Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE XVII
LA SÉPARATION DE CORPS

Dans la neuvi�me des Lettres d'un Voyageur, adress�e au Malgache, c'est-�-dire � son ami Jules N�raud, George Sand exprime son d�go�t des contestations judiciaires, surtout lorsqu'elles touchent aux affections les plus sacr�es. « Ce proc�s, �crit-elle, d'o� d�pend mon avenir, mon honneur, mon repos, l'avenir et le repos de mes enfants, je le croyais loyalement termin�. Tu m'as quitt� comme j'�tais � la veille de rentrer dans la maison paternelle. On m'en chasse de nouveau, on rompt les conventions jur�es. Il faut combattre sur nouveaux frais, disputer pied � pied un coin de terre..., coin pr�cieux, terre sacr�e, o� les os de mes parents reposent sous les fleurs que ma main sema et que mes pleurs arros�rent. » Plus loin elle se demande comment po�te, marqu�e au front pour n'appartenir � rien et � personne, pour mener une vie errante, elle s'est li�e � la soci�t� et a fait alliance avec la famille humaine. « Ce n'�tait pas l� mon lot, soupire t-elle. Dieu m'avait donn� un orgueil silencieux et indomptable, une haine profonde pour l'injustice, un d�vouement invincible pour les opprim�s. J'�tais un oiseau des champs, et je me suis laiss� mettre en cage; une liane voyageuse des grandes mers, et on m'a mis sous une cloche de jardin. Mes sens ne me provoquaient pas � l'amour, mon coeur ne savait ce que c'�tait. Mon esprit n'avait besoin que de contemplation, d'air natal, de lectures et de m�lodies. Pourquoi des cha�nes indissolubles � moi?.. Et parce qu'en �crivant des contes pour gagner le pain qu'on me refusait je me suis souvenu d'avoir �t� malheureux, parce que j'ai os� dire qu'il y avait des �tres mis�rables dans le mariage, � cause de la faiblesse qu'on ordonne � la femme, � cause de la brutalit� qu'on permet au mari, � cause des turpitudes que la soci�t� couvre d'un voile et prot�ge du manteau de l'abus, on m'a d�clar� immoral, on m'a trait� comme si j'�tais l'ennemi du genre humain! » Doutant de la justice d'ici-bas, elle tourne ses regards et tend ses mains vers l'autre, en s'�criant: « Non! toi seul, � Dieu! peux laver ces taches sanglantes que l'oppression brutale fait chaque jour � la robe expiatoire de ton Fils et de ceux qui souffrent en invoquant son nom!... Du moins toi, tu le peux et tu le veux; car tu permets que je sois heureux, malgr� tout, � cette heure, sans autre richesse que mon encrier, sans autre abri que le ciel, sans autre d�sir que celui de rendre un jour le bien pour le mal, sans autre plaisir terrestre que celui de s�cher mes pieds sur cette pierre chauff�e du soleil. Ô mes ennemis! vous ne connaissez pas Dieu; vous ne savez pas qu'il n'exauce point les voeux de la haine! Vous aurez beau faire, vous ne m'�terez pas cette matin�e de printemps. »

Entendez-la, cette plaideuse qui lutte pour la libert�, pour la possession de ses enfants, pour le salut de son foyer et la sauvegarde de sa dignit�; �coutez comme elle c�l�bre le charme et l'all�gresse de la nature en fleur:

« Le soleil est en plein sur ma t�te; je me suis oubli� au bord de la rivi�re sur l'arbre renvers� qui sert de pont. L'eau courait si limpide sur son lit de cailloux bleus changeants; il y avait autour des rochers de la rive tant et de si brillantes petites nageoires de poissons espi�gles; les demoiselles s'envolaient par myriades si transparentes et si diapr�es, que j'ai laiss� courir mon esprit avec les insectes, avec l'onde et ses habitants. Que cette petite gorge est jolie avec sa bordure �troite d'herbe et de buisson, son torrent rapide et joyeux, avec sa profondeur myst�rieuse et son horizon born� par les lignes douces des gu�rets aplanis! comme la tra�ne est coquette et sinueuse! comme le merle propre et lustr� y court silencieusement devant moi � mesure que j'avance. »

