, toute cette intrigue de l'avocat Simon, �pousant Fiamma Faliero, fille de la comtesse, mais non pas du comte de Foug�res, sous les auspices de ma�tre Parquet et de sa fille Bonne, est fort ennuyeuse. Or Simon, fils de la modeste paysanne Jeanne F�line et neveu d'un abb� r�publicain, c'est l'image de Michel (de Bourges). George Sand, alors en pleine ferveur d'enthousiasme pour son d�fenseur, a peint ce portrait avec sollicitude: « Simon portait au dedans de lui-m�me la l�pre qui consume les �mes actives lorsque leur destin�e ne r�pond pas � leurs facult�s. Il �tait ambitieux. Il se sentait � l'�troit dans la vie et ne savait vers quelle issue s'envoler. Ce qu'il avait souhait� d'�tre ne lui semblait plus, maintenant qu'il avait mis les deux pieds sur cet �chelon, qu'une conqu�te d�risoire hasard�e sur le champ de l'infini. Simple paysan, il avait d�sir� une profession �clair�e; avocat, il r�vait les succ�s parlementaires de la politique, sans savoir encore s'il aurait assez de talent oratoire pour d�fendre la propri�t� d'une haie ou d'un sillon... Cette maladie de l'�me est commune aujourd'hui � tous les jeunes gens qui abandonnent la position de leur famille pour en conqu�rir une plus �lev�e... Il souffrait, mais non pas comme la plupart de ceux qui se lamentent de leur impuissance; il subissait en silence le mal des grandes �mes. Il sentait se former en lui un g�ant, et sa fr�le jeunesse pliait sous le poids de cet autre lui-m�me qui grondait dans son sein. » Simon, roman d�mocratique, est d�di� en ces termes � la comtesse d'Agoult, aristocrate de naissance, r�publicaine de sentiment:

« Myst�rieuse amie, soyez la patronne de ce pauvre petit conte.

« Patricienne, excusez les antipathies du conteur rustique.

« Madame, ne dites � personne que vous �tes sa soeur.

« Coeur trois fois noble, descendez jusqu'� lui et rendez-le fier.

« Comtesse, soyez pardonn�e.

« Étoile cach�e, reconnaissez-vous � ces litanies. »

En regard de Simon, et par un effet de contraste, il faut placer La Marquise, piquante nouvelle qui retrace l'aventure d'une coquette sous le r�gne de Louis XV. Voici comment, � quatre-vingts ans, elle r�sume sa liaison, qui dura plus d'un demi-si�cle, avec le vicomte de Larrieux qu'elle avait rencontr� et peut-�tre aim�, toute jeune veuve, tr�s consolable, de seize ans et demi:

« En trois jours, le vicomte me devint insoutenable. Eh bien! mon cher, je n'eus jamais l'�nergie de me d�barrasser de lui! Pendant soixante ans il a fait mon tourment et ma sati�t�. Par complaisance, par faiblesse ou par ennui, je l'ai support�. » En r�alit�, la marquise n'a jamais �t� touch�e que d'une affection, platonique au demeurant, pour le com�dien L�lio. Elle le guette, elle le suit jusque dans un caf� borgne, et alors elle le voit, tel qu'il est sans maquillage, loin de la rampe et des lustres: « Il avait au moins trente-cinq ans; il �tait jaune, fl�tri, us�; il �tait mal mis; il avait l'air commun; il parlait d'une voix rauque et �teinte, donnait la main � des pleutres, avalait de l'eau-de-vie et jurait horriblement. Je ne retrouvais plus rien en lui des charmes qui m'avaient fascin�e, pas m�me son regard si noble, si ardent et si triste. Son oeil �tait morne, �teint, presque stupide; sa prononciation accentu�e devenait ignoble en s'adressant au gar�on de caf�, en parlant de jeu, de cabaret et de filles. Sa d�marche �tait l�che, sa tournure sale, ses joues mal essuy�es de fard. Ce n'�tait plus Hippolyte, c'�tait L�lio. Le temple �tait vide et pauvre; l'oracle �tait muet; le dieu s'�tait fait homme; pas m�me homme, com�dien. »

D'o� vient donc l'�motion qu'elle ressent, l'esp�ce d'amour qui l'encha�ne � L�lio, d�s qu'elle le voit en sc�ne, jouant Rodrigue ou Bajazet? C'est, note-t-elle, une passion toute intellectuelle, toute romanesque. Elle aime en lui les h�ros qu'il repr�sente, les vertus qu'il fait revivre. L'imagination seule est en jeu.

