Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE X
LE DOCTEUR PAGELLO

Avant d'examiner comment au chevet d'un malade la sympathie et la tendresse ont pu na�tre entre le docteur Pagello et George Sand, il importe, pour bien �tablir des responsabilit�s morales qui seront assez lourdes, de pr�ciser s'il y avait rupture d'intimit� entre Alfred de Musset et sa compagne de voyage. Cette rupture n'est pas niable. George Sand s'en explique cat�goriquement, dans une des lettres qu'elle �crivit au cours des r�conciliations et des brouilles qui se succ�d�rent durant l'hiver 1834-1835: « De quel droit d'ailleurs m'interroges-tu sur Venise? Étais-je � toi � Venise? D�s le premier jour, quand tu m'as vue malade, n'as-tu pas pris de l'humeur, en disant que c'�tait bien triste et bien ennuyeux, une femme malade? et n'est-ce pas du premier jour que date notre rupture? Mon enfant, moi, je ne veux pas r�criminer, mais il faut bien que tu t'en souviennes, toi qui oublies si ais�ment les faits. Je ne veux pas dire tes torts, jamais je ne t'ai dit seulement ce mot-l�, jamais je ne me suis plainte d'avoir �t� enlev�e � mes enfants 1, � mes amis, � mon travail, � mes affections et � mes devoirs, pour �tre conduite � trois cents lieues et abandonn�e avec des paroles si offensantes et si navrantes, sans aucun autre motif qu'une fi�vre tierce, des yeux abattus et la tristesse profonde o� me jetait ton indiff�rence. Je ne me suis jamais plainte, je t'ai cach� mes larmes, et ce mot affreux a �t� prononc�, un certain soir que je n'oublierai jamais, dans le casino Danieli: « George, je m'�tais tromp�, je t'en demande pardon, mais je ne t'aime pas. » Si je n'eusse �t� malade, si on n'e�t d� me saigner le lendemain, je serais partie; mais tu n'avais pas d'argent, je ne savais pas si tu voudrais en accepter de moi, et je ne voulais pas, je ne pouvais pas te laisser seul, en pays �tranger, sans entendre la langue et sans un sou. La porte de nos chambres fut ferm�e entre nous, et nous avons essay� l� de reprendre notre vie de bons camarades comme autrefois ici, mais cela n'�tait plus possible. Tu t'ennuyais, je ne sais ce que tu devenais le soir, et un jour tu me dis que tu craignais...

(Ici quatre mots effac�s par George Sand au crayon bleu).

« Nous �tions tristes. Je te disais: « Partons, je te reconduirai jusqu'� Marseille », et tu r�pondais: « Oui, c'est le mieux, mais je voudrais travailler un peu ici, puisque nous y sommes. » Pierre venait me voir et me soignait, tu ne pensais gu�re � �tre jaloux, et certes je ne pensais gu�re � l'aimer. Mais quand je l'aurais aim� d�s ce moment-l�, quand j'aurais �t� � lui d�s lors, veux-tu me dire quels comptes j'avais � te rendre, � toi, qui m'appelais l'ennui personnifi�, la r�veuse, la b�te, la religieuse, que sais-je? Tu m'avais bless�e et offens�e, et je te l'avais dit aussi: « Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes pas aim�s. »

Que s'�tait-il pass� entre ces trois personnages, le malade, la garde et le m�decin? À distance, quand Alfred de Musset, avec une perverse curiosit� d'amour, veut conna�tre, jour par jour, heure par heure, l'historique de cette liaison superpos�e � la sienne, elle lui d�nie le droit de la questionner: « Je m'avilirais en me laissant confesser comme une femme qui t'aurait tromp�. Admets tout ce que tu voudras pour nous tourmenter, je n'ai � te r�pondre que ceci: Ce n'est pas du premier jour que j'ai aim� Pierre, et m�me apr�s ton d�part, apr�s t'avoir dit que je l'aimais peut-�tre, que c'�tait mon secret et que n'�tant plus � toi je pouvais �tre � lui sans te rendre compte de rien, il s'est trouv� dans sa vie � lui, dans ses liens mal rompus avec ses anciennes ma�tresses, des situations ridicules et d�sagr�ables qui m'ont fait h�siter � me regarder comme engag�e par des pr�c�dents quelconques. Donc, il y a eu de ma part une sinc�rit� dont j'appelle � toi-m�me et dont tes lettres font foi pour ma conscience. Je ne t'ai pas permis � Venise de me demander le moindre d�tail, si nous nous �tions embrass�s tel jour sur l'oeil ou sur le front, et je te d�fends d'entrer dans une phase de ma vie o� j'avais le droit de reprendre les voiles de la pudeur vis-�-vis de toi. »

Que faut-il entendre par « des pr�c�dents quelconques? » Quelle �tait, au cours de la maladie de Musset, la nature de cette intimit� qu'elle circonscrit entre l'oeil et le front?