Quand George Sand �crivait au Malgache ces pages exquises, en mai 1836, elle portait depuis pr�s d'un an le fardeau d'un proc�s auquel �tait suspendue toute sa tendresse maternelle. Vainement des amis lui avaient conseill� de se r�signer et de « se rendre ma�tresse de la situation en devenant la ma�tresse de son mari. » Elle r�pugnait � un rapprochement sans amour. « Une femme, dit-elle, qui recherche son mari dans le but de s'emparer de sa volont�, fait quelque chose d'analogue � ce que font les prostitu�es pour avoir du pain et les courtisanes pour avoir du luxe. » D�s le milieu de 1835, George Sand �tait r�solue � intenter l'instance en s�paration de corps. Ses relations avec Michel (de Bourges), la confiance qu'il lui inspirait, les soins dont elle l'entoura au cours d'une bronchite aigu� contract�e en plaidant devant la Chambre des pairs, ne firent que l'attacher plus �troitement � son dessein. L'ardent avocat avait �t� condamn� par cette juridiction politique � un mois de prison, en raison de la lettre qu'il avait r�dig�e au nom des accus�s d'avril. Il regagna Bourges, aussit�t r�tabli, et George Sand, apr�s l'avoir suivi, alla passer les vacances � Nohant. La vie pour elle y devint impossible. M. Dudevant �tait cribl� de dettes, incapable de faire face � ses engagements. Il demanda une signature � sa femme, qui ne la refusa pas. C'�tait un vague palliatif. « Il avait achet�, dit-elle, des terres qu'il ne pouvait payer; il �tait inquiet, chagrin. Quand j'eus sign�, les choses n'all�rent pas mieux, selon lui. Il n'avait pas r�solu le probl�me qu'il m'avait donn� � r�soudre quelques ann�es auparavant; ses d�penses exc�daient nos revenus. La cave seule en emportait une grosse part. » Elle signala certaines friponneries flagrantes des domestiques. Il se f�cha, lui d�fendit de se m�ler de ses affaires, de critiquer sa gestion et de commander � ses gens. Il la ruinait, et elle devait se taire.

Aussi bien, apr�s avoir souscrit, puis rompu le contrat qui r�glait leurs int�r�ts financiers, il ne craignit pas de se livrer aux pires outrages et m�me � des s�vices envers sa femme. Le 19 octobre 1835, survint une sc�ne d�cisive, irr�parable. Voici en quels termes Michel la relate et l'explique, dans la plaidoirie qu'il pronon�a pour George Sand devant la Cour de Bourges et qui fut reproduite par la Gazette des Tribunaux, du 30 juillet 1836:

« Les femmes seules ne sont pas capricieuses; il y a des hommes qui ont aussi leurs caprices. Voil� que M. Dudevant veut mener la vie de gar�on. Il fut question de proc�der � l'ex�cution du trait� de f�vrier, et de le mettre ainsi en position de satisfaire son nouveau caprice. Il y eut une entrevue entre les �poux. Leurs amis communs furent invit�s. Il y eut un d�ner. Apr�s le repas, on prenait le caf�. L'enfant des deux �poux, Maurice, demanda de la cr�me. « Il n'y en a plus, r�pondit le p�re; va � la cuisine; d'ailleurs, sors d'ici. » L'enfant, au lieu de sortir, se r�fugia aupr�s de sa m�re; M. Dudevant insista de nouveau pour qu'il sort�t, et madame Dudevant dit elle-m�me � son fils: « Sors, puisque ton p�re le veut. » Il s'�leva alors une altercation entre les �poux, altercation dans laquelle l'�pouse montra le plus grand calme et le mari la plus grande violence. Il alla m�me jusqu'� dire � sa femme: « Sors, toi aussi. » Il fit mine de la frapper; il en fut emp�ch� par les personnes qui �taient pr�sentes. Il se retira pour aller prendre son fusil, qu'on parvint � lui retirer des mains. »

Cette version n'a pas �t� contredite par l'avocat de Casimir Dudevant. Elle est exacte de tous points et n'aggrave aucunement les faits. Ce fut chez cet �go�ste, qui sentait qu'une partie de ses revenus allait bient�t lui �chapper, une v�ritable crise de folie furieuse.

Les amis pr�sents, notamment Duteil, tent�rent vainement une r�conciliation. Le lendemain, apr�s une nuit d'insomnie et d'angoisse, George Sand d�cida irr�vocablement de ne plus vivre avec M. Dudevant et m�me de ne plus le revoir. Elle passa cette journ�e, la derni�re des vacances, en compagnie de ses enfants, dans le bois de Vavray. « Un endroit charmant, dit-elle, d'o�, assis sur la mousse � l'ombre des vieux ch�nes, on embrassait de l'oeil les horizons m�lancoliques et profonds de la Vall�e Noire. Il faisait un temps superbe, Maurice m'avait aid�e � d�teler le petit cheval qui paissait � c�t� de nous. Un doux soleil d'automne faisait resplendir les bruy�res. Arm�s de couteaux et de paniers, nous faisions une r�colte de mousse et de jungermannes que le Malgache m'avait demand� de prendre l�, au hasard, pour sa collection, n'ayant pas, lui, m'�crivait-il, le temps d'aller si loin pour explorer la localit�. Nous prenions donc tout sans choisir, et mes enfants, l'un qui n'avait pas vu passer la temp�te domestique de la veille, l'autre qui, gr�ce � l'insouciance de son �ge, l'avait d�j� oubli�e, couraient, criaient et riaient � travers le taillis. » Apr�s un go�ter sur l'herbe, on rentra � la nuit tombante, et ce furent les adieux. M. Dudevant, qui avait eu du moins ]a pudeur de quitter Nohant, attendait Maurice et Solange � La Ch�tre pour les ramener au coll�ge et � la pension.