Si La Marquise ressemble � un joli pastel, Mauprat est un merveilleux tableau de la vieille France f�odale, un chef-d'oeuvre, ou de peu s'en faut. Les caract�res y sont trac�s de main de ma�tre. Et pourtant ce roman avait �t� con�u et commenc� parmi les pires angoisses du proc�s qui mettait tout en cause pour George Sand, son avenir, sa fortune, le sort de ses enfants. Quand Mauprat parut dans la Revue des Deux Mondes, du 1er avril au 15 juin 1837, ce fut un cri d'admiration. Les exag�rations sentimentales d'Indiana, de Valentine et de Jacques, les d�clamations �loquentes de L�lia c�daient la place � une intrigue attachante dans un d�cor pittoresque. La Roche-Mauprat dressait la redoutable image du ch�teau-fort occup� par des hobereaux d�g�n�r�s, devenus des brigands. Edm�e, qui appartient � la branche honorable de la famille, trouverait dans ce repaire, o� elle s'�gare au terme d'une partie de chasse, soit le d�shonneur, soit la mort, si elle n'�tait sauv�e par son petit cousin, Bernard Mauprat. Elle emm�ne et veut apprivoiser le louveteau. Autour de ces deux personnages se groupent les figures les plus vari�es: les farouches habitants de la Roche-Mauprat, le g�n�reux p�re d'Edm�e, et don Marcasse le preneur de taupes, et le vertueux Monsieur Patience. Longue et m�ritoire sera la lutte de Bernard pour triompher de son naturel violent et de la sauvagerie h�r�ditaire. Il ira guerroyer en Am�rique, dans l'arm�e de La Fayette, et, lors de son retour, il sera soup�onn�, accus� d'un attentat commis contre Edm�e par le dernier des Mauprat f�lons. L'innocent est condamn�, apr�s des d�bats tragiques, mais un d�nouement favorable vient r�conforter le lecteur sensible. Bernard �pouse sa cousine. Et George Sand, au sortir de toutes les amertumes d'un mariage malheureux, tient � affirmer son respect et son culte pour l'union de deux �tres harmonieusement attach�s par l'amour. Abdiquant les th�ories r�volt�es de ses premi�res oeuvres, elle montra la saintet� du lien conjugal form� sous d'heureux auspices.

C'est sa r�ponse aux outrages et aux calomnies de M. Dudevant. « Le mariage— �crit-elle dans la notice de Mauprat — dont jusque-l� j'avais combattu les abus, laissant peut-�tre croire, faute d'avoir suffisamment d�velopp� ma pens�e, que j'en m�connaissais l'essence, m'apparaissait pr�cis�ment dans toute la beaut� morale de son principe... Tout en faisant un roman pour m'occuper et me distraire, la pens�e me vint de peindre un amour exclusif, �ternel, avant, pendant et apr�s le mariage. Je fis donc le h�ros de mon livre attestant, � quatre-vingts ans, sa fid�lit� pour la seule femme qu'il e�t aim�e. L'id�al de l'amour est certainement la fid�lit� �ternelle. » À ceux qui incriminent George Sand et all�guent l'immoralit� de son oeuvre, il n'est point inutile d'opposer la th�se de Mauprat, o� le mariage est proclam� « une institution sacr�e que la soci�t� a le tort de rabaisser, en l'assimilant � un contrat d'int�r�ts mat�riels. » Et cette d�claration m�rite d'�tre retenue: « Le sentiment qui me p�n�trait se r�sume dans ces paroles de Mauprat vers la fin de l'ouvrage: « Elle fut la seule femme que j'aimai dans toute ma vie; jamais aucune autre n'attira mon regard et ne connut l'�treinte de ma main. »

