Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE XI
LES ROMANS DE VENISE

Apr�s le d�part d'Alfred de Musset, la vie de George Sand semble se d�doubler. Par intervalles, son imagination suit le po�te sur la route de France, et le reste du temps elle est � Pagello ou � sa t�che opini�tre, infatigable, pour alimenter de romans la Revue de Buloz. « J'en suis arriv�e, �crit-elle � son fr�re Hippolyte, � travailler, sans �tre malade, treize heures de suite, mais, en moyenne, sept ou huit heures par jour, bonne ou mauvaise soit la besogne. Le travail me rapporte beaucoup d'argent et me prend beaucoup de temps, que j'emploierais, si je n'avais rien � faire, � avoir le spleen, auquel me porte mon temp�rament bilieux. » N'�prouvait-elle, dans ses moments de loisir et de m�ditation, aucun scrupule d'avoir confi�, � peine convalescent, aux soins d'un gar�on perruquier, le po�te avec qui elle avait entrepris ce voyage et qu'elle d�laissait pour demeurer aupr�s du docteur Pagello? Elle explique et cherche � justifier sa conduite dans une lettre � Jules Boucoiran, du 6 avril 1834 1: « Alfred est parti pour Paris sans moi, et je vais rester ici quelques mois encore. Vous savez les motifs de cette s�paration. De jour en jour elle devenait plus n�cessaire, et il lui e�t �t� impossible de faire le voyage avec moi sans s'exposer � une rechute... La poitrine encore d�licate lui prescrivait une abstinence compl�te, mais ses nerfs, toujours irrit�s, lui rendaient les privations insupportables. Il a fallu mettre ordre � ces dangers et � ces souffrances et nous diviser aussit�t que possible. Il �tait encore bien d�licat pour entreprendre ce long voyage, et je ne suis pas sans inqui�tude sur la mani�re dont il le supportera. Mais il lui �tait plus nuisible de rester que de partir, et chaque jour consacr� � attendre le retour de sa sant� le retardait au lieu de l'acc�l�rer. Il est parti enfin sous la garde d'un domestique tr�s soigneux et tr�s d�vou�. Le m�decin m'a r�pondu de sa poitrine en tant qu'il la m�nagerait. Je ne suis pas bien tranquille, j'ai le coeur bien d�chir�, mais j'ai fait ce que je devais. Nous nous sommes quitt�s peut-�tre pour quelques mois, peut-�tre pour toujours. Dieu sait maintenant ce que deviendront ma t�te et mon coeur. Je me sens de la force pour vivre, pour travailler, pour souffrir. La mani�re dont je me suis s�par�e d'Alfred m'en a donn� beaucoup. Il m'a �t� doux de voir cet homme, si ath�e en amour, si incapable (� ce qu'il m'a sembl� d'abord) de s'attacher � moi s�rieusement, devenir bon, affectueux et plus loyal de jour en jour. Si j'ai quelquefois souffert de la diff�rence de nos caract�res et surtout de nos �ges, j'ai eu encore plus souvent lieu de m'applaudir des autres rapports qui nous attachaient l'un � l'autre. Il y a en lui un fonds de tendresse, de bont� et de sinc�rit� qui doivent le rendre adorable � tous ceux qui le conna�tront bien et qui ne le jugeront pas sur des actions l�g�res. S'il conservera de l'amour pour moi, j'en doute, et je n'en doute pas. C'est-�-dire que ses sens et son caract�re le porteront � se distraire avec d'autres femmes, mais son coeur me sera fid�le, je le sais, car personne ne le comprendra mieux que moi et ne saura mieux s'en faire entendre. Je doute que nous redevenions amants. Nous ne nous sommes rien promis l'un � l'autre sous ce rapport, mais nous nous aimerons toujours et les plus doux moments de notre vie seront ceux que nous pourrons passer ensemble. Il m'a promis de m'�crire durant son voyage et apr�s son arriv�e. »

Cette correspondance, partiellement in�dite en ce qui concerne les lettres d'Alfred de Musset, est du plus vif int�r�t sentimental et litt�raire. Elle indique quelles impressions et quelles �motions subsistaient dans ces cerveaux et ces coeurs douloureusement dissoci�s. Voici, d'abord, un billet du voyageur � la premi�re �tape de sa route, qui t�moigne quelle influence George Sand conservait sur lui, m�me � distance et apr�s toute l'amertume de la s�paration: « Tu m'as dit de partir, et je suis parti; tu m'as dit de vivre, et je vis. Nous nous sommes arr�t�s � Padoue; il �tait huit heures du soir, et j'�tais fatigu�. Ne doute pas de mon courage. Écris-moi un mot � Milan, fr�re ch�ri, George bien-aim�. »

