Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE XVI
INFLUENCE POLITIQUE: MICHEL (DE BOURGES).

Retir�e � Nohant, et r�solue � se soustraire � l'affection troublante et tumultueuse d'Alfred de Musset, George Sand recouvre, apr�s une violente secousse, la s�r�nit� de son jugement. Elle ne tra�ne pas derri�re soi ce cort�ge de rancunes ou de haines qui encombre trop souvent les lendemains de l'amour, jusqu'� transformer en mortels ennemis ceux qui s'�taient jur� une tendresse �ternelle. Comme Boucoiran, dans une de ses lettres, s'exprimait sur le compte de Musset avec une amertume d�daigneuse, elle lui �crit tout net, le 15 mars 1835: « Mon ami, vous avez tort de me parler d'Alfred. Ce n'est pas le moment de m'en dire du mal, et si ce que vous en pensez �tait juste, il faudrait me le taire. M�priser est beaucoup plus p�nible que regretter. Au reste ni l'un ni l'autre ne m'arrivera. Je ne puis regretter la vie orageuse et mis�rable que je quitte, je ne puis m�priser un homme que sous le rapport de l'honneur je connais aussi bien. J'ai bien assez de raisons de le fuir, sans m'en cr�er d'imaginaires. Je vous avais pri� seulement de me parler de sa sant� et de l'effet que lui ferait mon d�part. Vous me dites qu'il se porte bien et qu'il n'a montr� aucun chagrin. C'est tout ce que je d�sirais savoir, et c'est ce que je puis apprendre de plus heureux. Tout mon d�sir �tait de le quitter sans le faire souffrir. S'il en est ainsi, Dieu soit lou�. Ne parlez de lui avec personne, mais surtout avec Buloz. Buloz juge fort � c�t� de toutes choses, et de plus il r�p�te imm�diatement aux gens le mal qu'on dit d'eux et celui qu'il en dit lui-m�me. C'est un excellent homme et un dangereux ami. Prenez-y garde, il vous ferait une affaire s�rieuse avec Musset, tout en vous encourageant � mal parler de lui. Je me trouverais m�l�e � ces cancans et cela me serait odieux. Ayez une r�ponse pr�te � toutes les questions: « Je ne sais pas. » C'est bient�t dit et ne compromet personne. »

La m�me circonspection, que George Sand recommande � Boucoiran, est mise par elle en pratique dans l'Histoire de ma Vie. On s'est �tonn� qu'elle y mentionn�t � peine le nom d'Alfred de Musset, � qui elle avait adress� les trois premi�res Lettres d'un Voyageur. Pourquoi ce silence obstin� dans l'autobiographie officielle �crite par George Sand? Était-elle, aux environs de la cinquanti�me ann�e, embarrass�e de revenir sur un �pisode d'amour, vieux de vingt ans? Alfred de Musset lui semblait-il, dans les Nuits et la Confession d'un enfant du si�cle, avoir �puis� le sujet? Craignait-elle d'engager une pol�mique et de susciter des r�criminations? Voici l'insuffisante explication qu'elle donne, � la fin du chapitre VI de la cinqui�me partie de l'Histoire de ma Vie: « Des personnes dont j'�tais dispos�e � parler avec toute la convenance que le go�t exige, avec tout le respect d� � de hautes facult�s, ou tous les �gards auxquels a droit tout contemporain, quel qu'il soit; des personnes enfin qui eussent d� me conna�tre assez pour �tre sans inqui�tude, m'ont t�moign�, ou fait exprimer par des tiers, de vives appr�hensions sur la part que je comptais leur faire dans ces m�moires. À ces personnes-l� je n'avais qu'une r�ponse � faire, qui �tait de leur promettre de ne leur assigner aucune part, bonne ou mauvaise, petite ou grande, dans mes souvenirs. Du moment qu'elles doutaient de mon discernement et de mon savoir-vivre dans un ouvrage tel que celui-ci, je ne devais pas songer � leur donner confiance en mon caract�re d'�crivain, mais bien � les rassurer d'une mani�re spontan�e et absolue par la promesse de mon impartialit�. »

Au premier rang de ces personnes qu'elle a connues, « m�me d'une mani�re particuli�re, » et dont elle ne parlera pas, se trouve Alfred de Musset. En rentrant � Nohant apr�s la rupture, elle s'�tait promis de garder le silence sur leur amour d�funt. Elle ne se d�partira de cette attitude qu'un quart de si�cle plus tard, assez malencontreusement d'ailleurs, pour publier Elle et Lui, au lendemain m�me de la mort du po�te.

