Albert Le Roy
George Sand et ses amis

Paris; Soc. d'�d. Litt�raires et Artistiques, Libr. Paul Ollendorff; 1903

CHAPITRE PREMIER
LES ORIGINES

George Sand a voulu r�sumer sa personne litt�raire et morale dans l'�pigraphe qu'elle inscrivit en t�te de l'Histoire de ma Vie: « Charit� envers les autres, dignit� envers soi-m�me, sinc�rit� devant Dieu.» Fut-elle toujours fid�le, et dans ses livres et dans ses actes, � cette noble devise? C'est l'�tude qu'il sera loisible d'entreprendre, en retra�ant les vicissitudes de sa destin�e, en analysant son oeuvre, en instituant une enqu�te sur les hommes de son temps et les �v�nements auxquels elle fut m�l�e.

À l'image de Jean-Jacques Rousseau, son ma�tre, elle nous a l�gu� un ouvrage autobiographique, compos� non pas au d�clin, mais au milieu m�me d'une existence diverse et contradictoire. La premi�re partie de l'Histoire de ma Vie a �t� r�dig�e en 1847, alors que George Sand �tait dans tout l'�clat de sa renomm�e. Elle explique nettement l'objet qu'elle se propose et le plan qu'elle a con�u: « Je ne pense pas qu'il y ait de l'orgueil et de l'impertinence � �crire l'histoire de sa propre vie, encore moins � choisir, dans les souvenirs que cette vie a laiss�s en nous, ceux qui nous paraissent valoir la peine d'�tre conserv�s. Pour ma part, je crois accomplir un devoir, assez p�nible m�me, car je ne connais rien de plus malais� que de se d�finir... Une insurmontable paresse (c'est la maladie des esprits trop occup�s et celle de la jeunesse par cons�quent) m'a fait diff�rer jusqu'� ce jour d'accomplir cette t�che; et, coupable peut-�tre envers moi-m�me, j'ai laiss� publier sur mon compte un assez grand nombre de biographies pleines d'erreurs, dans la louange comme dans le bl�me. » Ce sont, � dire vrai, ces erreurs de d�tail que George Sand s'est surtout complu � redresser en racontant les ann�es de sa jeunesse, voire m�me les origines de sa maison, avec une singuli�re prolixit�. Sur les quatre gros volumes de l'Histoire de ma Vie, le premier est consacr� presque enti�rement � nous d�crire « l'Histoire d'une famille de Fontenoy � Marengo. » Elle remonte � Fontenoy pour rappeler que Maurice de Saxe fut son bisa�eul. Quelque d�mocrate qu'elle soit devenue, elle tire vanit� d'�tre par le sang arri�re-petite-fille de l'illustre mar�chal, de m�me qu'elle est par l'esprit de la lign�e de Jean-Jacques; puis elle formule ainsi son �tat civil: « Je suis n�e l'ann�e du couronnement de Napol�on, l'an XII de la R�publique fran�aise (1804). Mon nom n'est pas Marie-Aurore de Saxe, marquise de Dudevant, comme plusieurs de mes biographes l'ont d�couvert, mais Amantine-Lucile-Aurore Dupin. »