George Sand consulta tout d'abord � Ch�teauroux son vieil ami, l'avocat Rollinat, qui lui conseilla une s�paration judiciaire; puis ils all�rent ensemble, le jour m�me, � Bourges, prendre l'avis de Michel, qui purgeait sa peine � la prison de ville, antique ch�teau des ducs de Bourgogne. Gr�ce � la complaisance d'un ge�lier, ils s'introduisirent par une br�che, et dans les t�n�bres suivirent des galeries et des escaliers fantastiques. Les deux avocats tomb�rent d'accord et r�solurent de mener la proc�dure en toute h�te, de mani�re � d�concerter M. Dudevant et � profiter de son d�sarroi. Le 30 octobre 1835, George Sand, �lisant domicile de droit et de fait � La Ch�tre chez Duteil, ami commun du m�nage, d�posa devant le tribunal de cette ville une plainte avec demande de s�paration de corps, pour injures graves, s�vices et mauvais traitements. Le 1er novembre, elle en informe madame d'Agoult, alors � Gen�ve: « Je plaide en s�paration contre mon �poux, qui a d�guerpi, me laissant ma�tresse du champ de bataille... Je ne re�ois personne, je m�ne une vie monacale. J'attends l'issue de mon proc�s, d'o� d�pend le pain de mes vieux jours; car vous pensez bien que je n'amasserai jamais un denier pour payer l'h�pital o� la tendresse d'un mari me laisserait mourir. Mais voyez! Il a eu l'heureuse id�e de vouloir me tuer un soir qu'il �tait ivre. » En d�pit de cet isolement et de ses inqui�tudes, elle ressent une impression de soulagement physique; elle indique plaisamment � madame d'Agoult pourquoi le jardinier et sa femme ont refus� de demeurer dans la maison: « J'ai voulu en savoir le motif. Enfin le mari, baissant les yeux d'un air modeste, m'a dit: « C'est que madame a une t�te si laide, que ma femme, �tant enceinte, pourrait �tre malade de peur. » Il s'agissait, para�t-il, de la t�te de mort que George Sand avait sur sa table.

Les formalit�s du proc�s se succ�d�rent assez vite. Dudevant �tait cit� � compara�tre le 2 novembre devant le tribunal. Il ne se pr�senta pas. Elle crut donc avoir gain de cause et �crivit le 9 novembre, de La Ch�tre, � Adolphe Gu�roult, le fervent saint-simonien: « Le baron ne plaide pas, il demande de l'argent et beaucoup. Je lui en donne, on le condamne � me laisser tranquille, et tout va bien. Quant � ce qu'on en pensera � Paris, cela m'occupe aussi peu que ce qu'on pense en Chine de Gustave Planche. » S'adressant � un z�l� d�fenseur des droits de la femme, elle all�gue sa dignit� bless�e, elle r�clame l'affranchissement de son sexe et conclut: « L'opinion est une prostitu�e qu'il faut mener � grands coups de pied quand on a raison... Nous ne savons pas faire des armes, et on ne nous permet pas de provoquer nos maris en duel; on a bien raison, ils nous tueraient, ce qui leur ferait trop de plaisir. Mais nous avons la ressource de crier bien haut, d'invoquer trois imb�ciles en robe noire, qui font semblant de rendre la justice, et qui, en vertu de certaine bont� de l�gislation envers les esclaves menac�es de mort, daignent nous dire: « On vous permet de ne plus aimer monsieur votre ma�tre, et, si la maison est � vous, de le mettre dehors. »

