Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE XIV
RETOUR À ALFRED DE MUSSET

À peine arriv�e � Paris, George Sand se trouva dans la situation la plus fausse entre Pagello qu'elle avait amen�, mais qu'elle n'aimait plus, et Alfred de Musset qui br�lait de la revoir et que peut-�tre elle aimait encore. Une entrevue eut lieu. Fut-elle sollicit�e par elle ou par lui? On l'ignore. Ils se rapproch�rent en vertu de cette propri�t� myst�rieuse et attractive qui appartient � l'aimant. Que pensa Pagello de la r�union, amicale en apparence, mais vou�e � devenir amoureuse, dont il devait �tre le t�moin? Il l'avait autoris�e avec longanimit�, ou plut�t il s'y �tait r�sign�. « La Sand, dit-il dans son journal intime, voulait partir avec ses deux petits enfants pour La Ch�tre, et moi j'avais manifest� la ferme volont� de ne pas la suivre. Elle voyait toute la singularit� de ma position, tous les sacrifices que j'avais faits � mon amour: ma client�le perdue, mes parents quitt�s, et moi exil� sans fortune, sans appui, sans esp�rance. » Ajoutez l'indiff�rence croissante de George Sand � son endroit, et la reprise ostensible, publique de l'ancienne passion pour Alfred de Musset. Aussi bien cette renaissance de tendresse ne devait-elle pas se produire sans de cruelles secousses. L'affection essaya vainement de demeurer platonique. « Georgette, �crit Musset, j'ai trop compt� sur moi en voulant te revoir, et j'ai re�u le dernier coup. » Il s'�loignera, du moins il l'annonce; il ira aux Pyr�n�es, en Espagne. « Si Dieu le permet, je reverrai ma m�re, mais je ne reverrai jamais la France... Je pars aujourd'hui pour toujours, je pars seul, sans un compagnon, sans un chien. Je te demande une heure, et un dernier baiser. Si tu crains un moment de tristesse, si ma demande importune Pierre, n'h�site pas � me refuser. » Et, recourant � ces grands effets de style qu'il savait irr�sistibles aupr�s de George Sand, il poursuit sur le mode path�tique: « Re�ois-moi sur ton coeur, ne parlons ni du pass�, ni du pr�sent, ni de l'avenir; que ce ne soit pas l'adieu de Monsieur un tel et de Madame une telle. Que ce soient deux �mes qui ont souffert, deux intelligences souffrantes, deux aigles bless�s qui se rencontrent dans le ciel et qui �changent un cri de douleur avant de se s�parer pour l'�ternit�! Que ce soit un embrassement, chaste comme l'amour c�leste, profond comme la douleur humaine! Ô ma fianc�e! Pose-moi doucement la couronne d'�pines, et adieu! Ce sera le dernier souvenir que conservera ta vieillesse d'un enfant qui n'y sera plus! »

Les lettres suivantes, du mois d'ao�t 1834, mais sans indication pr�cise de date, d�veloppent les m�mes sentiments et affirment sa r�solution de partir. « Quoique tu m'aies connu enfant, s'�crie-t-il, crois aujourd'hui que je suis homme... Tu me dis que je me trompe sur ce que j'�prouve. Non, je ne me trompe pas, j'�prouve le seul amour que j'aurai de ma vie... Adieu, ma bien-aim�e Georgette, ton enfant, Alfred. » Toutefois, avant de se rendre � Toulouse d'abord, chez son oncle, puis � Cadix, il sollicite un supr�me entretien. Ces entretiens-l� sont p�rilleux. Le plus souvent, ils d�butent par des adieux et s'ach�vent en des recommencements. « Tu me dis que tu ne crains pas de blesser Pierre en me voyant. Quoi donc alors? Ta position n'est pas chang�e? Mon amour-propre, dis-tu? Écoute, �coute, George, si tu as du coeur, rencontrons-nous quelque part, chez moi, chez toi, au Jardin des Plantes, au cimeti�re, au tombeau de mon p�re c'est l� que je voulais te dire adieu... Songe que je pars, mon enfant. Ne fermons pas l�g�rement des portes �ternelles. » Et la lettre se termine, � la pens�e de ne pas la revoir, sur cette apostrophe et cette adjuration: « Ah! c'est trop, c'est trop. Je suis bien jeune, mon Dieu! Qu'ai-je donc fait? »