Aussi bien, en se d�fendant de la manie aristocratique, n'est-elle pas indiff�rente et veut-elle nous int�resser � tous les souvenirs g�n�alogiques de sa famille. Elle s'�tend longuement sur le mar�chal de Saxe et sur cette noblesse de race qu'elle ram�nera th�oriquement � sa juste valeur dans le Piccinino. Sa grand'm�re, Aurore Dupin de Francueil, avait vu Jean-Jacques une seule fois, mais en des conditions qu'elle n'eut garde d'oublier. Voici comment elle relatait l'anecdote dans les papiers dont George Sand h�rita: « Il vivait d�j� sauvage et retir�, atteint de cette misanthropie qui fut trop cruellement raill�e par ses amis paresseux ou frivoles. Depuis mon mariage, je ne cessais de tourmenter M. de Francueil pour qu'il me le f�t voir; et ce n'�tait pas bien ais�. Il y alla plusieurs fois sans pouvoir �tre re�u. Enfin, un jour, il le trouva jetant du pain sur sa fen�tre � des moineaux. Sa tristesse �tait si grande qu'il lui dit en les voyant s'envoler: « Les voil� repus. Savez-vous ce qu'ils vont faire? Ils s'en vont au plus haut des toits pour dire du mal de moi et que mon pain ne vaut rien. » En digne a�eule de George Sand, madame Dupin de Francueil avait le culte de Jean-Jacques. Lorsqu'il accepta de d�ner chez elle, sans doute pour faire honneur � son h�te elle lut tout d'une haleine la Nouvelle H�lo�se. Aux derni�res pages elle sanglotait, et ce jour-l�, du matin jusqu'au soir, elle ne fit que pleurer. « J'en �tais malade, dit-elle, j'en �tais laide. » Rousseau arrive sur ces entrefaites, et M. de Francueil se garde de la pr�venir. « Je ne finissais pas de m'accommoder, ne me doutant point qu'il �tait l�, l'ours sublime, dans mon salon. Il y �tait entr� d'un air demi-niais, demi-bourru, et s'�tait assis dans un coin, sans marquer d'autre impatience que celle de d�ner, afin de s'en aller bien vite. Enfin, ma toilette finie, et mes yeux toujours rouges et gonfl�s, je vais au salon; j'aper�ois un petit homme assez mal v�tu et comme renfrogn�, qui se levait lourdement, qui m�chonnait des mots confus. Je le regarde et je devine; je crie, je veux parler, je fonds en larmes. Jean-Jacques, �tourdi de cet accueil, veut me remercier et fond en larmes. Francueil veut nous remettre l'esprit par une plaisanterie et fond en larmes. Nous ne p�mes nous rien dire. Rousseau me serra la main et ne m'adressa pas une parole. On essaya de d�ner pour couper court � tous ces sanglots. Mais je ne pus rien manger, M. de Francueil ne put avoir de l'esprit, et Rousseau s'esquiva en sortant de table, sans avoir dit un mot. » Quant � George Sand, quatre-vingts ans plus tard, elle est radieuse d'avoir eu une grand'm�re qui a pleur� avec Jean-Jacques.

La R�volution jeta en prison, pour quelques semaines, madame Dupin, tr�s attach�e aux hommes et aux choses de l'ancien r�gime. Son fils, Maurice, le p�re de George Sand, avait l'humeur plus lib�rale, et les lettres qu'il �crivit durant la Terreur, reproduites dans l'Histoire de ma Vie, sont d'un style assez alerte. Il gardait, d'ailleurs, certains pr�jug�s du monde o� il avait grandi, celui par exemple d'imputer � Robespierre la responsabilit� de toutes les violences auxquelles la R�publique fut condamn�e, pour se d�fendre contre ses adversaires du dehors et du dedans. Plus �quitable et mieux inform�e, George Sand s'applique � d�truire cette l�gende. « Voil�, dit-elle, l'effet des calomnies de la r�action. De tous les terroristes, Robespierre fut le plus humain, le plus ennemi par nature et par conviction des apparentes n�cessit�s de la Terreur et du fatal syst�me de la peine de mort. Cela est assez prouv� aujourd'hui, et l'on ne peut pas r�cuser � cet �gard le t�moignage de M. de Lamartine. La r�action thermidorienne est une des plus l�ches que l'histoire ait produites. Cela est encore suffisamment prouv�. À quelques exceptions pr�s, les thermidoriens n'ob�irent � aucune conviction, � aucun cri de la conscience en immolant Robespierre. La plupart d'entre eux le trouvaient trop faible et trop mis�ricordieux la veille de sa mort, et le lendemain ils lui attribu�rent leurs propres forfaits pour se rendre populaires. Soyons justes enfin, et ne craignons plus de le dire: Robespierre est le plus grand homme de la R�volution et un des plus grands hommes de l'histoire. »