Cette justice, dont George Sand pensait tant de mal, allait pourtant lui donner satisfaction. Le 1er d�cembre, une d�cision du tribunal reconnut les faits all�gu�s par la plaignante pertinents et admissibles, et lui permit d'en administrer la preuve. Signification de ce jugement fut faite au domicile l�gal de M. Dudevant le 2 janvier 1836, et l'audition des t�moins commen�a le 14 janvier. Le proc�s-verbal de leurs d�positions, d'ailleurs probantes, ayant �t� communiqu� � la partie sans qu'il y e�t de r�ponse, le 16 f�vrier, sur les conclusions favorables du minist�re public, le tribunal rendit un jugement par d�faut qui d�clarait bien fond�s et �tablis par l'enqu�te les griefs de madame Dudevant. La s�paration de corps �tait prononc�e, un notaire commis pour proc�der au partage de la communaut� et aux reprises. Casimir Dudevant ne comparut pas chez le notaire. Et le 26 f�vrier, George Sand, tout heureuse d'avoir la garde de son fils et de sa fille, mandait � madame d'Agoult: « Gr�ce � Dieu, j'ai gagn� mon proc�s et j'ai mes deux enfants � moi. Je ne sais si c'est fini. Mon adversaire peut en appeler et prolonger mes ennuis. » M. Dudevant, en effet, qui d�s le d�but de l'instance avait r�sign� ses fonctions de maire de Nohant et s'�tait install� � Paris, changea soudain de tactique. Stimul� par sa belle-m�re, la baronne Dudevant, et peut-�tre aussi par la m�re d'Aurore, l'�trange madame Dupin, il interjeta, le 8 avril, opposition aux jugements intervenus, en invoquant des vices de proc�dure et en r�clamant une contre-enqu�te. On plaida, les 10 et 11 mai, devant le tribunal de premi�re instance de La Ch�tre. Me Michel (de Bourges) �tait � la barre pour madame Dudevant, et Me Vergne pour le mari.

L'avocat de M. Dudevant se borna � traiter le point de droit; il demanda la nullit� de la proc�dure. Michel (de Bourges), au contraire, abordant le fond du d�bat, montra ce mari ivrogne, brutal, d�bauch�, qui laissait toute libert� � sa femme, � la seule condition de jouir de l'int�gralit� des revenus. Il �tait complaisant, parce qu'il �tait cupide et rapace. Puis, prenant la requ�te du 14 avril, � laquelle son confr�re avait � peine os� faire allusion, Michel en signala les imputations ignominieuses, dont la plus inf�me rappelait l'accusation dirig�e contre Marie-Antoinette. Il �voqua et fit sienne la fameuse r�ponse de la reine: « J'en appelle � toutes les m�res. » Et il s'indigna que M. Dudevant voul�t obliger sa femme � r�int�grer le domicile conjugal, apr�s l'avoir menac�e de mort, mais surtout apr�s l'avoir �pouvantablement offens�e et suspect�e des vices les plus ignobles.

Le tribunal de La Ch�tre donna gain de cause, en droit � M. Dudevant, en fait � la partie adverse. L'opposition �tait admise pour irr�gularit�s de proc�dure; mais, � raison des imputations diffamatoires de l'acte du 14 avril — calomnies de servantes cong�di�es — la s�paration de corps �tait maintenue et la garde des deux enfants attribu�e � la m�re.

George Sand atteignait-elle au terme de ses angoisses? Non pas. Il lui fallut encore aller en appel. Tour � tour alarm�e et confiante, elle �crivait le 5 mai � Franz Liszt, qui avait accompagn� la comtesse d'Agoult � Gen�ve: « Mon proc�s a �t� gagn�; puis l'adversaire, apr�s avoir engag� son honneur � ne pas plaider, s'est mis � manquer de parole et � oublier sa signature et son serment, comme des bagatelles qui ne sont plus de mode. Si la possession de mes enfants et la s�curit� de ma vie n'�taient en jeu, vraiment ce ne serait pas la peine de les d�fendre au prix de tant d'ennuis. Je combats par devoir plut�t que par n�cessit�. » Le 11 mai, tandis que son sort se d�battait au tribunal de La Ch�tre, elle dormait profond�ment. On dut la r�veiller � une heure de l'apr�s-midi, pour lui apprendre que Michel (de Bourges) avait fait pleurer l'auditoire et que son proc�s �tait gagn�. Provisoirement du moins. M. Dudevant, camp� � Nohant, ne se souciait pas de rendre la dot de sa femme. Il voulut un nouvel �clat � l'audience de la Cour. George Sand, �tablie � La Ch�tre chez des amis et toujours ardente au travail, �tait arm�e pour la lutte. « S'il ne s'agissait que de ma fortune, �crit-elle le 25 mai � madame d'Agoult, je ne voudrais pas y sacrifier un jour de la vie du coeur; mais il s'agit de ma prog�niture, mes seules amours, et � laquelle je sacrifierais les sept plus belles �toiles du firmament, si je les avais. » À aucun prix, elle n'admettait qu'on p�t la s�parer de ses enfants. Elle invoquait la justice et la loi, mais elle �tait pr�te � entrer en r�volte, si la magistrature se montrait d�favorable � ses revendications. De Paris elle avait ramen� Solange, et toutes ses dispositions �taient prises pour enlever Maurice, pensionnaire au coll�ge Henri IV. Elle pla�ait les droits maternels au-dessus de tous autres et d�niait � la soci�t� la facult� de les annuler ou de les amoindrir. « La nature, s'�crie-t-elle, n'accepte pas de tels arr�ts, et jamais on ne persuadera � une m�re que ses enfants ne sont pas � elle plus qu'� leur p�re. Les enfants ne s'y trompent pas non plus. » Voil� en quel �tat d'esprit elle comparut devant la Cour de Bourges, dont l'opinion, au seuil des d�bats, lui �tait plut�t hostile. Une l�gende, accr�dit�e parmi l'aristocratie et la haute bourgeoisie locales, la repr�sentait comme une cr�ature extravagante et sans vergogne.

