Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE XV
LA RUPTURE DÉFINITIVE

Cette r�conciliation avec George Sand, aussit�t suivie de reproches et de querelles, devait avoir sur l'organisme d'Alfred de Musset une r�percussion f�cheuse. Au commencement de novembre, selon toute apparence — car les lettres ne sont pas dat�es, — il envoya � son amie un court billet, sans signature et d'une �criture tourment�e. En voici le texte: « J'ai une fi�vre de cheval. Impossible de tenir sur mes jambes. J'esp�rais que cela se calmerait. Comment donc faire pour te voir? Viens donc avec Papet ou Rollinat; il entrerait le premier tout seul, et, quand il n'y aurait personne, il t'ouvrirait. Apr�s d�ner, cela se peut bien. Je me meurs de te voir une minute, si tu veux. Aime-moi. Vers huit heures tu peux venir, veux-tu? » Sur-le-champ George Sand lui r�pondit: « Certainement, j'irai, mon pauvre enfant. Je suis bien inqui�te. Dis-moi, est-ce que je ne peux pas t'aller soigner? Est-ce que ta m�re s'y opposerait? Je peux mettre un bonnet et un tablier � Sophie. Ta soeur ne me conna�t pas. Ta m�re fera semblant de ne pas me reconna�tre, et je passerai pour une garde. Laisse-moi te veiller cette nuit, je t'en supplie. Parle � ta m�re, dis-lui que tu le veux. » C'�tait un r�veil, un revenez-y de cette tendresse maternelle qui se prodiguait au chevet du malade et s'att�nuait apr�s la gu�rison. Elle vint, en effet, rev�tit le costume de la servante et soigna le po�te avec sollicitude. Il fut vite r�tabli, mais les soucis s'accumulaient autour de leur amour. Pour Alfred de Musset, il y eut d'abord une brouille avec Alfred Tattet, qui avait bl�m� la reprise de la liaison rompue; puis une provocation adress�e � Gustave Planche, qui nia avoir tenu les propos d�sobligeants qu'on lui pr�tait. Enfin, entre Elle et Lui, les r�criminations et les griefs s'amoncelaient. Perp�tuelle alternance de soup�ons, de col�res, de repentirs et de pardons. On a pr�tendu qu'alors, comme avant le voyage de Venise, Alfred de Musset habitait chez George Sand, et l'on invoque � cet �gard l'adresse, 19, quai Malaquais, mise au-dessous de sa signature dans le cartel � Gustave Planche. En r�alit�, ce ne devait �tre l� qu'un domicile intermittent. Les billets qu'il envoyait � madame Sand portent presque tous cette suscription: Madame Dudevant, n� 19, quai Malaquais. Ils n'ont pas le cachet de la poste et �taient remis par un commissionnaire. En voici un qui a �t� �crit par Alfred de Musset dans un intervalle de calme relatif: « Le bonheur, le bonheur, et la mort apr�s, la mort avec. Oui, tu me pardonnes, tu m'aimes! Tu vis, � mon �me, tu seras heureuse! Oui, par Dieu, heureuse par moi. Eh! oui, j'ai vingt-trois ans, et pourquoi les ai-je? Pourquoi suis-je dans la force de l'�ge, sinon pour te verser ma vie, pour que tu la boives sur mes l�vres? Ce soir, � dix heures, et compte que j'y serai plut�t (sic). Viens, d�s que tu pourras; viens, pour que je me mette � genoux, pour que je te demande de vivre, d'aimer, de pardonner. Ce soir, ce soir! » Les bonnes r�solutions d'Alfred de Musset duraient peu, ses promesses n'avaient pas de lendemain. George Sand le lui rappelle et s'en plaint avec une douce m�lancolie: « Pourquoi nous sommes-nous quitt�s si tristes? Nous verrons-nous ce soir? Pouvons-nous �tre heureux? Pouvons-nous nous aimer? Tu as dit que oui, et j'essaie de le croire. Mais il me semble qu'il n'y a pas de suite dans tes id�es, et qu'� la moindre souffrance tu t'indignes contre moi, comme contre un joug. H�las! mon enfant, nous nous aimons, voil� la seule chose s�re qu'il y ait entre nous. Le temps et l'absence ne nous ont pas emp�ch�s et ne nous emp�cheront pas de nous aimer. Mais notre vie est-elle possible ensemble? La mienne est-elle possible avec quelqu'un? Cela m'effraie. Je suis triste et constern�e par instants; tu me fais esp�rer et d�sesp�rer � chaque instant. Que ferai-je? Veux-tu que je parte? Veux-tu essayer encore de m'oublier? Moi, je ne chercherai pas, mais je puis me taire et m'en aller. Je sens que je vais t'aimer encore comme autrefois, si je ne fuis pas. Je te tuerai peut �tre et moi avec toi, penses-y bien. » Est-ce � cette lettre et � l'offre de rupture amiable qui y est formul�e qu'Alfred de Musset, de nouveau malade, r�pond en quelques lignes? « Quitte-moi, toi, si tu veux. Tant que tu m'aimeras, c'est de la folie, je n'en aurais jamais la force. Écris-moi un mot, je donnerais je ne sais quoi pour t'avoir l�. Si je peux me lever, j'irai te voir. » Le lendemain ou le surlendemain, autre billet du po�te, o� l'on sent l'exaltation s'accro�tre. Ce ne sont plus gu�re que des exclamations: « Mon ange ador�, je te renvoie ton agent (l'r manque). Buloz m'en a envoy�. Je t'aime, je j'aime, je t'aime. Adieu! Ô mon George, c'est donc vrai? Je t'aime pourtant. Adieu, adieu, ma vie, mon bien; adieu, mes l�vres, mon coeur, mon amour. Je t'aime tant! Ô Dieu, adieu, toi, toi, toi, ne te moque pas d'un pauvre homme. » George Sand atteint, elle aussi, au paroxysme de la n�vrose; elle suit Musset sur le chemin de la fr�n�sie amoureuse, et lui propose de rejoindre leur amie Roxanne dans cette for�t de Fontainebleau o� ils ont connu, l'automne pr�c�dent, les joies de l'amour naissant, mais o�, pour la premi�re fois, se sont manifest�es les hallucinations du po�te. L�-bas, dans la solitude, ils pourront r�aliser le lugubre et tragique dessein que chacun d'eux nourrit en son imagination maladive. « Tout cela, r�pond George Sand, vois-tu, c'est un jeu que nous jouons, mais notre coeur et notre vie servent d'enjeux, et ce n'est pas tout � fait aussi plaisant que cela en a l'air. Veux-tu que nous allions nous br�ler la cervelle ensemble � Franchard? Ce sera plus t�t fait. Roxanne a eu une petite larme sur la joue, quand je lui ai lu le paragraphe qui la concerne. Viens pour elle, si ce n'est pour moi. Elle te donnera du lait et tu lui feras des vers. Je ne serai jalouse que du plaisir qu'elle aura � te soigner. »