L'esprit r�volutionnaire animera George Sand, dirigera sa pens�e et inspirera son oeuvre, encore qu'elle ait re�u des traditions de famille et une �ducation qui devaient lui inculquer des sentiments contraires. Sa grand'm�re, madame Dupin, au sortir des prisons de la Terreur, eut des proc�s qui entam�rent sa fortune: c'�tait double raison pour d�tester le r�gime nouveau. On vivait, au fond du Berry, dans cette terre de Nohant que George Sand a tant aim�e. Elle y passa presque toute sa vie et elle souhaitait de pouvoir y mourir: son voeu s'est r�alis�. Voici la peinture qu'elle a trac�e de ce modeste domaine qu'il nous importe de conna�tre. C'est le cadre m�me de son existence:

« L'habitation est simple et commode. Le pays est sans beaut�, bien que situ� au centre de la Vall�e Noire, qui est un vaste et admirable site... Nous avons pourtant de grands horizons bleus et quelque mouvement de terrain autour de nous, et, en comparaison de la Beauce ou de la Brie, c'est une vue magnifique; mais, en comparaison des ravissants d�tails que nous trouvons en descendant jusqu'au lit cach� de la rivi�re, � un quart de lieue de notre porte, et des riantes perspectives que nous embrassons en montant sur les coteaux qui nous dominent, c'est un paysage nu et born�... Ces sillons de terres brunes et grasses, ces gros noyers tout ronds, ces petits chemins ombrag�s, ces buissons en d�sordre, ce cimeti�re plein d'herbe, ce petit clocher couvert en tuiles, ce porche de bois brut, ces grands ormeaux d�labr�s, ces maisonnettes de paysan entour�es de leurs jolis enclos, de leurs berceaux de vigne et de leurs vertes chenevi�res, tout cela devient doux � la vue et cher � la pens�e, quand on a v�cu si longtemps dans ce milieu calme, humble et silencieux. »

C'est l� que madame Dupin traversera des ann�es de g�ne extr�me, au lendemain de la Terreur. Les revenus de Nohant ne s'�levaient pas � 4.000 francs, payables en assignats, et il fallait rembourser des emprunts on�reux contract�s en 1793. Durant plus d'un an, on v�cut, para�t-il, des m�diocres revenus du jardin, de la vente des l�gumes et des fruits qui produisait au march� de 12 � 15 francs par semaine. Puis l'horizon s'�claircit, sans que jamais la fortune patrimoniale, apr�s la R�volution, ait d�pass� 15.000 livres de rente.

Le p�re de George Sand, Maurice Dupin nous laisse l'impression d'un assez mauvais sujet. Est-ce la faute de l'�ducation qu'il re�ut ou des commotions politiques et sociales? Du moins il manquait d'�quilibre, peut-�tre m�me de bon sens, et l'Histoire de ma Vie essaie en vain de colorer avantageusement ses d�fauts: « Ce p�re que j'ai � peine connu, et qui est rest� dans ma m�moire comme une brillante apparition, ce jeune homme artiste et guerrier est rest� tout entier vivant dans les �lans de mon �me, dans les fatalit�s de mon organisation, dans les traits de mon visage. » Il y a l� quelque hyperbole et un exc�s d'adoration filiale. La destin�e de Maurice Dupin fut surtout hasardeuse, comme l'�tait sa pens�e. À dix-neuf ans, il voulait �tre musicien et jouait la com�die dans les salons de La Ch�tre. L'ann�e suivante, la loi du 2 vend�miaire an VII ayant institu� le service militaire obligatoire, il lui fallut servir sous les drapeaux de la R�publique. Sa m�re, toute royaliste qu'elle f�t, avait ali�n� ses diamants pour l'�quiper. Il est prot�g� par le citoyen La Tour d'Auvergne Corret, capitaine d'infanterie, et rejoint son r�giment � Cologne; ensuite il passe en Italie. Entre temps, un incident �tait survenu � Nohant, que George Sand relate sans s'�mouvoir, mais qui dut troubler la qui�tude de madame Dupin: « Une jeune femme, attach�e au service de la maison, venait de donner le jour � un beau gar�on, qui a �t� plus tard le compagnon de mon enfance et l'ami de ma jeunesse. Cette jolie personne n'avait pas �t� victime de la s�duction. Elle avait c�d�, comme mon p�re, � l'entra�nement de son �ge. Ma grand'm�re l'�loigna sans reproche, pourvut � son existence, garda l'enfant et l'�leva. » George Sand ajoute: « Elle avait lu et ch�ri Jean-Jacques; elle avait profit� de ses v�rit�s et de ses erreurs. » Maurice Dupin, lui aussi, avait-il lu Rousseau? En tous cas, il avait trouv� une Th�r�se dans le personnel domestique de Nohant.