Les plaidoiries occup�rent les deux audiences des 25 et 26 juillet 1836. M. Mater, premier pr�sident, dirigeait les d�bats dont nous trouvons un compte-rendu dans les deux grands journaux judiciaires, la Gazette des Tribunaux et le Droit. La curiosit� publique �tait violemment surexcit�e. « Depuis longtemps, dit le chroniqueur de la Gazette, on n'avait vu une foule aussi consid�rable assi�ger les portes du Palais de Justice pour une affaire civile... L'auteur d'Indiana, de L�lia et de Jacques �tait assise derri�re son avocat, Me Michel (de Bourges). Des Parisiens ne l'auraient peut-�tre pas reconnue sous ce costume de son sexe, accoutum�s qu'ils sont � voir cette dame, dans les spectacles et autres lieux publics, avec des habits masculins et une redingote de velours noir, sur le collet de laquelle retombent en boucles ondoyantes les plus beaux cheveux blonds (ils �taient bruns) que l'on puisse voir. Elle est mise avec beaucoup de simplicit�: robe blanche, capote blanche, collerette tombant sur un ch�le � fleurs. » Est-ce bien l� une toilette s�v�re pour proc�s en s�paration de corps? Et le r�dacteur judiciaire ajoute: « Cette dame semble n'�tre venue � l'audience que pour y trouver quelques �loquentes inspirations contre l'irr�vocabilit� des unions mal assorties. » L'avocat de l'appelant, Me Thiot-Varennes, prit d'abord la parole. Voici les principaux passages de sa plaidoirie: « M. Dudevant aimait sa femme, il s'en croyait aim�, et jusqu'en 1825 rien n'avait troubl� le bonheur de cette union. Mais d�j� l'humeur inqui�te, le caract�re aventureux de madame Dudevant pr�sageaient que cette f�licit� ne serait pas durable. Elle �prouvait un ennui profond, un d�go�t de toutes choses. Elle croyait que le bonheur �tait l� o� il n'�tait pas; elle demandait ce bonheur � tout; elle ne le trouvait nulle part; car son �me ardente et mobile n'avait pu comprendre qu'on ne saurait le go�ter hors de l'accomplissement de ses devoirs. Un �v�nement malheureux vint donner carri�re aux d�sirs imp�tueux de cette imagination exalt�e et jeta l'amertume dans le coeur de M. Dudevant. Madame Dudevant fit un voyage � Bordeaux. Entra�n�e par des penchants qu'elle ne voulut point dominer, elle con�ut une passion, elle y c�da. M. Dudevant apprit bient�t qu'il �tait trahi par celle qu'il adorait. Il sut tout et, ma�tris� par son amour et par sa tendresse conjugale, il pardonna tout. Madame Dudevant fut touch�e de cet exc�s de g�n�rosit� et d'indulgence; elle �crivit � son mari une lettre o� elle faisait une confession g�n�rale et l'aveu d'une faute qu'elle se reprochait. »

Me Thiot-Varennes d�nature le caract�re de cette lettre, en nous laissant croire que madame Dudevant y faisait amende honorable, prenait posture de suppliante et « rendait justice � la bont�, � la g�n�rosit�, aux soins pr�venants, aux �gards continuels de son cher Casimir. » C'est alt�rer la v�rit� plus qu'il n'est permis, m�me � la barre. De vrai, il y avait entre les �poux une diff�rence de go�ts et de penchants, que l'avocat du mari pr�sente en ces termes: « Madame Dudevant aimait avec passion la po�sie, les beaux-arts, les entretiens litt�raires et philosophiques. M. Dudevant avait les go�ts simples de l'homme des champs, plus occup� de ses propri�t�s que de descriptions champ�tres. Elle �tait r�veuse, m�lancolique, cherchant parfois la solitude; il avait les habitudes et le laisser-aller d'un bon bourgeois. »