D�s le lendemain du d�part, le dimanche 30 mars, George Sand adressait de Tr�vise, o� elle s'�tait rendue avec Pagello, une lettre � Alfred de Musset, poste restante � Milan. Elle avait d'abord con�u le projet — du moins elle l'affirme — de le rejoindre � Vicence, pour savoir comment s'�tait �coul�e la premi�re et triste journ�e. Elle se fit violence et resta aupr�s de son m�decin. « J'ai senti, dit-elle, que je n'aurais pas le courage de passer la nuit dans la m�me ville que toi sans aller t'embrasser encore le matin. J'en mourais d'envie. » Mais elle a craint de l'�mouvoir outre mesure, et elle pr�f�re que leurs attendrissements s'�changent par correspondance. « Un voyage si long, s'�crie-t-elle, et toi si faible encore! Mon Dieu! mon Dieu! Je prierai Dieu du matin au soir, j'esp�re qu'il m'entendra... Ne t'inqui�te pas de moi. Je suis forte comme un cheval, mais ne me dis pas d'�tre gaie et tranquille. Cela ne m'arrivera pas de si t�t. Pauvre ange, comment auras-tu pass� cette nuit? J'esp�re que la fatigue t'aura forc� de dormir. Sois sage et prudent et bon, comme tu me l'as promis... Adieu, adieu, mon ange, que Dieu te prot�ge, te conduise et te ram�ne un jour ici, si j'y suis. Dans tous les cas, certes, je te verrai aux vacances, avec quel bonheur alors! Comme nous nous aimerons bien! n'est-ce pas, n'est-ce pas, mon petit fr�re, mon enfant? Ah! qui te soignera, et qui soignerai-je? Qui aura besoin de moi, et de qui voudrai-je prendre soin d�sormais? Comment me passerai-je du bien et du mal que tu me faisais? Puisses-tu oublier les souffrances que je t'ai caus�es et ne te rappeler que les bons jours, le dernier surtout, qui me laissera un baume dans le coeur et en soulagera la blessure! Adieu, mon petit oiseau. Aime toujours ton pauvre vieux George. »

Cependant, avant de clore sa lettre, elle c�de � la tentation de lui parler de l'autre. Était-ce un sujet qui devait agr�er au voyageur et le r�conforter? Peu importe! Il faut qu'elle entretienne l'absent de celui qui occupe ses regards et sa pens�e:

« Je ne te dis rien de la part de Pagello, sinon qu'il te pleure presque autant que moi. » Or, si nous comprenons les larmes de Musset, voire m�me de George Sand, celles de Pagello sont moins explicables. N'est-il pas, pour le moment, le plus heureux des trois?

De Gen�ve, Alfred de Musset r�pond, le 4 avril. Il envoie sa lettre � M. Pagello, docteur-m�decin, pharmacie Ancillo, pour remettre � madame Sand. « Mon George ch�ri, �crit-il, je t'ai laiss�e bien lasse, bien �puis�e de ces deux mois de chagrins; tu me l'as dit d'ailleurs, tu as bien des choses � me dire. Dis-moi surtout que tu es tranquille, que tu seras heureuse; tu sais que j'ai tr�s bien support� la route; Antonio doit t'avoir �crit. Je suis fort bien portant, presque heureux. Te dirai-je que je n'ai pas souffert, que je n'ai pas pleur� bien des fois dans ces tristes nuits d'auberges? Ce serait me vanter d'�tre une brute, et tu ne me croirais pas.

« Je t'aime encore d'amour, George; dans quatre jours il y aura trois cents lieues entre nous, pourquoi ne parlerais-je pas franchement? À cette distance-l�, il n'y a plus ni violences ni attaques de nerfs. Je t'aime, je te sais aupr�s d'un homme que tu aimes, et cependant je suis tranquille. Les larmes coulent abondamment sur mes mains, tandis que je t'�cris; mais ce sont les plus douces, les plus ch�res larmes que j'aie vers�es. Je suis tranquille; ce n'est pas un enfant �puis� de fatigue qui te parle ainsi. J'atteste le soleil que j'y vois aussi clair dans mon coeur que lui dans son orbite. Je n'ai pas voulu t'�crire avant d'�tre s�r de moi; il s'est pass� tant de choses dans cette pauvre t�te! De quel r�ve �trange je m'�veille!