On retrouve cette m�me doctrine, au terme du chapitre XI de la cinqui�me partie de l'Histoire de ma Vie, apr�s que George Sand a rappel� les p�rip�ties de ses proc�s et tout l'effort de son travail pour subvenir � l'�ducation de ses enfants. « D'o� je conclus, dit-elle, que le mariage doit �tre rendu aussi indissoluble que possible; car, pour mener une barque aussi fragile que la s�curit� d'une famille sur les flots r�tifs de notre soci�t�, ce n'est pas trop d'un homme et d'une femme, un p�re et une m�re se partageant la t�che, chacun selon sa capacit�. Mais l'indissolubilit� du mariage n'est possible qu'� la condition d'�tre volontaire, et, pour la rendre volontaire, il faut la rendre possible. Si, pour sortir de ce cercle vicieux, vous trouvez autre chose que la religion de l'�galit� de droits entre l'homme et la femme, vous aurez fait une belle d�couverte. »

À l'ann�e 1837, se rattachent trois oeuvres secondaires de George Sand, qui proc�dent de l'inspiration ou du souvenir de Venise: les Ma�tres Mosa�stes, la Derni�re Aldini et l'Uscoque. Elle �crivit les Ma�tres Mosa�stes pour son fils, qui n'avait encore lu qu'un roman, Paul et Virginie. « Cette lecture, dit-elle, �tait trop forte pour les nerfs d'un pauvre enfant. Il avait tant pleur�, que je lui avais promis de lui faire un roman o� il n'y aurait pas d'amour et o� toutes choses finiraient pour le mieux. » À cette fin, elle composa une nouvelle assez longue relatant la rivalit� professionnelle qui surgit entre deux groupes de mosa�stes de Saint-Marc � l'�poque du Tintoret, les Zuccatti et les Bianchini. Sous le couvert de la fiction, c'est une description de Venise, avec quelques pages �mouvantes sur ces effroyables plombs que Silvio Pellico a vou�s � notre ex�cration. On sent que George Sand, avec tous les lib�raux et tous les d�mocrates de son temps, d�teste l'occupation autrichienne sous laquelle g�mit la ville des Doges. Et le volume se termine par le rayonnement d'une aurore qui incite l'un des personnages � cette r�flexion m�lancolique: « Voil� la seule chose que l'�tranger ne puisse pas nous �ter. Si un d�cret pouvait emp�cher le soleil de se lever radieux sur nos coupoles, il y a longtemps que trois sbires eussent �t� lui signifier de garder ses sourires et ses regards d'amour pour les murs de Vienne. »

Les lettres de George Sand � Luigi Calamatta, l'�minent graveur dont la fille Lina devait en 1863 �pouser Maurice Sand, nous apprennent qu'en mai 1837, � Nohant, elle travaillait aux Ma�tres Mosa�stes, « un petit conte qui vous plaira, j'esp�re, non pas qu'il vaille mieux que le reste, mais parce qu'il est dans nos id�es et dans nos go�ts, � nous artistes. » Puis, le 12 juillet, elle �crit au m�me Calamatta, qui lui avait envoy� des dessins sur Venise et la Renaissance: « Lisez, dans le prochain num�ro de la Revue, les Ma�tres Mosa�stes. C'est peu de chose, mais j'ai pens� � vous en tra�ant le caract�re de Valerio. J'ai pens� aussi � votre rivalit� avec Mercuri. Enfin, je crois que cette bluette r�veillera en vous quelques-unes de nos sympathies et de nos saintes illusions de jeunesse. » Il y a, effectivement, dans cette oeuvre d�licate et chaste, une atmosph�re de s�r�nit�. On per�oit que l'�me de l'auteur �tait en pleine qui�tude: l'accalmie apr�s l'orage. « Je ne sais pourquoi, dit-elle, j'ai �crit peu de livres avec autant de plaisir que celui-l�. C'�tait � la campagne, par un �t� aussi chaud que le climat de l'Italie, que je venais de quitter. Jamais je n'ai vu autant de fleurs et d'oiseaux dans mon jardin. Liszt jouait du piano au rez-de-chauss�e, et les rossignols, enivr�s de musique et de soleil, s'�gosillaient avec rage sur les lilas environnants. »

La Derni�re Aldini fut compos�e � Fontainebleau, o� les souvenirs de l'automne de 1833, en compagnie de Musset, ramenaient l'imagination de George Sand vers Venise. Elle se plut � raconter l'aventure de Nello, gondolier chioggiote, qui est aim� de la princesse Bianca Aldini. Elle lui offre de l'�pouser, il refuse. Plus tard, devenu le grand chanteur L�lio, il attire l'attention de la petite Alezia, qui l'entend � San Carlo. Or elle est la fille de la princesse Aldini. Il l'a jadis berc�e, toute enfant, de ses chansons de gondolier. Il se d�robe � une mani�re d'inceste sentimental. Et ce roman, o� les deux Aldini font une agr�able antith�se, offre � nos m�ditations un cas de conscience ou plut�t une �nigme voluptueuse que George Sand formule ainsi: « À quoi conna�t-on l'amour? au plaisir qu'on donne ou � celui qu'on �prouve? » Le champ est ouvert aux controversistes.