Ces projets de suicide �taient dans le go�t du jour et conformes � l'esth�tique du romantisme. C'est l'�poque o� Victor Escousse, �g� de dix-neuf ans, s'asphyxiait avec son collaborateur Auguste Lebras, parce que sa troisi�me pi�ce, Raymond, avait �t� froidement accueillie.

Plus sages � la r�flexion, George Sand et Alfred de Musset remplac�rent le suicide par une rupture. Ils parurent �couter les avis que leur donnaient, � Lui Alfred Tattet, � Elle Sainte-Beuve, qui exer�aient en partie double les fonctions de confident, presque de confesseur et de directeur de conscience sentimentale. Alfred Tattet n'aimait pas George Sand, et Sainte-Beuve jalousait un peu Musset. Ils devaient, l'un et l'autre, pousser � la s�paration. Nous avons une lettre de madame Sand implorant de Sainte-Beuve assistance et protection, en cette crise du mois de novembre 1834: « Mon ami, �crit-elle, je voudrais vous voir et causer avec vous t�te-�-t�te; cela est impossible chez moi. Soyez assez bon pour aller au coll�ge Henri IV demain, de midi et demi � une heure; demandez mon fils, je serai avec lui. De l� nous irons faire un tour sur la place Sainte-Genevi�ve, et, en une demi-heure, je vous expliquerai ma situation et vous demanderai un conseil. J'ai une question de vie et de mort � trancher. Aidez-moi. À vous. »