« Ce matin, je courais les rues de Gen�ve en regardant les boutiques; un gilet neuf, une belle �dition d'un livre anglais, voil� ce qui attirait mon attention. Je me suis aper�u dans une glace, j'ai reconnu l'enfant d'autrefois. Qu'avais-tu donc fait, ma pauvre amie? C'�tait l� l'homme que tu voulais aimer! Tu avais dix ans de souffrance dans le coeur, tu avais depuis dix ans une soif inextinguible de bonheur, et c'�tait l� le roseau sur lequel tu voulais t'appuyer! Toi, m'aimer! Mon pauvre George, cela m'a fait fr�mir. Je t'ai rendue si malheureuse! Et quels malheurs plus terribles n'ai-je pas encore �t� sur le point de te causer! Je le verrai longtemps, mon George, ce visage p�li par les veilles, qui s'est pench� dix-huit nuits sur mon chevet, je te verrai longtemps dans cette chambre funeste o� tant de larmes ont coul�. Pauvre George, pauvre ch�re enfant! Tu t'�tais tromp�e, tu t'es crue ma ma�tresse, tu n'�tais que ma m�re. Le ciel nous avait faits l'un pour l'autre; nos intelligences, dans leur sph�re �lev�e, se sont reconnues comme deux oiseaux des montagnes; elles ont vol� l'une vers l'autre; mais l'�treinte a �t� trop forte. C'est un inceste que nous commettions.

« Eh bien! mon unique amie, j'ai �t� presque un bourreau pour toi, du moins dans ces derniers temps. Je t'ai fait beaucoup souffrir; mais, Dieu soit lou�, ce que je pouvais faire de pis encore, je ne l'ai pas fait. Oh! mon enfant, tu vis, tu es belle, tu es jeune, tu te prom�nes sous le plus beau ciel du monde, appuy�e sur un homme dont le coeur est digne de toi. Brave jeune homme! Dis-lui combien je l'aime, et que je ne puis retenir mes larmes en pensant � lui. Eh bien! je ne t'ai donc pas d�rob�e � la Providence, je n'ai donc pas d�tourn� de toi la main qu'il te fallait pour �tre heureuse! J'ai fait peut-�tre, en te quittant, la chose la plus simple du monde, mais je l'ai faite; mon coeur se dilate malgr� mes larmes; j'emporte avec moi deux �tranges compagnes, une tristesse et une joie sans fin. Quand tu passeras le Simplon, pense � moi, George. C'�tait la premi�re fois que les spectres �ternels des Alpes se levaient devant moi, dans leur force et dans leur calme. J'�tais seul dans le cabriolet, je ne sais comment rendre ce que j'ai �prouv�. Il me semblait que ces g�ants me parlaient de toutes les grandeurs sorties de la main de Dieu. « Je ne suis qu'un enfant, me suis-je �cri�, mais j'ai deux grands amis, et ils sont heureux. »

« Écris-moi, mon George: sois s�re que je vais m'occuper de tes affaires. Que mon amiti� ne te soit jamais importune; respecte-la, cette amiti� plus ardente que l'amour; c'est tout ce qu'il y a de bon en moi. Pense � cela, c'est l'ouvrage de Dieu; tu es le fil qui me rattache � lui; pense � la vie qui m'attend. »

George Sand recevait ces lettres enflamm�es des mains de Pagello et les lisait avec lui; car elle habitait � San-Fantino un petit logement, s�par� seulement par une salle de l'appartement du m�decin. Elle r�pond � Alfred de Musset, le 15 avril, sur le m�me ton passionn�, avec cette nuance de sollicitude maternelle qui donne � l'amour un caract�re f�cheux et �quivoque: « Que j'aie �t� ta ma�tresse ou ta m�re, peu importe, que je t'aie inspir� de l'amour ou de l'amiti�, que j'aie �t� heureuse ou malheureuse avec toi, tout cela ne change rien � l'�tat de mon �me � pr�sent. Je sais que je t'aime, et c'est tout. Veiller sur toi, te pr�server de tout mal, de toute contrari�t�, t'entourer de distractions et de plaisirs, voil� le besoin et le regret que je sens depuis que je t'ai perdu. Pourquoi cette t�che si douce, et que j'aurais remplie avec tant de joie, est-elle devenue peu � peu si am�re et puis tout � coup impossible? Quelle fatalit� a chang� en poison les rem�des que je t'offrais? Pourquoi, moi qui aurais donn� tout mon sang pour te donner une nuit de repos et de calme, suis-je devenue pour toi un tourment, un fl�au, un spectre? Quand ces affreux souvenirs m'assi�gent (et � quelle heure me laissent-ils en paix?) je deviens presque folle. Je couvre mon oreiller de mes larmes, j'entends ta voix m'appeler dans le silence de la nuit. Qu'est-ce qui m'appellera � pr�sent? qui est-ce qui aura besoin de mes veilles? � quoi emploierai-je la force que j'ai amass�e pour toi, et qui maintenant se tourne contre moi-m�me? Oh! mon enfant! mon enfant! que j'ai besoin de ta tendresse et de ton pardon! »