Devant le silence d'Elle et de Lui, et en pr�sence des seules accusations prof�r�es par Paul de Musset, il sied d'interroger Pagello. Son r�cit semble v�ridique et exempt de toute fatuit�. Il parle des nuits qu'il a pass�es avec George Sand au chevet du po�te: « Ces veill�es n'�taient pas muettes, et les gr�ces, l'esprit �lev�, la douce confiance que me montrait la Sand, m'encha�naient � elle tous les jours, � toute heure et � chaque instant davantage. » Il se d�fend toutefois d'avoir fait les premiers aveux, et il d�clare qu'il devenait rouge comme braise, quand elle lui demandait � quoi il pensait. Certain soir, elle se mit � �crire avec fougue, tandis qu'il parcourait un volume de Victor Hugo. Au bout d'une heure, elle posa la plume, parut longuement r�fl�chir la t�te entre ses mains. « Puis, se levant, ajoute Pagello, elle me regarda fixement, saisit le feuillet o� elle avait �crit et me dit: « C'est pour vous. »

Ils s'approch�rent du lit o� Alfred de Musset dormait, et le docteur se retira, emportant le papier qu'il lut avec surprise. Était-ce quelque page d�tach�e d'un roman? Ou un fragment d'autobiographie? Il le demanda le lendemain � George Sand, en la priant d'indiquer � qui s'adressait et devait �tre remis ce morceau de prose passionn�e.

— Au stupide Pagello, » �crivit-elle en travers du pli.

C'�tait, dans le style color� et enflamm� de L�lia, une v�ritable d�claration d'amour, intitul�e « En Mor�e. » qui d�butait ainsi:

« N�s sous des cieux diff�rents, nous n'avons ni les m�mes pens�es ni le m�me langage; avons-nous du moins des coeurs semblables? Le ti�de et brumeux climat d'o� je viens m'a laiss� des impressions douces et m�lancoliques: le g�n�reux soleil qui a bruni ton front, quelles passions t'a-t-il donn�es? Je sais aimer et souffrir, et toi, comment aimes-tu? L'ardeur de tes regards, l'�treinte violente de tes bras, l'audace de tes d�sirs me tentent et me font peur. Je ne sais ni combattre ta passion ni la partager. Dans mon pays on n'aime pas ainsi; je suis aupr�s de toi comme une p�le statue, je te regarde avec �tonnement, avec d�sir, avec inqui�tude. »

Elle continue, usant de ce don du d�veloppement qui lui est propre, et elle s'afflige de ne pas parler la m�me langue. Ce sont ensuite des questions singuli�rement indiscr�tes, qu'une femme ne pose pas, auxquelles un homme ne saurait r�pondre. Et voici la conclusion de ces pages, o� le lyrisme romantique s'allie � de maladives curiosit�s qui devaient d�concerter le simple Pagello:

« Je ne sais ni ta vie pass�e, ni ton caract�re, ni ce que les hommes qui te connaissent pensent de toi. Peut-�tre es-tu le premier, peut-�tre le dernier d'entre eux. Je t'aime sans savoir si je pourrai t'estimer, je t'aime parce que tu me plais, peut-�tre serai-je forc�e de te ha�r bient�t. Si tu �tais un homme de ma patrie, je t'interrogerais et tu me comprendrais. Mais je serais peut-�tre plus malheureuse encore, car tu me tromperais. Toi, du moins, tu ne me tromperas pas, tu ne me feras pas de vaines promesses et de faux serments. Tu m'aimeras comme tu sais et comme tu peux aimer. Ce que j'ai cherch� en vain dans les autres, je ne le trouverai peut-�tre pas en toi, mais je pourrai toujours croire que tu le poss�des. Les regards et les caresses d'amour qui m'ont toujours menti, tu me les laisseras expliquer � mon gr�, sans y joindre de trompeuses paroles. Je pourrai interpr�ter ta r�verie et faire parler �loquemment ton silence. J'attribuerai � tes actions l'intention que je te d�sirerai. Quand tu me regarderas tendrement, je croirai que ton �me s'adresse � la mienne; quand tu regarderas le ciel, je croirai que ton intelligence remonte vers le foyer �ternel dont elle �mane. »