D'autres sympathies, d'autres aspirations vont l'envahir et la poss�der. Elles s'incarneront en un personnage nouveau, dont le nom figure la premi�re fois dans une lettre qu'elle adresse, le 17 avril 1835, � son fr�re Hippolyte Chatiron: « J'ai fait connaissance avec Michel, qui me para�t un gaillard solidement tremp� pour faire un tribun du peuple. S'il y a un bouleversement, je pense que cet homme fera beaucoup de bruit. Le connais-tu? » Michel (de Bourges) sera l'inspirateur politique de George Sand, l'�me de ses romans humanitaires, en m�me temps que son avocat dans le proc�s en s�paration de corps contre Casimir Dudevant. Le dissentiment conjugal, en effet, ne tardera pas � se produire � la barre des tribunaux. Des vengeances de domestiques cong�di�s, et particuli�rement d'une certaine femme de chambre, Julie, qui menait Solange � coups de verges durant l'absence de la m�re, aigrirent la d�bonnairet� sournoise et l�che de M. Dudevant. Ayant du go�t pour ce qu'on a appel� les amours ancillaires et ce qu'un r�aliste nommerait « les poches grasses, » il correspondit avec la Julie, apr�s qu'elle eut quitt� son service. « Je ne pr�voyais pas, relate George Sand dans l'Histoire de ma Vie, que mes tranquilles relations avec mon mari dussent aboutir � des orages. Il y en avait eu rarement entre nous. Il n'y en avait plus, depuis que nous nous �tions faits ind�pendants l'un de l'autre. Tout le temps que j'avais pass� � Venise, M. Dudevant m'avait �crit sur un ton de bonne amiti� et de satisfaction parfaite, me donnant des nouvelles des enfants, et m'engageant m�me � voyager pour mon instruction et ma sant�. » De vrai, il aimait mieux, suivant le train de ses vulgaires habitudes, que sa femme f�t au loin qu'� Nohant. Il livrait la maison et Solange � la direction des domestiques, et laissait toute latitude � George Sand, pourvu qu'elle ne lui demand�t pas d'argent et v�c�t du produit de sa plume. Des difficult�s d'ordre financier surgirent entre eux, d�s le printemps de 1835. À ce sujet, elle �crit, le 20 mai, � Alexis Duteil: « Ma profession est la libert�, et mon go�t est de ne recevoir ni gr�ce ni faveur de personne, m�me lorsqu'on me fait la charit� avec mon argent. Je ne serais pas fort aise que mon mari (qui subit, � ce qu'il para�t, des influences contre moi) prit fantaisie de se faire passer pour une victime, surtout aux yeux de mes enfants, dont l'estime m'importe beaucoup. Je veux pouvoir me faire rendre ce t�moignage, que je n'ai jamais rien fait de bon ou de mauvais, qu'il n'ait autoris� ou souffert. » Casimir Dudevant appartenait � ce genre trop commun d'hommes supr�mement illogiques, d�finis par George Sand dans une lettre du mois de juin 1835, « qui ne veulent plus de femmes d�votes, qui ne veulent pas encore de femmes �clair�es, et qui veulent toujours des femmes fid�les. » Sur ce dernier point, il devait avoir perdu certaines illusions.

Quel ressort d'�nergie morale n'y eut-il pas cependant, � c�t� de maintes d�faillances de l'imagination ou des sens, chez celle qui, inspir�e par la tendresse maternelle, �crivait � son fils Maurice, le 18 juin de la m�me ann�e, cette admirable lettre, guide de la conscience et r�gle du devoir:

« Travaille, sois fort, sois fier, sois ind�pendant, m�prise les petites vexations attribu�es � ton �ge. R�serve ta force de r�sistance pour des actes et contre des faits qui en vaudront la peine. Ces temps viendront. Si je n'y suis plus, pense � moi qui ai souffert, et travaill� gaiement. Nous nous ressemblons d'�me et de visage. Je sais d�s aujourd'hui quelle sera ta vie intellectuelle. Je crains pour toi bien des douleurs profondes, j'esp�re pour toi des joies bien pures. Garde en toi le tr�sor de la bont�. Sache donner sans h�sitation, perdre sans regret, acqu�rir sans l�chet�. Sache mettre dans ton coeur le bonheur de ceux que tu aimes � la place de celui qui te manquera! Garde l'esp�rance d'une autre vie, c'est l� que les m�res retrouvent leurs fils. Aime toutes les cr�atures de Dieu; pardonne � celles qui sont disgraci�es; r�siste � celles qui sont iniques; d�voue-toi � celles qui sont grandes par la vertu. Aime-moi! je t'apprendrai bien des choses si nous vivons ensemble. Si nous ne sommes pas appel�s � ce bonheur (le plus grand qui puisse m'arriver, le seul qui me fasse d�sirer une longue vie), tu prieras Dieu pour moi, et, du sein de la mort, s'il reste dans l'univers quelque chose de moi, l'ombre de ta m�re veillera sur toi.

» Ton amie.

» George. »

Avant la fin de la m�me ann�e, et alors que son affection pour ses enfants semblait l'incliner aux mesures de conciliation et de paix, George Sand prit la r�solution d'introduire une instance en s�paration de corps. Elle en avertit sa m�re, par une lettre �crite de Nohant le 25 octobre 1835, qui d�bute ainsi: « Ma ch�re maman, je vous dois, � vous la premi�re, l'expos� de faits que vous ne devez point apprendre par la voie publique. J'ai form� une demande en s�paration contre mon mari. Les raisons en sont si majeures, que, par �gard pour lui, je ne vous les d�taillerai pas. J'irai � Paris dans quelque temps, et je vous prendrai vous-m�me pour juge de ma conduite. » Elle ne dit pas � sa m�re, mais il importe de rechercher quels �v�nements l'avaient induite � entamer cette lutte, alors qu'elle sortait � peine de sa liaison tourment�e avec Alfred de Musset.

Durant les s�jours que George Sand fit � Nohant apr�s le voyage de Venise, elle eut avec son mari, sinon des explications d�cisives, du moins des sc�nes p�nibles devant t�moins. M. Dudevant �tait un homme �trange, exempt de dignit� morale. Il n'avait cess� d'�crire � sa femme, et m�me en termes affectueux, tandis qu'elle cohabitait avec Musset, puis avec Pagello; il avait invit� celui-ci � venir passer quelques jours � la campagne. Bref, il acceptait la situation qui lui �tait faite, mais il prenait sa revanche dans les menues choses de la vie. Sous l'excitation du vin ou de l'alcool, il temp�tait � table, brusquait Solange, et, pour une bouteille cass�e que George Sand commandait de remplacer, il d�fendait aux domestiques, devant les convives �tonn�s, de recevoir d'autres ordres que les siens. « Je suis le ma�tre, » aimait-il � r�p�ter. En tous cas, il avait fort mal g�r� ses affaires. Son patrimoine �tait dissip�, et d�j� il entamait la fortune de sa femme. Elle proposa et il accueillit une s�paration � l'amiable, qui r�glerait leurs int�r�ts mat�riels. George Sand aurait Nohant; Casimir l'h�tel de Narbonne, � Paris. Solange serait �lev�e par sa m�re, les vacances de Maurice se partageraient entre ses parents. Enfin, comme M. Dudevant n'avait plus que 1.200 francs de rente, sa femme se chargeait de lui fournir une pension suppl�mentaire de 3.800 francs, en m�me temps qu'elle assumait les autres obligations qui incombaient � la communaut�.

Cette convention devait �tre ex�cut�e � dater du 11 novembre 1835. Elle avait re�u l'assentiment des deux parties, l'approbation de divers hommes de loi, notamment de Michel (de Bourges) dont George Sand prenait les conseils. Deux amis communs, Fleury et Planet, les avaient mis en relations, et il allait devenir pour elle plus et mieux qu'un avocat.