Elle l'invite alors � quelque union surnaturelle de l'intelligence et du coeur; elle lui propose de se gu�rir mutuellement par une affection sainte. « Nos caract�res, dit-elle, plus �pres, plus violents que ceux des autres, nous emp�chaient d'accepter la vie des amants ordinaires. Mais nous sommes n�s pour nous conna�tre et pour nous aimer, sois-en s�r. Sans ta jeunesse et la faiblesse que tes larmes m'ont caus�e un matin, nous serions rest�s fr�re et soeur. Nous savions que cela nous convenait, nous nous �tions pr�dit les maux qui nous sont arriv�s. Eh bien! qu'importe, apr�s tout? Nous avons pass� par un rude sentier, mais nous sommes arriv�s � la hauteur o� nous devions nous reposer ensemble. » Et elle conclut qu'en renon�ant l'un � l'autre ils se lient pour l'�ternit�. Ô paradoxe! � chim�re!

Tout � coup George Sand change de ton, descend des sommets de l'amour dans la simplicit� de l'existence quotidienne. Il lui pla�t de rassurer Musset, en accumulant des d�tails sur l'emploi de son temps. On peut douter qu'ils soient conformes � la v�rit�. Elle ment pour endormir les inqui�tudes de l'absent: « Je vis � peu pr�s seule. Rebizzo vient me voir une demi-heure le matin. Pagello vient d�ner avec moi et me quitte � huit heures. Il est tr�s occup� de ses malades. » Elle raconte ensuite les m�saventures amoureuses du beau docteur, poursuivi, relanc� par une ancienne ma�tresse, l'Arpalice, une v�ritable furie. « Cette femme, dit-elle, vient me demander de les r�concilier; je ne peux pas faire autrement, quoique je sente bien que je leur rends � l'un et � l'autre un assez mauvais service. Pagello est un ange de vertu et m�riterait d'�tre heureux... Je passe avec lui les plus doux moments de ma journ�e � parler de toi. Il est si sensible et si bon, cet homme! Il comprend si bien ma tristesse, il la respecte si religieusement! C'est un muet qui se ferait couper la t�te pour moi. Il m'entoure de soins et d'attentions dont je ne me suis jamais fait l'id�e. Je n'ai pas le temps de former un souhait, il devine toutes les choses mat�rielles qui peuvent servir � me rendre la vie meilleure. »

Pour compl�ter l'idylle et occuper les moments o� Pagello est retenu par sa client�le et par l'Arpalice, George Sand a un autre compagnon dont Alfred de Musset ne prendra pas ombrage, non plus que Catulle du moineau de Lesbie. « J'ai, dit-elle, un ami intime qui fait mes d�lices et que tu aimerais � la folie. C'est un sansonnet familier que Pagello a tir� un matin de sa poche et qu'il a mis sur mon �paule. Figure-toi l'�tre le plus insolent, le plus poltron, le plus espi�gle, le plus gourmand, le plus extravagant. Je crois que l'�me de Jean Kreyssler est pass�e dans le corps de cet animal. Il boit de l'encre, il mange le tabac de ma pipe tout allum�e; la fum�e le r�jouit beaucoup et, tout le temps que je fume, il est perch� sur le b�ton et se penche amoureusement vers la capsule fumante. Il est sur mon genou ou sur mon pied quand je travaille; il m'arrache des mains tout ce que je mange; il foire sur le bel vestito de Pagello. Enfin c'est un animal charmant. Bient�t il parlera; il commence � essayer le nom de George. »

