Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE XIII
ENTRE VENISE ET PARIS

Tandis que George Sand s'attarde � Venise, �crivant des romans, se livrant � de menus travaux manuels ou m�me aidant sa servante la Catina � faire la cuisine, qu'advient-il � Paris d'Alfred de Musset? Nous l'apprenons par sa correspondance encore in�dite, mais dont certains passages ont �t� publi�s de ci de l�, notamment dans les �tudes de M. Maurice Clouard et d'Arv�de Barine, ainsi que dans le volume de M. Paul Mari�ton. Le 30 avril, il envoie de meilleures nouvelles de sa sant�, mais surtout il parle de cet amour interrompu, non pas rompu, et qu'il affirme �tre toujours vivace en son coeur. « Songe � cela, s'�crie-t-il, je n'ai que toi, j'ai tout ni�, tout blasph�m�, je doute de tout, hormis de toi... Sais-tu pourquoi je n'aime que toi? Sais-tu pourquoi, quand je vais dans le monde � pr�sent, je regarde de travers comme un cheval ombrageux? Je ne m'abuse sur aucun de tes d�fauts; tu ne mens pas, voil� pourquoi je t'aime. Je me souviens bien de cette nuit de la lettre. Mais, dis-moi, quand tous mes soup�ons seraient vrais, en quoi me tromperais-tu? Me disais-tu que tu m'aimais? N'�tais-je pas averti? Avais-je aucun droit? Ô mon enfant ch�ri, lorsque tu m'aimais, m'as-tu jamais tromp�? Quel reproche ai-je jamais eu � te faire, pendant sept mois que je t'ai vue jour par jour? Et quel est donc le l�che mis�rable qui appelle perfide la femme qui l'estime assez pour l'avertir que son heure est venue? Le mensonge, voil� ce que j'abhorre, ce qui me rend le plus d�fiant des hommes, peut-�tre le plus malheureux. Mais tu es aussi sinc�re que tu es noble et orgueilleuse. Voil� pourquoi je crois en toi, et je te d�fendrai contre le monde entier jusqu'� ce que je cr�ve. »

Non qu'il promette � George Sand une autre fid�lit� que celle du souvenir. Il entend garder sa libert�; il aura — et il l'en avertit — d'autres attachements. D�j�, depuis son retour, il a c�d� � des fantaisies, comme pour secouer le joug de l'absente. La raison qu'il en donne est physiologique et printani�re: « Les arbres se couvrent de verdure, et l'odeur des lilas entre ici par bouff�es, tout rena�t, et le coeur me bondit malgr� moi. » Aussi bien s'est-il promis � lui-m�me que la premi�re femme qu'il aimera sera jeune. Et cette d�claration est m�diocrement flatteuse pour les trente ans r�volus de George Sand; mais presque aussit�t, et par contraste, il ajoute une impression tendre et m�me une c�linerie sentimentale. Il est all� chez elle quai Malaquais, il a trouv� dans la soucoupe des cigarettes qu'elle avait faites avant leur d�part. « Je les ai fum�es, dit-il, avec une tristesse et un bonheur �tranges. J'ai, de plus, vol� un petit peigne � moiti� cass� dans la toilette, et je m'en vais partout avec cela dans ma poche. » Quelques lignes plus loin, nouvelle et singuli�re virevolte de la pens�e: « Sais-tu une chose qui m'a charm� dans ta lettre? C'est la mani�re dont tu me parles de Pagello, de ses soins pour toi, de ton affection pour lui, et la franchise avec laquelle tu me laisses lire dans ton coeur. Traite-moi toujours ainsi, cela me rend fier. Mon amie, la femme qui parle ainsi de son nouvel amant � celui qu'elle quitte et qui l'aime encore, lui donne la preuve d'estime la plus grande qu'un homme puisse recevoir d'une femme. » Du m�me coup ses f�licitations et ses sympathies s'�tendent � son successeur. Il la charge de l'en informer: « Dis � Pagello que je le remercie de t'aimer et de veiller sur toi comme il le fait. N'est-ce pas la chose la plus ridicule du monde que ce sentiment-l�? Je l'aime, ce gar�on, presque autant que toi; arrange cela comme tu voudras. Il est cause que j'ai perdu toute la richesse de ma vie, et je l'aime comme s'il me l'avait donn�e. Je ne voudrais pas vous voir ensemble, et je suis heureux de penser que vous �tes ensemble. Oh! mon ange, mon ange, sois heureuse et je le serai. » Puis c'est l'aveu, le cri du coeur, qu'� cette �poque il prof�re dans chacune de ses lettres: « Je t'ai si mal aim�e! »