Voici comment l'Histoire de ma Vie relate leur premi�re rencontre, en lui conservant ce pseudonyme transparent d'Everard qui figure dans les Lettres d'un Voyageur: « Arriv�e � l'auberge de Bourges, je commen�ai par d�ner, apr�s quoi j'envoyai dire � Everard par Planet que j'�tais l�, et il accourut. Il venait de lire L�lia, et il �tait toqu� de cet ouvrage. Je lui racontai tous mes ennuis, toutes mes tristesses, et le consultai beaucoup moins sur mes affaires que sur mes id�es. » L'entretien, commenc� � sept heures du soir, se prolongea jusqu'� quatre heures du matin, par une promenade � travers les rues silencieuses et endormies. Ce ne fut gu�re qu'un monologue. Michel �tait un merveilleux, un intarissable causeur. Fils d'un r�publicain qui mourut en 1799 sous les coups de la r�action royaliste, il fut �lev� par sa m�re dans le culte et l'amour de la R�volution. En 1835, il avait trente-sept ans et comptait d�j� les plus brillants succ�s � la barre. Sur l'�me mobile et ardente de George Sand, il exer�a d'instinct, encore que plus tard elle ait voulu s'en d�fendre, une r�elle fascination. Que dit-il donc, et comment, pour que la conqu�te f�t si rapide? « Tout et rien, explique-t-elle. Il s'�tait laiss� emporter par nos dires, qui ne se pla�aient l� que pour lui fournir la r�plique, tant nous �tions curieux d'abord et puis ensuite avides de l'�couter. Il avait mont� d'id�e en id�e jusqu'aux plus sublimes �lans vers la Divinit�, et c'est quand il avait franchi tous ces espaces qu'il �tait v�ritablement transfigur�. Jamais parole plus �loquente n'est sortie, je crois, d'une bouche humaine, et cette parole grandiose �tait toujours simple. Du moins elle s'empressait de redevenir naturelle et famili�re quand elle s'arrachait souriante � l'entra�nement de l'enthousiasme. C'�tait comme une musique pleine d'id�es qui vous �l�ve l'�me jusqu'aux contemplations c�lestes, et qui vous ram�ne sans effort et sans contraste, par un lien logique et une douce modulation, aux choses de la terre et aux souffles de la nature. » Chez Michel (de Bourges) la s�duction intellectuelle ne devait rien � la tromperie des agr�ments physiques. George Sand a trac� de l'orateur et du politique un portrait singuli�rement �logieux, dans le sixi�me chapitre des Lettres d'un Voyageur, o� se trouvent r�unies les r�ponses qu'elle lui adressait au d�but m�me de leur liaison; puis, dans la septi�me Lettre � Liszt, elle l'analyse et le d�crit, suivant les lois de la physionomonie de Lavater dont elle �tait alors f�rue. « Je salue, s'�crie-t-elle, � l'aspect de vos spectres ch�ris, � mes amis! � mes ma�tres! les tr�sors de grandeur ou de bont� qui sont en vous, et que le doigt de Dieu a r�v�l�s en caract�res sacr�s sur vos nobles fronts! La vo�te immense du cr�ne chauve d'Everard, si belle et si vaste, si parfaite et si compl�te dans ses contours qu'on ne sait quelle magnifique facult� domine en lui toutes les autres; ce nez, ce menton et ce sourcil dont l'�nergie ferait trembler si la d�licatesse exquise de l'intelligence ne r�sidait dans la narine, la bont� surhumaine dans le regard, et la sagesse indulgente dans les l�vres; cette t�te, qui est � la fois celle d'un h�ros et celle d'un saint, m'appara�t dans mes r�ves � c�t� de la face aust�re et terrible du grand Lamennais. » Moins id�alis�, plus v�ridique est le portrait d'Everard que nous offre l'Histoire de ma Vie. George Sand affirme avoir tout d'abord observ� en lui la forme extraordinaire de la t�te. Peut-�tre la phr�nologie y trouvait-elle son compte, mais non pas l'esth�tique. « Il semblait avoir deux cr�nes soud�s l'un � l'autre, les signes des hautes facult�s de l'�me �tant aussi pro�minents � la proue de ce puissant navire que ceux des g�n�reux instincts l'�taient � la poupe. Intelligence, v�n�ration, enthousiasme, subtilit� et vastitude d'esprit �taient �quilibr�s par l'amour familial, l'amiti�, la tendre domesticit�, le courage physique. Everard �tait une organisation admirable. Mais Everard �tait malade, Everard ne devait pas, ne pouvait pas vivre. La poitrine, l'estomac, le foie �taient envahis. Malgr� une vie sobre et aust�re, il �tait us�. » Et George Sand ajoute: « Ce fut pr�cis�ment cette absence de vie physique qui me toucha profond�ment. » D�j� chez Alfred de Musset, elle s'�tait int�ress�e � un organisme fr�le; mais chez Pagello elle avait �t� s�duite par la bonne sant�, l'agr�able prestance et la vigueur musculaire. En Michel (de Bourges) elle distingua, s'il faut l'en croire, « une belle �me aux prises avec les causes d'une in�vitable destruction. » Cette belle �me avait une enveloppe caduque. « Le premier aspect d'Everard, lisons-nous dans l'Histoire de ma Vie, �tait celui d'un vieillard petit, gr�le, chauve et vo�t�. Le temps n'�tait pas venu o� il voulut se rajeunir, porter une perruque, s'habiller � la mode et aller dans le monde... Il paraissait donc, au premier coup d'oeil, avoir soixante ans, et il avait soixante ans en effet; mais, en m�me temps, il n'en avait que quarante quand on regardait mieux sa belle figure p�le, ses dents magnifiques et ses yeux myopes d'une douceur et d'une candeur admirables � travers ses vilaines lunettes. Il offrait donc cette particularit� de para�tre et d'�tre r�ellement jeune et vieux tout ensemble. » Le contraste signal� se retrouvait dans l'allure de son intelligence. George Sand nous le repr�sente mourant � toute heure et cependant d�bordant de vie, « parfois, dit-elle, avec une intensit� d'expansion fatigante m�me pour l'esprit qu'il a le plus �merveill� et charm�, je veux dire pour mon propre esprit. » Ne va-t-elle pas, sinon jusqu'� la caricature, du moins jusqu'� cette ironie qui succ�de parfois aux passions hyperboliques, lorsqu'elle nous d�peint sa mani�re d'�tre ext�rieure? « N� paysan, il avait conserv� le besoin d'aise et de solidit� dans ses v�tements. Il portait chez lui et dans la ville une �paisse houppelande informe et de gros sabots. Il avait froid en toute saison et partout, mais, poli quand m�me, il ne consentait pas � garder sa casquette ou son chapeau dans les appartements. Il demandait seulement la permission de mettre un mouchoir, et il tirait de sa poche trois ou quatre foulards qu'il nouait au hasard les uns sur les autres, qu'il faisait tomber en gesticulant, qu'il ramassait et remettait avec distraction, se coiffant ainsi, sans le savoir, de la mani�re tant�t la plus fantastique et tant�t la plus pittoresque. » Il est vrai que ce paysan du Danube avait le go�t du beau linge. Sa chemise �tait fine, toujours blanche et fra�che: On bl�mait, dans certains c�nacles, « ce sybaritisme cach� et ce soin extr�me de sa personne. » George Sand, au contraire, l'en loue comme d'une « secr�te exquisit� », et elle en profite pour faire l'�loge de l'�l�gance des mani�res et de l'agr�ment de la toilette, qui ne sont nullement incompatibles avec l'ardeur des convictions d�mocratiques. L'amour du peuple se concilie � merveille avec l'urbanit� du langage et le souci de la beaut�. Un d�mocrate n'est point oblig� d'�tre hirsute et malpropre. George Sand savait gr� � Michel (de Bourges) de n'�tre n�glig� qu'en apparence; le dessous valait mieux que la houppelande. « La propret�, dit-elle, est un indice et une preuve de sociabilit� et de d�f�rence pour nos semblables, et il ne faut pas qu'on proscrive la propret� raffin�e, car il n'y a pas de demi-propret�. » Elle ne conc�de aux savants, aux artistes ou aux patriotes — que viennent faire ici les patriotes? — ni l'abandon de soi-m�me, ni la mauvaise odeur, ni les dents r�pugnantes � voir, ni les cheveux sales. Elle r�pudie ces habitudes mals�antes et d�clare, en femme tr�s pr�occup�e du commerce masculin: « Il n'est point de si belle parole qui ne perde de son prix quand elle sort d'une bouche qui vous donne des naus�es. » C'est l� un truisme auquel nul ne contredira.