Elle tient �galement Alfred de Musset au courant de ses travaux litt�raires; car il est charg� de n�gocier avec Buloz, qui r�clame sans cesse de la copie et ne se h�te pas d'envoyer de l'argent. Avant de quitter Paris, elle a livr� � la Revue le Secr�taire intime, oeuvre faite � la h�te, qui nous montre la princesse Cavalcanti rencontrant sur les grandes routes le jeune comte de Saint-Julien et l'attachant � sa personne. Durant les six mois de s�jour � Venise, la production de George Sand est particuli�rement abondante. Ce sont des nouvelles, comme Mattea, histoire de la fille du marchand de soieries, Zacomo Spada, qui devient amoureuse du Turc Abul. C'est Leone Leoni, compos� en huit jours. Le dessein de l'auteur fut de faire de Manon Lescaut un homme, de Des Grieux une femme. On r�puta dangereux cet ouvrage qui nous pr�sente un aventurier enlevant une jeune fille, vivant de jeu et de vol, sachant malgr� tout se faire aimer de la malheureuse et la soumettant � son empire. Une partie du roman se passe � Venise, o� il fut �crit durant le carnaval. George Sand a �trangement id�alis� le mis�rable Leoni et tristement raval� l'infortun�e Juliette qu'il t�che de vendre � son ami lord Edwards et qu'il oblige � demeurer chez sa ma�tresse, une princesse Zagarolo, riche et phtisique, qui l'a institu� son h�ritier. Et Juliette se r�signe, par une monstrueuse bassesse d'amour. « J'avais fini, avoue-t-elle, par m'habituer � voir leurs baisers et � entendre leurs fadeurs sans en �tre r�volt�e. » En d�pit des avanies qu'il lui faut subir, elle ne peut briser la cha�ne qui l'attache � Leoni. « C'est le boulet qui accouple les gal�riens, mais c'est la main de Dieu qui l'a riv�. »

Andr�, que George Sand avait commenc� avant le d�part d'Alfred de Musset, est une �tude de moeurs provinciales, telle qu'elle avait pu les observer � La Ch�tre. « C'est, dit la pr�face de 1851, au sein de la belle Venise, au bruit des eaux tranquilles que soul�ve la rame, au son des guitares errantes, et en face des palais f�eriques qui partout projettent leur ombre sur les canaux les plus �troits et les moins fr�quent�s, que je me rappelai les rues sales et noires, les maisons d�jet�es, les pauvres toits moussus, et les aigres concerts de coqs, d'enfants et de chats de ma petite ville. » L'intrigue est menue: c'est l'histoire des amours du jeune comte Andr� de Morand avec la grisette — comme on disait alors — Genevi�ve, ouvri�re en fleurs artificielles. La grisette, selon la d�finition des dictionnaires, �tait et est peut-�tre encore une fille de condition modeste, de moeurs accueillantes, mais non v�nales. Telle la Mimi Pinson d'Alfred de Musset ou l'h�ro�ne favorite d'Henri Murger en la boh�me du quartier latin. Andr� est un personnage romantique, vou� � l'id�alisme, et qui poursuit la r�alisation de son r�ve en une « belle chercheuse de bluets. » Genevi�ve lui appara�t, la premi�re fois, habill�e de blanc, avec un petit ch�le couleur arbre de Jud�e et un mince chapeau de paille; elle est occup�e � cueillir les fleurettes de la prairie, au bord de la rivi�re. Selon le tour d'esprit familier � George Sand, en cette humble fille s'incarne la po�sie qui ne saurait mourir et qui, « exil�e des hauteurs sociales », se r�fugie dans le peuple et y rayonne. La passion d'Andr� se heurte � la r�sistance hautaine, intraitable, de son p�re le marquis, lequel ne veut pas avoir pour bru une grisette. Et c'est l'occasion, vite saisie par George Sand, de d�velopper une autre th�se qui lui est ch�re, l'apologie de l'amour libre: « Qu'y a-t il d'impur entre deux enfants beaux et tristes, et abandonn�s du reste du monde? Pourquoi fl�trir la sainte union de deux �tres � qui Dieu inspire un mutuel amour? Andr� ne put combattre longtemps le voeu de la nature. » Mais, s'il savait aimer, il �tait incapable de gagner sa vie et de subvenir aux besoins de la femme qu'il avait entra�n�e. Comme la plupart des h�ros de George Sand, il n'exer�ait aucune autre profession que celle d'amoureux, qui nourrit mal son homme. « Instruit et intelligent, il n'�tait pas industrieux. » Genevi�ve lutta contre la mis�re. « Elle essaya de consoler Andr� en pleurant avec lui. Mais une femme ne peut pas aimer d'amour un homme qu'elle sent inf�rieur � elle en courage; l'amour sans v�n�ration et sans enthousiasme n'est plus que l'amiti�: l'amiti� est une froide compagne pour aider � supporter les maux immenses que l'amour a fait accepter. » Parfois Genevi�ve prenait un lis et disait � Andr�, agenouill� devant elle: « Tu es blanc comme lui, et ton �me est suave et chaste comme son calice; tu es faible comme sa tige, et le moindre vent te courbe et te renverse. Je t'ai aim� peut-�tre � cause de cela; car tu �tais, comme mes fleurs ch�ries, inoffensif, inutile et pr�cieux. » Et le roman finit m�lancoliquement par le mal de langueur auquel succombe Genevi�ve. Sur son lit d'agonie, telle Albine dans la Faute de l'abb� Mouret, elle demande � mourir et � reposer parmi les fleurs amoncel�es.