La r�ponse de George Sand est calme et raisonnable. Elle s'abrite derri�re Pagello, derri�re ses projets de voyage � Nohant. « Il est inquiet, dit-elle, et il n'a pas tort, puisque tu es si troubl�, et il voit bien que cela me fait du mal... Je lui ai tout dit. Il comprend tout, il est bon. Il veut que je te voie sans lui une derni�re fois et que je te d�cide � rester, au moins jusqu'� mon retour de Nohant. » Dans cette m�me lettre, elle autorise, elle invite Alfred de Musset � venir quai Malaquais: car elle est trop malade pour sortir, et il fait un temps affreux. Il vint, il s'attarda, et l'on pourrait croire qu'il allait abandonner ses id�es de d�part. Au contraire, il s'y attache, apr�s une nuit qui porte conseil. Il ira � Baden. La lettre o� il le signifie, au lendemain de l'entrevue de r�conciliation, a �t� par lui tr�s attentivement et tr�s �loquemment compos�e: « Notre amiti� est consacr�e, mon enfant. Elle a re�u hier, devant Dieu, le saint bapt�me de nos larmes. Elle est immortelle comme lui. Je ne crains plus rien ni n'esp�re plus rien. J'ai fini sur la terre. Il ne m'�tait pas r�serv� d'avoir un plus grand bonheur. Eh bien, ma soeur ch�rie, je vais quitter ma patrie, ma m�re, mes amis, le monde de ma jeunesse; je vais partir seul, pour toujours, et je remercie Dieu. Celui qui est aim� de toi ne peut plus maudire, George. Je puis souffrir encore maintenant, mais je ne puis plus maudire. »

Il lui offre le sacrifice de sa vie et d'aller mourir en silence � trois cents lieues, ou simplement de ne plus la poursuivre de ses lettres. Il est pr�t � ob�ir: « Sois heureuse � tout prix, oh! sois heureuse, bien-aim�e de mon �me! Le temps est inexorable, la mort avare; les derni�res ann�es de la jeunesse s'envolent plus rapidement que les premi�res. » Puis il ajoute, avec un tantinet de d�clamation: « Les condamn�s � mort ne renient pas leur Dieu... R�tr�cis ton coeur, mon grand George, tu en as trop pour une poitrine humaine. Mais si tu renonces � la vie, si tu te retrouves jamais seule en face du malheur, rappelle toi le serment que tu m'as fait: « Ne meurs pas sans moi. » Souviens-t'en, souviens-t'en, tu me l'as promis devant Dieu. »

Le surplus de la lettre, o� fr�mit et vibre l'�motion, est d'une rare beaut� de pens�e et de style. On y sent tressaillir l'�me douloureuse du po�te:

« Je ne mourrai pas, moi, sans avoir fait mon livre sur moi et sur toi (sur toi surtout). Non, ma belle, ma sainte fianc�e, tu ne te coucheras pas dans cette froide terre, sans qu'elle sache qui elle a port�. Non, non, j'en jure par ma jeunesse et mon g�nie, il ne poussera sur ta tombe que des lis sans tache. J'y poserai, de ces mains que voil�, ton �pitaphe en marbre plus pur que les statues de nos gloires d'un jour. La post�rit� r�p�tera nos noms comme ceux de ces amants immortels qui n'en ont plus qu'un � eux deux, comme Rom�o et Juliette, comme H�lo�se et Ab�lard; on ne parlera jamais de l'un sans parler de l'autre. Ce sera l� un mariage plus sacr� que ceux que font les pr�tres; le mariage imp�rissable et chaste de l'Intelligence. Les peuples futurs y reconna�tront le symbole du seul Dieu qu'ils adoreront. Quelqu'un n'a-t-il pas dit que les r�volutions de l'esprit humain avaient toujours des avant-coureurs qui les annon�aient � leur si�cle? Eh bien, le si�cle de l'Intelligence est venu. Elle sort des ruines du monde, cette souveraine de l'avenir; elle gravera ton portrait et le mien sur une des pierres de son collier. Elle sera le pr�tre qui nous b�nira, qui nous couchera dans la tombe, comme une m�re y couche sa fille le soir de ses noces; elle �crira nos deux chiffres sur la nouvelle �corce de l'arbre de vie. Je terminerai ton histoire par mon hymne d'amour; je ferai un appel, du fond d'un coeur de vingt ans, � tous les enfants de la terre; je sonnerai aux oreilles de ce si�cle blas� et corrompu, ath�e et crapuleux, la trompette des r�surrections humaines, que le Cbrist a laiss�e au pied de sa croix. J�sus! J�sus! et moi aussi, je suis fils de ton p�re. Je te rendrai les baisers de ma fianc�e; c'est toi qui me l'as envoy�e, � travers tant de dangers, tant de courses lointaines, qu'elle a couru pour venir � moi. Je nous ferai, � elle et � moi, une tombe qui sera toujours verte, et peut-�tre les g�n�rations futures r�p�teront-elles quelques-unes de mes paroles, peut-�tre b�niront-elles un jour ceux qui auront frapp� avec le myrte de l'amour aux portes de la libert�. »