La guerre lui r�serve d'autres aventures. Il traverse le Saint-Bernard en prairial an VIII et nous raconte comment il fut accueilli � Aoste par le Premier Consul, qui venait de l'attacher � son �tat-major: « Je fus � lui pour le remercier de ma nomination. Il interrompit brusquement mon compliment pour me demander qui j'�tais. — Le petit-fils du mar�chal de Saxe. — Ah oui! ah bon! Dans quel r�giment �tes-vous? — 1er de chasseurs. — Ah bien! mais il n'est pas ici. Vous �tes donc adjoint � l'�tat-major? — Oui, g�n�ral. — C'est bien, tant mieux, je suis bien aise de vous voir. — Et il tourna le dos. »

Apr�s avoir pris part � la bataille de Marengo, voici en quels termes Maurice Dupin relate ses impressions, dans une lettre � son oncle de Beaumont, ou, comme dit la suscription, au citoyen Beaumont, � l'h�tel de Bouillon, quai Malaquais, Paris:

« Pim, pan, pouf, patatra! en avant! sonne la charge! en retraite, en batterie! nous sommes perdus! victoire! sauve qui peut! Courez � droite, � gauche, au milieu! revenez, restez, partez, d�p�chons-nous! Gare l'obus! au galop! Baisse la t�te, voil� un boulet qui ricoche!... Des morts, des bless�s, des jambes de moins, des bras emport�s, des prisonniers, des bagages, des chevaux, des mulets; des cris de rage, des cris de victoire, des cris de douleur, une poussi�re du diable, une chaleur d'enfer; un charivari, une confusion, une bagarre magnifique; voil�, mon bon et aimable oncle, en deux mots, l'aper�u clair et net de la bataille de Marengo, dont votre neveu est revenu tr�s bien portant, apr�s avoir �t� culbut�, lui et son cheval, par le passage d'un boulet, et avoir �t� r�gal� pendant quinze heures par les Autrichiens du feu de trente pi�ces de canon, de vingt obusiers et de trente mille fusils. »