Cependant il l'entretient de projets litt�raires auxquels elle est m�l�e. Il a l'intention d'�crire un roman qui sera leur histoire, celui-l� m�me qu'il intitulera la Confession d'un enfant du si�cle. « Il me semble que cela me gu�rirait et m'�l�verait le coeur. Je voudrais te b�tir un autel, f�t-ce avec mes os; mais j'attendrai ta permission formelle. » Il insiste, il entend la venger de tant de calomnies stupides. Le monde s'�tonnera, rira peut-�tre de ce mouvement chevaleresque d'un amant abandonn�. Qu'importe? « Il m'est bien indiff�rent qu'on se moque de moi, mais il m'est odieux qu'on t'accuse avec toute cette histoire de maladie. » Et voil�, sous la plume d'Alfred de Musset, la r�futation anticip�e de tout ce qu'inventera et publiera l'humeur enfiell�e de son fr�re!

Le 12 mai, George Sand r�pond point par point et donne au po�te pleine licence d'user de sa libert� reconquise: « Aime donc, mon Alfred, aime pour tout de bon. Aime une femme jeune, belle et qui n'ait pas encore aim�, pas encore souffert. M�nage-la, et ne la fais pas souffrir; le coeur d'une femme est une chose si d�licate, quand ce n'est pas un gla�on ou une pierre. » À ses confidences elle en oppose d'autres, qui ont trait � Pagello. Avec lui, dit-elle, « je n'ai pas affaire � des yeux aussi p�n�trants que les tiens, et je puis faire ma figure d'oiseau malade sans qu'on s'en aper�oive. Si on me soup�onne un peu de tristesse, je me justifie avec une douleur de t�te ou un cor au pied... Ce brave Pierre n'a pas lu L�lia, et je crois bien qu'il n'y comprendrait goutte. Il n'est pas en m�fiance contre ces aberrations de nos t�tes de po�tes. Il me traite comme une femme de vingt ans et il me couronne d'�toiles comme une �me vierge. Je ne dis rien pour d�truire ou pour entretenir son erreur. Je me laisse r�g�n�rer par cette affection douce et honn�te; pour la premi�re fois de ma vie, j'aime sans passion. »

Se retournant alors vers Alfred de Musset, elle lui conseille, elle le supplie de veiller sur son coeur, de ne pas en m�suser. « Qu'il se mette, dit-elle, tout entier ou en partie dans toutes les amours de la vie, mais qu'il y joue toujours son r�le noble, afin qu'un jour tu puisses regarder en arri�re et dire comme moi: « J'ai souffert souvent, je me suis tromp� quelquefois, mais j'ai aim�; c'est moi qui ai v�cu, et non pas un �tre factice cr�� par mon orgueil et mon ennui. » Or, ces quelques lignes d'un billet intime ont paru � Alfred de Musset assez �loquentes et assez �mouvantes pour qu'il les reproduis�t textuellement dans On ne badine pas avec l'amour, en les pla�ant dans la bouche de Perdican.

Le surplus de la lettre est consacr� � des d�tails familiers. « Mon oiseau est mort, et j'ai pleur�, et Pagello s'est mis � rire, et je me suis mise en col�re, et il s'est mis � pleurer et je me suis mise � rire. » Elle remplacera le sansonnet, quand elle aura quelques sous, en achetant une tourterelle dont elle est �prise. Ce sont ensuite des commissions dont elle charge Alfred de Musset. Elle le prie de lui envoyer douze paires de gants glac�s, deux paires de souliers de satin noir et deux paires de maroquin noir, en recommandant � Michiels, cordonnier au coin de la rue du Helder et du boulevard, de les faire un peu plus larges que sa mesure; car elle a les pieds enfl�s, et le maroquin de Venise est dur comme du buffle. Enfin elle a besoin de parfumerie, mais elle appr�hende qu'Alfred de Musset ne paie trop cher un quart de patchouli. Il devra le prendre chez Leblanc, rue Sainte-Anne. « Ne te fais pas attraper, cela vaut deux francs le quart; Marquis le vend six francs. » Et ce sont encore d'autres indications pour du papier � lettre, des romances espagnoles, des paquets de journaux.