Cette lettre, �crite avec une sensibilit� qui ne d�daigne pas d'�tre tr�s litt�raire, fut envoy�e la veille ou l'avant-veille du d�part d'Alfred de Musset. Il quitta Paris la derni�re semaine d'ao�t, traversa Strasbourg le 28, et le 1er septembre, arriv� � Baden, il adressa � George Sand un nouvel hymne d'amour. En voici l'un des plus br�lants passages:

« Ma ch�re �me, tu as un coeur d'ange... Jamais homme n'a aim� comme je t'aime. Je suis perdu, vois-tu, je suis noy�, inond� d'amour; je ne sais plus si je vis, si je mange, si je marche, si je respire, si je parle; je sais que j'aime. Ah! si tu as eu toute ta vie une soif de bonheur inextinguible, si c'est un bonheur d'�tre aim�e, si tu l'as jamais demand� au ciel, oh! toi, ma vie, mon bien, ma bien-aim�e, regarde le soleil, les fleurs, la verdure, le monde! Tu es aim�e, dis-toi cela, autant que Dieu peut �tre aim� par ses l�vites, par ses amants, par ses martyrs. Je t'aime, � ma chair et mon sang! Je meurs d'amour, d'un amour sans fin, sans nom, insens�, d�sesp�r�, perdu; tu es aim�e, ador�e, idol�tr�e, jusqu'� mourir! Et non, je ne gu�rirai pas. Et non, je n'essaierai pas de vivre; et j'aime mieux cela, et mourir en t'aimant vaut mieux que de vivre. Je me soucie bien de ce qu'ils diront. Ils diront que tu as un autre amant. Je le sais bien, j'en meurs. Mais j'aime, j'aime, j'aime! Qu'ils m'emp�chent d'aimer! »

Il est parti — il le confesse — dans un �tat d'exaltation �perdue, apr�s avoir tenu entre ses bras ce corps ador�, apr�s l'avoir press� sur une blessure cb�rie. Il emportait � ses l�vres le souffle des l�vres aim�es, et, comme il l'exprime tr�s po�tiquement: « Je te respirais encore. » Ce baiser, il l'avait attendu cinq mois, dans une continuelle angoisse: « Sais-tu ce que c'est pour un pauvre coeur qui a senti pendant cinq mois, jour par jour, heure par heure, la vie l'abandonner, le froid de la tombe descendre lentement dans la solitude, la mort et l'oubli tomber goutte � goutte comme la neige; sais-tu ce que c'est pour un coeur serr� jusqu'� cesser de battre, de se dilater un moment, de se rouvrir, comme une pauvre fleur mourante, et de boire une goutte de ros�e vivifiante? Ô mon Dieu! je le sentais bien, je le savais, il ne fallait pas nous revoir. »