« Restons donc ainsi, n'apprends pas ma langue, je ne veux pas chercher dans la tienne les mots qui te diraient mes doutes et mes craintes. Je veux ignorer ce que tu fais de ta vie et quel r�le tu joues parmi les hommes. Je voudrais ne pas savoir ton nom, cache-moi ton �me, que je puisse toujours la croire belle! »

Oblig� de comprendre l'appel de George Sand et d'y r�pondre, Pagello dut remettre au lendemain l'explosion de sa reconnaissance et de son enthousiasme. Lorsqu'il fit sa visite quotidienne � Alfred de Musset, il le trouva sensiblement mieux. « La Sand, dit-il, n'�tait pas l�. Il y avait pourtant deux d�sirs contraires en moi: l'un qui haletait ardemment de la voir, l'autre qui aurait voulu la fuir; mais celui-ci perdait toujours � la loterie. »

Soudain George Sand entra, et, � long intervalle, Pagello la revoit, au plus profond de ses souvenirs, « introduisant sa petite main dans un gant d'une rare blancheur, v�tue d'une robe de satin couleur noisette, avec un petit chapeau de peluche orn� d'une belle plume d'autruche ondoyante, avec une �charpe de cachemire aux grandes arabesques, d'un excellent et fin go�t fran�ais. Je ne l'avais vue encore aussi �l�gamment par�e et j'en demeurais surpris, lorsque s'avan�ant vers moi avec une gr�ce et une d�sinvolture enchanteresses, elle me dit: « Signor Pagello, j'aurais besoin de votre compagnie pour aller faire quelques petits achats, si cependant cela ne vous d�range pas. »

Les achats n'�taient qu'un pr�texte pour le t�te-�-t�te. Elle eut t�t fait d'aborder le chapitre des confidences, de se plaindre du caract�re et des proc�d�s d'Alfred de Musset, et de manifester sa r�solution de ne pas retourner avec lui en France. « Je vis alors mon sort, soupire Pagello, je n'en eus ni joie ni douleur, mais je m'y engouffrai les yeux ferm�s. » La promenade dura trois heures, et l'on ne fit aucune emplette. « Nous parl�mes comme tout le monde en pareil cas. C'�taient les variations accoutum�es du verbe je t'aime. »

À moins que l'on ne r�voque en doute l'authenticit� de ce r�cit et de la « d�claration au stupide Pagello » — ce qui n'a jamais �t� tent� — il est acquis qu'au cours m�me de la maladie d'Alfred de Musset George Sand s'abandonnait � un autre amour. Fut-il d'abord platonique? Le docteur v�nitien s'abstient de nous l'apprendre, et tout au contraire Paul de Musset produit une incrimination, qui serait accablante si elle �tait v�ridique. Il pr�tend que son fr�re lui aurait dict�, en d�cembre 1852, une relation dont il a transmis � sa soeur l'autographe et qui est l'�quivalent de la sc�ne fameuse de Lui et Elle. Édouard de Falconey, presque moribond, voyant sa ma�tresse dans les bras du m�decin qui le soignait, ce serait une tragique aventure de la vie r�elle. Alfred de Musset, George Sand et Pagello en auraient �t� les acteurs.

Le t�moignage de Paul de Musset semble entach� de ce que les jurisconsultes appellent la suspicion l�gitime, — disons tout net: la haine. D'autre part, George Sand a toujours protest�, notamment dans sa lettre du 6 f�vrier 1861 � Sainte-Beuve, contre « la salet� de cette accusation » d'avoir donn� « le spectacle d'un nouvel amour sous les yeux d'un mourant. » Enfin, Alfred de Musset, qui a conserv� une attitude si correcte et si digne au regard des �v�nements de Venise, qui savait la violence du parti pris de son fr�re et qui la redoutait, ne peut pas lui avoir confi� pour un usage posthume et perfide cette arme empoisonn�e. Ne rendait-il point un d�licat et chevaleresque hommage � George Sand, d�s son retour � Paris, en �crivant � Sainte-Beuve le 27 avril 1834?