Ce qui vaut mieux que tout ce verbiage, c'est qu'il fut nomm� par Bonaparte lieutenant sur le champ de bataille. Mais il appr�hende la fin de la guerre et il s'�crie avec une pointe de gasconnade: « Encore trois ou quatre culbutes sur la poussi�re, et j'�tais g�n�ral. » Le s�jour enchanteur de Milan va tourner d'autre c�t� ses pr�occupations. Il est amoureux, non pas � la l�g�re comme il lui est advenu sur les bords du Rhin ou � Nohant, mais avec tout l'emportement d'une passion qui veut �tre durable. Et il s'en ouvre � sa m�re, dans une lettre �crite d'Asola, le 29 frimaire an IX: « Qu'il est doux d'�tre aim�, d'avoir une bonne m�re, de bons amis, une belle ma�tresse, un peu de gloire, de beaux chevaux et des ennemis � combattre! » La femme qui soul�ve tout cet enthousiasme — et qui sera la m�re de George Sand — s'appelait Sophie-Victoire-Antoinette Delaborde. Elle avait �t� en prison au couvent des Anglaises en m�me temps que madame Dupin, et pour lors elle usait de moyens d'existence assez f�cheux. L'Histoire de ma Vie recourt � des circonlocutions, � des euph�mismes, et finit par convenir que « sa jeunesse avait �t� livr�e par la force des choses � des hasards effrayants. » Ces explications tr�s embarrass�es ont pour objet de ne pas confesser cr�ment que Victoire Delaborde accompagnait un g�n�ral de l'arm�e d'Italie et avait trouv� des ressources dans les d�pouilles du pays conquis. George Sand ne s'arr�te pas � ces mis�res. Elle veut excuser, sinon innocenter sa m�re: « Un fait subsiste devant Dieu, c'est qu'elle fut aim�e de mon p�re, et qu'elle le m�rita apparemment, puisque son deuil, � elle, ne finit qu'avec sa vie. » Haussant encore le ton, elle s'�crie sur le mode d�clamatoire: « Le grand r�volutionnaire J�sus nous a dit un jour une parole sublime: c'est qu'il y avait plus de joie au ciel pour la recouvrance d'un p�cheur que pour la pers�v�rance de cent justes. » Redescendons des sommets de la morale �vang�lique dans la r�alit�: Maurice Dupin recevait de madame Delaborde des pr�ts d'argent, sans s'inqui�ter d'abord d'o� elle tirait ces subsides. Ce n'est qu'� la r�flexion qu'il doute de la d�licatesse du proc�d� et discute avec ses scrupules: « Qu'as-tu fait? qu'ai-je fait moi-m�me en acceptant ce secours?... Si j'avais su que tu n'�tais pas mari�e, que tout ce luxe ne t'appartenait pas!... Je me trompe, je ne sais ce que je dis, il t'appartient, puisque l'amour te l'a donn�: mais quand je songe aux id�es qui pourraient lui venir, � lui... Il ne les aurait pas longtemps, je le tuerais! Enfin je suis fou, je t'aime et je suis au d�sespoir. Tu es libre, tu peux le quitter quand tu voudras, tu n'es pas heureuse avec lui, c'est moi que tu aimes, et tu veux me suivre, tu veux perdre une position assur�e et fortun�e pour partager les hasards de ma mince fortune. »

Maurice Dupin r�ussit � d�tacher madame Delaborde de son g�n�ral, mais il rencontra mille obstacles avant d'aboutir au mariage. Quatre ann�es s'�coul�rent entre la rencontre d'Asola et la naissance de George Sand. Elles furent singuli�rement agit�es: maintes fois le jeune homme essaya de sacrifier son amour � sa m�re, qui avait l'humeur ombrageuse et jalouse. Fait prisonnier par les Autrichiens en niv�se an IX, il ne recouvra la libert�, au bout de deux mois, que pour accourir � Nohant en flor�al de la m�me ann�e. Victoire Delaborde vint le rejoindre � La Ch�tre, « ayant tout quitt�, tout sacrifi� � un amour libre et d�sint�ress�. » On sut sa pr�sence dans la petite ville, et Maurice en parla � madame Dupin. Son pr�cepteur, un certain Deschartres, ci-devant abb�, voulut intervenir et le fit tr�s maladroitement. Un beau matin, il se rend � La Ch�tre, � l'auberge de la T�te-Noire, r�veille la voyageuse, lui adresse des reproches et des menaces, la somme de repartir le jour m�me pour Paris. Elle riposte, lui ferme la porte au nez. Il va qu�rir le maire et les gendarmes, qui p�n�trent dans la chambre de Victoire et trouvent « une toute petite femme, jolie comme un ange, qui pleurait, assise sur le bord de son lit, les bras nus et les cheveux �pars. »