Vainement il avait tent� de l'oublier, de prendre un autre amour: nulle part, il n'a ni n'aurait trouv� ce qui le charme en elle. Les faciles et v�nales amours l'ont �coeur�, et il le crie en quelques mots d'une v�rit� saisissante: « Ces belles cr�atures, je les hais; elles me d�go�tent avec leurs diamants, leur velours. Je les embrasse; apr�s je me rince la bouche et je deviens furieux, je n'aime pas les V�nus. Ô mon amour, ce que j'aime, c'est ta petite robe noire, le noeud de ton soulier, ton col, tes yeux. » Et il se compare, en son agonie de passion, � l'un de ces taureaux bless�s dans le cirque qui ont la permission d'aller se coucher dans un coin avec l'�p�e du matador dans l'�paule et de mourir en paix. Voil� le droit qu'il r�clame. Il n'admet pas qu'on le lui conteste. « Le reste, dit-il, me regarde. Il serait trop cruel de venir dire � un malheureux qui meurt d'amour, qu'il a tort de mourir. » Elle ne l'entend pas, quand il l'appelle � cent cinquante lieues de distance, et pourtant il ne peut vivre sans elle. Il voudrait s'�tablir aux environs de Moulins ou de Ch�teauroux, louer un grenier avec une table et un lit. Elle viendrait le voir une fois ou deux, � cheval, et l�, dans la solitude, il �crirait la m�lancolique histoire de leur amour. Puisqu'il n'en peut �tre ainsi, du moins il a con�u un r�ve et il formule une pri�re: « Ô ma fianc�e, je te demande encore pourtant quelque chose. Sors un beau soir, au soleil couchant, seule; va dans la campagne, assieds-toi sur l'herbe, sous quelque saule vert; regarde l'occident, et pense � ton enfant qui va mourir. T�che d'oublier le reste, relis mes lettres, si tu les as, ou mon petit livre. Pense, laisse aller ton bon coeur, donne-moi une larme, et puis rentre chez toi doucement, allume ta lampe, prends ta plume, donne une heure � ton pauvre ami. Donne-moi tout ce qu'il y a pour moi dans ton coeur. Efforce-toi plut�t un peu; ce n'est pas un crime, mon enfant. Tu peux m'en dire m�me plus que tu n'en sentiras; je n'en saurai rien, ce ne peut �tre un crime; je suis perdu. » Et la lettre se termine en un v�ritable spasme de passion, o� �clate l'�r�thisme n�vros� du po�te: « Dis-moi que tu me donnes tes l�vres, tes dents, tes cheveux, tout cela, cette t�te que j'ai eue, et que tu m'embrasses, toi, moi! Ô Dieu, � Dieu, quand j'y pense, ma gorge se serre, mes yeux se troublent, mes genoux chancellent. Ah! il est horrible de mourir, il est horrible d'aimer ainsi. Quelle soif, mon George, oh! quelle soif j'ai de toi! Je t'en prie, que j'aie cette lettre. Je me meurs. Adieu. » Apr�s avoir indiqu� son adresse, � Baden (Grand-Duch�), pr�s Strasbourg, poste restante, il ajoute en post-scriptum: « Ô ma vie, ma vie, je te serre sur mon coeur, � mon George, ma belle ma�tresse, mon premier, mon dernier amour! »

Que devient cependant George Sand? Elle a profit� de son s�jour � Paris pour r�gler ses int�r�ts avec Buloz, mais nous ne savons pas si elle a, comme elle projetait, sermonn� le bavard et compromettant Gustave Planche, contre lequel Alfred de Musset nourrissait une rancune particuli�re. Planche, en effet, fils de pharmacien, avait jou� au po�te un tour pendable, du temps o� ils �taient rivaux d'influence aupr�s de l'auteur de L�lia. Certain jour, il offrit � Musset des bonbons au chocolat. À peine en eut-il mang� deux ou trois qu'il dut c�der la place. C'�taient des bonbons purgatifs que Gustave Planche avait d�rob�s � l'officine paternelle. Et cette anecdote, qui a son parfum moli�resque, a �t� transmise par madame Martelet, gouvernante d'Alfred de Musset.

Le 29 ao�t, George Sand arrive � Nohant, en compagnie de son fils Maurice. Elle y retrouve Solange et le singulier M. Dudevant qui la re�oit placidement, comme si elle ne revenait pas de Venise. Elle a laiss� � Paris, sans s'�mouvoir, sans �prouver ni remords ni scrupules, le triste Pagello, qui ne para�t pas avoir support� cette s�paration avec son habituelle philosophie. Comme c'�tait la saison des vacances et que d'ailleurs George Sand se souciait peu de l'exhiber dans les milieux litt�raires, il n'entra en relations qu'avec Gustave Planche et Buloz qui, par une politesse sans doute ironique, lui offrit de collaborer � la Revue des Deux Mondes. Il fit plusieurs visites � Alfred de Musset, dont l'accueil fut « des plus courtois, mais d�pourvu de toute expansion cordiale; il �tait, au reste — d'apr�s Pagello — d'un naturel peu expansif. » Il ne trouva de v�ritable intimit� qu'aupr�s d'Alfred Tattet, bon vivant, amant de D�jazet avec qui il avait fait le voyage d'Italie; mais surtout compagnon de plaisir de Musset et grand amateur de vin de Chypre dont il se faisait envoyer chaque ann�e un tonnelet. Voici la lettre d�courag�e que Pagello lui adresse, le 6 septembre:

« Mon cher Alfred, votre pauvre ami est � Paris. Je suis all� chez vous demander de vos nouvelles; on m'a dit que vous �tiez � la campagne. Si j'avais eu le temps, je serais all� vous donner un baiser, mais comme je suis ici pour peu, je vous l'envoie par cette feuille. Je ne sais combien de jours encore je resterai � Paris. Vous savez que je suis oblig� d'ob�ir � ma petite bourse, et celle-ci me commande d�j� le d�part. Adieu. Si je puis vous voir � Paris, je serai heureux; si je ne puis, envoyez-moi un baiser, vous aussi, sur un petit bout de papier. H�tel d'Orl�ans, n� 17, rue des Petits-Augustins. Adieu, mon bon, mon sinc�re ami, adieu, votre tr�s affectionn� ami,

Pietro PAGELLO. »

Le V�nitien d�racin� prenait ses repas dans une pension tenue par un compatriote, Burnharda, h�telier � Paris depuis trente-trois ans; mais souvent aussi, oblig� d'�tre �conome, il allait au Jardin des Plantes manger un pain et quelques fruits, au sortir de la clinique de Velpeau. George Sand, avant de partir pour Nohant, s'�tait born�e � lui donner quelques recommandations dans le monde m�dical. Or le malheureux, isol�, sans ressources, sans relations, parlant � peine notre langue, menait une vie de d�laissement et de mis�re, inconsolable d'un injurieux abandon qui succ�dait � la passion la plus enflamm�e. « Il me semble, �crivait-il � son p�re le 18 ao�t, �tre un oiseau �tranger jet� dans une temp�te. » Et plus loin: « Si quelqu'un a toutes raisons de se jeter � la Seine, c'est moi! »

George Sand, sur le point de quitter Paris, avait d� affronter une explication orageuse avec Pagello. Nous en trouvons l'�cho dans la lettre qu'elle adresse de Nohant � Alfred de Musset, au commencement de septembre. Elle r�ve,pour eux trois, un amour de l'�me o� les sens ne seraient rien. Mais ni le po�te ni le m�decin ne veulent s'en accommoder. « Eh bien! s'�crie-t-elle, voil� que tu t'�gares, et lui aussi. Oui, lui-m�me, qui dans son parler italien est plein d'images et de protestations qui para�traient exag�r�es si on les traduisait mot � mot, lui qui, selon l'usage de l�-bas, embrasse ses amis presque sur la bouche, et cela sans y entendre malice, le brave et pur gar�on qu'il est, lui qui tutoie la belle Cressini sans jamais avoir song� � �tre son amant; enfin, lui qui faisait � Giulia (je t'ai dit qu'elle �tait sa soeur de la main gauche) des vers et des romances tout remplis d'amore et de felicit�, le voil�, ce pauvre Pierre, qui, apr�s m'avoir dit tant de fois: il nostro amore per Alfredo, lit je ne sais quel mot, quelle ligne de ma r�ponse � toi le jour du d�part, et s'imagine je ne sais quoi. » Pagello est jaloux. A-t-il d�cachet� une lettre de George Sand? A-t-il lu, par dessus l'�paule d'Alfred de Musset, une phrase ainsi con�ue: « Il faut que je sois � toi, c'est ma destin�e? » Elle nie l'avoir �crite. En r�alit�, il n'admet pas qu'on lui ait fait faire trois cents lieues pour l'abandonner et lui laisser l'unique distraction de promenades au Jardin des Plantes, ou lui infliger la lugubre solitude d'une mis�rable chambre d'h�tel.

Nous nous expliquons, mais George Sand semble ne pas s'expliquer la r�volte de Pagello: « Lui qui comprenait tout � Venise, du moment qu'il a mis le pied en France, il n'a plus rien compris, et le voil� d�sesp�r�. Tout de moi le blesse et l'irrite. Et faut-il le dire? il part, il est peut-�tre parti � l'heure qu'il est, et moi, je ne le retiendrai pas, parce que je suis offens�e jusqu'au fond de l'�me de ce qu'il m'�crit, et que, je le sens bien, il n'a plus la foi, par cons�quent il n'a plus l'amour. » Elle ira � Paris, en apparence pour consoler Pagello — car elle ne veut ni se justifier ni le retenir — mais, � dire vrai, avec l'espoir et le d�sir de rencontrer Musset, � son retour de Baden. Le V�nitien l'obs�de; elle en est exc�d�e, et elle philosophe sur cet amour expirant, qui va rejoindre les affections d�funtes: « Est-ce que l'amour �lev� et croyant est possible? Est-ce qu'il ne faut pas que je meure sans l'avoir rencontr�? Toujours saisir des fant�mes et poursuivre des ombres! Je m'en lasse. Et pourtant je l'aimais sinc�rement et s�rieusement, cet homme g�n�reux, aussi romanesque que moi, et que je croyais plus fort que moi. Je l'aimais comme un p�re, et tu �tais alors notre enfant � tous deux. Le voil� qui redevient un �tre faible, soup�onneux, injuste, faisant des querelles d'Allemand et vous laissant tomber sur la t�te ces pierres qui brisent tout. »