Jacques est d'une tout autre valeur. On peut le regarder comme le plus psychologique et le plus profond des premiers romans de George Sand. La forme m�me, imit�e de la Nouvelle H�lo�se, qui consiste en lettres �chang�es par les divers personnages, ajoute ici � l'�motion. Non que la personnalit� ni les doctrines de l'auteur disparaissent. On sent, au contraire, palpiter son �me et vibrer ses nerfs, dans cette oeuvre �crite au printemps de 1834, en une p�riode d'extr�me agitation morale et de tiraillement entre la pr�sence r�elle de Pagello et le souvenir obs�dant d'Alfred de Musset. « Que Jacques, d�clare George Sand dans la notice r�dig�e quoique vingt ans apr�s, soit l'expression et le r�sultat de pens�es tristes et de sentiments amers, il n'est pas besoin de le dire. C'est un livre douloureux et un d�nouement d�sesp�r�. Les gens heureux, qui sont parfois fort intol�rants, m'en ont bl�m�. A-t-on le droit d'�tre d�sesp�r�? disaient-ils. A-t-on le droit d'�tre malade? Jacques n'est cependant pas l'apologie du suicide; c'est l'histoire d'une passion, de la derni�re et intol�rable passion d'une �me passionn�e. » Aussi bien George Sand professe-t-elle que, dans l'�tat actuel de la soci�t�, « certains coeurs d�vou�s se voient r�duits � c�der la place aux autres. » Dans Jacques, et au gr� de l'auteur, c'est le mari qui doit dispara�tre. Il obtiendra l'aum�ne de la compassion, mais il faut qu'il s'immole. Ainsi l'exige la morale de l'union libre. Elle veut cet holocauste. George Sand le proclame en termes courrouc�s: « Le mariage est toujours, selon moi, une des plus barbares institutions que la soci�t� ait �bauch�es. Je ne doute pas qu'il ne soit aboli, si l'esp�ce humaine fait quelque progr�s vers la justice et la raison; un lien plus humain et non moins sacr� remplacera celui-l�, et saura assurer l'existence des enfants qui na�tront d'un homme et d'une femme, sans encha�ner � jamais la libert� de l'un et de l'autre. » Tels sont les principes que Jacques, vague disciple de M. de Wolmar, �nonce dans une lettre adress�e � Sylvia, qui rappelle la Claire de Jean-Jacques. Pour compl�ter le quatuor, Octave c'est exactement Saint-Preux, et Fernande Julie. Quand Jacques, �g� de trente-cinq ans, va �pouser Fernande qui en a dix-sept, il l'avertit congr�ment que les liens et les promesses du mariage ne sont rien, que le libre consentement est tout. Il n'entend la tenir que de sa seule volont�:

« La soci�t�, dit-il, va vous dicter une formule de serment. Vous allez me jurer de m'�tre fid�le et de m'�tre soumise, c'est �-dire de n'aimer jamais que moi et de m'ob�ir en tout. L'un de ces serments est une absurdit�, l'autre une bassesse. Vous ne pouvez pas r�pondre de votre coeur, m�me quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes; vous ne devez pas me promettre de m'ob�ir, parce que ce serait nous avilir l'un et l'autre. Ainsi, mon enfant, prononcez avec confiance les mots consacr�s sans lesquels votre m�re et le monde vous d�fendraient de m'appartenir; moi aussi je dirai les paroles que le pr�tre et le magistrat me dicteront, puisqu'� ce prix seulement il m'est permis de vous consacrer ma vie. Mais � ce serment de vous prot�ger que la loi me prescrit, et que je tiendrai religieusement, j'en veux joindre un autre que les hommes n'ont pas jug� n�cessaire � la saintet� du mariage, et sans lequel tu ne dois pas m'accepter pour �poux. Ce serment, c'est de te respecter, et c'est � tes pieds que je veux le faire, en pr�sence de Dieu, le jour o� tu m'auras accept� pour amant. »