Moindre nous appara�t l'int�r�t de l'Uscoque, conte byronien. Orio Soranzo �pouse la belle Giovanna Morosini, en la d�tournant de son fianc�, le comte Ezzelin. Officier au service de la r�publique de Venise, Orio se fait pirate, autrement dit, uscoque. Il tue Ezzelin, sa femme, ses complices, avec le concours de Naam, jolie fille turque, d�guis�e en homme, qui l'a d�livr� lui-m�me en assassinant le pacha de Patras. Arr�t�, Orio simule la folie, mais il est condamn� � mort et ex�cut�. Naam subirait le m�me sort sans l'intervention d'un juge, frapp� de sa beaut�. Or Naam �tait un homme. D�s lors, le juge fut-il content ou d��u? Tout cela est obscur et troublant.

En m�me temps qu'elle fournissait ainsi � la Revue des Deux Mondes sa production romanesque, George Sand s'orientait vers des id�es plus graves. Lamennais et Pierre Leroux allaient la convertir aux conceptions d'une philosophie d�mocratique, �galitaire et socialiste. Elle y inclinait progressivement, comme on le peut voir dans diverses lettres � son fils, notamment dans celle du 3 janvier 1836. Cette correspondance, adress�s � un coll�gien de treize ans, traite fort �loquemment la question sociale, soulev�e par toutes les �coles r�formatrices d'alors. « Quand tu seras plus grand, �crit-elle � Maurice, tu liras l'histoire de cette R�volution dont tu as tant entendu parler et qui a fait faire un grand pas � la raison et � la justice. » Mais, � son estime, l'oeuvre r�volutionnaire n'est qu'�bauch�e, imparfaite. Il faut la parachever, en organisant une soci�t� meilleure, toute diff�rente de « cette immense arm�e de coeurs impitoyables et d'�mes viles qui s'appelle la Garde Nationale » Elle ne veut pas que son fils se range un jour du c�t� de ces hommes, plus b�tes que m�chants, qui d�fendent la propri�t� avec des fusils et des ba�onnettes et qui regardent comme des brigands et des assassins ceux qui donnent leur vie pour la cause du peuple. Sur tous ces points elle cat�chise Maurice, elle lui communique la ferveur r�publicaine, en lui recommandant de ne montrer ses lettres � personne, — ce qui visait particuli�rement M. Dudevant, mod�le achev� de l'�lecteur censitaire et du bourgeois r�trograde. « Dis-moi, demande-t-elle � son fils, si tu trouves juste cette mani�re de partager in�galement les produits de la terre, les fruits, les grains, les troupeaux, les mat�riaux de toute esp�ce, et l'or (ce m�tal qui repr�sente toutes les jouissances, parce qu'un petit fragment se prend en �change de tous les autres biens). Dis-moi, en un mot, si la r�partition des dons de la cr�ation est bien faite, lorsque celui-ci a une part �norme, cet autre une moindre, un troisi�me presque rien, un quatri�me rien du tout! Il me semble que la terre appartient � Dieu, qui l'a faite, et qui l'a confi�e aux hommes pour qu'elle leur serv�t d'�ternel asile. Mais il ne peut pas �tre dans ses desseins que les uns y cr�vent d'indigestion et que les autres y meurent de faim. Tout ce qu'on pourra dire l�-dessus ne m'emp�chera pas d'�tre triste et en col�re quand je vois un mendiant pleurant � la porte d'un riche. »