Elle esp�rait, certes, que Pagello serait raisonnable. N'avait-il pas accept� qu'elle rev�t Alfred de Musset et qu'elle l'embrass�t en sa pr�sence? « Les trois baisers que je t'ai donn�s, un sur le front et un sur chaque joue, en te quittant, il les a vus, et il n'en a pas �t� troubl�, et moi je lui savais tant de gr� de me comprendre! » Elle h�site, elle flotte, elle ne sait o� se prendre, partag�e entre celui qui va partir et celui qui ne revient pas. Mais elle est « outr�e » que Pagello ne la croie pas sur parole, et elle ne saurait descendre � se disculper. « Qu'il parte, je te redemanderai alors ma lettre, et je la lui enverrai pour le punir... Mais non, pauvre Pierre, il souffre, et je t�cherai de le consoler, et tu m'y aideras, car je sens que je meurs de tous ces orages, je suis tous les jours plus malade, plus d�go�t�e de la vie, et il faut que nous nous s�parions tous trois sans fiel et sans outrage. Je veux te revoir encore une fois et lui aussi; je te l'ai promis, d'ailleurs, et je te renouvelle ma promesse; mais ne m'aime plus, entends-tu bien? Je ne vaux plus rien. Le doute de tout m'envahit tout � fait. Aime-moi, si tu veux, dans le pass�, et non telle que je suis � pr�sent. »

Elle l'avertit que, s'ils se revoient � Paris, du moins aucun rapprochement d'amour n'est possible entre eux, et qu'elle ne saurait entreprendre de gu�rir cette passion qu'il croit et dit ingu�rissable. « Adieu donc le beau po�me de notre amiti� sainte et de ce lien id�al qui s'�tait form� entre nous trois, lorsque tu lui arrachas � Venise l'aveu de son amour pour moi et qu'il te jura de me rendre heureuse. » Elle lui rappelle la nuit m�morable, la nuit d'enthousiasme o�, malgr� eux, il joignit leurs mains et les b�nit solennellement. « Tout cela �tait donc un roman? Oui, rien qu'un r�ve, et moi seule, imb�cile, enfant que je suis, j'y marchais de confiance et de bonne foi! Et tu veux qu'apr�s le r�veil, quand je vois que l'un me d�sire, et que l'autre m'abandonne en m'outrageant, je croie encore � l'amour sublime! Non, h�las! il n'y a rien de tel en ce monde, et ceux qui se moquent de tout ont raison. Adieu, mon pauvre enfant. Ah! sans mes enfants � moi, comme je me jetterais dans la rivi�re avec plaisir! »

Ainsi tous les trois, George Sand, Alfred de Musset, Pagello, arrivent � la m�me conclusion du suicide, de la noyade. Et aucun d'eux ne se jette dans la rivi�re...

Les tristesses de Pagello laissent, il va sans dire, Musset fort insensible. Il est trop p�n�tr� de sa propre douleur pour s'apitoyer sur celle de son rival, et m�me il savoure la joie d'une �quitable revanche. « S'il souffre, lui, eh bien! qu'il souffre, ce V�nitien, qui m'a appris � souffrir. Je lui rends sa le�on; il me l'avait donn�e en ma�tre. Qu'il souffre, il te poss�de... Par le ciel, en fermant cette lettre, il me semble que c'est mon coeur que je ferme. Je le sens qui se resserre et s'ossifie. »

Pareilles pens�es de d�sespoir hantaient l'imagination de George Sand. Le 31 ao�t, de Nohant elle �crit � Jules Boucoiran: « C'est un adieu que je venais dire � mon pays, � tous les souvenirs de ma jeunesse et de mon enfance; car vous avez d� le comprendre et le deviner: la vie m'est odieuse, impossible, et je veux en finir absolument avant peu. Nous en reparlerons. » Elle lui recommande Pagello, « un brave et digne homme de votre trempe, bon et d�vou� comme vous. Je lui dois la vie d'Alfred et la mienne. Pagello a le projet de rester quelques mois � Paris. Je vous le confie et je vous le l�gue; car, dans l'�tat de maladie violente o� est mon esprit, je ne sais point ce qui peut m'arriver. »