Le 18 mai, elle re�oit � Venise, dat�e du 10, la r�ponse d'Alfred de Musset � sa « lettre du Tyrol, » la premi�re des Lettres d'un Voyageur, qui parut le 15 mai dans la Revue des Deux Mondes. En la lisant, il a vers� des larmes, il a senti sa blessure se raviver, et ce qui devrait �tre le baume le plus doux, le plus c�leste, « tombe comme une huile br�lante sur un fer rouge. » Alors il veut s'adonner au plaisir, follement, �perdument, au risque de n'avoir qu'un an ou deux � vivre. « Mais avec qui? o�? » Puis ce sont les id�es de suicide qui le hantent, ce suicide par l'ivresse qu'il devait accomplir avec une lente t�nacit�. « Voil� pourquoi j'ai des envies de mettre ma blouse de cotonnade bleue, de prendre une bouteille de rhum avec un peu d'opium autour de ma ceinture, et d'aller m'�tendre sur le dos sur la roche de Fontainebleau. » Cette persistance de m�lancolie n'est pas sans inqui�ter ses amis, notamment Alfred Tattet. Mais, dit-il, « je bois autant de vin de champagne que devant, ce qui le rassure. »

Combien plus sympathique que ce buveur inv�t�r� et taciturne est l'autre Alfred de Musset, celui qui a des retours de sensibilit� et qui confesse ses fautes avec une sinc�rit� juv�nile! Ses repentirs ont le double attrait de l'�loquence et de la v�rit�. « Et c'est � un homme, s'�crie-t-il, qui fait du matin au soir de pareilles r�flexions ou de pareils r�ves, que tu adresses cette lettre du Tyrol, cette lettre sublime! Mon George, jamais tu n'as rien �crit d'aussi beau, d'aussi divin; jamais ton g�nie ne s'est mieux trouv� dans ton coeur. C'est � moi, c'est de moi que tu parles aussi! Et j'en suis l�! Et la femme qui a �crit ces pages-l�, je l'ai tenue sur mon sein! Elle y a gliss� comme une ombre c�leste, et je me suis r�veill� � son dernier baiser. Elle est ma soeur et mon amie; elle le sait, elle me le dit. Toutes les fibres de mon corps voudraient s'en d�tacher pour aller � elle et la saisir; toutes les nobles sympathies, toutes les harmonies du monde nous ont pouss�s l'un vers l'autre, et il y a entre nous un ab�me �ternel! »

Afin d'occuper ses tristes loisirs, il lit Werther, la Nouvelle H�lo�se. « Je d�vore, dit-il, toutes ces folies sublimes dont je me suis tant moqu�. J'irai peut-�tre trop loin dans ce sens-l�, comme dans l'autre. Qu'est-ce que cela me fait? J'irai toujours. » Et sous sa plume vient une de ces pens�es charmantes par o� il savait effacer les bizarreries de son humeur et les pires �carts de sa conduite: « Ne t'offense pas de ma douleur, ange ch�ri. Si cette lettre te trouve dans un jour de bonheur et d'oubli, pardonne-la moi, jette-la dans la lagune; que ton coeur n'en soit pas plus troubl� que son flot tranquille, mais qu'une larme y tombe avec elle, une de ces belles larmes que j'ai bues autrefois sur tes yeux noirs. »

Le 24 mai, George Sand �crit � son tour; la lettre arrive � Paris le 2 juin. Il n'en faut retenir que ce qui pr�cise respectivement leur �tat d'�me. Elle revient sur les m�rites de Pagello et les �num�re avec complaisance: « J'ai l�, pr�s de moi, mon ami, mon soutien; il ne souffre pas, lui; il n'est pas faible, il n'est pas soup�onneux; il n'a pas connu les amertumes qui t'ont rong� le coeur; il n'a pas besoin de ma force, il a son calme et sa vertu; il m'aime en paix, il est heureux sans que je souffre, sans que je travaille � son bonheur. Eh bien, moi, j'ai besoin de souffrir pour quelqu'un, j'ai besoin d'employer ce trop d'�nergie et de sensibilit� qui sont en moi. J'ai besoin de nourrir cette maternelle sollicitude qui s'est habitu�e � veiller sur un �tre souffrant et fatigu�. Oh.'pourquoi ne pouvais-je vivre entre vous deux et vous rendre heureux sans appartenir ni � l'un ni � l'autre? J'aurais bien v�cu dix ans ainsi. »