Les autorit�s constitu�es s'adoucissent. Elle leur raconte « qu'elle avait rencontr� Maurice en Italie, qu'elle l'avait aim�, qu'elle avait quitt� pour lui une riche protection et qu'elle ne connaissait aucune loi qui p�t lui faire un crime de sacrifier un g�n�ral � un lieutenant et sa fortune � son amour. » À ce r�cit, les magistrats municipaux sont �mus. Ils prennent parti contre le p�dagogue. Mais le coup �tait port�, le scandale produit, et madame Dupin, avertie par Deschartres, ne devait jamais oublier cet esclandre. Maurice s'effor�a de consoler sa m�re par de mensong�res promesses. Il lui �crivit: « Enfin que crains-tu et qu'imagines-tu? Que je vais �pouser une femme qui me ferait rougir un jour?... Ta crainte n'a pas le moindre fondement, Jamais l'id�e du mariage ne s'est encore pr�sent�e � moi; je suis beaucoup trop jeune pour y songer, et la vie que je m�ne ne me permet gu�re d'avoir femme et enfants. Victoire n'y pense pas plus que moi » Puis il entre dans des d�tails pour rassurer madame Dupin, et il va sans nul doute � l'encontre de ses vis�es. Victoire est veuve, elle a une petite fille. Elle travaillera pour vivre. Elle a d�j� �t� modiste; elle tiendra de nouveau un magasin de modes. Et il conclut: « Est-ce que je peux, est-ce que je pourrai jamais prendre un parti qui serait contraire � ta volont� et � tes d�sirs? Songe que c'est impossible, et dors donc tranquille. »

L'orgueil de la ch�telaine de Nohant devait �tre exasp�r�, � la seule pens�e que cette modiste pourrait devenir sa bru et porter le nom presque seigneurial des Dupin. Mais il y avait plus. Victoire, �loign�e de La Ch�tre, continuait d'�crire � Maurice, et quelles lettres! En ce point, elle �tait la digne �mule de Th�r�se Levasseur. Et George Sand, qui nous donne sur sa m�re des renseignements qu'elle aurait pu et d� taire, souligne son manque d'instruction: « C'est tout au plus si � cette �poque elle savait �crire assez pour se faire comprendre. Pour toute �ducation, elle avait re�u en 1788 les le�ons �l�mentaires d'un vieux capucin qui apprenait gratis � lire et � r�citer le cat�chisme � de pauvres enfants... Il fallait les yeux d'un amant pour d�chiffrer ce petit grimoire et comprendre ces �lans d'un sentiment passionn� qui ne pouvait trouver de forme pour s'exprimer. » Cependant Maurice �tait conquis et subissait l'ascendant de cette nature inf�rieure. Il y a une histoire assez louche et assez r�pugnante au sujet de l'argent qu'elle lui avait pr�t� et qui venait du g�n�ral. La restitution fut effectu�e, mais p�niblement, et Maurice est oblig� de s'en expliquer avec sa m�re: « Tous les dons, dit-il, qu'elle lui avait emport�s pour en manger le profit avec moi se r�duisaient � un diamant de peu de valeur qu'elle avait conserv� par m�garde, et qui lui avait �t� renvoy� avant m�me qu'elle conn�t ses plaintes et ses calomnies. » N'importe, il devait �tre infiniment douloureux pour madame Dupin que son fils f�t r�duit � lui �crire: « Je ne sais pas si je suis un des Grieux, mais il n'y a point ici de Manon Lescaut. » Devant la perspective d'une telle union, on ne peut que comprendre et approuver les r�sistances de la m�re. Il faudra pourtant qu'elle finisse par c�der, par consentir � un mariage que George Sand t�che de justifier en recourant � de v�ritables paradoxes: « Il va �pouser une fille du peuple, c'est-�-dire qu'il va continuer et appliquer les id�es �galitaires de la R�volution dans le secret de sa propre vie. Il va �tre en lutte dans le sein de sa propre famille contre les principes d'aristocratie, contre le monde du pass�. Il brisera son propre coeur, mais il aura accompli son r�ve. » En v�rit�, c'est employer de trop grands mots pour expliquer des mis�res. Et, dans ce conflit d'ordre sentimental, nos sympathies iront plut�t vers madame Dupin que vers Victoire Delaborde.