Par malheur, nous n'avons pas la r�ponse de Sainte-Beuve; mais, au cours de la promenade sur la place Sainte-Genevi�ve, il dut conseiller le d�part. Elle se rendit, en effet, � Nohant, d'o� elle �crit, le 15 novembre, � Jules Boucoiran: « Je ne vais pas mal, je me distrais, et ne retournerai � Paris que gu�rie et fortifi�e. Vous avez tort de parler comme vous faites d'Alfred. N'en parlez pas du tout, si vous m'aimez, et soyez s�r que c'est fini � jamais entre lui et moi. » De son c�t�, Musset va en Bourgogne, � Montbard, chez des parents, pour soigner sa sant� fort �branl�e par ces secousses, et il mande, le 12 novembre, � Alfred Tattet: « Tout est fini. Si par hasard on vous faisait quelques questions, si peut-�tre on allait vous voir pour vous demander � vous-m�me si vous ne m'avez pas vu, r�pondez purement que non, et soyez s�r que notre secret commun est bien gard� de ma part. » Paul de Musset, dans la Biographie, passe rapidement sur tous ces d�tails, non sans t�cher de donner � son fr�re le beau r�le de l'homme poursuivi et harcel�: « Le retour, dit-il, d'une personne qu'il ne voulait pas revoir et qu'il revit bien malgr� lui 1 le plongea de nouveau dans une vie si remplie de sc�nes violentes et de d�bats p�nibles que le pauvre gar�on eut une rechute, � croire qu'il ne s'en rel�verait plus. Cependant il puisa dans son mal m�me les moyens de se gu�rir. À d�faut de la raison, le soup�on et l'incr�dulit� le sauv�rent. Il s'ennuya des r�criminations et de l'emphase, et prit la r�solution de se d�rober � ce r�gime malsain. »

Quoiqu'ils l'eussent jur�, Elle et Lui, � Sainte-Beuve et � Tattet, rien n'�tait encore fini. Nous voici, au contraire, en pleine drame. Ni Montbard ni Nohant n'�taient assez loin de Paris. Ils y reviennent, l'un et l'autre. George Sand est reprise, � la fin de novembre, de la passion la plus effr�n�e; la plus d�lirante pour Musset:

C'est V�nus toute enti�re � sa proie attach�e.

Et nous entendons ses sanglots, nous voyons couler ses larmes dans le Journal in�dit o� s'�panche le d�bordement de sa folie d'amour. Il faudrait citer toutes ces pages cruellement �loquentes, et nous n'en pouvons retenir que les passages les plus douloureusement �mus. Avant le d�part pour Nohant, elle avait consign� sur son Journal ces lignes navrantes: « Je t'aime avec toute mon �me, et toi, tu n'as pas m�me d'amiti� pour moi. Je t'ai �crit ce soir. Tu n'as pas voulu r�pondre � mon billet. On a dit que tu �tais sorti, et tu n'es pas venu seulement passer cinq minutes avec moi. Tu es donc rentr� bien tard, et o� �tais-tu, mon Dieu? H�las! c'est bien fini, tu ne m'aimes plus du tout. Je te deviendrais abjecte et odieuse, si je restais ici. D'ailleurs, tu d�sires que je parte. Tu m'as dit l'autre jour, d'un air incr�dule: « Bah! tu ne partiras pas. » Ah! tu es donc bien press�? Sois tranquille, je pars dans quatre jours, et nous ne nous reverrons plus. Pardonne-moi de t'avoir fait souffrir, et sois bien veng�; personne au monde n'est plus malheureux que moi. »

À son retour de Nohant, elle apprend que Musset est �galement rentr� � Paris. Elle se rend chez lui; la porte est close. Alors elle se retourne vers Sainte-Beuve, comme vers le guide, le sauveur, et lui �crit, le 25 novembre: « Voil� deux jours que je ne vous ai vu, mon ami. Je ne suis pas encore en �tat d'�tre abandonn�e, de vous surtout qui �tes mon meilleur soutien. Je suis r�sign�e moins que jamais. Je sors, je me distrais, je me secoue, mais en rentrant dans ma chambre, le soir, je deviens folle. Hier, mes jambes m'ont emport�e malgr� moi; j'ai �t� chez lui. Heureusement je ne l'ai pas trouv�. J'en mourrai. » Elle allait, en effet, pleurer, sangloter, se morfondre � sa porte. Et il ne la recevait pas. Alors elle lui envoya un petit paquet qu'il ouvrit et qui contenait ses admirables nattes brunes, sa chevelure opulente, qu'elle avait coup�e pour lui en faire don, comme mademoiselle de La Valli�re � son Dieu, lors de cette v�ture o� s'�mut la froideur majestueuse de Bossuet. Devant un pareil sacrifice, supr�me abn�gation f�minine, le po�te ne pouvait demeurer insensible. Ils se revirent, mais quel lugubre cr�puscule d'amour! Nous en apercevons toute la m�lancolie � travers le Journal de George Sand: « Si j'allais casser le cordon de sa sonnette jusqu'� ce qu'il m'ouvr�t la porte? Si je m'y couchais en travers jusqu'� ce qu'il passe? Si je me jetais — non pas � ses pieds, c'est fou apr�s tout, car c'est l'implorer, et certes il fait pour moi ce qu'il peut, il est cruel de l'obs�der et de lui demander l'impossible — mais si je me jetais � son cou, dans ses bras, si je lui disais: « Tu m'aimes encore, tu en souffres, tu en rougis, mais tu me plains trop pour ne pas m'aimer. Tu vois bien que je t'aime, que je ne peux aimer que toi. Embrasse-moi, ne me dis rien, ne discutons pas; dis-moi quelques douces paroles, caresse-moi, puisque tu me trouves encore jolie malgr� mes cheveux coup�s, malgr� les deux grandes rides qui se sont form�es depuis l'autre jour sur mes joues. Eh bien! quand tu sentiras ta sensibilit� se lasser et ton irritation revenir, renvoie-moi, maltraite-moi, mais que ce ne soit jamais avec cet affreux mot derni�re fois! Je souffrirai tant que tu voudras, mais laisse-moi quelquefois, ne f�t-ce qu'une fois par semaine, venir chercher une larme, un baiser qui me fasse vivre et me donne du courage. » Elle adjure la Providence d'intervenir, de la prot�ger, de la sauver. Volontiers elle demanderait un miracle: « Ah! il a tort, n'est-ce pas? mon Dieu, il a tort de me quitter � pr�sent que mon �me est purifi�e et que, pour la premi�re fois, une volont� s�v�re s'est arr�t�e en moi... Cet amour pourrait me conduire au bout du monde. Mais personne n'en veut, et la flamme s'�teindra comme un holocauste inutile. Personne n'en veut!... Ah! mais on ne peut pas aimer deux hommes � la fois. Cela m'est arriv�. Quelque chose qui m'est arriv� ne m'arrivera plus. »