Cette id�e lui agr�e; elle y insiste, et elle croit ou�r la voix de Dieu, tandis que les hommes, d�concert�s par la singularit� de ses paroles, de ses actes, et par l'audace de ses professions de foi, lui crient: horreur, folie, scandale, mensonge, la couvrent d'anath�mes et de mal�dictions. Elle ne veut ni s'en �mouvoir ni s'en indigner. Les clabauderies d'en bas ne sauraient l'atteindre, et elle a recours, pour s'en expliquer, � une r�miniscence de sa prime jeunesse: « Je me souviens du temps o� j'�tais au couvent. La rue Saint-Marceau passait derri�re notre chapelle. Quand les forts de la Halle et les mara�ch�res �levaient la voix, on entendait leurs blasph�mes jusqu'au pied du sanctuaire. Mais ce n'�tait pour moi qu'un son qui frappait les murs. Il me tirait quelquefois de ma pri�re dans le silence du soir; j'entendais le bruit, je ne comprenais pas le sens des jurements grossiers. Je reprenais ma pri�re sans que mon oreille ni mon coeur se fussent souill�s � les entendre. Depuis, j'ai v�cu retir�e dans l'amour comme dans un sanctuaire, et quelquefois les sales injures du dehors m'ont fait lever la t�te, mais elles n'ont pas interrompu l'hymne que j'adressais au ciel, et je me suis dit comme au couvent: « Ce sont des charretiers qui passent. » Cependant elle annonce son retour pour le mois d'ao�t. Sans doute, quand ils se reverront, il sera engag� dans un nouvel amour. Elle le d�sire et le craint tout ensemble. C'est une lutte entre sa tendresse de m�re et ses instincts d'amante. « Je ne sais, �crit-elle, ce qui se passe en moi quand je pr�vois cela. Si je pouvais lui donner une poign�e de main � celle-l�! et lui dire comment il faut te soigner et t'aimer; mais elle sera jalouse, elle te dira: « Ne me parlez jamais de madame Sand, c'est une femme inf�me. » Plus heureuse — et ici la liaison des id�es est d'une rare ing�nuit� — elle peut parler d'Alfred de Musset � Pagello, sans voir un front se rembrunir, sans entendre une parole am�re. Le nouvel occupant est d'une complexion sentimentale des plus accommodantes; il a de l'amour pour son pr�d�cesseur, et George Sand se compla�t � l'entretenir dans ce culte pieux. « Ton souvenir est une relique sacr�e, ton nom est une parole solennelle que je prononce le soir dans le silence des lagunes et auquel r�pond une voix �mue et une douce parole, simple et laconique, mais qui me semble si belle alors: Io l'amo! » Elle ne pouvait �voquer face � face Musset et Pagello, sans inviter Dieu � assister � la confrontation. C'est au paradis qu'elle donne volontiers ses rendez-vous mystiquement galants. Au cas o� elle n'arriverait pas la premi�re, elle charge Alfred de Musset d'une commission utile: « Mon petit ange, si tu rejoins Dieu avant moi, garde-moi une petite place l�-haut, pr�s de toi. Si c'est moi qui pars la premi�re, sois s�r que je la garderai bonne. »

Les anges ont, d'ailleurs, un r�le pr�pond�rant dans cette correspondance qui ne semblait pas devoir �tre pr�cis�ment s�raphique. Alfred de Musset, en sa lettre du 4 juin arriv�e le 12 mai � Venise 1, traite un sujet analogue et s'�l�ve, lui aussi, aux sph�res �th�r�es. « Deux �tres, dit-il, qui s'aiment bien sur la terre, font un ange dans le ciel. » À ce prix, le paradis ne saurait jamais souffrir de la d�population. Une image aussi hardie, pour expliquer la naissance des anges en des conditions humaines et tr�s la�ques, �tait, para�t-il, de l'invention de Latouche. George Sand trouve la m�taphore exquise. Elle avait figur� dans une com�die, la Reine d'Espagne, qui fut outrageusement siffl�e et qui, � l'en croire, m�ritait un meilleur sort. « À cette phrase si belle et si sainte, dit-elle, un monsieur du parterre a cri�: « Oh! quelle cochonnerie! » et les sifflets n'ont pas permis � l'acteur d'aller plus loin. » Sans doute les spectateurs avaient une autre conception de la gen�se des anges.