Faut-il voir chez Michel (de Bourges), comme l'a dit George Sand, Robespierre en personne. Maximilien, qu'on a justement surnomm� l'incorruptible, fut � la fois plus �l�gant, plus doctrinaire et plus d�sint�ress�. Les opinions de Michel vari�rent, comme l'importance qu'il attachait, selon les temps, ou n'attachait pas � son costume. Non seulement il fut tour � tour Montagnard et Girondin — ce qui serait excusable — mais les �volutions de sa pens�e �taient d�concertantes: il s'�prenait successivement ou m�me simultan�ment de Babeuf et de Montesquieu, d'Obermann et de Platon, de la vie monastique et d'Aristote. C'�taient les soubresauts d'une imagination effervescente, prompte � s'engouer et � se d�prendre. Il �tait agit�, tr�pidant, contradictoire. En cela George Sand le trouvait inqui�tant. Elle ne parvenait pas � le suivre et perdait sa trace. « J'�tais forc�e, dit-elle, de constater ce que j'avais d�j� constat� ailleurs, c'est que les plus beaux g�nies touchent parfois et comme fatalement � l'ali�nation. Si Everard n'avait pas �t� vou� � l'eau sucr�e pour toute boisson, m�me pendant ses repas, maintes fois je l'aurais cru ivre. » Quant aux attaques d'adversaires acharn�s qui lui reprochaient un amour du gain inn� chez le paysan, voici la r�ponse indign�e de George Sand: « Ô mon fr�re, on ne peut pas inventer de plus folle calomnie contre toi que l'accusation de cupidit�. Je voudrais bien que tes ennemis politiques pussent me dire en quoi l'argent peut �tre d�sirable pour un homme sans vices, sans fantaisies, et qui n'a ni ma�tresses, ni cabinet de tableaux, ni collection de m�dailles, ni chevaux anglais, ni luxe, ni mollesse d'aucun genre? » Elle revient sur ce sujet dans l'Histoire de ma Vie, alors qu'� distance, le charme rompu, elle essaie de r�sumer leurs dissidences et d'expliquer son refroidissement. À ses enthousiasmes d�funts succ�de une impitoyable clairvoyance. Elle serait port�e, sinon � br�ler, tout au moins � ravaler et � rejeter sans merci ce qu'elle avait ador�. Or elle d�fend encore, ou plut�t elle excuse Michel (de Bourges). « Au milieu, dit-elle, de ses flottements tumultueux et de ses cataractes d'id�es oppos�es, Everard nourrissait le ver rongeur de l'ambition. On a dit qu'il aimait l'argent et l'influence. Je n'ai jamais vu d'�troitesse ni de laideur dans ses instincts. Quand il se tourmentait d'une perte d'argent, ou quand il se r�jouissait d'un succ�s de ce genre, c'�tait avec l'�motion l�gitime d'un malade courageux qui craint la cessation de ses forces, de son travail, de l'accomplissement de ses devoirs. Pauvre et endett�, il avait �pous� une femme riche. Si ce n'�tait pas un tort, c'�tait un malheur. Cette femme avait des enfants, et la pens�e de les d�pouiller pour ses besoins personnels �tait odieuse � Everard. Il avait soif de faire fortune, non seulement afin de ne jamais tomber � leur charge, mais encore par un sentiment de tendresse et de fiert� tr�s concevable, afin de les laisser plus riches qu'il ne les avait trouv�s en les adoptant. »