Elle en donne alors une explication qui para�t v�ridique et o� tressaille toute l'angoisse de la passion, au moment o� elle voit dispara�tre irr�parablement son bonheur: « Est-ce que je ne souffre pas des folies ou des fautes que je fais? Est-ce que les le�ons ne profitent pas aux femmes comme moi? Est-ce que je n'ai pas trente ans? Est-ce que je ne suis pas dans toute ma force? Oui, Dieu du ciel, je le sens bien, je puis encore faire la joie et l'orgueil d'un homme, si cet homme veut franchement m'aider. J'ai besoin d'un bras solide pour me soutenir, d'un coeur sans vanit� pour m'accueillir et me conserver. Si j'avais trouv� cet homme-l�, je n'en serais pas o� j'en suis. Mais ces hommes-l� sont des ch�nes noueux, dont l'�corce repousse. Et toi, po�te, belle fleur, j'ai voulu boire ta ros�e. Elle m'a enivr�e, elle m'a empoisonn�e, et, dans un jour de col�re, j'ai cherch� un autre poison qui m'a achev�e. Tu �tais trop suave et trop subtil, mon cher parfum, pour ne pas t'�vaporer chaque fois que mes l�vres t'aspiraient. Les beaux arbrisseaux de l'Inde et de la Chine plient sur une faible tige et se courbent au moindre vent. Ce n'est pas d'eux qu'on tirera des poutres pour b�tir des maisons. On s'abreuve de leur nectar, on s'ent�te de leur odeur, on s'endort et on meurt. »

N'y a-t-il pas l� toute l'ivresse d'un amour qui, en �change du don de ses tresses noires, demandait � Musset et obtenait de lui une m�che de ses cheveux blonds? N'y a-t-il pas le d�lire de l'�tre livr� � la fr�n�sie des sens? Comme Liszt pr�tendait un soir que Dieu seul m�ritait d'�tre aim�, elle r�pondit: « C'est possible, mais quand on a aim� un homme, il est bien difficile d'aimer Dieu. » Ou bien elle demandait des consultations sur l'amour, ici et l�. Henri Heine lui dit qu'on n'aime qu'avec la t�te et les sens, que le coeur n'est que pour bien peu dans l'amour. Madame Allart lui d�clara qu'il faut ruser aupr�s des hommes et faire semblant de se f�cher pour les ramener. Enfin, Sainte-Beuve, qui avait �t� m�l� � toute cette s�rie de brouilles et de raccommodements avec Alfred de Musset, questionn� par elle sur ce que c'�tait que l'amour, en donna cette d�finition exquise: « Ce sont les larmes. Vous pleurez, vous aimez. »