Presque en chacune de ses lettres, Alfred de Musset, avec la fatuit� na�ve de la jeunesse, aime � parler des bonnes fortunes qui s'offrent � lui et qu'il repousse. C'est peut-�tre une mani�re de rendre � George Sand la monnaie de Pagello. Du moins il se targue d'une belle impertinence dans les pr�ludes oblig�s de la galanterie: « L'autre soir, une femme que j'estime beaucoup sous le rapport de l'intelligence, dans un entretien de bonne amiti� que j'avais avec elle, commen�ait � se livrer. Je m'approchais d'elle franchement et de bonne foi, lorsqu'elle a pos� sa main sur la mienne, en me disant: « Soyez s�r que le jour o� vous �tes n�, il est n� une femme pour vous. » — J'ai recul� malgr� moi. — « Cela est possible, me suis-je dit, mais alors je vais chercher ailleurs, car assur�ment ce n'est pas vous. » Cette affectation de dandysme et de byronisme, d�daigneux ou insolent, est l'�l�ment insupportable du caract�re d'Alfred de Musset. De m�me, dans sa litt�rature et jusque dans cette correspondance intime avec George Sand, on s'irrite parfois d'un surcro�t de rh�torique et de d�clamation qui alt�re la sinc�rit� des sentiments. Ainsi ce passage o� il �voque, sur un ton de m�lodrame, l'image de son cadavre: « Prie pour moi, mon enfant. Quoi qu'il doive m'arriver, plains-moi; je t'ai connue un an trop t�t. J'ai cru longtemps � mon bonheur, � une esp�ce d'�toile qui me suivait. Il en est tomb� une �tincelle de la foudre sur ma t�te, de cet astre tremblant. Je suis lav� par ce feu c�leste qui a failli me consumer. Si tu vas chez Danieli, regarde dans ce lit o� j'ai souffert; il doit y avoir un cadavre, car celui qui s'en est lev� n'est pas celui qui s'y �tait couch�. »

George Sand avait charg� Boucoiran de voir son fils et d'envoyer � Venise une somme que lui devait Buloz. Or elle ne recevait ni nouvelles de Maurice ni argent. Elle prie Alfred de Musset d'aller au coll�ge Henri IV et de stimuler la n�gligence et l'apathie de Boucoiran. La lettre o� elle lui transmet cette requ�te est inqui�te et agit�e. On y sent l'affection maternelle — la vraie — qui se r�veille, et en m�me temps elle confesse ses embarras et ses tourments financiers. Pagello a mis toutes ses pauvres roba au Mont-de-Pi�t�; elle doit deux cents francs � Rebizzo, fait des �conomies sur son estomac et se nourrit de deux sardines. Va-t-elle �tre oblig�e de demander l'aum�ne, alors qu'elle travaille, qu'elle a gagn� son salaire et attend un argent qui lui est d�? Sa col�re se d�cha�ne contre Boucoiran. En r�alit�, il n'�tait pas coupable. La lettre, qui contenait un mandat de onze cents francs sur un banquier de Venise, s'�tait �gar�e au fond d'une case � la poste restante. On ne la retrouva que tardivement. Dans l'intervalle, George Sand connut les angoisses de la g�ne et presque la d�tresse. Elle en parle tr�s discr�tement � Alfred de Musset, mais surtout elle s'alarme de la sant� de Maurice; elle le croit mort, elle est comme folle toutes les nuits. Qui la rassurera? Boucoiran n'�crit pas, Papet est peut-�tre absent. Elle ne veut s'adresser ni � Paultre, qui n'est pas exact, ni � Sainte-Beuve, avec qui elle n'est pas assez li�e, ni � Gustave Planche, qu'elle a tenu � distance, car il est encombrant et vantard. « Les cancans, dit-elle, recommenceraient sur notre pr�tendue passion. » Il semblerait naturel qu'elle recour�t � sa famille. Elle y r�pugne. « Mon fr�re est parfaitement indiff�rent � tout ce qui me concerne, mon mari voudrait bien me savoir crev�e. » Aussi sa lettre n'est qu'un long �panchement de tristesse et de d�sesp�rance. Elle a l'obsession du suicide: « Quelle vie! J'ai bien envie d'en finir, bien envie, bien envie! Tu es bon et tu m'aimes. Pietro aussi, mais rien ne peut emp�cher qu'on soit malheureux. »