La politique qui avait rapproch� George Sand et Michel (de Bourges) devait contribuer � les diviser. Convertie par lui aux doctrines d�mocratiques, elle eut la tristesse de le voir s'atti�dir. Il avait inculqu� � son �l�ve le culte des Jacobins, de ceux qu'elle appelait « mes p�res, les fils de notre a�eul Rousseau », et qui sauv�rent effectivement la patrie aux jours de l'invasion et de la Terreur, � l'encontre de l'�migration et de la guerre civile. Mais bient�t elle devait d�passer et inqui�ter son ma�tre. D�s avant 1848, « j'�tais devenue socialiste, dit-elle, Everard ne l'�tait plus. » Le dissentiment portait et sur l'id�al m�me et sur la m�thode et la morale de la politique. Michel (de Bourges), que la R�volution de F�vrier surprendra, selon l'expression de l'Histoire de ma Vie, dans une phase de mod�ration un peu dictatoriale, serait comme l'anc�tre de l'opportunisme. À d�faut du mot, il pratiqua la chose. Ses principes de justice ne r�pugnaient pas � fl�chir et � supporter des compromissions, qui r�voltent l'�me g�n�reuse, un peu chim�rique, de George Sand. « En m�me temps, �crit-elle, qu'Everard concevait un monde renouvel� par le progr�s moral du genre humain, il acceptait en th�orie ce qu'il appelait les n�cessit�s de la politique pure, les ruses, le charlatanisme, le mensonge m�me, les concessions sans sinc�rit�, les alliances sans foi, les promesses vaines. Il �tait encore de ceux qui disent que qui veut la fin veut les moyens. Je pense qu'il ne r�glait jamais sa conduite personnelle sur ces d�plorables errements de l'esprit de parti, mais j'�tais afflig�e de les lui voir admettre comme pardonnables, ou seulement in�vitables. » Michel (de Bourges) avait l'amour de l'autorit�, l'humeur tyrannique. Si nous en croyons George Sand, « c'�tait le fond, c'�tait les entrailles m�mes de son caract�re, et cela ne diminuait en rien ses hontes et ses condescendances paternelles. Il voulait des esclaves, mais pour les rendre heureux. » Singuli�re contre-fa�on du bonheur, qui consiste en la spoliation de la libert�! Ce fut le malheur de Michel (de Bourges) d'aspirer � une sorte de despotisme d�mocratique o� il e�t tenu l'emploi de dictateur. George Sand, apitoy�e sur les d�boires d'une ambition qui fut st�rile pour la cause r�volutionnaire, lui d�diera cette oraison fun�bre: « Il a pass� sur la terre comme une �me �perdue, chass�e de quelque monde sup�rieur, vainement avide de quelque grande existence appropri�e � son grand d�sir. Il a d�daign� la part de gloire qui lui �tait compt�e et qui e�t enivr� bien d'autres. L'emploi born� d'un talent immense n'a pas suffi � son vaste r�ve. »