« J'ai � vous remercier, mon cher Sainte-Beuve, de l'int�r�t que vous avez bien voulu prendre aux tristes circonstances qui m'ont forc� de quitter l'Italie. Buloz sort de chez moi maintenant, et j'apprends par lui que mon retour est interpr�t� de plusieurs mani�res par certaines gens. Tant qu'il ne s'agit que de moi-m�me, je suis oblig� d'avouer qu'un m�pris naturel m'a toujours l�-dessus tenu lieu de philosophie; mais je verrais avec le plus grand chagrin qu'on accus�t madame Sand du plus l�ger tort � mon occasion, et surtout que de pareilles accusations pussent venir jusqu'� vous. Je sais que madame Sand tient � votre estime, et je mettrais autant d'empressement � la d�fendre aupr�s d'un homme capable de l'appr�cier, que je mets d'orgueil � laisser parler les sots anonymes. Un mot de vous, � ce sujet, me ferait plaisir. J'ai pour madame Sand trop de respect et d'estime pour les renfermer en moi seul, et vous �tes un de ceux � qui je voudrais le plus possible les voir partager.

« Tout � vous de coeur.

« Alfred de MUSSET. »

S'il avait eu devant les yeux, quelques semaines auparavant, l'inf�me trahison de sa ma�tresse, Alfred de Musset n'aurait pas �crit cette lettre. L'ayant �crite, il ne d�savouera pas les sentiments qu'il y traduit et dont on retrouve l'�cho dans la Confession d'un enfant du si�cle, il n'ira pas salir et d�shonorer George Sand, en dictant � son fr�re Paul la page suivante, effroyablement accusatrice:

« Il y avait � peu pr�s huit ou dix jours que j'�tais malade � Venise. Un soir, Pagello et George Sand �taient assis pr�s de mon lit. Je voyais l'un, je ne voyais pas l'autre, et je les entendais tous les deux. Par instants, les sons de leurs voix me paraissaient faibles et lointains; par instants, ils r�sonnaient dans ma t�te avec un bruit insupportable.

« Je sentais des bouff�es de froid monter du fond de mon lit, une vapeur glac�e, comme il en sort d'une cave ou d'un tombeau, me p�n�trer jusqu'� la moelle des os. Je con�us la pens�e d'appeler, mais je ne l'essayai m�me pas, tant il y avait loin du si�ge de ma pens�e aux organes qui auraient d� l'exprimer. À l'id�e qu'on pouvait me croire mort et m'enterrer avec ce reste de vie r�fugi� dans mon cerveau, j'eus peur; et il me fut impossible d'en donner aucun signe. Par bonheur, une main, je ne sais laquelle, �ta de mon front la compresse d'eau froide, et je sentis un peu de chaleur.

« J'entendis alors mes deux gardiens se consulter sur mon �tat. Ils n'esp�raient plus me sauver. Pagello s'approcha du lit et me t�ta le pouls. Le mouvement qu'il me fit faire �tait si brusque pour ma pauvre machine que je souffris comme si on m'e�t �cartel�. Le m�decin ne se donna pas la peine de poser doucement mon bras sur le lit. Il le jeta comme une chose inerte, me croyant mort ou � peu pr�s. À cette secousse terrible, je sentis toutes mes fibres se rompre � la fois; j'entendis un coup de tonnerre dans ma t�te et je m'�vanouis. Il se passa ensuite un long temps. Est-ce le m�me jour ou le lendemain que je vis le tableau suivant, c'est ce que je ne saurais dire aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, je suis certain d'avoir aper�u ce tableau que j'aurais pris pour une vision de malade, si d'autres preuves et des aveux complets ne m'eussent appris que je ne m'�tais pas tromp�. En face de moi, je voyais une femme assise sur les genoux d'un homme. Elle avait la t�te renvers�e en arri�re. Je n'avais pas la force de soulever ma paupi�re pour voir le haut de ce groupe, o� la t�te de l'homme devait se trouver. Le rideau du lit me d�robait aussi une partie du groupe; mais cette t�te que je cherchais vint d'elle-m�me se poser dans mon rayon visuel. Je vis les deux personnes s'embrasser. Dans le premier moment, ce tableau ne me fit pas une vive impression. Il me fallut une minute pour comprendre cette r�v�lation: mais je compris tout � coup et je poussai un l�ger cri. J'essayai alors de tourner ma t�te sur l'oreiller et elle tourna. Ce succ�s me rendit si joyeux, que j'oubliai mon indignation et mon horreur et que j'aurais voulu pouvoir appeler mes gardiens pour leur crier: « Mes amis, je suis vivant! » Mais je songeai qu'ils ne s'en r�jouiraient pas et je les regardai fixement. Pagello s'approcha de moi, me regarda et dit: « Il va mieux. S'il continue ainsi, il est sauv�! » Je l'�tais en effet.