De vrai, Pagello s'appr�tait � regagner Venise. Il avait d�clin� tr�s dignement l'invitation que George Sand lui adressait, avec l'agr�ment de M. Dudevant, de venir passer huit ou dix jours � Nohant. Au surplus, malgr� ses vell�it�s de suicide, elle chargeait Boucoiran de dire au propri�taire qu'elle gardait son appartement du quai Malaquais, et elle donnait l'ordre de faire carder ses matelas, « ne voulant pas �tre mang�e aux vers de son vivant. »

Dans la premi�re quinzaine d'octobre, George Sand rentrait � Paris. Alfred de Musset y revenait le 13. Peu de jours apr�s, le 23, Pagello reprenait le chemin de l'Italie. La vente de quatre tableaux — � l'huile, observe-t-il — de Zucarelli lui avait, par l'entremise de George Sand, procur� une somme de quinze cents francs. Il acheta une bo�te d'instruments de chirurgie et quelques livres de m�decine. « Le temps, dit-il, qui est un grand honn�te homme, amena le jour redout� et d�sir� par moi du retour de la Sand � Paris. » Il re�ut le compl�ment du prix des tableaux, pr�para son bagage et alla prendre cong� de George Sand, devant Boucoiran. « Nos adieux furent muets; je lui serrai la main sans pouvoir la regarder. Elle �tait comme perplexe; je ne sais pas si elle souffrait; ma pr�sence l'embarrassait. Il l'ennuyait, cet Italien qui, avec son simple bon sens, abattait la sublimit� incomprise dont elle avait coutume d'envelopper la lassitude de ses amours. Je lui avais d�j� fait conna�tre que j'avais profond�ment sond� son coeur plein de qualit�s excellentes, obscurcies par beaucoup de d�fauts. Cette connaissance de ma part ne pouvait que lui donner du d�pit, ce qui me fit abr�ger, autant que je pus, la visite. J'embrassai ses enfants et je pris le bras de Boucoiran qui m'accompagna. »

En s'�loignant, Pagello ne lan�a pas la fl�che du Parthe, bien qu'il f�t en �tat de l�gitime d�fense. Le jour m�me o� il quittait Paris, il �crivit � Alfred Tattet: « Mon bon ami, avant de partir, je vous envoie encore un baiser. Je vous conjure de ne jamais parler de mon amour avec la George. Je ne veux pas de vendette. Je pars avec la certitude d'avoir agi en honn�te homme. Ceci me fait oublier ma souffrance et ma pauvret�. Adieu, mon ange. Je vous �crirai de Venise. Adieu, adieu. »

Avait-il, l'infortun� Pagello, �t� d�ment inform� de la r�conciliation amoureuse survenue entre Alfred de Musset et George Sand? Il est probable. Le jour m�me de son retour � Paris, 13 octobre, le po�te envoyait, non pas � Nohant, comme le croit M. Maurice Clouard, mais au quai Malaquais, o� se trouvait George Sand, une lettre qui d�bute ainsi: « Mon amour, me voil� ici... Tu veux bien que nous nous voyions. Et moi, si je le veux! Mais ne crains pas de moi, mon enfant, la moindre parole, la moindre chose, qui puisse te faire souffrir un instant... Fie-toi � moi, George, Dieu sait que je ne te ferai jamais de mal. Re�ois-moi, pleurons ou rions ensemble, parlons du pass� ou de l'avenir, de la mort ou de la vie, de l'esp�rance ou de la douleur, je ne suis plus rien que ce que tu me feras. » Et il lui rappelle, et il s'approprie les touchantes paroles de Ruth � No�mi: « Laissez-moi vivre de votre vie; le pays o� vous irez sera ma patrie, vos parents seront mes parents; l� o� vous mourrez, je mourrai, et dans la terre qui vous recevra, l� je serai enseveli. » Ce mystique appel aboutit � la conclusion plus pratique d'un rendez-vous: « Dis-moi ton heure. Sera-ce ce soir? Demain? Quand tu voudras, quand tu auras une heure, un instant � perdre. R�ponds-moi une ligne. Si c'est ce soir, tant mieux. Si c'est dans un mois, j'y serai. Ce sera quand tu n'auras rien � faire. Moi, je n'ai � faire que de t'aimer. Ton fr�re, Alfred. »