Si elle va au th��tre, en bousingot, les cheveux coup�s, elle se trouve les yeux cern�s, les joues creuses, l'air b�te et vieux. Elle admire, au balcon, dans les loges, « toutes ces femmes blondes, blanches, par�es, couleur de rose, des plumes, des grosses boucles de cheveux, des bouquets, des �paules nues. » Et elle s'�crie, la vibrante amoureuse: « Voil�, au-dessus de moi, le champ o� Fantasio ira cueillir ses bluets! » Elle revient longuement, tristement, sur ses souvenirs de Venise, alors que, s�par�s d�j�, il lui �crivait de Paris des lettres palpitantes de tendresse. « Oh! ces lettres que je n'ai plus, que j'ai tant bais�es, tant arros�es de larmes, tant coll�es sur mon coeur nu, quand l'autre ne me voyait pas! » Combien, en effet, il lui est devenu odieux, l'autre, le Pagello, sur qui elle est pr�te � reporter la responsabilit� de ses fautes et de ses malheurs! « Cet Italien, vous savez, mon Dieu, si son premier mot ne m'a pas arrach� un cri d'horreur. Et pourquoi ai-je c�d�, pourquoi, pourquoi? Le sais-je? » De ce crime involontaire elle est effroyablement punie. « Voil� dix semaines que je meurs jour par jour, et � pr�sent, minute par minute! C'est une agonie trop longue. Vraiment, toi, cruel enfant, pourquoi m'as-tu aim�e, apr�s m'avoir ha�e? Quel myst�re s'accomplit donc en toi chaque semaine? »

Va-t-elle courir vers lui, le supplier encore, se tra�ner � ses pieds? Elle en a une furieuse envie. « Je vais y aller, j'y vais! — Non. — Crier, hurler, mais il ne faut pas y aller. Sainte-Beuve ne veut pas. » Et elle reprend, comme si elle pronon�ait, � voix haute, sa confession publique: « Enfin, c'est le retour de votre amour � Venise qui a fait mon d�sespoir et mon crime. Pouvais-je parler? Vous n'auriez plus voulu de mes soins, vous seriez mort de rage en les subissant. Et qu'auriez-vous fait sans moi, ma pauvre colombe mourante? Ah! Dieu, je n'ai jamais pens� un instant � ce que vous aviez souffert � cause de cette maladie et � cause de moi, sans que ma poitrine se bris�t en sanglots. Je vous trompais, et j'�tais l� entre ces deux hommes, l'un qui me disait: « Reviens � moi, je r�parerai mes torts, je t'aimerai, je mourrai sans toi! » et l'autre qui disait tout bas dans mon autre oreille: « Faites attention, vous �tes � moi, il n'y a plus � en revenir. Mentez, Dieu le veut. Dieu vous absoudra. » — Ah! pauvre femme, pauvre femme, c'est alors qu'il fallait mourir. »

Peut-�tre retournerait-il vers elle, le tendre enfant, le po�te que Lamartine appellera « jeune homme au coeur de cire. » Mais il redoute le jugement des salons esth�tiques et le bl�me de M. Tattet, « qui dirait d'un air b�te: « Dieu! quelle faiblesse! » lui qui pleure, quand il est sao�l, dans le giron de mademoiselle D�jazet. » Ah! elle regrette maintenant avec amertume les folies de Venise. Si elle avait su! « Je me serais, s'�crie-t-elle avec fr�n�sie, je me serais coup� une main, je te l'aurais pr�sent�e en te disant: « Voil� une main menteuse et sale. Jetons-la dans la mer, et que le sang qui en coulera lave l'autre. Prends-la, et m�ne-moi au bout du monde. » Si tu devais accepter cette main ainsi lav�e, je le ferais bien encore. Veux-tu? »

« Mais � qui, continue-t-elle dans une sorte d'extase, s'adresse tout cela? Est-ce � vous, murs de ma chambre, �chos de sanglots et de cris? Est-ce � toi, portrait silencieux et grave? À toi, cr�ne effrayant, plein d'un poison plus s�r que tous ceux qui tuent le corps, cercueil o� j'ai enseveli tout espoir? À toi, Christ sourd et muet? J'aurai beau dire, beau pleurer et me plaindre, il n'y a que vous qui me pardonnerez, mon Dieu! Que votre mis�ricorde commence donc par donner le repos et l'oubli � ce coeur d�vor� de chagrin; car, tant que je souffre, tant que j'aime ainsi, je vois bien que vous �tes en col�re. Ah! rendez-moi mon amant, et je serai d�vote et mes genoux useront les pav�s des �glises. »