Durant bien des mois les tiraillements se prolong�rent. Maurice �crivait � sa m�re, le 3 pluvi�se an X (f�vrier 1802): « Je te jure par tout ce qu'il y a de plus sacr� que V*** travaille et ne me co�te rien... Ne parlons pas d'elle, je t'en prie, ma bonne m�re, nous ne nous entendrions pas; sois s�re seulement que j'aimerais mieux me br�ler la cervelle que de m�riter de toi un reproche. » Aussi bien toutes les mercuriales de madame Dupin demeuraient impuissantes, et le pauvre Deschartres, charg� du r�le de Mentor, �tait bern� sans vergogne, alors qu'il s'appliquait � tenir son ancien �colier sous sa f�rule. « Un matin, raconte George Sand, mon p�re s'esquive de leur commun logement, et va rejoindre Victoire dans le jardin du Palais-Royal, o� ils s'�taient donn� rendez-vous pour d�jeuner ensemble chez un restaurateur. À peine se sont-ils retrouv�s, � peine Victoire a-t-elle pris le bras de mon p�re, que Deschartres, jouantle r�le de M�duse, se pr�sente au devant d'eux. Maurice paye d'audace, fait bonne mine � son argus et lui propose de venir d�jeuner en tiers. Deschartres accepte. Il n'�tait pas �picurien, pourtant il aimait les vins fins, et on ne les lui �pargna pas. Victoire prit le parti de le railler avec esprit et douceur, et il parut s'humaniser un peu au dessert; mais quand il s'agit de se s�parer, mon p�re voulant reconduire son amie chez elle, Deschartres retomba dans ses id�es noires et reprit tristement le chemin de son h�tel. »

Au printemps de 1802, Maurice va rejoindre son r�giment � Charleville, et Victoire l'accompagne. Aupr�s des camarades de la garnison et des gens de la petite ville, ils passaient pour �tre secr�tement mari�s. Il n'en �tait rien. Mais la naissance de plusieurs enfants vint resserrer �troitement leurs liens. Ils ne pouss�rent pas l'imitation de Jean-Jacques jusqu'� les livrer � la charit� publique. Un seul surv�cut: ce devait �tre George Sand, qui ignore ou n�glige de nous indiquer le nombre et le sexe des autres enfants issus de cette union et emport�s en bas �ge.

On �tait alors dans une p�riode d'accalmie politique et militaire. Le gouvernement personnel s'�tablissait sur les ruines de la R�publique. L'oeuvre de r�action d�butait par une entente avec la Cour de Rome, aux fins de briser l'Église constitutionnelle et nationale de 1789. L'arm�e, en sa grande majorit�, accueillait assez mal cette premi�re �tape sur la route de Canossa. « Le Concordat, �crit Maurice Dupin � sa m�re, ne fait pas ici le moindre effet. Le peuple y est indiff�rent. Les gens riches, m�me ceux qui se piquent de religion, ont grand'peur qu'on n'augmente les imp�ts pour payer les �v�ques. Les militaires, qui ne peuvent pas obtenir un sou dans les bureaux de la guerre, jurent de voir le palais �piscopal meubl� aux frais du gouvernement. » Et le jeune homme, fervent voltairien, raille la bulle du Pape, « �crite dans le style de l'Apocalypse, et qui menace les contrevenants de la col�re de saint Pierre et de saint Paul. » Bref, conclut-il, « nous nous couvrons de ridicule. » À la c�r�monie de Notre-Dame en l'honneur du Concordat, les g�n�raux se rendirent � peu pr�s comme des chiens qu'on fouette. Le l�gat �tait en voiture, et sa croix devant lui, dans une autre voiture. Ce fut l� l'occasion de n�gociations Pour lui, soldat de la R�volution, ayant grandi aupr�s d'une m�re royaliste mais philosophe, il voyait avec inqui�tude « des changements dans les affaires publiques qui ne promettent rien de bon », et m�me « un retour complet � l'ancien r�gime ». D�mocrate, il devait s'affilier � la franc-ma�onnerie qui �tait d�j� le foyer des id�es lib�rales. Il nous a malicieusement cont� son initiation: « On m'a enferm� dans tous les trous possibles, nez � nez avec des squelettes; on m'a fait monter dans un clocher au bas duquel on a fait mine de me pr�cipiter... On m'a fait descendre dans des puits, et, apr�s douze heures pass�es � subir toutes ces gentillesses, on m'a cherch� une mauvaise querelle sur ma bonne humeur et mon ton goguenard, et on a d�cid� que je devais subir le dernier supplice. En cons�quence, on m'a clou� dans une bi�re, port� au milieu des chants fun�bres dans une �glise, pendant la nuit, et, � la clart� des flambeaux, descendu dans un caveau, mis dans une fosse et recouvert de terre, au son des cloches et du De profundis. Apr�s quoi chacun s'est retir�. Au bout de quelques instants, j'ai senti une main qui venait me tirer mes souliers, et, tout en l'invitant � respecter les morts, je lui ai d�tach� le plus beau coup de pied qui se puisse donner. Le voleur de souliers a �t� rendre compte de mon �tat et constater que j'�tais encore en vie. Alors on est venu me chercher pour m'admettre aux grands secrets. Comme avant l'enterrement on m'avait permis de faire mon testament, j'avais l�gu� le caveau dans lequel j'avais �t� enferm� au colonel de la 14e, afin qu'il en f�t une salle de police; la corde avec laquelle on m'y avait descendu, au colonel du 4e de cavalerie, pour qu'il s'en serv�t pour se pendre, et les os dont j'�tais entour�, � ronger � un certain fr�re terrible, qui m'avait trimbal� toute la journ�e dans les caves et greniers. »