« C'est, je crois, le m�me soir, ou le lendemain peut-�tre, que Pagello s'appr�tait � sortir lorsque George Sand lui dit de rester et lui offrit de prendre le th� avec elle. Pagello accepta la proposition. Il s'assit et causa gaiement. Ils se parl�rent ensuite � voix basse, et j'entendis qu'ils projetaient d'aller d�ner ensemble en gondole � Murano. « — Quand donc, pensais-je, iront-ils d�ner ensemble � Murano? Apparemment quand je serai enterr�. » Mais je songeai que les d�neurs comptaient sans leur h�te. En les regardant prendre leur th�, je m'aper�us qu'ils buvaient l'un apr�s l'autre dans la m�me tasse. Lorsque ce fut fini, Pagello voulut sortir. George Sand le reconduisit. Ils pass�rent derri�re un paravent, et je soup�onnai qu'ils s'y embrassaient. George Sand prit ensuite une lumi�re pour �clairer Pagello. Ils rest�rent quelque temps ensemble sur l'escalier. Pendant ce temps-l�, je r�ussis � soulever mon corps sur mes mains tremblantes. Je me mis � quatre pattes sur le lit. Je regardai la table de toute la force de mes yeux. Il n'y avait qu'une tasse! Je ne m'�tais pas tromp�. Ils �taient amants! Cela ne pouvait plus souffrir l'ombre d'un doute. J'en savais assez. Cependant je trouvai encore le moyen de douter; tant j'avais de r�pugnance � croire une chose si horrible! »

Ce n'est pas seulement le doute, c'est une parfaite incr�dulit� que nous inspire le r�cit de Paul de Musset. Il ne rev�t aucun caract�re de vraisemblance. Il se produit apr�s la mort du po�te, qui par tous ses actes, par toutes ses lettres, l'a implicitement d�menti. Il est r�dig� en des termes d�clamatoires et m�lodramatiques qui ne sont pas le style d'Alfred de Musset. Il est inconciliable avec l'impression qu'Alfred Tattet rapportait de Venise, avec la plus �l�mentaire pudeur f�minine, avec ce respect d� � la mort qui plane au-dessus du lit d'un �tre qu'on a aim�. George Sand a pu reprendre sa libert� et se d�tacher de Musset, convalescent et gu�ri. Il est impossible qu'elle l'ait trahi quand il �tait au seuil de l'agonie.

Toutefois entre le po�te et sa ma�tresse, � la suite des explications orageuses pr�c�demment accumul�es, �tait survenu ce que M. Paul Bourget a appel� « l'irr�parable. » George Sand avait admirablement soign� l'ami malade; elle �tait incapable de pardonner � l'amant qui l'avait offens�e. Sur ce point, elle donne de son caract�re une analyse bien p�n�trante dans une sorte de confession adress�e � Pagello: « Quand je vois les torts recommencer apr�s les larmes, le repentir qui vient apr�s ne me semble plus qu'une faiblesse. Tu me commandes d'�tre g�n�reuse. Je le serai; mais je crains que cela ne nous rende encore plus malheureux tous les trois... Tant que j'aime, il m'est impossible d'injurier ce que j'aime, et quand j'ai dit une fois je ne vous aime plus, il est impossible � mon coeur de r�tracter ce qu'a prononc� ma bouche. C'est l�, je crois, un mauvais caract�re; je suis orgueilleuse et dure. Sache cela, mon enfant, et ne m'offense jamais. Je ne suis pas g�n�reuse, ma conscience me force � te le dire. Ma conduite peut �tre magnanime, mon coeur ne peut pas �tre mis�ricordieux. Je suis trop bilieuse, ce n'est pas ma faute. Je puis servir encore Alfred par devoir et par honneur, mais lui pardonner par amour ce m'est impossible. »