Il �tait malais� de faire admettre � la Cour que M. Dudevant e�t ob�i � l'amour conjugal en repoussant la s�paration, et il convenait d'invoquer quelque sentiment plus plausible. Me Thiot-Varennes s'y �vertua sans grand succ�s, en all�guant la tendresse paternelle. « S'il n'y avait pas d'enfants, s'�cria-t-il, on pourrait croire que l'int�r�t seul guide M. Dudevant. Mais ici, s'il r�siste, s'il pardonne, s'il veut rappeler aupr�s de lui la m�re de ses enfants, c'est parce qu'il songe � leur avenir. Et qu'on ne dise pas que les plaintes qu'il a �lev�es, les griefs qu'il a expos�s rendent impossible la r�union des �poux! La loi a pr�vu le cas o� le mari offens� peut poursuivre l'�pouse infid�le, faire constater sa honte, sans qu'elle puisse cependant se soustraire au joug marital; il a recours � la voie correctionnelle, et elle n'est pas autoris�e pour cela � demander la s�paration; et m�me, la s�paration prononc�e, le mari peut la faire cesser en consentant � reprendre sa femme. » Toute cette argumentation, o� intervient J�sus, homme ou Dieu, philosophe ou proph�te, est tr�s fragile. On sent que M. Dudevant avait un moindre souci de l'honneur que de l'argent. Et son avocat, pour masquer la vulgarit� du personnage, hasarde la p�roraison path�tique: « Madame, votre mari fut g�n�reux en 1825; il l'est encore, car aujourd'hui comme alors il oublie vos torts et il vous pardonne. » Puis, venant � la question des enfants: « Peut-on les arracher � M. Dudevant pour les livrer � une m�re qui a donn� au monde le scandale de la vie la plus licencieuse et des pr�ceptes les plus immoraux?... Vos ouvrages, madame, sont remplis de l'amertume et des regrets qui d�vorent votre coeur; ils annoncent un d�go�t profond. Les tourments de l'�me vous poursuivent au milieu de votre gloire et empoisonnent vos triomphes. Vous avez demand� le bonheur � tout, vous ne l'avez trouv� nulle part. Eh bien! je veux vous en indiquer la route; revenez � votre �poux, rentrez sous ce toit o� vos premi�res ann�es s'�coul�rent douces et paisibles; redevenez �pouse et m�re, rentrez dans le sentier du devoir et de la vertu; soumettez-vous aux lois de la nature. Hors de l�, tout n'est qu'erreur et d�ception, et l� seulement vous trouverez le bonheur et la paix. »

À cette mercuriale bourgeoise Me Michel (de Bourges) r�pondit, en invoquant les immunit�s du g�nie. Son exorde est pompeux, � la mani�re antique: « Pourquoi cette foule empress�e qui nous environne? Pourquoi cette r�union inaccoutum�e qui se presse dans cette enceinte? Pourquoi ces femmes par�es comme pour un jour de f�te? Etes-vous appel�s � d�lib�rer sur une mesure d'o� d�pend le bonheur de l'État? Allez-vous donner votre sanction � l'un de ces �dits de cl�mence qui font la gloire d'un r�gne? Non. Qu'est-ce donc, messieurs? Une femme veut reconqu�rir sa libert� outrag�e, son ind�pendance foul�e aux pieds. Elle vient ici demander un asile pour sa vieillesse, et pour consolation aux calomnies dont on l'a abreuv�e, ses enfants, le fruit de ses entrailles! Cette femme est la gloire de notre �poque; c'est le g�nie qui vient s'abattre de la hauteur de son vol dans le sanctuaire de la justice et courber son imposante majest� devant l'autorit� sacr�e des lois! » Prenant alors l'offensive, Michel (de Bourges) reproche � M. Dudevant d'avoir rompu un trait� de s�paration librement sign�, d'avoir profan� le domicile conjugal en y introduisant la d�bauche et la prostitution. « Il faut un arr�t pour le purifier. » Et brandissant la lettre de vingt pages dont Me Thiot-Varennes n'avait donn� que des extraits, il la lit tout enti�re, — « cette lettre que M. Dudevant conservait comme l'arche sainte renfermant les moyens qui devaient nous broyer » — il y d�couvre, il y souligne les preuves de l'innocence de sa cliente. Aux pieds des Pyr�n�es, dans la vall�e de Lourdes, devant une nature grandiose, elle a consomm� le sacrifice d'une inclination chaste.