À l'estime de Jacques, partant de George Sand, les �tres humains ne sont rendus malheureux que par les liens indissolubles. Mais Octave, qui conna�t les approches et les d�tours du coeur f�minin, excelle � apaiser les scrupules de Fernande qu'il veut s�duire, en lui offrant les joies �th�r�es de la tendresse platonique. « Ah! je saurai, s'�crie-t-il, m'�lever jusqu'� toi, et planer du m�me vol au-dessus des orages des passions terrestres, dans un ciel toujours radieux, toujours pur. Laisse-moi t'aimer, et laisse-moi donner encore le nom d'amour � ce sentiment �trange et sublime que j'�prouve; amiti� est un mot trop froid et trop vulgaire pour une si ardente affection; la langue humaine n'a pas de nom pour la baptiser. » Depuis George Sand, et tout r�cemment, le bapt�me a eu lieu. Une brillante �l�ve de Guy de Maupassant n'a-t-elle pas d�fini et d�nomm� ce sentiment complexe et subtil, un peu hypocrite, mais supr�mement habile pour obtenir de l'avancement, quand elle a compos� son joli roman, Amiti� amoureuse?

C'est de l'avancement, en effet, que ne tarde pas � r�clamer Octave, et il a une singuli�re fa�on de postuler. Sa passion s'exasp�re, au moment o� Fernande s�vre ses jumeaux; car cette femme po�tique fut une nourrice accomplie, qui, fid�le aux le�ons de l'Émile, n'eut garde de recourir aux Rempla�antes qu'a fl�tries M. Brieux. Et voici en quels termes elle est admonest�e par Octave: « Quand vous parliez de votre mari, sans blasph�mer un m�rite que personne n'appr�cie mieux que moi, sans nier une affection que je ne voudrais pas lui arracher, vous aviez le secret ineffable de me persuader que ma part �tait aussi belle que la sienne, quoique diff�rente. À pr�sent, vous avez le talent inutile et cruel de me montrer combien sa part est magnifique et la mienne ridicule. Ne pouviez-vous me cacher ce tripotage d'enfants et de berceaux? me comprenez-vous? Je ne sais comment m'expliquer, et je crains d'�tre brutal; car je suis aujourd'hui d'une singuli�re �cret�. Enfin, vous avez fait emporter vos enfants de votre chambre, n'est-ce pas? À la bonne heure. Vous �tes jeune, vous avez des sens; votre mari vous pers�cutait pour h�ter ce sevrage. Eh bien! tant mieux! vous avez bien fait: vous �tes moins belle ce matin, et vous me semblez moins pure. Je vous respectais dans ma pens�e jusqu'� la v�n�ration, et en vous voyant si jeune, avec vos enfants dans vos bras, je vous comparais � la Vierge m�re, � la blanche et chaste madone de Rapha�l caressant son fils et celui d'Élisabeth. Dans les plus ardents transports de ma passion, la vue de votre sein d'ivoire, distillant un lait pur sur les l�vres de votre fille, me frappait d'un respect inconnu, et je d�tournais mon regard de peur de profaner, par un d�sir �go�ste, un des plus saints myst�res de la nature providente. À pr�sent, cachez bien votre sein, vous �tes redevenue femme, vous n'�tes plus m�re; vous n'avez plus de droit � ce respect na�f que j'avais hier, et qui me remplissait de pi�t� et de m�lancolie. Je me sens plus indiff�rent et plus hardi. »

Aussi bien Jacques, l'�poux h�ro�que, confiant et trahi, qui refuse de se venger et pr�f�re se sacrifier, personnage surhumain dont nous avons vu l'�quivalent dans le drame de M. Gabriel Trarieux, À la Clart� des Étoiles, pose par lettre � l'amant un singulier questionnaire. En voici la teneur, qui est destin�e � lui �pargner l'embarras d'une explication verbale:

« 1� Croyez-vous que j'ignore ce qui s'est pass� entre vous et une personne qu'il n'est pas besoin de nommer?

« 2� En revenant ici, ces jours derniers, en m�me temps qu'elle, et en vous pr�sentant � moi avec assurance, quelle a �t� votre intention?

« 3� Avez-vous pour cette personne un attachement v�ritable? Vous chargeriez-vous d'elle, et r�pondriez-vous de lui consacrer votre vie, si son mari l'abandonnait? »

Octave, ainsi interrog�, s'explique en trois points, comme s'il �tait dans le cabinet d'un juge d'instruction:

« 1� Je savais, en quittant la Touraine, que vous �tiez inform� de ce qui s'est pass� entre elle et moi;

« 2� Je suis venu ici pour vous offrir ma vie en r�paration de l'outrage et du tort que je vous ai fait; si vous �tes g�n�reux envers elle, je d�couvrirai ma poitrine, et je vous prierai de tirer sur moi ou de me frapper avec l'�p�e, moi les mains vides; mais si vous devez vous venger sur elle, je vous disputerai ma vie et je t�cherai de vous tuer;