La lettre suivante de George Sand, dat�e du 13 juin, r�it�re les m�mes dol�ances. Elle n'a pas encore re�u de Boucoiran l'argent qu'elle r�clame avec impatience. « Cet exc�s de mis�re, �crit-elle � Alfred de Musset, empoisonne beaucoup ma vie et me force � de continuelles privations ou � des mortifications d'orgueil auxquelles je ne saurais m'habituer. » Elle fait diversion � ses soucis en donnant � son correspondant des le�ons sur l'amour, dont elle esp�re qu'il tirera profit. Voici les d�finitions et les m�taphores qu'elle lui propose: « L'amour est un temple que b�tit celui qui aime � un objet plus ou moins digne de son culte, et ce qu'il y a de plus beau dans cela, ce n'est pas tant le dieu que l'autel. Pourquoi craindrais-tu de te risquer? Que l'idole reste debout longtemps, ou qu'elle se brise bient�t, tu n'en auras pas moins b�ti un beau temple. Ton �me l'aura habit�, elle l'aura rempli d'un encens divin, et une �me comme la tienne doit produire de grandes oeuvres. Le dieu changera peut-�tre, le temple durera autant que toi. Ce sera un lieu de refuge sublime o� tu iras retremper ton coeur � la flamme �ternelle, et ce coeur sera assez riche, assez puissant pour renouveler la divinit�, si la divinit� d�serte son pi�destal. » Au milieu de cette page de noble allure, elle insinue une question qui a tout l'air, sous sa forme prudente, d'�tre un plaidoyer pro domo. « Crois-tu donc qu'un amour ou deux suffisent pour �puiser et fl�trir une �me forte? Je l'ai cru aussi pendant longtemps, mais je sais � pr�sent que c'est tout le contraire. C'est un feu qui tend toujours � monter et � s'�purer. » Ainsi sa doctrine — et sa pratique — consiste � multiplier les foyers d'incendie. Elle y trouvera des points de comparaison et d�cidera, sur le tard, lequel fut le plus lumineux. Il faut aimer, � son �cole, jusqu'en l'arri�re-saison, par del� l'automne et l'�t� de la Saint-Martin, m�me en hiver. « C'est peut-�tre, dit-elle, l'oeuvre terrible, magnifique et courageuse de toute une vie. C'est une couronne d'�pines qui fleurit et se couvre de roses quand les cheveux commencent � blanchir. » Or, voici en quels termes elle encourage � la r�cidive, � la pers�v�rance opini�tre, ceux qui du premier coup n'ont pas eu la main heureuse: « Peut-�tre que plus on a cherch� en vain, plus on devient habile � trouver; plus on a �t� forc� de changer, plus on devient propre � conserver. Qui sait? » C'est la th�orie du mouvement perp�tuel. C'est l'apologie de la prodigalit� sentimentale. Si l'on n'a pas gagn� � la loterie, il faut prendre de nouveaux billets, jusqu'� ce que l'escarcelle soit vide. Est-ce prudent? Mais elle invoque comme autorit� J�sus disant � Madeleine: « Il te sera beaucoup remis, parce que tu as beaucoup aim�. » Et elle compte sur le m�me traitement.

Ses conseils litt�raires valent mieux que ses exhortations douteusement morales. « Aime et �cris, dit-elle � Alfred de Musset, c'est ta vocation, mon ami. Monte vers Dieu sur les rayons de ton g�nie et envoie ta muse sur la terre raconter aux hommes les myst�res de l'amour et de la foi. » Tandis qu'elle l'incite de la sorte � l'ascension des sommets qui se perdent dans la nue, elle go�te � Venise le placide et bourgeois amour de Pagello. Aucune de ses souffrances ne lui vient de l'honn�te et consciencieux m�decin, tr�s appliqu� � tous ses devoirs professionnels. En dehors de l'exactitude, il t�moigne m�me de d�licates attentions d'amoureux pauvre, mais enflamm�: « N'ayant pas une petite pi�ce de monnaie pour m'acheter un bouquet, il se l�ve avant le jour et fait deux lieues � pied pour m'en cueillir un dans les jardins des faubourgs. Cette petite chose est le r�sum� de toute sa conduite. Il me sert, il me porte et il me remercie. Oh! dis-moi que tu es heureux, et je le serai. »