Vient ensuite l'hymne d'adoration qu'elle d�die � Pagello, comme � l'idole vers qui tendent ses d�sirs et ses extases:

« Es-tu s�r que je sois digne d'un coeur aussi noble que le tien? Je suis si exigeante et si s�v�re, ai-je bien le droit d'�tre ainsi? Mon coeur est-il pur comme l'or pour demander un amour irr�prochable? H�las! j'ai tant souffert, j'ai tant cherch� cette perfection sans la rencontrer! Est-ce toi, est-ce enfin toi, mon Pietro, qui r�aliseras mon r�ve? Je le crois, et jusqu'ici je te vois grand comme Dieu. Pardonne-moi d'avoir peur quelquefois. C'est quand je suis seule et que je songe � mes maux pass�s que le doute et le d�couragement s'emparent de moi.

« Quand je vois ta figure honn�te et bonne, ton regard tendre et sinc�re, ton front pur comme celui d'un enfant, je me rassure et ne songe plus qu'au plaisir de te regarder. Tes paroles sont si belles et si bonnes! tu parles une langue si m�lodieuse, si nouvelle � mes oreilles et � mon �me! Tout ce que tu penses, tout ce que tu fais est juste et saint. Oui, je t'aime, c'est toi que j'aurais d� toujours aimer. Pourquoi t'ai-je rencontr� si tard, quand je ne t'apporte plus qu'une beaut� fl�trie par les ann�es et un coeur us� par les d�ceptions? — Mais non, mon coeur n'est pas us�. Il est s�v�re, il est m�fiant, il est inexorable, mais il est fort, ce passionn�. Jamais je n'ai mieux senti sa vigueur et sa jeunesse que la derni�re fois que tu m'as couverte de tes caresses.

« Oui, je peux encore aimer. Ceux qui disent que non en ont menti. Il n'y a que Dieu qui puisse me dire: « Tu n'aimeras plus ». — Et je sens bien qu'il ne l'a pas dit. Je sens bien qu'il ne m'a pas retir� le feu du ciel; et que, plus je suis devenue ambitieuse en amour, plus je suis devenue capable d'aimer celui qui satisfera mon ambition. C'est toi, oui, c'est toi. Reste ce que tu es � pr�sent, n'y change rien. Je ne trouve rien en toi qui ne me plaise et ne me satisfasse. C'est la premi�re fois que j'aime sans souffrir au bout de trois jours. Reste mon Pagello, avec ses gros baisers, son air simple, son sourire de jeune fille, ses caresses, son grand gilet, son regard doux... Oh! quand serai-je ici seule au monde avec toi? Tu m'enfermeras dans ta chambre et tu emporteras la clef quand tu sortiras, afin que je ne voie, que je n'entende rien que toi, et tu...

« Étre heureuse un an et mourir. Je ne demande que cela � Dieu et � toi. Bonsoir, mio Piero, mon bon cher ami, je ne pense plus � mes chagrins quand je parle avec toi. Pourtant mentir toujours est bien triste. Cette dissimulation m'est odieuse. Cet amour si mal pay�, si d�plorable, qui agonise entre moi et Alfred, sans pouvoir recommencer ni finir, est un supplice. Il est l� devant moi comme un mauvais pr�sage pour l'avenir et semble me dire, � tout instant: « Voil� ce que devient l'amour. » Mais non, mais non, je ne veux pas le croire, je veux esp�rer, croire en toi seul, t'aimer en d�pit de tout et en d�pit de moi-m�me. Je ne le voulais pas. Tu m'y as forc�e. Dieu aussi l'a voulu. Que ma destin�e s'accomplisse! »

Tel est l'aveu que nous recueillons sur les l�vres m�mes de George Sand, tels sont les torts qui lui peuvent �tre reproch�s. Ils furent assez graves pour qu'on n'aille pas en chercher d'imaginaires. Or, Paul de Musset a jet� dans la circulation et livr� � la sottise humaine des griefs o� le ridicule le dispute � l'odieux. Comme le malade parlait et se plaignait — est-ce plausible? — de l'ignoble spectacle qu'il pensait avoir eu devant les yeux, on — est-ce George Sand ou Pagello? — l'aurait menac� de l'enfermer dans une maison de sant�, en tant qu'atteint de folie. Elle aurait fait cela, l'admirable garde-malade qui n'avait pas quitt� son chevet? Et voil� les �normit�s, les absurdit�s, les mensonges que Paul de Musset tente audacieusement d'accr�diter! Il va jusqu'� pr�tendre que son fr�re lui aurait dict� un autre r�cit dont il faut noter l'invraisemblable, l'extravagante teneur:

« Je m'expliquai un soir avec George Sand. Elle nia effront�ment ce que j'avais vu et entendu et me soutint que tout cela �tait une invention de la fi�vre. Malgr� l'assurance dont elle faisait parade, elle craignait qu'en pr�sence de Pagello il lui devint impossible de nier, et elle voulut le pr�venir, probablement m�me lui dicter les r�ponses qu'il devrait me faire lorsque je l'interrogerais. Pendant la nuit, je vis de la lumi�re sous la porte qui s�parait nos deux chambres. Je mis ma robe de chambre et j'entrai chez George. Un froissement m'apprit qu'elle cachait un papier dans son lit. D'ailleurs elle �crivait sur ses genoux et l'encrier �tait sur sa table de nuit. Je n'h�sitai pas � lui dire que je savais qu'elle �crivait � Pagello et que je saurais bien d�jouer ses manoeuvres. Elle se mit dans une col�re �pouvantable et me d�clara que si je continuais ainsi, je ne sortirais jamais de Venise. Je lui demandai comment elle m'en emp�cherait. « En vous faisant enfermer dans une maison de fous, » me r�pondit-elle. J'avoue que j'eus peur. Je rentrai dans ma chambre sans oser r�pliquer. J'entendis George Sand se lever, marcher, ouvrir la fen�tre et la refermer. Persuad� qu'elle avait d�chir� sa lettre � Pagello et jet� les morceaux par la fen�tre, j'attendis le point du jour et je descendis en robe de chambre dans la ruelle. La porte de la maison �tait ouverte, ce qui m'�tonna beaucoup. Je regardai dans la rue et j'aper�us une femme en jupon envelopp�e d'un ch�le. Elle �tait courb�e. Elle cherchait quelque chose � terre. Le vent �tait glacial. Je frappai sur l'�paule de la chercheuse, lui disant, comme dans le Majorat: « George, George, que viens-tu faire ici � cette heure? Tu ne retrouveras pas les morceaux de ta lettre. Le vent les a balay�s; mais ta pr�sence ici me prouve que tu avais �crit � Pagello. »

« Elle me r�pondit que je ne coucherais pas ce soir dans mon lit; qu'elle me ferait arr�ter tout � l'heure; et elle partit en courant. Je la suivis le plus vite que je pus. Arriv�e au Grand-Canal, elle sauta dans une gondole, en criant au gondolier d'aller au Lido; mais je m'�tais jet� dans la gondole, � c�t� d'elle, et nous part�mes ensemble. Elle n'ouvrit pas la bouche pendant le voyage. En d�barquant au Lido, elle se remit � courir, sautant de tombe en tombe dans le cimeti�re des Juifs. Je la suivais et je sautais comme elle. Enfin elle s'assit �puis�e sur une pierre s�pulcrale. De rage et de d�pit, elle se mit � pleurer: « À votre place, lui dis-je, je renoncerais � une entreprise impossible. Vous ne r�ussirez pas � joindre Pagello sans moi et � me faire enfermer avec les fous. Avouez plut�t que vous �tes une c... — Eh bien! oui, r�pondit-elle. — Et une d�sol�e c..., » ajoutai-je. — Et je la ramenai vaincue � la maison. »

Qui accordera cr�ance � cette grotesque anecdote? Paul de Musset passe la mesure en proposant de telles niaiseries � la cr�dulit� du lecteur. Au vrai, les �v�nements suivirent un cours plus simple. Jusqu'au 22 mars, George Sand et Alfred de Musset devaient partir ensemble de Venise. Sept jours plus tard, le po�te reprit seul la route de France. Il �tait survenu, dans l'intervalle, un incident que la Confession d'un enfant du si�cle nous aide � comprendre. George Sand avait spontan�ment confess� son inclination croissante, son amour pour Pagello. Musset voulut �tre h�ro�que. Non seulement il refusa d'entraver cette tendresse, mais il y donna son consentement et comme sa b�n�diction. Dans une nuit d'extase, il unit leurs mains en s'�criant: « Vous vous aimez, et vous m'aimez pourtant; vous m'avez sauv�, �me et corps. » Et ils s'aim�rent, effectivement, plus qu'� la mani�re mystique, en Alfred de Musset, leur enfant d'adoption. Pagello c�l�bre avec elle il nostro amore per Alfredo. Il y eut l� une triple d�viation du sens moral.