Essaiera-t-elle, de le rendre jaloux? D�ploiera-t-elle des sortil�ges pour le ramener, la pauvre « Madeleine sans cheveux, mais non pas sans larmes, sans croix et sans t�te de mort? » De qui pourrait-il prendre ombrage? Ce ne serait ni de Buloz, ni de Sainte Beuve. Peut-�tre de Liszt? Mais Liszt, dit-elle, « ne pense qu'� Dieu et � la Sainte Vierge qui ne me ressemble pas absolument. Bon et heureux jeune homme! » Plus tard, il pensera aussi � madame d'Agoult. Au demeurant, elle se flatte de r�conqu�rir Musset, en s'entourant d'hommes tr�s illustres et tr�s purs, Delacroix, Berlioz, Meyerbeer. Que lui demande-t-elle, pour avoir la force de patienter? Son amiti�. « Si j'avais, soupire-t-elle, quelques lignes de toi, de temps en temps, un mot, la permission de t'envoyer de temps en temps une petite image de quatre sous achet�e sur les quais, des cigarettes faites par moi, un oiseau, un joujou! Quelque chose pour tromper ma douleur et mon ennui, pour me figurer que tu penses un peu � moi en recevant ces niaiseries! »

Elle ne souhaite qu'une affection dans l'ombre et le silence, elle ne sollicite ni actes publics, ni d�marches qui prouvent qu'elle n'est pas « une malheureuse chass�e � coups de pied. » Ce qu'elle implore est pour son coeur, non pour son orgueil. « Mon Dieu, dit-elle, j'aimerais mieux des coups que rien. Rien, c'est ce qu'il y a de plus affreux au monde, mais c'est mon expiation. » Et elle ajoute, n'oubliant jamais que la douleur doit �tre un auxiliaire, un adjuvant de la litt�rature: « Alfred, je vais faire un livre. Tu verras que mon �me n'est pas corrompue; car ce livre sera une terrible accusation contre moi. Saints du ciel, vous avez p�ch�, vous avez souffert! »

Elle veut mourir, elle voit s'entr'ouvrir la tombe de sa jeunesse et de ses amours. Tout au plus s'accorde-t-elle quatre jours encore, avant que sonne l'heure fatale. « Et que serai-je ensuite? Triste spectre, sur quelle rive vas-tu errer et g�mir? Gr�ves immenses, hivers sans fin! Il faut plus de courage pour franchir le seuil de la vie des passions et pour entrer dans le calme du d�sespoir que pour avaler la cigu�. Oh! mes enfants, vous ne saurez jamais combien je vous aime. Pourquoi m'avez-vous r�veill�e, � mon Dieu, quand je m'�tendais avec r�signation sur cette couche glac�e? Pourquoi avez-vous fait repasser devant moi ce fant�me de mes nuits br�lantes, ange de mort, amour funeste, � mon destin, sous la figure d'un enfant blond et d�licat? Oh! que je t'aime encore, assassin! Que tes baisers me br�lent donc vite, et que je meure consum�e! Tu jetteras mes cendres au vent. Elles feront pousser des fleurs qui te r�jouiront. »

Voici le paroxysme du mal d'aimer; nous touchons aux ultimes confins de la passion, tout pr�s des r�gions de la folie: « Ô mes yeux bleus, vous ne me regarderez plus! Belle t�te, je ne te verrai plus t'incliner sur moi et te voiler d'une douce langueur. Mon petit corps souple et chaud, vous ne vous �tendrez plus sur moi, comme Élis�e sur l'enfant mort, pour me ranimer. Vous ne me toucherez plus la main, comme J�sus � la fille de Ja�re, en disant: « Petite fille, l�ve toi. » Adieu, mes cheveux blonds, adieu, mes blanches �paules, adieu, tout ce que j'aimais, tout ce qui �tait � moi. J'embrasserai maintenant, dans mes nuits ardentes, le tronc des sapins et les rochers dans les for�ts en criant votre nom, et, quand j'aurai r�v� le plaisir, je tomberai �vanouie sur la terre humide. »

À nuit close, en plein jour, elle est en proie � l'id�e fixe, elle voit sans cesse un profil divin, toujours le m�me, qui se dessine entre son oeil et la muraille. Sur les �paules de ses interlocuteurs elle aper�oit une t�te qui n'est pas la leur, la t�te de l'aim�. Cette image la hante, la poss�de: « Quelle fi�vre avez-vous fait passer dans la moelle de mes os, esprits de la vengeance c�leste? Quel mal avais-je fait aux anges du ciel pour qu'ils descendissent sur moi et pour qu'ils missent en moi, pour ch�timent, un amour de lionne? Pourquoi mon sang s'est-il chang� en feu et pourquoi ai-je connu, au moment de mourir, des embrassements plus fougueux que ceux des hommes? Quelle furie t'anime donc contre moi, toi qui me pousses du pied dans le cercueil, tandis que ta bouche s'abreuve de mon corps et de ma chair? Tu veux donc que je me tue? Tu dis que tu me le d�fends, et cependant que deviendrai-je loin de toi, si cette flamme continue � me ronger? Si je ne puis passer une nuit sans crier apr�s toi et me tordre dans mon lit, que ferai-je quand je t'aurai perdu pour toujours? P�lirai-je comme une religieuse d�vor�e par les d�sirs? Deviendrai-je folle, et r�veillerai-je les h�tes des maisons par mes hurlements? Oh! tu veux que je me tue! »