En 1835, la cliente n'entrevoyait point les d�fauts de son avocat. Elle quitta Bourges, subjugu�e, fascin�e, et le lendemain elle re�ut � son r�veil « une lettre enflamm�e du m�me souffle de pros�lytisme qu'il semblait avoir �puis� dans la veill�e d�ambulatoire � travers les grands �difices blanchis par la lune et sur le pav� retentissant de la vieille cit� endormie. » Une correspondance s'ensuivit, dont nous retrouvons une part, due � George Sand, dans les Lettres d'un Voyageur. Ils allaient d'ailleurs se rejoindre � Paris. Michel (de Bourges) plaidait dans le proc�s d'avril, le proc�s monstre, qui se d�roula devant la Chambre des pairs et qui mettait aux prises la Monarchie et la R�publique. C'�tait le va-tout du gouvernement de Louis-Philippe.

George Sand, habill�e en homme, assista � l'audience du 20 mai, o� elle p�n�tra en compagnie d'Emmanuel Arago. Chaque soir, le petit c�nacle, moiti� litt�raire, moiti� politique, se r�unissait dans le logement du quai Malaquais. Ou bien, apr�s un d�ner frugal dans un modeste restaurant, on allait se promener, soit en bateau sur la Seine, soit le long des boulevards. Une de ces promenades exer�a une influence d�cisive sur l'imagination et la foi de George Sand. C'�tait au sortir du Th��tre-Fran�ais. Par une nuit magnifique, elle ramenait Michel (de Bourges) � son domicile du quai Voltaire. Planet les accompagnait. Entre eux trois, la question sociale fut s�rieusement pos�e. On discuta l'hypoth�se du partage des biens, et George Sand, devenue conservatrice ou du moins mod�r�e quand elle �crit l'Histoire de ma Vie, ajoute ce commentaire et cette r�tractation: « J'entendais, moi, le partage des biens de la terre d'une fa�on toute m�taphorique; j'entendais r�ellement par l� la participation au bonheur, due � tous les hommes, et je ne pouvais pas m'imaginer un d�p�cement de la propri�t� qui n'e�t pu rendre les hommes heureux qu'� la condition de les rendre barbares. » C'est alors que Michel (de Bourges), press� par ses deux interlocuteurs, exposa son syst�me. Ils �taient sur le pont des Saints-P�res, non loin du ch�teau brillamment illumin�. Il y avait bal � la cour, tandis que sur le quai trois r�formateurs changeaient la face du monde. « On voyait, dit George Sand, le reflet des lumi�res sur les arbres du jardin des Tuileries. On entendait le son des instruments qui passait par bouff�es dans l'air charg� de parfums printaniers, et que couvrait � chaque instant le roulement des voitures sur la place du Carrousel. Le quai d�sert du bord de l'eau, le silence et l'immobilit� qui r�gnaient sur le pont contrastaient avec ces rumeurs confuses, avec cet invisible mouvement. J'�tais tomb�e dans la r�verie, je n'�coutais plus le dialogue entam�, je ne me souciais plus de la question sociale, je jouissais de cette nuit charmante, de ces vagues m�lodies, des doux reflets de la lune m�l�s � ceux de la f�te royale. »