Ces �motions, toutefois, et la surexcitation qui en r�sultait �taient funestes � la convalescence d'Alfred de Musset. Il fallait qu'il s'�loign�t. Son immolation n'avait pas supprim� son amour. Le 29 mars, il fit viser son passeport. George Sand avait vainement essay� de le retenir; car il courait la ville, �chappant � la surveillance de son gondolier pour entrer dans les tavernes. Il avait quitt� le domicile commun, sans doute afin de se soustraire au spectacle du bonheur de Pagello, et il �crivait � George Sand, au moment du d�part: « Adieu, mon enfant, je pense que tu resteras ici et que tu m'enverras l'argent par Antonio 2. Quelle que soit ta haine ou ton indiff�rence pour moi, si le baiser d'adieu que je t'ai donn� aujourd'hui est le dernier de ma vie, il faut que tu saches qu'au premier pas que j'ai fait dehors avec la pens�e que je t'avais perdue pour toujours, j'ai senti que j'avais m�rit� de te perdre, et que rien n'est trop dur. Mais s'il t'importe peu de savoir si ton souvenir me reste ou non, il m'importe � moi aujourd'hui que ton spectre s'efface d�j� et s'�loigne devant moi, de te dire que rien d'impur ne restera dans le sillon de ma vie o� tu as pass�, et que celui qui n'a pas su t'honorer quand il te poss�dait peut encore y voir clair � travers ses larmes, et t'honorer dans son coeur, o� ton image ne mourra jamais. Adieu, mon enfant. »

Sur le verso de cette lettre apport�e par un gondolier, George Sand �crivit au crayon la r�ponse suivante:

« Al signor A. de Musset.

« Non, ne pars pas comme �a! Tu n'es pas assez gu�ri, et Buloz ne m'a pas encore envoy� l'argent qu'il faudrait pour le voyage d'Antonio. Je ne veux pas que tu partes seul. Pourquoi se quereller, mon Dieu? Ne suis je pas toujours le fr�re George, l'ami d'autrefois? »

Alfred de Musset s'obstina � partir. Il avait annonc� � sa m�re son arriv�e en ces termes: « Je vous apporterai un corps malade, une �me abattue, un coeur en sang, mais qui vous aime encore. » Cependant George Sand et Pagello, d�sireux de lui offrir un petit souvenir, s'�taient cotis�s et lui avaient achet� un portefeuille qu'ils orn�rent de deux d�dicaces. Sur la premi�re page il y avait: « À son bon camarade, fr�re et ami, sa ma�tresse, George. Venise, 28 mars 1834. « Quel �trange amalgame de mots! Et sur la page 72 et derni�re �tait �crit: « Pietro Pagello raccomanda M. Alfred de Musset a Pietro Pinzio, a Vicenzo Stefanelli, � Aggiunta, ingegneri. » Le po�te, ainsi lest� de recommandations, avait son cong� et sa lettre de voyage. Il s'�loigna avec Antonio, accompagn� jusqu'� Mestre par George Sand qui pr�tend qu'au retour elle voyait tous les objets, particuli�rement les ponts, � l'envers. Encore qu'elle ne l'avoue pas, elle ressentait comme une impression de soulagement, de d�livrance. Loin de ses enfants, s�par�e d'Alfred de Musset, elle va pouvoir travailler et aimer. Aupr�s de ce Pagello qui lui donne la qui�tude au sortir des grands orages de la passion romantique, elle �crira abondamment pour la Revue des Deux Mondes, et composera, en recueillant et distillant ses �motions, ce chef-d'oeuvre de description et d'analyse, les Lettres d'un Voyageur.


Notes

  1. Est-ce qu'un jeune homme de vingt-trois ans peut enlever une femme de trente ans?
  2. Un jeune perruquier qui accompagna Musset � Paris.