Voil� le mal social clairement et justement d�nonc�. O� est le rem�de? George Sand le cherchera avec pers�v�rance. Elle le demandera aux divers syst�mes socialistes qui sollicitaient la faveur ou la curiosit� publique. De m�me que Sainte-Beuve, elle traversa le saint-simonisme, mais sans y trouver la satisfaction de son esprit et la r�alisation de ses r�ves. En compagnie d'Alfred de Musset, elle avait assist� � l'une des c�r�monies rituelles de cette nouvelle religion humanitaire. Elle ne se soucia pas d'�tre la M�re que cherchait le P�re Enfantin, et elle explique ses r�serves dans une lettre du 14 f�vrier 1837 � Adolphe Gu�roult. Les saint-simoniens ont le tort grave, � ses yeux, de d�serter la cause de la justice et de la v�rit� en France, de transporter leurs efforts en Orient, de pactiser avec le gouvernement de Louis-Philippe et de n�gliger l'id�al r�publicain. Ces compromissions-l�, elle ne peut y acquiescer. D�s le 15 f�vrier 1836, dans l'ardeur de son premier z�le de n�ophyte, elle �crivait � la famille saint-simonienne de Paris: « Fid�le � de vieilles affections d'enfance, � de vieilles haines sociales, je ne puis s�parer l'id�e de r�publique de celle de r�g�n�ration; le salut du monde me semble reposer sur nous pour d�truire, sur vous pour reb�tir. Tandis que les bras �nergiques du r�publicain feront la ville, les pr�dications sacr�es du saint-simonien feront la cit�. Vous �tes les pr�tres, nous sommes les soldats. »

Suit un hymne enflamm� o�, r�publicaine, elle annonce sa foi combative en de vagues croyances philanthropiques: « Quant � moi, solitaire jet� dans la foule, sorte de rapsode, conservateur d�vot des enthousiasmes du vieux Platon, adorateur silencieux des larmes du vieux Christ, admirateur ind�cis et stup�fait du grand Spinoza, sorte d'�tre souffrant et sans importance qu'on appelle un po�te, incapable de formuler une conviction et de prouver, autrement que par des r�cits et des plaintes, le mal et le bien des choses humaines, je sens que je ne puis �tre ni soldat ni pr�tre, ni ma�tre ni disciple, ni proph�te ni ap�tre; je serai pour tous un fr�re d�bile, mais d�vou�; je ne sais rien, je ne puis rien enseigner; je n'ai pas de force, je ne puis rien accomplir. Je puis chanter la guerre sainte et la sainte paix; car je crois � la n�cessit� de l'une et de l'autre. Je r�ve dans ma t�te de po�te des combats hom�riques, que je contemple le coeur palpitant, du haut d'une montagne, ou bien au milieu desquels je me pr�cipite sous les pieds des chevaux, ivre d'enthousiasme et de sainte vengeance. Je r�ve aussi, apr�s la temp�te, un jour nouveau, un lever de soleil magnifique; des autels par�s de fleurs, des l�gislateurs couronn�s d'olivier, la dignit� de l'homme r�habilit�e, l'homme affranchi de la tyrannie de l'homme, la femme de celle de la femme, une tutelle d'amour exerc�e par le pr�tre sur l'homme, une tutelle d'amour exerc�e par l'homme sur la femme; un gouvernement qui s'appellerait conseil et non pas domination, persuasion et non pas puissance. En attendant, je chanterai au diapason de ma voix, et mes enseignements seront humbles; car je suis l'enfant de mon si�cle, j'ai subi ses maux, j'ai partag� ses erreurs, j'ai bu � toutes ses sources de vie et de mort, et, si je suis plus fervent que la masse pour d�sirer son salut, je ne suis pas plus savant qu'elle pour lui enseigner le chemin. Laissez-moi g�mir et prier sur cette J�rusalem qui a perdu ses dieux et qui n'a pas encore salu� son messie. Ma vocation est de ha�r le mal, d'aimer le bien, de m'agenouiller devant le beau. »

Comment vont se traduire ces maximes en actes? Et, d'abord, comment le r�publicanisme de George Sand va-t-il s'adapter � l'�ducation de Maurice? Elle sait que son fils est, au coll�ge Henri IV, camarade du duc de Montpensier, qu'il a �t� invit� aux Tuileries, qu'il est all� chez la reine. Elle s'en �meut: « Tu es encore trop jeune pour que cela tire � cons�quence; mais, � mesure que tu grandiras, tu r�fl�chiras aux cons�quences des liaisons avec les aristocrates. Je crois bien que tu n'es pas tr�s li� avec Sa Majest� et que tu n'es invit� que comme faisant partie de la classe de Montpensier. Mais, si tu avais dix ans de plus, tes opinions te d�fendraient d'accepter ces invitations. »