Heureux, Alfred de Musset ne pouvait l'�tre, ni alors ni plus tard, avec ce temp�rament de fi�vre et ces habitudes de d�bauche qui useront ses nerfs et br�leront sa vie. De pr�s, il n'a pas su — il le reconna�t — aimer George Sand et lui donner le bonheur. De loin, il offre de sauter pour elle dans un pr�cipice, avec une joie immortelle dans l'�me. « Mais sais-tu, dit-il, ce que c'est que d'�tre l�, dans cette chambre, seul, sans un ami, sans un chien, sans un sou, sans une esp�rance, inond� de larmes depuis trois mois et pour bien des ann�es, d'avoir tout perdu, jusqu'� mes r�ves, de me repa�tre d'un ennui sans fin, d'�tre plus vide que la nuit? Sais-tu ce que c'est que d'avoir pour toute consolation une seule pens�e: qu'il faut que je souffre, et que je m'ensevelisse en silence, mais que du moins tu es heureuse! peut-�tre heureuse par mes larmes, par mon absence, par le repos que je ne trouble plus! Ô mon amie, mon amie, si tu ne l'�tais pas!... » Il veut qu'elle le soit; elle doit l'�tre. Pagello est « une noble cr�ature, bonne et sinc�re. » C'est m�me cette certitude qui lui a donn� le courage de quitter Venise, de fuir. Mais le bonheur est un hi�roglyphe terrible, l'�nigme ind�chiffrable sur cette route de Th�bes o� le sphinx d�vore tant de p�lerins de l'�ternel voyage. Et il lui pose � elle, il se pose � lui-m�me la douloureuse question: « Ce mot si souvent r�p�t�, le bonheur, � mon Dieu, la cr�ation tout enti�re fr�mit de crainte et d'esp�rance en l'entendant! Le bonheur! Est-ce l'absence du d�sir? Est-ce de sentir tous les atomes de son �tre en contact avec d'autres? Est-ce dans la pens�e, dans les sens, dans le coeur que se trouve le bonheur? Qui sait pourquoi il souffre? » Ni le g�nie qui s'interroge, ni les efforts de l'humanit� pensante, ni la simplicit� des humbles, ne d�couvriront la solution du myst�rieux probl�me.

Le 26 juin, George Sand �crit de Venise la derni�re lettre que nous poss�dions. Elle a re�u, gr�ce � Alfred de Musset, de bonnes nouvelles de son fils, elle a trouv� son argent � la poste restante. C'est un soulagement. Elle annonce son retour � Paris pour la premi�re quinzaine d'ao�t, car elle veut assister � la distribution des prix du coll�ge Henri IV. Reviendra-t-elle seule? Non, Pagello va l'accompagner. Le voyage est co�teux, mais il a, dit-elle, « bien envie de ne pas me quitter, et il se fait une joie de t'embrasser; j'esp�re que cela l'emportera sur les embarras de sa position. » Une fois encore — mais c'est la derni�re — elle remercie Musset de « l'avoir remise dans les mains d'un �tre dont l'affection et la vertu sont immuables comme les Alpes. » Elle va donc revoir ses enfants et son Alfred — ses trois enfants — elle constatera, de ses propres yeux, s'il est rose comme autrefois et gras comme il s'en vante. « Que je sois bien rassur�e sur ta sant�, �crit-elle, et que mon coeur se dilate en t'embrassant comme mon Maurice, et en t'entendant me dire que tu es mon ami, mon fils bien-aim�, et que tu ne changeras jamais pour moi! » Cette maternit� en partie double — ou m�me triple, si l'on n'oublie pas Solange — est le tout de sa vie. Et Pagello? direz-vous. Elle a vite fait sa part. « Quant � Pierre, c'est un corps qui nous enterrera tous, c'est un coeur qui ne s'appartient plus et qui est � nous comme celui que nous avons dans la poitrine. » Puis elle termine en h�te par ce paragraphe qui r�sume bien la complexit� bizarre de ses sentiments: « Adieu, adieu, mon cher ange, ne sois pas triste � cause de moi. Cherche, au contraire, ton esp�rance et ta consolation dans le souvenir de ta vieille mignonne, qui te ch�rit et qui prie Dieu pour que tu sois aim�. »