Cependant, parmi les objections stimulantes de Planet, Michel (de Bourges) d�duisait son plan de r�g�n�ration sociale, d�riv� de Babeuf ou emprunt� � Jean-Jacques. Et comme George Sand, tir�e de sa songerie, all�guait les droits et les devoirs d'une soci�t� civilis�e, le tribun refit � la moderne la prosopop�e de Fabricius. « La civilisation, s'�cria-t-il courrouc� et frappant de sa canne les balustrades sonores du pont; oui, voil� le grand mot des artistes! La civilisation! Moi, je vous dis que pour rajeunir et renouveler votre soci�t� corrompue, il faut que ce beau fleuve soit rouge de sang, que ce palais maudit soit r�duit en cendres, et que cette vaste cit� o� plongent vos regards, soit une gr�ve nue, o� la famille du pauvre prom�nera la charrue et dressera sa chaumi�re! »

Tout le discours continua sur ce ton, avec de grands �clats de voix et de larges gestes qui enveloppaient l'espace et foudroyaient la tyrannie. George Sand r�sume ainsi cette harangue d'une aust�rit� lac�demonienne, qui attestait un usage immod�r� du Conciones et la lecture assidue de Plutarque. « Ce fut une d�clamation horrible et magnifique contre la perversit� des cours, la corruption des grandes villes, l'action dissolvante et �nervante des arts, du luxe, de l'industrie, de la civilisation en un mot. Ce fut un appel au poignard et � la torche, ce fut une mal�diction sur l'impure J�rusalem et des pr�dictions apocalyptiques; puis, apr�s ces fun�bres images, il �voqua le monde de l'avenir comme il le r�vait en ce moment-l�, l'id�al de la vie champ�tre, les moeurs de l'�ge d'or, le paradis terrestre florissant sur les ruines fumantes du vieux monde par la vertu de quelque f�e. »

Deux heures sonn�rent � l'horloge du ch�teau, et George Sand profita d'une pause de l'orateur pour hasarder, non pas un argument contraire, mais une approbation un tantinet ironique. Il se r�cria. À son tour, elle prit la parole en faveur de l'art, plaida pour la R�publique ath�nienne contre la R�publique Spartiate. Le d�magogue ne fut pas convaincu. « Il �tait hors de lui, raconte son interlocutrice; il descendit sur le quai en d�clamant, il brisa sa canne sur les murs du vieux Louvre, il poussa des exclamations tellement s�ditieuses que je ne comprends pas comment il ne fut ni remarqu�, ni entendu, ni ramass� par la police. Il n'y avait que lui au monde qui p�t faire de pareilles excentricit�s sans para�tre fou et sans �tre ridicule. »

Comme George Sand, �branl�e et lasse, s'�loignait avec Planet, Michel (de Bourges) s'aper�ut qu'il plaidait tout seul, devant un auditoire imaginaire. Il courut, rejoignit les fugitifs, leur fit une sc�ne violente, s'offrant � les persuader s'ils lui accordaient encore quelques heures d'audience jusqu'� l'aurore, puis les mena�ant de ne jamais les revoir s'ils le quittaient avant qu'il e�t achev� sa d�monstration. Et George Sand observe: « On e�t dit d'une querelle d'amour, et il ne s'agissait pourtant que de la doctrine de Babeuf. » Mais, pour un id�aliste, pour un semeur d'esp�rance dans les sillons de l'avenir, qu'y a-t-il de plus s�duisant que cette recherche d'un monde meilleur, que la conception d'une humanit� r�g�n�r�e? George Sand en ira qu�rir les origines, les premiers germes dans la Boh�me de Jean Huss, de m�me que Jean-Jacques en a dessin� les lin�aments dans son Contrat social. Certes les utopies de Michel (de Bourges) valaient mieux que la vulgarit� de nos r�signations �go�stes ou serviles. Il plaidait avec conscience toutes les causes qu'il accueillait, la th�se des revendications de la d�mocratie int�grale aussi bien que la r�alit�, plus contingente, des dol�ances conjugales de George Sand. Ce dernier proc�s �tait plus facile � gagner devant la justice humaine que l'autre � la barre d'un insaisissable tribunal.