L'effet de cette lecture fut saisissant, et le r�dacteur de la Gazette des Tribunaux note dans son compte-rendu: « Ce passage, �crit � vingt ans avec une magie de style, un coloris brillant, digne des plus belles pages que l'auteur de Jacques a �crites depuis, a produit une impression impossible � d�crire. »

Michel (de Bourges) poursuit victorieusement. Il rappelle les proc�d�s grossiers de M. Dudevant traitant Aurore de folle, radoteuse, b�te, stupide. Cet homme n'avait pas le talent de la divination. Il n'�tait que cupide, « faisant � sa femme une modique pension, tandis qu'il jouissait, dans l'opulence et dans une vie licencieuse, sous le toit qui appartenait � sa femme, d'une fortune qui �tait � elle. » N'acceptait-il pas sa situation maritale, au point de mander � madame Dudevant, en d�cembre 1831: « J'irai � Paris; je ne descendrai pas chez toi, parce que je ne veux pas te g�ner, pas plus que je ne veux que tu me g�nes? » Et l'avocat d�duit avec force cette conclusion hardie: « Le pardon que vous offrez � votre femme est un outrage; c'est vous qui l'avez offens�e. » Il insiste sur la requ�te du 14 avril, v�ritable monument de d�mence judiciaire, o� sont articul�s « des faits atroces, des faits qu'aucune bouche humaine n'a os� r�p�ter dans leur hideuse nudit�, dans leur r�voltante difformit�. » Cette �pouse qu'on a accus�e d'�tre une Messaline, capable de d�praver son fils, on lui offre le retour au foyer domestique. On parle de pardonner, alors qu'on a besoin de pardon. « N'est-ce pas vous, dit Michel (de Bourges) dans un bel �lan oratoire, vous qui l'avez forc�e � quitter le domicile conjugal en l'abreuvant de d�go�ts? Vous n'�tes pas seulement l'auteur des causes de cette absence, vous en �tes l'instigateur et le complice. N'avez-vous pas livr� votre femme, jeune et sans exp�rience, � elle-m�me? Ne l'avez-vous pas abandonn�e? Vous ne pouvez plus dire aux magistrats: « Remettez dans mes mains les r�nes du coursier, » quand vous-m�me les avez l�ch�es. Pour gouverner une femme, il faut une certaine puissance d'intelligence; et qu'�tes-vous, que pr�tendez-vous �tre, � c�t� de celle que vous avez m�connue? Quand une femme est pr�s de succomber, il faut �tre capable de la relever; quand elle est faible, il faut la soutenir, �tre capable de lui donner le bon exemple; et quel exemple pouvez-vous lui donner? Pouvez-vous r�clamer une femme que vous avez d�laiss�e pendant huit ans? Était-elle coupable, celle qui �panchait sa belle �me tout enti�re dans cette lettre que vous-m�me venez de livrer � la publicit� des d�bats? Ils �taient donc bien faibles ses torts, puisque vous �tes r�duit � les chercher dans cette lettre qui la justifie? Depuis, vous avez re�u votre femme, vous lui avez �crit, vous avez v�cu intimement avec l'ami honn�te et pur qui sut la respecter; vous lui avez serr� la main. Pourquoi donc avez-vous d�laiss�, une �pouse qui ne m�ritait aucun reproche? »

Aucun reproche? C'est aller un peu loin; mais nous sommes � l'audience, et c'est un avocat qui parle. Il se lance dans les r�miniscences historiques. Mirabeau, pour un moindre outrage, fut d�bout�, lorsqu'il redemandait sa femme au Parlement de Provence, « faisant � la face du ciel et des hommes amende honorable d'une jeunesse d�sordonn�e et plus �gar�e que coupable. » Dans quelles conditions M. Dudevant se pr�sente-t-il au sanctuaire de la justice? Est-ce le coeur humili� et repentant, la t�te courb�e par la douleur et couverte d'un voile? Non, c'est l'invective � la bouche. « Et vous osez r�clamer votre femme! continue Michel (de Bourges). Et vous osez appeler une n�cessit� de la d�fense ces diffamations! Vous la demandez, et vous lui fermez le chemin de la couche nuptiale; vous la demandez, et pour arc-de-triomphe, dans cette maison toute pleine des souvenirs de vos fureurs, vous lui pr�parez un pilori o� vous inscrivez son d�shonneur en caract�res ind�l�biles... Vous la r�clamez d'une main, et de l'autre vous lui enfoncez un poignard dans le sein. Mais vous dites que vous la voulez; non, vous ne la voulez pas! Vous n'oseriez pas dire cela s�rieusement en face de la Cour. La voulez-vous avec vous, voulez-vous cohabiter avec elle, la garder? Dites-le, si vous l'osez! »