Enfin, il y a une lettre d'Alfred de Musset, en date du 11 juillet, qui se divise en deux parties. L'une est d�di�e al mio caro Pietro Pagello. Elle traite sur le ton du badinage ses recommandations relatives au vin de champagne: « Je vous promets que jamais, jamais je ne boirai plus de cette maudite boisson — sans me faire les plus grands reproches. » Et le po�te ajoute: « George me mande que vous h�sitez � venir ici avec elle; il faut venir, mon ami, ou ne pas la laisser partir. » Sign�: « Un de vos meilleurs amis, Alfred de Musset. » Les autres feuilles, destin�es � George Sand, ont �t� d�pec�es par elle � coups de ciseaux. Il n'en subsiste, pour ainsi dire, que ce bout de conversation: « Dites-moi, monsieur, est-il-vrai que madame Sand soit une femme adorable? » — Telle est l'honn�te question qu'une belle b�te m'adressait l'autre jour. La ch�re cr�ature ne l'a pas r�p�t�e moins de trois fois, pour voir apparemment si je varierais mes r�ponses. — « Chante, mon brave coq, me disais-je tout bas, tu ne me feras pas renier, comme saint Pierre. »

Ni l'Histoire de ma Vie, ni la Correspondance ne contiennent de d�tails sur les circonstances qui pr�c�d�rent et d�termin�rent le d�part de George Sand. Le journal intime de Pagello est plus explicite. Quand elle parla de la n�cessit� de rejoindre ses enfants pour les vacances et qu'elle lui demanda de l'accompagner, sauf � retourner ensuite � Venise ensemble, il fut tout d�concert� et sollicita le temps de la r�flexion. « Je compris du coup que j'irais en France et que j'en reviendrais sans elle; mais je l'aimais au del� de tout, et j'aurais affront� mille d�sagr�ments plut�t que de la laisser courir seule un si long voyage. » Il finit par accepter, en sp�cifiant qu'il ne se rendrait pas � Nohant, qu'il habiterait seul � Paris et compl�terait dans les h�pitaux son instruction m�dicale. Ils tomb�rent d'accord, mais ils avaient compris ce qui allait les s�parer. « À partir de ce moment-l�, dit Pagello, nos relations se chang�rent en amiti�, au moins pour elle. Moi, je voulais bien n'�tre qu'un ami, mais je me sentais n�anmoins amoureux. » H�las! ses soupirs et ses appels ne seront plus gu�re entendus.

Le trajet s'effectua par Milan, Domo d'Ossola, le Simplon, Chamonix — o� ils firent l'excursion de la Mer de Glace — et Gen�ve. Le 29 juillet, ils �taient � Milan; le 10 ao�t, ils arrivaient � Paris. « À mesure que nous avancions, dit Pagello, nos relations devenaient plus circonspectes et plus froides. Je souffrais beaucoup, mais je faisais mille efforts pour le cacher. George Sand �tait un peu m�lancolique et beaucoup plus ind�pendante de moi. Je voyais douloureusement en elle une actrice assez coutumi�re de telles farces, et le voile qui me bandait les yeux commen�ait � s'�claircir. » Pagello, qui semble avoir eu l'esprit port� au sentiment plut�t qu'� la g�ographie, raconte qu'ils all�rent de Gen�ve � Paris par le Dauphin� et la Champagne: on a peine � croire que la diligence ait suivi cet itin�raire fantaisiste. En descendant de voiture, George Sand, attendue par le fid�le Boucoiran, gagna son appartement du quai Malaquais, et Pagello, tout d�pays�, alla occuper, � l'h�tel d'Orl�ans, rue des Petits-Augustins, une chambrette du troisi�me �tage � 1 fr. 50. Pauvre Pietro, les jours sombres commencent. À Venise, il avait supplant� Alfred de Musset. À Paris, il va �tre �vinc� par lui. Juste revanche. Pagello n'�tait pas un article d'exportation. Tels ces fruits qui demandent � �tre consomm�s sur place et supportent mal le voyage.


Notes

  1. Les dates indiqu�es ici sont bien celles qui figurent sur le livre publi� en 1903 par la Librairie Paul Ollendorff