C'�taient l� les menues distractions de la vie de garnison � Charleville. Toutes les journ�es ne devaient pas y �tre aussi plaisantes pour Maurice, partag� entre sa ma�tresse et sa m�re. Celle-ci, exempte de pr�jug�s religieux, et qui n'acceptait gu�re que les doctrines du Vicaire savoyard ou cette foi � l'Être supr�me que George Sand appelle le culte �pur� de Robespierre et de Saint-Just, admettait fort bien que jeunesse se passe, mais ne pouvait tol�rer une m�salliance. C'est donc � son insu que le mariage fut conclu, le 16 prairial an XII (1804), par devant le maire du deuxi�me arrondissement de Paris, entre Maurice Dupin et Victoire Delaborde, qui d�sormais prendra le pr�nom de Sophie. Un mois plus tard, le 12 messidor (1er juillet), George Sand vit le jour, dans la maison portant le num�ro 15 de la rue Meslay. Ces deux �v�nements furent cach�s � madame Dupin, qui, ult�rieurement inform�e, courra � Paris et essayera vainement de faire casser le mariage. Celui-ci avait �t� c�l�br� presque clandestinement. Sophie �tait all�e � la mairie en modeste robe de basin, n'ayant au doigt qu'un mince filet d'or; car la g�ne du m�nage ne permit d'acheter que quelques jours plus tard une v�ritable alliance de six francs. En d�pit de ces circonstances myst�rieuses, George Sand, enfant de l'amour, naquit au milieu de la joie. La soeur de Sophie Delaborde allait �pouser un officier, ami intime de Maurice, et l'on avait organis� une petite sauterie. « Ma m�re, lisons-nous dans l'Histoire de ma Vie, avait une jolie robe couleur de rose, et mon p�re jouait sur son fid�le violon de Cr�mone une contredanse de sa fa�on ». Tout � coup souffrante, Sophie passa dans la chambre voisine. Au milieu d'un chassez-huit, la tante Lucie accourut en s'�criant: « Venez, venez, Maurice, vous avez une fille. » Et elle ajouta: « Elle est n�e en musique et dans le rose, elle aura du bonheur. » On l'appela Aurore, en souvenir de la grand'm�re absente et que l'on se garda bien d'informer. George Sand entrait dans le monde, l'an dernier de la R�publique, l'an premier de l'Empire. Sa vie devait �tre agit�e, comme la R�volution politique, philosophique, religieuse et sociale dont elle est issue et que refl�tera son oeuvre.