Ils se r�concili�rent amoureusement, dans le courant d'octobre, sans qu'on puisse pr�ciser la date, car leurs lettres d'alors ne contiennent aucune indication; mais ce fut, selon toute apparence, avant le d�part de Pagello. Il emportait cette blessure au coeur et, ne devant plus revoir George Sand, il ne lui �crira d�sormais, du fond de sa V�n�tie, qu'� de lointains intervalles, pour recommander des amis. Aussi bien fut-il amplement veng� de cet abandon. Entre George Sand et Alfred de Musset, l'amour ne pouvait ni cesser ni durer, ni mourir ni rena�tre. Le lendemain m�me ou le surlendemain de leur rapprochement, les souvenirs du pass� cruel se dress�rent devant eux. Il n'y eut, pour ainsi dire, point de journ�e sans raccommodement et sans brouille. La jalousie de Musset, et comme une rage infernale de torturer, se donnait carri�re. « J'en �tais bien s�re, �crit George Sand, que ces reproches-l� viendraient d�s le lendemain du bonheur r�v� et promis, et que tu me ferais un crime de ce que tu avais accept� comme un droit. À peine satisfait, c'est contre moi que tu tournes ton d�sespoir et ta col�re. » Il accumule, en effet, les questions, les soup�ons, les r�criminations. « N'ai-je pas pr�vu, s'�crie-t-elle, que tu souffrirais de ce pass� qui t'exaltait comme un beau po�me tant que je me refusais � toi, et qui ne te para�t plus qu'un cauchemar, � pr�sent que tu me ressaisis comme une proie. Voyons, laisse-moi donc partir. Nous allons �tre plus malheureux que jamais. Si je suis galante et perfide comme tu sembles me le dire, pourquoi t'acharnes-tu � me reprendre et � me garder?... Que nous restera-t-il donc, mon Dieu! d'un lien qui nous avait sembl� si beau? Ni amour, ni amiti�, mon Dieu! »

Apr�s chacune de ces sc�nes, au sortir de chaque crise, Alfred de Musset s'humilie, implore son pardon, s'accuse et se condamne, pour recommencer le jour suivant: « Mon enfant, mon enfant, lui �crit-il, que je suis coupable envers toi! que de mal je t'ai fait cette nuit! Oh! je le sais, et toi, toi, voudrais-tu m'en punir? Ô ma vie, ma bien-aim�e, que je suis malheureux, que je suis fou, que je suis stupide, ingrat, brutal!... Ô mon enfant, � mon �me, je t'ai press�e, je t'ai fatigu�e, quand je devrais passer les journ�es et les nuits � tes pieds, � attendre qu'il tombe une larme de tes beaux yeux pour la boire, � te regarder en silence, � respecter tout ce qu'il y a de douleur dans ton coeur; quand ta douleur devrait �tre pour moi un enfant ch�ri que je bercerais doucement. Ô George, George! Écoute, ne pense pas au pass�. Non, non, au nom du ciel, ne compare pas, ne r�fl�chis pas, je t'aime comme on n'a jamais aim�... Ô Dieul si je te perdais! ma pauvre raison n'y tient pas. Mon enfant, punis-moi, je t'en prie; je suis un fou mis�rable, je m�rite ta col�re... Ma vie, mon bien supr�me, pardon, oh! pardon � genoux! Ah! pense � ces beaux jours que j'ai l� dans le coeur, qui viennent, qui se l�vent, que je sens l�, pense au bonheur, h�las! h�las! si l'amour l'a jamais donn�. George, je n'ai jamais souffert ainsi. Un mot, non pas un pardon, je ne le m�rite pas; mais dis seulement: J'attendrai. Et moi, Dieu du ciel, il y a sept mois que j'attends, je puis en attendre encore bien d'autres. Ma vie, doutes-tu de mon pauvre amour? Ô mon enfant, crois-y, ou j'en mourrai. » Ces cris de d�sespoir, d'ivresse, de folie, ces lamentations, succ�dant � des explosions de col�re, ne sont qu'un faible �cho des tourments qui secouaient deux �tres de g�nie, un homme enfi�vr� et hyst�rique, surexcit� par l'alcool, une femme mobile et irritable, plus m�re qu'amante. Ils vont se d�battre cinq mois dans cette agonie d'amour.