Est-il rien dans la litt�rature d'imagination qui soit plus d�chirant que ce Journal v�ridique et v�cu? Ph�dre, Didon, la Religieuse portugaise ont-elles plus d�sesp�r�ment g�mi ou cri� leur amour? Qui la retient encore, au bord de l'ab�me, « dans ces heures f�roces o� elle voudrait arracher son coeur et le d�vorer »? Il ne subsiste, d�sormais, de sain dans son �tre que le recoin myst�rieux de la tendresse maternelle: « Ô mon fils, mon fils, je veux que tu lises ceci un jour et que tu saches combien je t'ai aim�. Ô mes larmes, larmes de mon coeur, signez cette page, et que les siennes retrouvent un jour vos larmes aupr�s de son nom! »

Ce Journal, en effet, que George Sand ne voulut jamais publier, fut class� parmi ses papiers intimes, et n'a �t� �dit� ni par son fils ni par ses h�ritiers, alors m�me que la correspondance fut recueillie en volumes et qu'ensuite on livra tr�s l�gitimement � la curiosit� litt�raire du public les lettres adress�es � Alfred de Musset. Ces lettres, qui provoqu�rent vers 1840 un �change de r�criminations et, de r�clamations entre Lui et Elle, sont finalement rest�es aux mains de George Sand. Elle faillit les donner au libraire apr�s la mort de Musset, mais elle en fut dissuad�e par Sainte-Beuve. Nous n'y trouvons que de trop rares indications sur la r�conciliation du mois de janvier 1835, lorsque George Sand �crivait victorieusement � Tattet, le 14: « Alfred est redevenu mon amant », de m�me que sur la rupture d�finitive du mois suivant. Nous n'avons gu�re, pour p�n�trer le secret, qu'une lettre de la malheureuse � celui qu'elle ne peut retenir: « Eh bien! oui, s-�crie-t-elle, tu es jeune, tu es po�te, tu es dans ta beaut� et dans ta force... Moi, je vais mourir, adieu, adieu. Je ne veux pas te quitter, je ne veux pas te reprendre, je ne veux rien, rien! J'ai les genoux par terre et les reins bris�s. Qu'on ne me parle de rien! Je veux embrasser la terre et pleurer. Je ne t'aime plus, mais je t'adore toujours. Je ne veux plus de toi, mais je ne peux pas m'en passer. Il n'y aurait qu'un coup de foudre d'en haut qui pourrait me gu�rir en m'an�antissant. Adieu, reste, pars, seulement ne dis pas que je ne souffre pas: il n'y a que cela qui puisse me faire souffrir davantage. Mon seul amour, ma vie, mes entrailles, mon fr�re, mon sang, allez-vous-en, mais tuez-moi en partant. »

Alfred de Musset, dans un acc�s de d�lire, avait menac� de la tuer. Le lendemain, en annon�ant son d�part et en sollicitant chez elle une supr�me entrevue de quelques instants, il ajoute: « Ne t'effraie pas, je ne suis de force � tuer personne ce matin. » Elle lui avait renvoy� ce qu'il avait laiss� quai Malaquais, ce qu'il appelle « les oripeaux des anciens jours de joie. » Pour l'apitoyer peut-�tre, il l'avertit qu'il a retenu sa place dans la malle-poste de Strasbourg, mais il lui adresse auparavant l'adieu de St�nio � L�lia: « Il ne dort pas sous les roseaux du lac, ton St�nio; il est � tes c�t�s, il assiste � toutes tes douleurs; ses yeux tremp�s de larmes veillent sur tes nuits silencieuses. » Et il lui raconte une mani�re de r�ve, une hallucination symbolique: « Moi, je me disais: Voil� ce que je ferai; je la prendrai avec moi pour aller dans une prairie, je lui montrerai les feuilles qui poussent, les fleurs qui s'aiment, le soleil qui r�chauffe tout dans l'horizon plein de vie; je l'asseoirai sur du jeune chaume, elle �coutera et elle comprendra bien ce que disent tous ces oiseaux, toutes ces rivi�res, avec les harmonies du monde; elle reconna�tra tous ces milliers de fr�res, et moi pour l'un d'entre eux. Elle me pressera sur son coeur, elle deviendra blanche comme un lis, et elle prendra racine dans la s�ve du monde tout-puissant. »