« 3� J'ai pour elle un attachement si profond et si vrai, que, si vous devez l'abandonner soit par la mort, soit par le ressentiment, je fais serment de lui consacrer ma vie tout enti�re, et de r�parer ainsi, autant que possible, le mal que je lui ai fait. »

Selon toute apparence, cette r�ponse donna satisfaction � Jacques, car il r�solut de s'effacer. « Je n'ai plus � souffrir, je n'ai plus � aimer; mon r�le est achev� parmi les hommes. » Vainement Sylvia, � qui il adressait cette profession de foi ou plut�t cette lettre de d�mission, lui sugg�rait un �trange et chim�rique modus vivendi: « N'es-tu pas au-dessus d'une vaine et grossi�re jalousie? Reprends le coeur de ta femme, laisse le reste � ce jeune homme! Tu t'es r�sign� � ce sacrifice, r�signe-toi � en �tre le t�moin, et que la g�n�rosit� fasse taire l'amour-propre. Est-ce quelques caresses de plus ou de moins qui entretiennent ou d�truisent une affection aussi sainte que la v�tre? » L'abn�gation de Jacques n'allait pas jusqu'� servir de t�moin et � compter les coups port�s � son honneur conjugal. On cherchait cependant � le m�nager, on pensait � lui aux moments path�tiques, et Fernande avait de touchantes attentions. « Ô mon cher Octave, �crivait-elle, nous ne passerons jamais une nuit ensemble sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques. » Au demeurant, ils �taient enchant�s qu'il s'�loign�t. Ils honoraient le g�neur, mais lui conseillaient do voyager. Il le note, au moment du d�part: « Les deux amants �taient radieux de bonheur, et je leur rends justice avec joie, ils me combl�rent tout le jour d'amiti�s et de caresses d�licates... Octave m'a embrass� avec effusion quand je suis parti, et elle aussi. Ils �taient bien contents! » Sylvia s'indigne de cette capitulation de Jacques. Sans doute elle l'appelle le Christ, mais n'est-ce pas avec une nuance d'ironie? Et elle ajoute: « Qu'ils s'aiment et qu'ils dorment sur ton cercueil; ce sera leur couche nuptiale. » Puis elle lui propose, pour le dissuader du suicide, d'�lever deux enfants de sexe diff�rent et de les marier un jour « � la face de Dieu, sans autre temple que le d�sert, sans autre pr�tre que l'amour; il y aura peut-�tre alors, gr�ce � nous, un couple heureux et pur sur la surface de la terre. » Le projet n'agr�e pas � Jacques. Il a fait ses pr�paratifs pour le grand voyage. Volontiers il dirait � Fernande: « Je sais tout, et je pardonne � tous deux; sois ma fille, et qu'Octave soit mon fils; laissez-moi vieillir entre vous deux, et que la pr�sence d'un ami malheureux, accueilli et consol� par vous, appelle sur vos amours la b�n�diction du ciel. » Il n'ose pas hasarder cette tentative insolite, dont le sublime pourrait d�choir au ridicule. En quelque glacier de la Suisse il ira trouver une mort qui para�tra accidentelle; mais d'abord il d�fend � Sylvia de maudire les deux amants: « Ils ne sont pas coupables, ils s'aiment. Il n'y a pas de crime l� o� il y a de l'amour sinc�re. » Dans une de ses derni�res lettres, le ressouvenir de Fernande lui inspire cette �mouvante et po�tique invocation: « Oh! je t'ai aim�e, simple fleur que le vent brisait sur sa tige, pour ta beaut� d�licate et pure, et je t'ai cueillie, esp�rant garder pour moi seul ton suave parfum, qui s'exhalait � l'ombre et dans la solitude; mais la brise me l'a emport� en passant, et ton sein n'a pu le retenir. Est-ce une raison pour que je te ha�sse et te foule aux pieds? Non! je te reposerai doucement dans la ros�e o� je t'ai prise, et je te dirai adieu, parce que mon souffle ne peut plus te faire vivre, et qu'il en est un autre dans ton atmosph�re qui doit te relever et te ranimer. Refleuris donc, � mon beau lis! je ne te toucherai plus. » Et cette voix de Jacques, qui semble d�j� d'outre-tombe, a la langueur d'un murmure, la m�lancolie d'une plainte et la gravit� d'un pardon. C'est la majest� de la mort absolvant les mis�res de la vie.


Notes

  1. Cette lettre a �t� mutil�e dans la Correspondance, I, 265-269.