Elle le met en garde contre les s�ductions de la cour, contre les sortil�ges de la puissance: « Les amusements que Montpensier t'offre sont d�j� des faveurs. Songes-y! Heureusement elles ne t'engagent � rien; mais, s'il arrivait qu'on te fit, devant lui, quelque question sur tes opinions, tu r�pondrais, j'esp�re, comme il convient � un enfant, que tu ne peux pas en avoir encore; tu ajouterais, j'en suis s�re, comme il convient � un homme, que tu es r�publicain de race et de nature; c'est-�-dire qu'on t'a enseign� d�j� � d�sirer l'�galit�, et que ton coeur se sent dispos� � ne croire qu'� cette justice-l�. La crainte de m�contenter le prince ne t'arr�terait pas, je pense. Si, pour un diner ou un bal, tu �tais capable de le flatter, ou seulement si tu craignais de lui d�plaire par ta franchise, ce serait d�j� une grande l�chet�. »

Toutefois elle l'incite � s'abstenir d'une arrogance d�plac�e, � ne dire, devant Montpensier, ni du mal de son p�re: ce serait une esp�ce de crime — ni du bien: ce serait vendre sa conscience. Bref, Maurice devra �viter, � la cour, d'appeler Louis-Philippe la Poire, selon l'expression que George Sand emploie au courant de la plume. Mais qu'il se garde de toute familiarit�, de tout abandon avec les princes! « Ce sont nos ennemis naturels, et, quelque bon que puisse �tre l'enfant d'un roi, il est destin� � �tre tyran. Nous sommes destin�s � �tre avilis, repouss�s ou pers�cut�s par lui. Ne te laisse donc pas trop �blouir par les bons d�ners et par les f�tes. Sois un vieux Romain de bonne heure, c'est-�-dire, fier, prudent, sobre, ennemi des plaisirs qui co�tent l'honneur et la sinc�rit�. » Et Maurice lui r�pond: « Montpensier m'a invit� � son bal, malgr� mes opinions politiques. Je m'y suis bien amus�. Il nous a tous fait cracher avec lui sur la t�te des gardes nationaux. » On ne s'ennuyait pas � un gala du roi-citoyen.

Voil� cette correspondance extraordinaire que George Sand recommandait � son fils de garder secr�te, sans la montrer jamais � son p�re et m�me sans lui en parler. « Tu sais, ajoutait-elle, que ses opinions diff�rent des miennes. Tu dois �couter avec respect tout ce qu'il te dira; mais ta conscience est libre et tu choisiras, entre ses id�es et les miennes, celles qui te para�tront meilleures. Je ne te demanderai jamais ce qu'il te dit; tu ne dois pas non plus lui faire part de ce que je t'�cris. » Aussi a-t-elle soin de ne point envoyer ses lettres par la poste ni par l'interm�diaire du proviseur. Comme s'il s'agissait de billets d'amour, elle les fait porter par son jeune ami Emmanuel Arago, qui va voir l'enfant aux heures de r�cr�ation et qui, trois ou quatre jours apr�s, re�oit les r�ponses du coll�gien, pour les transmettre � la m�re. De plus, Maurice doit laisser cette correspondance dans sa baraque au coll�ge et ne jamais l'emporter les jours de sortie. Que de myst�res pour des effusions politiques!

Au demeurant, George Sand ne pratiquera pas toujours l'intransigeance r�publicaine qu'elle enseigne et pr�conise. Sous le second Empire, elle aura des accointances avec le Palais-Royal, sinon avec les Tuileries. Elle sera en commerce �pistolaire des plus assidus avec le prince J�r�me Napol�on, et t�moignera pour les Bonaparte une sympathie qu'elle interdit � son fils envers les d'Orl�ans. En 1836, sa raison, son �me et son coeur appartiennent � la R�publique. Michel (de Bourges) a suscit� en elle la foi d�mocratique; le saint-simonisme, c�toy�, lui a communiqu� une ardeur de r�g�n�ration sociale et de pros�lytisme �galitaire qu'elle pousse jusqu'� d�clarer � Adolphe Gu�roult: « Je ne connais et n'ai jamais connu qu'un principe: celui de l'abolition de la propri�t�. » Sous les auspices de Lamennais, elle va donner l'essor � son id�al humanitaire.