Un autre jour, il envoie, encore � la veille de partir, ces deux lignes sans signature: « Senza veder, e senza parlar, toccar la mano d'un pazzo che parte domani (sans se voir, sans se parler, serrer la main d'un fou qui part demain). » Elle lui r�pond, et c'est la lettre qui pose la pierre tombale sur leur amour, � la fin de f�vrier: « Non, non, c'est assez, pauvre malheureux, je t'ai aim� comme un fils, c'est un amour de m�re, j'en saigne encore. Je te plains, je te pardonne tout, mais il faut nous quitter. J'y deviendrais m�chante. Tu dis que cela vaudrait mieux, et que je devrais te souffleter quand tu m'outrages. Je ne sais pas lutter. Dieu m'a faite douce, et cependant fi�re. Mon orgueil est bris� � pr�sent, et mon amour n'est plus que de la piti�. Je te le dis, il faut en gu�rir. Sainte-Beuve a raison. Ta conduite est d�plorable, impossible! Mon Dieu, � quelle vie vais-je te laisser! l'ivresse, le vin! les filles, et encore et toujours! Mais, puisque je ne peux plus rien pour t'en pr�server, faut-il prolonger cette honte pour moi et ce supplice pour toi-m�me? Mes larmes t'irritent, ta folle jalousie � tout propos, au milieu de tout cela! Plus tu perds le droit d'�tre jaloux, plus tu le deviens! Cela ressemble � une punition de Dieu sur ta pauvre t�te. Mais mes enfants � moi, oh! mes enfants, mes enfants, adieu, adieu, malheureux que tu es, mes enfants, mes enfants! » Dans cette crise de lassitude amoureuse ou d'angoisse maternelle, elle ex�cuta la r�solution dont il parlait toujours, sans l'accomplir. Ce fut elle qui se d�roba clandestinement, en brisant la cha�ne trop lourde. Le 6 mars, elle �crit � Jules Boucoiran, complice de son �vasion: « Mon ami, aidez-moi � partir aujourd'hui. Allez au courrier � midi et retenez moi une place. Puis venez me voir. Je vous dirai ce qu'il faut faire. Cependant, si je ne peux pas vous le dire, ce qui est fort possible, car j'aurai bien de la peine � tromper l'inqui�tude d'Alfred, je vais vous l'expliquer en quatre mots. Vous arriverez � cinq heures chez moi et, d'un air empress� et affair�, vous me direz que ma m�re vient d'arriver, qu'elle est tr�s fatigu�e et assez s�rieusement malade, que sa servante n'est pas chez elle, qu'elle a besoin de moi tout de suite et qu'il faut que j'y aille sans diff�rer. Je mettrai mon chapeau, je dirai que je vais revenir et vous me mettrez en voiture. Venez chercher mon sac de nuit dans la journ�e. Il vous sera facile de l'emporter sans qu'on le voie et vous le porterez au bureau. Adieu, venez tout de suite, si vous pouvez. Mais si Alfred est � la maison, n'ayez pas l'air d'avoir quelque chose � me dire. Je sortirai dans la cuisine pour vous parler. »

Il en fut comme il �tait convenu. Trois jours apr�s, le 9 mars, elle �crit � Boucoiran, de Nohant o� elle va pour la quatri�me fois depuis son retour de Venise: « J'ai fait ce que je devais faire. La seule chose qui me tourmente, c'est la sant� d'Alfred. Donnez-moi de ses nouvelles, et racontez-moi, sans y rien changer et sans en rien att�nuer, l'indiff�rence, la col�re ou le chagrin qu'il a pu montrer en recevant la nouvelle de mon d�part. » Et, dans un autre passage de la m�me lettre: « Je vais me mettre � travailler pour Buloz. Je suis tr�s calme. » Elle n'�tait point aussi calme qu'elle le veut dire; car elle eut une crise h�patique qui lui couvrit tout le corps de taches et la mit en danger de mort. Puis le travail la reprit et l'absorba, tandis que Musset cherchait l'oubli dans ses plaisirs habituels, le vin et les filles. Le drame intime est termin�; la litt�rature reconquiert ses droits. George Sand orientera sa vie vers d'autres pens�es et d'autres d�sirs. Alfred de Musset, en ses jours de r�pit, �panchera ses souvenirs et ses rancoeurs dans les strophes admirables des Nuits et la Confession d'un enfant du si�cle. Elle et Lui auront trouv�, daus la mutuelle souffrance, un aliment pour leur g�nie. Sur les ruines de cet amour va cro�tre et s'�panouir la luxuriante floraison des chefs-d'oeuvre.


Notes

  1. Ceci est faux, comme l'indique le billet d'Alfred de Musset � son retour de Baden.