Michel (de Bourges) couronne sa plaidoirie en r�futant les griefs d'indignit� maternelle imput�s � madame Dudevant: « Parce qu'une femme c�de aux caprices de sa lyre, aux inspirations d'un esprit cr�ateur, vous la croiriez incapable d'�lever ses enfants? » À ce titre, il faudrait refuser — observe-t-il — les qualit�s �ducatrices � tant d'�crivains de g�nie qui commirent quelque oeuvre licencieuse. Ces qualit�s, madame Dudevant les poss�de, comme l'atteste la lettre qu'elle adressa � son fils au cours du proc�s et qui se termine par cette adjuration: « Mon enfant, prie Dieu pour ton p�re et pour moi. »

À l'audience du 26 juillet, il y eut r�pliques successives de Me Thiot-Varennes et de Me Michel (de Bourges). L'avocat de M. Dudevant fit un aveu qui m�rite d'�tre retenu: « Sans doute mon client ne saurait promettre � son �pouse un grand amour, au moins dans les premiers moments de la r�union. Mais le temps est un grand ma�tre. Plus tard M. Dudevant rendra � sa femme sa tendresse, quand elle en sera devenue digne. » Enfin l'avocat g�n�ral Corbin donna ses conclusions. Il constata que si les premiers torts pouvaient, en partie, �tre rejet�s sur madame Dudevant, si elle avait commis tout au moins un adult�re moral et peut-�tre quelque chose de plus, en revanche son mari l'avait gravement et gratuitement outrag�e par ses imputations inf�mes et impies. En cons�quence, le minist�re public tendait � l'admission de la demande en s�paration de corps et � ce que Maurice f�t plac� sous la surveillance de son p�re, Solange sous celle de sa m�re.

Apr�s trois quarts d'heure de d�lib�r�, la Cour rentra en s�ance et le premier pr�sident annon�a que, les voix �tant partag�es, la cause �tait renvoy�e au lundi 1er ao�t, pour �tre plaid�e de nouveau, avec adjonction de trois conseillers. Dans l'intervalle, une solution amiable pr�valut. M. Dudevant se d�sista de son appel, en �change d'un sacrifice d'argent consenti par George Sand. Elle lui conc�dait une rente annuelle de 5.000 francs. Et il le reconna�t implicitement dans une lettre, dite rectificative, qu'il adressa le 17 ao�t � la Gazette des Tribunaux. En voici le dernier paragraphe: « Les deux parties ont fait une transaction portant qu'il y aurait partage �gal d'enfants et de fortune, d'apr�s les bases du trait� du 15 f�vrier 1835, avant le commencement du proc�s qui m'a �t� intent�. Ainsi je garde mon fils, et madame Dudevant sa fille. »

Les d�m�l�s pourtant n'�taient pas clos. On se querella encore au sujet du mode d'�ducation de Maurice qui, malade, fut remis aux soins de sa m�re. Par contre, M. Dudevant enleva de Nohant Solange, et George Sand eut grand'peine � la reprendre. Puis ce furent les contestations d'argent. Le baron ayant h�rit� de sa belle-m�re, madame Dudevant demanda, par l'organe de Me Chaix-d'Est-Ange, la suppression de la pension qu'elle servait sur les revenus de l'h�tel de Narbonne. Le tribunal de la Seine, le 11 juillet 1837, refusa de statuer au fond. Et ce fut encore une transaction qui intervint. En �change de l'h�tel de Narbonne, M. Dudevant obtint 40.000 francs. Il renon�ait � Maurice et � Solange, sous condition qu'on les lui conduis�t une fois l'an et que leur m�re support�t la moiti� des frais de d�placement. C'�tait toujours le m�me homme qui, dans la liquidation, r�clamait, par minist�re d'avou�, quinze pots de confitures et un po�le en fer de la valeur de 1 franc 50 centimes, et qui, en 1841, revenait � la charge pour 125 francs. À son fils, il envoyait pour �trennes six pots de confitures, � partager avec sa soeur. Il devait aimer les confitures.

En 1846, les �poux s�par�s se revirent une fois, puis, l'ann�e suivante, lors du mariage de Solange, le baron vint � Nohant, et sa pr�sence durant quelques heures jeta un froid. Il ne mourut qu'en 1871, apr�s avoir intent� un proc�s � ses enfants. Sa vie s'�tait partag�e entre l'ivrognerie et la cupidit�.